TRYPTIQUE :

A l'Aube Du Huitième Jour
1° Partie


Auteur : Helen

Disclaimer : Malheureusement, comme mon banquier m'a refusé un prêt (le xxxxx !!!!), je n'ai pas pu acquérir les droits de propriété sur la série. Les personnages appartiennent donc toujours à leur ancien propriétaire (dont j'ignore le nom…). Mais promis !!! Dès que j'hérite de Bill Gates, je me les approprie et là, ils seront à moi, rien qu'à moi. Et vous devrez être sage si vous voulez que je vous les prête. Et na !

Résumé : Ouvrez vos agendas. Vous me résumerez ce texte au 10ème de sa longueur pour dans deux jours. Je ne compte pas les mots, c'est à vous de le faire, je ne suis pas une scientifique, moi ! Les devoirs seront ramassés et notés. Ils compteront coefficient trois dans la moyenne ! (Imitation de ma super prof de lettres)

Note de l'auteur (Moi, en l'occurrence) : Trèves de plaisanteries. Cette histoire est le premier volet d'un triptyque que je compte écrire. Cela prendra du temps, mais je promets de faire mon mieux pour vous donner quelque chose d'agréable à lire… Il y aura des larmes, des rires au cours de ce voyage dans lequel je vous emmène, mais, au bout du compte, il y aura peut-être de l'émotion partagée et c'est cela qui motive les auteurs. Du moins, c'est mon cas.
Je voudrais remercier Cécé, La gitane, Arwen et Petit Ange pour leurs conseils et commentaires qui m'ont guidée. Les filles, je compte sur vous pour les deux autres volumes ! Enfin… Si vous avez le courage.
En espérant que ce qui suit vous plaira,
Affectueusement,
Helen.

***

Il est beau et séduisant.

"un bel homme brun, suffisamment italien pour que cela se remarque, à la haute stature, aux épaules larges, les hanches étroites et les yeux charmeurs "

Mais si dangereux.

" Ne jamais oublier à quel point elle ne devait pas lui faire confiance. Si elle oubliait cela, elle mourrait de ses mains. "

Il a un plan et elle seule peut l'aider

"vous allez être très utile à l'accomplissement de mon projet "

Mais est-elle vraiment celle qu'elle dit être ?

"Dans quelques années, tu verras que tu ne considèreras plus les gens comme des êtres humains, mais comme les pièces d'un immense échiquier que tu manipuleras à ta guise"

Que veut-elle vraiment ?

"Elle ne savait pas très bien pour qui elle faisait tout ça. Au fond, elle s'en moquait pas mal. Elle n'avait pas le temps de se poser des questions existentielles. Elle suivait son instinct. Point. "

Quand le passé vous rattrape…

"Elle avait accepté la proposition de Johnson. Aujourd'hui encore, elle se demandait pourquoi. Pourtant, elle s'était faite la promesse de ne jamais, jamais, retourner là-bas."

Il est difficile de lui échapper.

"Un cri de l'âme qui exprimait une souffrance incompréhensible : Je te tuerai. Je le jure sur ma vie!!!!!"

Pour sauver l'homme qu'elle aime, elle ira jusqu'au bout.

"L'homme lui tournait le dos. Elle s'en félicita, cela lui faciliterait la tâche. En une fraction de seconde, elle bondit sur le vigile, l'attrapa par le cou, l'étouffa légèrement de manière à diminuer sa résistance. Parallèlement, quand il fut inconscient, elle lui brisa le bras en lui tournant la tête de manière à ce que les hommes qui l'accompagnaient crussent qu'elle lui avait brisé la nuque"

Même s'il croit qu'elle l'a abandonné pour toujours…

"quelque chose s'était brisé en lui. Il avait perdu goût à la vie. Il ne s'était jamais rendu compte à quel point il avait besoin d'elle, à quel point elle donnait corps à son existence. Et désormais, il l'avait perdue. Inexorablement perdue. "C'était joué d'avance", songea-t-il"

Elle œuvre dans l'ombre pour lui.

"Les mots qui défilaient lui donnaient le frisson. Secret défense, CIA, Meurtre et beaucoup d'autres"

De l'action …

"Elle commença à se mouvoir avec aisance dans l'obscurité. Elle sentait le sang battre ses tempes de manière brutale et saccadée. Les battements de son cœur semblaient emplir les lieux de bruit. Elle sentit une décharge d'adrénaline inonder son cerveau quand quelqu'un la frôla sans la voir ni la sentir. "

De la passion…

"La main quitta l'oreille pour aller caresser la joue. Une joue si douce et si tendre dont l'obscurité ne dissimulait plus l'empourprement, témoignage de l'effet de cette caresse sur la jeune femme. Puis la main devint un doigt qui alla retracer le contour d'une bouche carmin parfaitement ourlée. Enfin, le doigt devint une bouche qui partit à la découverte de sa semblable."

De l'humour…

" Quoi ? Tu parles de ce malade qui veut tous nous faire sauter ? Pfoui. C'est pas un problème ça ! C'est un détail… "


Dans ce monde cruel, où seule règne la loi du plus fort, nos héros apprendront qu'

IL NE FAUT JAMAIS DIRE JAMAIS…


Joy et Largo se trouvaient dans le Penthouse. Tous deux étaient assis sur le canapé moelleux . Ils se regardaient, les yeux dans les yeux, chacun admirant secrètement l'autre. Le silence régnait au sommet du building Winch. Les deux protagonistes ne s'étaient pas encore rendu compte de leur proximité dangereuse et de ce désir si longtemps contenu qui commençait à enflammer leur corps.

La lumière du jour baissait rapidement, baignant la pièce dans une semi-pénombre, plongeant le couple assis dans une troublante et intime atmosphère. Plus rien ne bougeait, le monde entier avait cessé d'exister, le temps avait suspendu son vol. Seuls comptaient le regard de l'autre et l'attraction que les deux personnages ressentaient. Joy aurait voulu pouvoir se noyer dans l'immensité de l'océan bleu des yeux de son patron. Quant à Largo, il était obsédé par la profondeur mystérieuse du regard noisette de sa garde du corps.

Un éclair zébra le ciel désormais obscurci. Le tonnerre retentit presque simultanément, mais ni Largo ni Joy n'y prêtèrent attention. Puis la pluie commença à frapper les vitres de la Tour. D'abord de manière espacée. Puis à grosses gouttes. Très rapidement, la ville fut noyée sur les trombes d'eau, soumise à de violentes rafales de vent. Mais de tout cela, ils ne prirent pas plus conscience. A l'exception de la pluie qui s'abattait avec violence, le silence régnait désormais sur New York. C'était comme si chacun avait compris l'importance de ce qui était en train de se passer et avait décidé de laisser la place à cette scène muette.

Mais cela, ni l'un ni l'autre ne l'avait compris. Oh non… Ils étaient bien trop absorbés par la contemplation de l'être aimé en secret pour se poser des questions sur la pesanteur de l'atmosphère qui les enveloppait. Qui alourdissait leur respiration. Bien trop occupés à penser à respirer normalement, de manière non saccadée. Inspiration… Expiration… Etc. Trop occupés à tenter de donner un aspect de normalité. Sans se rendre compte qu'il n'y avait rien qui ne puisse passer pour normal dans leur comportement… Trop occupés pour réaliser qu'ils ne pourraient pas biaiser si quelqu'un venait à pénétrer dans la pièce… Trop occupés pour s'avouer qu'ils étaient déjà engagés sur un chemin qui changerait leur vie du tout au tout.

Largo ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Pourtant, Dieu savait tout ce qu'il aurait voulu dire à cette femme qu'il aimait. Les mots se refusaient, malgré tout, obstinément à lui. Puis, il comprit que les paroles étaient inutiles et superflues. Il se pencha vers Joy qui ne l'avait pas quitté des yeux et remit en place une mèche rebelle. Geste devenu familier et rassurant. Tellement rassurant. La main quitta l'oreille pour aller caresser la joue. Une joue si douce et si tendre dont l'obscurité ne dissimulait plus l'empourprement, témoignage de l'effet de cette caresse sur la jeune femme. Puis la main devint un doigt qui alla retracer le contour d'une bouche carmin parfaitement ourlée. Enfin, le doigt devint une bouche qui partit à la découverte de sa semblable.

Brutalement, un coup de tonnerre déchira le silence et Joy se réveilla en sueur. Elle prit quelques secondes pour terminer de se persuader qu'il ne s'agissait que d'un rêve. Un rêve qui lui revenait tellement souvent qu'elle finissait par se demander si cela n'avait pas vraiment eu lieu. Elle sentait encore sur ses lèvres le goût de celles de Largo. Elle étouffa un soupir. Ce rêve avait des relents de regrets, de remords. Mais regrets de quoi ? D'avoir pris une balle à la place de Largo ? Non… Ca, c'était son job. Largo était son patron, elle était sa garde du corps et elle devait faire de son corps un rempart pour le protéger. D'avoir quitté son boulot au Groupe W ? Oh non… L'Intel Unit dans sa version post-Diana ne lui manquait en rien… Et puis, cette décision, elle l'avait prise en toute conscience. Elle n'aurait pas pu continuer davantage avec le climat de tension qui régnait désormais au sein de l'Intel Unit. Bien entendu, son ancienne équipe, ses anciens amis lui manquaient, mais tout avait changé. On les avait divisés et les séquelles de cette victoire de la Commission seraient très très longues à cicatriser et à s'estomper. Kerensky avait peut-être décidé de rester, mais elle, elle n'avait pas pu. Cette balle avait été une balle de trop, prise à la place d'un homme qui n'avait pas écouté ce qu'elle avait à lui dire. C'était à cause de Largo qu'elle avait rédigé sa lettre de démission aussitôt après son réveil à l'hôpital. Elle s'en rappelait encore les termes.

Monsieur Winch,
Je vous soumets par la présente ma volonté de quitter mon poste d'agent de sécurité rapprochée. Vous comprendrez qu'après l'incident qui vient de se produire, il est hors de question pour moi de continuer ce travail dangereux. Le reste de mes congés, ajoutés à la période d'arrêt de travail pour cause de blessure, me serviront de préavis.
Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mon profond respect.
Joy Arden.

Courte et précise. Comme elle, en somme.
Mais alors quoi ? La réponse vint d'elle-même. Largo…
Après avoir reçu sa lettre de démission par la poste, car elle n'avait pas eu le courage de lui remettre en mains propres, le jeune milliardaire était venu la voir. Elle revoyait encore son regard quand il lui avait dit tous ces mots qu'elle avait attendus pendant si longtemps, quand il lui avait dit tout ce qu'une femme pouvait souhaiter un jour entendre de la bouche de l'homme aimé. Mais malheureusement, c'était trop tard, le mal était fait. Son cœur s'était brisé en une infinité de petits morceaux. Elle ne voulait pas le voir, de peur de souffrir encore plus. Elle ne pouvait plus faire abstraction de ses sentiments à son égard et pourtant, elle ne pouvait plus lui faire confiance. En effet, tôt ou tard, une autre femme l'aurait remplacée dans son cœur et il l'aurait quittée sans regrets pour suivre ce nouveau visage. Elle avait donc à nouveau barricadé son cœur, s'était forgée une nouvelle carapace impénétrable. Elle était redevenue la Joy d'avant l'Intel Unit, d'avant un certain Largo Winch, froide, professionnelle et déterminée. Et elle l'avait repoussé. Elle lui avait dit des mots durs, cruels et blessants pour le pousser à partir. Elle n'avait que trop bien réussi. Il était aujourd'hui très loin d'elle, trop loin d'elle.

Joy se redressa dans son lit et ne put étouffer une grimace de douleur. Aïïïe… Son crâne lui semblait autant de compote de pommes. Elle se prit la tête à deux mains et se promit de faire une croix sur le whisky. Si cela continuait ainsi, elle devrait prochainement s'inscrire aux Alcooliques Anonymes. Son attention fut soudain attirée par le bruit d'une respiration. Elle chercha la provenance de ce bruit insolite et ne fut pas longue à la trouver. Il venait de l'individu étendu à ses côtés. "Encore un !", songea-t-elle, "je ne vaux pas mieux que lui". Lui, c'était Largo, le séducteur impénitent, qui changeait de conquête aussi souvent que d'autres changeaient de caleçons. Une par jour, ou plutôt une par nuit. La liste était longue : des Samanthas, des Mandys, des Rebbecas, des Marys et beaucoup d'autres… Toutes, elle les croisait dans les couloirs du groupe W le matin. Quelles qu'elles soient, elles disparaissaient très vite de la vie du jeune milliardaire. Et Joy ne voulait pas finir comme ces femmes.

Mais lorsque le manque de lui se faisait trop fort , elle se plongeait dans les affres de l'alcool. Ellle se rendait dans ce petit bar à quelques minutes de son nouveau domicile. Là, elle commandait une bouteille de whisky et consciencieusement, commençait à la vider. Il n'était pas rare, voire même très fréquent, une fois un certain seuil d'ébriété atteint, qu'elle se laissa persuader de se faire raccompagner. Les hommes qui la ramenaient chez elle étaient loin d'être dépourvus d'arrière-pensées. Cela, elle le savait et elle passait avec eux une sorte de pacte muet : un moment d'oubli pour elle… Quant à eux, qu'importe ce qu'ils pouvaient bien chercher. Elle les réveillait le lendemain, leur tendait leurs vêtements sans un mot et leur indiquait la salle de bain. Une fois l'importun parti, elle se faisait couler un bain et noyait les reproches qu'elle se faisait dans l'eau parfumée.

Ce jour-là, elle ne dérogea pas à la règle. L'homme partit rapidement, comme s'il respectait le regard triste de la femme avec laquelle il avait passé la nuit. Mais ce matin-là, Joy ne put s'empêcher de remarquer les yeux et le sourire de son amant de passage qui ressemblaient étrangement à ceux d'un certain milliardaire. En le regardant, elle avait senti son cœur faire un bond gigantesque dans sa poitrine, puis un autre, et encore un autre, comme un cheval emballé. Mais elle avait très rapidement réprimé la course effrénée de son cœur. Cet organe lui était devenu indésirable car il la rendait fragile et par conséquent, vulnérable.

"Assez de pensées négatives", s'ordonna la jeune femme avant de quitter son bain. D'ailleurs, il était temps pour elle de se préparer. Elle choisit une petite robe blanche qui lui arrivait à mi-cuisses et qui mettait en valeur ses formes généreuses, chaussa une paire de chaussures à talons hauts, se coiffa et se maquilla assez discrètement. Elle jeta un coup d'œil rapide à l'ensemble dans le miroir de plein-pied et fut satisfaite de ce qu'elle y voyait. Sa coiffure et son maquillage assez sages contrastaient agréablement avec sa tenue assez osée. "Je suis divinement dans la note", se dit-elle avant de quitter son appartement. Celui-ci était situé à la frontière entre l'Etat de New York et celui du New-Jersey. A peine à 50 km de son nouveau lieu de travail. 50 km qu'elle avala à une vitesse folle au volant de son luxueux coupé Z3, la seule folie qu'elle s'était offerte après avoir quitté le Groupe W et tout ce qui s'y rattachait. Le vent qui soufflait dans ses cheveux et qui caressait son visage la grisait et la poussait à appuyer encore et encore sur l'accélérateur. Cela allait faire longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi vivante, aussi pleinement heureuse.

La voiture s'arrêta devant un hôtel particulier au cœur de New York, gardé par quelques molosses en costume noir. L'œil exercé de Joy distingua les holsters habilement dissimulés sous les vestes pourtant peu épaisses. Si elle fut impressionnée ou surprise, elle n'en laissa rien paraître et se composa un visage de circonstances : celui d'une femme séduisante qui connaissait son pouvoir sur les hommes, sûre d'elle-même et conquérante.


6 mois plus tôt, 1 mois après avoir démissionné du Groupe W

Joy était chez elle, assise sur un confortable fauteuil, les cuisses posées sur un des accoudoirs, le dos calé contre l'autre et les jambes pendant dans le vide. Elle composait ainsi un magnifique tableau, avec ses yeux perdus dans le vague, le soleil illuminant ses cheveux châtains et créant d'intenses reflets. Elle était au téléphone avec un des rares amis qu'elle avait gardé lors de son précédent passage à la CIA. Elle l'écoutait attentivement. Brusquement, elle secoua la tête avec énergie, comme si son interlocuteur se trouvait en face d'elle et pouvait la voir :

- Ecoute, Johnson, je ne peux absolument rien faire pour toi, lui lança-t-elle
- Allez, Arden…, supplia le dénommé Johnson, Gary de son prénom. Sois sympa. Tout le monde sait que le secteur espionnage du Groupe W fonctionne mieux que l'Agence elle-même…

Il n'eut pas le temps d'aller plus loin, Joy l'avait coupé dans sa phrase pour mettre quelques pendules à l'heure.

- Primo, tout le monde, c'est beaucoup dire. Deuzio, le secteur espionnage a été dissout quand Largo a pris la tête du Groupe…

Ce fut au tour de Gary de l'interrompre :

- Tu veux me faire avaler ça ! Tu es le service espionnage à toi toute seule!!!

Mais Joy n'avait cure de son intervention et continuait ainsi :

- Tertio, je ne bosse plus au Groupe W.

Cette troisième raison rendit muet d'étonnement son correspondant. Enfin… Pas pour longtemps.

- Quoi !!! Et personne ne m'a rien dit !!! Mais alors ? Tu fais quoi en ce moment ?
- Pour l'instant, pas grand chose. Je viens tout juste de sortir de mon congé maladie et mon bras me fait encore un peu souffrir. Je m'octroie une semaine de vacances supplémentaire et puis, je chercherai un job, répondit-elle avec un rire qui sonna faux.
- Arden ?
- Quoi, Johnson ?, lui demanda-t-elle suspicieuse. Elle était loin d'apprécier le ton de complot qui transparaissait dans cette simple interrogation.
- J'ai quelque chose à te proposer…


New-York, 6 mois après la discussion avec Johnson

Joy se regardait dans son rétroviseur central. Les yeux dans les yeux avec elle-même. Elle avait accepté la proposition de Johnson. Aujourd'hui encore, elle se demandait pourquoi. Pourtant, elle s'était faite la promesse de ne jamais, jamais, retravailler à la CIA. Mais comme on le disait si bien, les mots s'envolent, les écrits restent. Et les écrits, c'était sa signature au bas d'un contrat qui l'engageait pour une mission à haut risque de l'Agence. C'était cette toute petite tache d'encre au bas d'une feuille qui faisait qu'elle s'était elle-même parjurée.

Elle jeta un dernier regard à son reflet dans le rétroviseur. Elle nota, avant de détourner la tête, la tristesse de ses yeux noisette, la fatigue de ses traits accentuée par la nuit blanche qu'elle avait passée. Elle chassa très rapidement cette vision et sortit de sa voiture. Sa mission était très simple et très dangereuse à la fois. Elle devait infiltrer un groupe terroriste anti-américain sous l'identité de Samantha Temple. Cette femme avait été arrêtée à la frontière canadienne par l'Agence. Cela, bien entendu, dans le plus grand secret. Pas de dossier, ni de procès-verbal. Pas de trace… Trop risqué si quelqu'un réussissait à pénétrer dans le système informatique. Il faut dire que, depuis qu'elle connaissait Kerensky, Joy se méfiait énormément de la fiabilité des ordinateurs…

Désormais, elle était Samantha Temple, dite S.T, terroriste internationale, dont le visage était inconnu de tous car elle agissait seule. Mais ce dernier point était loin d'être assuré et c'était ce qui rendait cette mission si dangereuse et sa situation si précaire. Malgré le danger, malgré les promesses qu'elle s'était faites, Joy avait accepté de toute sa volonté d'infiltrer ce groupe terroriste. Elle ne put s'empêcher de penser qu'au fond, elle s'était en quelque sorte vendue. En échange de sa collaboration, on lui avait offert une nouvelle vie, une nouvelle identité dans un autre pays. Or, faire peau neuve, recommencer une nouvelle existence loin de tous ceux qu'elle avait connus jusqu'à présent était le désir le plus profond de la jeune femme. Elle avait donc, sans hésitation, demander où elle devait signer.

Ils avaient mis six mois pour peaufiner le moindre détail de ce dossier, pour étudier la personnalité de S.T, pour qu'elle devienne elle. Six mois pour reprendre l'entraînement et devenir une spécialiste en explosifs. Six mois pour faire croire au groupe terroriste anti-américain que leurs intérêts convergeaient et qu'il devenait obligatoire pour eux de travailler ensemble. Six mois pour mettre en scène de faux attentats, tous revendiqués par la mystérieuse S.T. Et aujourd'hui, l'aboutissement de ces six mois de travail. "En avant, ma fille", s'encouragea Joy. Après avoir examiné attentivement le bâtiment, elle chaussa une paire de lunettes noires et s'avança jusqu'à la grande porte en fer forgé, faisant résonner ses talons-aiguilles sur le pavé, parfaitement consciente d'un regard scrutateur posé sur elle. En effet, au moment où le coupé s'était immobilisé, un visage était apparu à la fenêtre du troisième étage. Le visage rond et rougeaud d'une femme à la mine sévère et aux yeux engoncés au fin fond de leurs orbites. Joy, en quelques secondes, avait noté toutes les caractéristiques de cette personne. "Une femme que je ferais bien de surveiller", nota-t-elle mentalement.

Elle n'eut pas le loisir de pousser plus loin l'analyse, la porte s'était ouverte, laissant apparaître un bel homme brun, suffisamment italien pour que cela se remarque. Il n'était pas très vieux. 25 ans au grand maximum. Son physique avantageux était mis en valeur par la coupe stricte de son costume. Joy ne put s'empêcher de remarquer la haute stature, les épaules larges, les hanches étroites et les yeux charmeurs de celui qui l'accueillit très courtoisement. Elle savait que sa tenue volontairement suggestive n'était pas pour rien dans l'empressement de cet homme séduisant.
Banalités d'usage…
Bavardage sur le temps de la semaine…
Puis LA question.

- J'aurais juré vous avoir vue à Londres le 15 du mois dernier ?

Une phrase convenue à laquelle devait répondre une autre phrase convenue. Un code… Dans l'assoupissement de la conversation, Joy avait presque oublié cette formalité. Elle fixa l'homme dans les yeux et sans hésiter, répondit :

- Impossible… J'étais à New York, j'avais à débarrasser le monde de quelques parasites américains…

Le visage de l'homme se détendit. Il parut aussitôt plus jeune.

- Bene… Vous êtes S.T, je suis Pedro. Nous allons pouvoir nous entendre, je crois.

Elle ne lui répondit que par un sourire charmeur. Le cheval de Troie était dans la place.


Building Winch
Penthouse - Fin de journée

L'homme le plus puissant au monde regardait la ville qui s'étendait à ses pieds. Puis se désintéressant du spectacle, il leva les yeux vers le ciel. Le soleil cachait ses ardeurs sous une épaisse couche de nuages blancs. Au loin, ceux-ci devenaient menaçants et noirs. Largo jeta un coup d'œil à sa montre. Geste inutile, car il avait déjà regardé l'heure quelques minutes auparavant. Il était 8h du soir. Et comme tous les jours depuis six mois, le rituel se perpétrait. Tous les jours à 20h, Largo Winch se trouvait sur l'immense terrasse de sa gigantesque tour. Cela faisait six mois qu'il menait une vie digne d'une retraite monastique, se couchant seul et se levant tôt, sans qu'il y soit contraint par une quelconque obligation professionnelle ou de santé. Il travaillait la plupart du temps, assidu à sa tâche, consacrait quelques heures à ses amis, puis retournait se perdre dans le vague, les yeux tendus vers le ciel. Cela faisait six mois que le PDG d'une des plus grandes multinationales au monde avait radicalement changé son mode de vie. Cela n'avait échappé à personne et les commentaires allaient bon train sur les diverses raisons qui avaient bien pu transformer le séducteur invétéré en homme casanier. Mais seuls Georgi et Simon pouvaient mettre un nom sur la tristesse de leur ami.

La mélancolie du beau jeune homme avait pour nom Joy. Paradoxal, n'est-il pas ? Une joie causant une si grande douleur. Au moment où la jeune femme l'avait repoussé, quelque chose s'était brisé en Largo. Il avait perdu goût à la vie. Il ne s'était jamais rendu compte à quel point il avait besoin d'elle, à quel point elle donnait corps à son existence. Et désormais, il l'avait perdue. Inexorablement perdue. "C'était joué d'avance", songea-t-il en se repassant la scène dans sa tête. En se rendant chez elle et en lui avouant tout en bloc, il l'avait brusquée, acculée. Bref, il avait fait une erreur et il l'avait fait fuir.

Il tendit le cou légèrement. Le moment allait arriver, ce moment qu'il guettait un peu plus chaque jour, le regard levé vers le ciel. L'instant où l'horizon prenait une teinte cramoisie et où le soleil disparaissait en une flamboyante apothéose. Toute la journée, Largo attendait que le soleil daigne enfin disparaître pour pouvoir enfin revivre ses souvenirs. Ou pour être plus juste, revivre un souvenir bien précis, celui du soir où ils avaient regardé ensemble le soleil se coucher . Elle et lui. Ensemble. Une étrange harmonie les avait rapprochés. Un des plus beaux moments de son existence, à vrai dire. Un des plus intenses aussi. Il revoyait encore l'étrange éclat des yeux de son amour. Jamais il ne l'avait trouvée plus belle et plus désirable.

La porte du Penthouse s'ouvrit sans qu'il ne l'entendit. Quelqu'un pénétra dans l'appartement. Le bruit de ses pas fut étouffé par l'épaisse moquette qui couvrait le sol. L'intrus repéra Largo sur la terrasse et vint familièrement s'accouder à la barrière qui cerclait le lieu. Sa voix retentit bizarrement dans le silence religieux qui régnait jusqu'alors.

- C'est beau, non ?
- Simon…., fit Largo, un reproche dans la voix et dans les yeux. Tu sais bien que j'aime être seul à cette heure-ci !
- Euuuhh… Je crois que j'ai oublié de le noter sur mon pense-bête… Ecoute, réfléchissons un peu. Tu es encore mon meilleur ami, que je sache ? Alors dis-moi, quand ton meilleur ami a le cafard, est-ce que ce n'est pas ton rôle de le réconforter un peu ? Oui, c'est évident. Et c'est justement ce que j'essaye de faire.

Devant le manque de réaction de celui à qui s'adressait ce petit discours, Simon tenta une autre approche, un peu moins en douceur cette fois-ci :

- Je sors ce soir, tu m'accompagnes ?

Largo jeta un regard noir à celui qui avait osé proférer une telle ineptie devant lui.

- Okay! Okay! Le message est passé! Tu ne veux plus me voir ! Tu ne veux plus sortir ! Tu ne veux plus rien faire !, s'énerva le Suisse.

Au fur et à mesure que le ton grimpait, celui-ci gesticulait de plus en plus au point que Largo craint un moment de le voir déraper et tomber dans le vide. Mais celui-ci poursuivait :

- Ecoute, Largo. On va parler un peu. D'homme à homme. Toi et moi ! Parce que y'en a MARRE de te voir jouer les Cendrillons éplorées. Elle est partie ! Okay ! Mais ce n'est pas la peine de garder cet air de chien battu toute ta vie. Bats-toi, Merde ! Tu es quoi ? Un homme ou un gamin ? Et puis laisse-moi te dire que tu l'as bien cherché ! Tu croyais quoi ? Qu'après l'avoir traitée n'importe comment, il suffisait de lui roucouler un ou deux mots doux pour qu'elle rapplique illico ? C'est ça que tu croyais ?

Simon hurlait désormais. Il était excédé de la conduite de son ami depuis le départ de Joy. Cela faisait pa mal de temps qu'il voulait lui mettre les pendules à l'heure. Aujourd'hui, c'était le moment. De toute façon, moment ou pas moment, la machine Simon était lancée et les freins ne marchaient plus. Il poursuivait :

- Tu croyais quoi, alors ? Joy avait plus d'amour-propre que nous tous réunis. Alors quoi ? Tu croyais qu'en faisant un joli sourire, elle allait pardonner tout ce que tu lui avais fait et oublier. Georgi et moi, on l'a fait ! Mais elle, elle ne pardonnera jamais ! Elle ne TE pardonnera jamais !

Il s'interrompit brusquement, comme harassé par sa diatribe, étonné de sa propre violence. Il fixa, ahuri, les larmes qui coulaient le long des joues du milliardaire et que celui-ci tentait vainement de retenir. Il s'approcha de son ami et l'entoura de ses bras. Alors, pour la première fois depuis six longs mois, Largo laissa libre-cours à sa douleur et pleura comme un enfant désespéré la femme qu'il n'avait pas su retenir.


2 jours plus tard
QG terroriste

Joy sursauta fortement et faillit tomber de sa chaise. Quelqu'un venait de lui jeter de manière très indélicate de l'eau glacée à la figure. Son premier réflexe fut un mouvement de violence à l'encontre de celui qui avait osé faire cela. Mais elle ne put en aucune façon réagir de manière physique. En effet, elle avait presque oublié les liens qui l'entravaient. Elle ne pouvait esquisser aucun geste, ficelée comme elle l'était à cette chaise. Elle se contenta donc de lever son beau regard sur celui qui l'avait ainsi réveiller. Le bel Italien se tenait devant elle, un seau d'eau vide à la main, la fixant d'un air dur. Joy ne put s'empêcher de retenir un frisson tant le regard du jeune homme était froid. Sa seule présence suffisait à rendre glaciale l'atmosphère de la pièce dans laquelle elle était retenue. Sa voix n'était pas plus chaude, elle avait perdu les douces inflexions qui avaient plu à Joy lorsqu'il l'avait accueillie.

- Bien dormi, Mademoiselle Arden ?

Malgré le ton menaçant et les yeux mauvais de celui qui ne lui voulait plus du bien, la voix de la jeune femme ne trembla pas quand elle répondit.

- Ecoutez, Pedro. Je vous ai déjà tout expliqué. Mettez-moi à l'épreuve, si vous le désirez… Imaginez tout ce que nous pourrions accomplir avec mes compétences et vos moyens…

Et elle le fixa, les yeux faussement suppliants, essayant de donner l'image même de l'innocence. Elle ne devait à aucun moment donner l'image d'une femme forte et sûre d'elle-même. Cette attitude pourrait lui nuire. Cela faisait maintenant deux jours qu'elle était accrochée à cette chaise, deux jours qu'elle parlementait avec lui dans l'espoir de lui faire accepter SA version des faits. Version certes un peu elliptique, légèrement arrangée et un chouillas romancée, mais bon… Le plan était le plan et il fallait qu'elle réussisse cette mission pour changer de vie. De toute façon, elle n'avait pas le choix, si elle n'arrivait pas à le convaincre, elle mourrait. Pendant quelques minutes, elle avait cru avoir réussi : elle avait donné le mot de passe, elle semblait subjuguer complètement son interlocuteur par sa beauté et son charme. Que disait-on déjà ? Ah, oui… Ne jamais vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Seulement, depuis qu'elle avait quitté l'Agence, elle avait oublié cette petite dose d'incertitude qui pimentait tant les missions d'infiltration. Et malheureusement pour elle, c'était à ce moment précis qu'un petit détail non pris en compte était entré en jeu.

La femme du troisième étage… Elle les avait complètement oubliées, elle et son expression haineuse. Elle n'avait pas compris sur le moment ce qui lui arrivait. D'ailleurs, cela était encore flou dans sa tête. Elle revoyait tout cela sous forme de flashs très rapides. Une porte qui s'ouvre brutalement… La femme qui apparaît dans l'embrasure de celle-ci… Ses yeux… Elle est folle… Un couteau…Elle a un couteau de cuisine à la main et semble décider à en user contre elle… Un hurlement dans lequel Joy distingue une bordée d'injures à son intention… Puis le choc… La femme qui se rue sur elle… Réflexe… Coup de pied circulaire… Crochet du droit… Elle maîtrise la femme… Après tout est beaucoup plus clair. Beaucoup plus posé. Elle regarde la femme étendue à ses pieds, à moitié groggy. Tout à coup, une suite d'images lui revient en mémoire et quand elle se tourne vers le beau Pedro qui n'a pas encore réagi, un voyant rouge s'allume devant ses yeux. Ce voyant lui dit DANGER. Et danger il y a. Car si le plan prévoyait une explication rationnelle au cas où la vraie Samantha Temple était connue des membres de ce réseau, il n'en prévoyait aucune si les membres du groupe connaissaient Joy Arden.


Italie
6 ans plus tôt

Joy Arden venait de rendre un rapide rapport oral à son chef sur l'achèvement de sa mission d'infiltration. Tout s'était déroulé comme prévu et elle avait empêché le développement d'un trafic d'armes entre l'Italie et l'Amérique du Sud. Bref, tout allait pour le mieux. En fait, non… Tout était loin d'être rose dans la tête de l'agent Arden. Elle se sentait sale, comme à chaque fois qu'une mission lui imposait de s'impliquer personnellement, très personnellement. "Le problème avec moi", songeait-elle dans la rue qui la menait à l'hôtel où elle passerait la nuit avant de repartir vers les Etats-Unis, "c'est que je m'attache trop facilement au gens". En effet, la jeune et prometteuse recrue de la CIA ressentait à chaque fois la même sensation de déchirement quand il s'agissait de livrer des gens auprès desquels elle avait vécu, avec lesquels elle avait ri, bref avec lesquels elle avait partagé quelque chose. Elle avait beau se répéter qu'ils étaient du mauvais côté de la barrière et que son job était justement de les empêcher de nuire, il n'empêchait qu'elle se sentait souillée quand cela se produisait, immanquablement salie.

A quoi était-ce dû ? Cela, elle n'en avait absolument aucune idée. En fait, si, mais elle n'osait se l'avouer. Elle manquait cruellement d'affection. Sa mère était morte trop jeune pour qu'elle se rappela d'elle. Sa famille se réduisait à la personne de son père, Charles Arden, grand ponte de l'Agence, qui l'avait toujours plus considéré comme un futur agent que comme une enfant ayant besoin d'amour. Alors, quand quelqu'un lui témoignait des marques sincères d'affection, elle ne pouvait s'empêcher de répondre à celles-ci. C'est pourquoi elle était constamment déchirée entre deux extrêmes : faire son devoir ou écouter son cœur, suivre sa conscience ou les voix de son âme. Elle en avait parlé à un autre agent lors d'une planque qu'ils avaient effectuée ensemble et ils avaient eu une courte discussion qu'elle n'oublierait jamais. A ses interrogations, il avait répondu par cette simple assertion :

- Tu n'es pas la seule à avoir ressenti cela. Nous sommes tous humains quand nous entrons à la CIA. Ce qui est moins sûr, c'est que nous appartenions encore à cette espèce quand nous en sortons.
- Tu veux dire que l'on s'habitue ? Que les remord disparaissent ?, interrogea Joy, avide de connaître la réponse.
- Non. On ne s'habitue pas à trahir les êtres que nous côtoyons. C'est un peu plus subtil que ça…
- Mais alors ?, l'interrompit la jeune recrue, impatiente.
- Après quelques années passées à la CIA, tu verras que tu ne considèreras plus les gens comme des êtres humains, mais comme les pièces d'un immense échiquier que tu manipuleras à ta guise. On ne ressent pas de remords pour les choses, Joy, seulement pour les êtres.

Cette discussion avait eu lieu deux ans avant qu'elle n'accomplisse cette mission en Italie. Elle se rappela, en ouvrant la porte de sa chambre d'hôtel, le mouvement de recul qu'elle avait eu quand il lui avait dit cela. Elle ne voulait pas y croire.

- Je ne deviendrai pas comme ça ! Jamais ! Tu m'entends !
- Tu ne feras pas exception à la règle, Joy. Il ne faut jamais dire jamais. On ne sait pas ce que la vie vous réserve. Et crois-en mon expérience. Si tu veux survivre, tu apprendras à faire abstraction des gens qui t'entoure. La pitié n'existe plus dans notre monde.

En entrant dans la salle de bain, Joy se disait qu'après tout le vieux Jonathan n'avait pas tout à fait tort. Se protéger pour ne plus souffrir, voilà ce qu'elle devait apprendre à faire. Elle devait créer autour de son cœur une barrière infranchissable qui lui permettrait de faire correctement son travail. Puis abandonnant là ses réflexions, elle se fit couler un bain. L'eau rassurait ses angoisses depuis toujours. Elle se laissa aller à la voluptueuse caresse de l'onde sur sa peau douce. Elle ferma les yeux, souhaitant quitter son corps pour renaître ailleurs. Comme le phœnix. Oublier, voilà tout ce qui comptait pour elle. L'oubli… Quand la jeune femme se glissa dans les draps d'un lit accueillant, elle ne put s'empêcher de souhaiter devenir une machine, une simple machine, sans cœur, ni émotion. Tout serait alors si simple… Si un jour on lui avait dit qu'elle souhaiterait devenir inhumaine… Elle aurait ri au nez de son interlocuteur. Mais aujourd'hui… Elle éteignit la lumière, espérant trouver rapidement le sommeil afin de chasser ses fantômes. Mais il n'en fut rien. Le marchand de sable dont parlaient les livres de son enfance avait oublié sa chambre. Elle resta donc seule, étendue dans le noir, les yeux vitreux, repensant aux deux mois qui venaient de s'écouler.

Sa tâche ? Démanteler un trafic d'armes ou du moins, apporter tous les renseignements nécessaires pour le détruire. Au début, elle avait cru qu'elle avait été envoyée sur le terrain car elle parlait admirablement bien l'italien, langue pour laquelle elle avait eu une passion immédiate. Mais si elle avait été choisie, c'était davantage à cause de son frais minois. En effet, les ordres étaient fort simples : elle devait séduire un des membres supposés de ce réseau afin de lui soutirer des informations.
Elle avait donc tout fait pour faire succomber un jeune et brillant avocat nommé Carlo. Joy était une très belle jeune femme qui, de plus, savait manier toutes les armes de la séduction, la mission ne devait donc pas causer énormément de difficultés. Un sourire, un regard, une jambe haut croisée, une conversation à double entendement… Bref, elle mit en oeuvre tant de ces choses qui font tourner la tête des hommes si facilement. Mais cela posait des problèmes de conscience à la jeune femme car elle commençait à apprécier réellement le jeune homme en tant qu'ami. En plus, pour arriver à ses fins, elle devait le détourner de Magdalena, la fille de son patron avec laquelle il était very much in love. Magdalena était une jeune femme assez jolie, assez gracieuse. Magdalena était aussi sage que son prénom au passé sulfureux laissait présumer le contraire. Mais elle était loin de posséder l'esprit piquant de Joy. Et c'est ce qui fit pencher la balance en faveur de cette dernière.

Voilà ce qui posait le plus de problèmes à Joy, briser un couple amoureux pour de sordides affaires d'Etat. Comme s'il n'existait pas d'autres manières d'agir ! Les ordres n'étant pas à discuter, mais à exécuter, elle avait gardé cela pour elle. Et en deux temps, trois mouvements, elle avait attiré le jeune avocat dans son lit. Avec une facilité déconcertante, elle lui avait soutiré toutes les informations dont elle avait besoin : Avec qui il travaillait, la date de la prochaine livraison, le lieu, l'heure. Cela avait permis de remonter toute la filière et de démanteler une partie du réseau. Mais les commanditaires de ce réseau avait très vite remonté à l'origine de la fuite et Carlo avait été exécuté, même s'il avait été reconnu qu'il avait été manipulé. C'était le prix à payer chez les mafiosi quand on avait trahi. Même quand on avait lâché quelques phrases malheureuses dans l'alanguissement qui suivait les douces heures de l'amour.
Après avoir participé au stockage des armes, Joy était allée chez Carlo pour lui dire Adieu. Là, elle avait trouvé la porte d'entrée ouverte et craignant un cambrioleur, elle avait sorti son arme. Mais tout ce qu'elle avait vu, c'était lui, baignant dans son sang. Elle avait senti son cœur se briser. Quoi ? Encore un ? Mais qu'est-ce qu'elle avait bien pu faire pour être maudite à ce point ? Tous les gens qu'elle appréciait mourraient autour d'elle. La vie était injuste.

Perdue dans ses pleurs, elle n'avait pas entendu quelqu'un d'autre arriver. Elle leva la tête au cri étouffé que poussa la personne en découvrant le sordide spectacle. C'était Magdalena qui semblait pétrifiée à la vue du cadavre de son fiancé.

- Vous l'avez tué !!!!, accusa-t-elle Joy.
- Non !, s'indigna celle-ci. Il était comme ça quand je suis arrivée.
- Et ça, c'est quoi ?, gémit-elle en désignant le pistolet que Joy tenait à la main.

Joy ne prit même pas la peine de répondre. Elle se leva. De toute façon, il n'y avait plus rien à faire, il ne restait plus qu'à pleurer cet homme disparu trop tôt.
Elle jeta un rapide coup d'œil à la jeune fille qui était restée figée dans la même posture. Elle ne réagit que quand Joy quitta l'appartement. Quand celle-ci descendit l'escalier, encore sous le choc, elle entendit des hurlements qui n'avait plus grand chose d'humain. C'était les cris d'une bête blessée à mort, ceux d'une mère devant le cadavre de son fils. Un cri de l'âme qui exprimait une souffrance incompréhensible. Joy frémit quand elle comprit ce que la jeune femme hurlait :

- Joy Arden. Je te tuerai. Je le jure sur ma vie!!!!!


New York
De nos jours
QG terroriste


Ligotée sur sa chaise, Joy revivait à nouveau ces instants terribles et traumatisants qui l'avaient un peu plus poussée vers ce stade de machine vivante qu'elle était désormais. Elle n'avait pas immédiatement compris ce qui motivait la haine de cette femme à son égard. Ce n'était que quand elle avait croisé le regard du bel Italien qu'elle avait compris. Ses yeux gris-vert lui rappelaient étrangement ceux de la fiancée de Carlo et quand la créature gémissante s'était arrachée à l'étreinte de Joy pour aller se réfugier derrière Pedro, elle avait tout de suite noté la ressemblance entre ces deux êtres pourtant étrangement dissemblables. Indiscutablement, ils étaient de la même famille. Frère et sœur, peut-être. Ils avaient les mêmes yeux, la même bouche, la même manière de se tenir fièrement. Mais c'était tout, elle était aussi repoussante qu'il était attirant. Son visage était affreusement mutilé, une balafre qui partait de sa tempe droite, balayait toute sa joue. Sa peau était violacée et grumeleuse. Joy reconnut là la morsure du vitriol. Ses yeux semblaient bizarrement vivant au milieu de toute cette charpie. Et c'était ces yeux qui avaient déclenché la sonnette d'alarme en Joy. Ces yeux-là, elle ne les oublierait jamais. Ces yeux appartenaient à Magdalena, la jeune femme à qui elle avait volé le fiancé et qui la tenait fermement pour responsable de la mort de celui-ci.

Désormais, la vie de Joy tenait à la décision de Pedro. Et celui-ci hésitait, balançait entre deux attitudes, deux envies. Elle avait raconté sa version de ce qui s'était passé en Italie : une romance entre deux êtres que tout sépare, une passion destructrice que la volonté ne pouvait seule réprimer, la découverte macabre du corps de son amant. Puis elle avait fait le serment de n'être aucunement responsable de la mort du jeune homme. Ce qui dans un sens était vrai puisqu'elle n'avait pas appuyé sur la gâchette. Elle avait évidemment passé sous silence son affiliation à cette organisation haïe qu'était la CIA. Elle avait également parlé des années qu'elle avait passées au Groupe W. En faisant cela, elle se couvrait au cas où Magdalena aurait fait mener des recherches sur son compte.

Le jeune homme la regardait, cherchant dans ses yeux noisette la vérité. Mais ils restaient impénétrables. Impossible pour lui de déterminer si cette femme attirante et mystérieuse disait la vérité. Il se sentait déchiré entre deux promesses : celle qu'il avait faite à sa sœur de venger la mort de celui qu'elle aimait encore et celle qu'il s'était faite à lui-même de rendre ce monde meilleur. Car c'était une véritable opportunité qui s'offrait à lui. Un présent du ciel en quelque sorte. Joy Arden n'était pas intéressante pour sa connaissance en matière de bombes meurtrières. En effet, en temps normal, même si elle semblait avoir une maîtrise peu commune de ces engins et même si leur cause se rejoignait, il n'aurait pas tenté l'expérience de travailler avec elle. Il l'aurait, au contraire, abattue au plus vite pour permettre à sa sœur de trouver le repos. Mais cette fois, la donne était légèrement différente. Joy était devenue essentielle au projet qu'il avait à cœur de réaliser : Détruire le Groupe W.

Pedro tardait à donner l'ordre de détacher la jeune femme qui semblait désespérée. Mais sa décision était déjà prise. Joy Arden serait son pass pour le Groupe W. Il ne put retenir un brutal frisson d'orgueil en imaginant les gros titres qui ne manqueraient pas de s'afficher dans le monde entier, sacrant son œuvre. Son chef-d'œuvre. Il chassa cependant rapidement cette image de son esprit. Ce n'était pas son style d'anticiper la victoire. Loin de là. Pourtant, il pouvait s'enorgueillir d'avoir détruit nombre de symboles du capitalisme américain triomphaliste. Mais le Groupe W… C'était la cerise sur le gâteau. Et la difficulté était à la hauteur du gigantisme de la multinationale. La tâche serait ardue, mais il gagnerait. Comme toujours…

Joy s'agita sur sa chaise pour capter l'attention du jeune homme. Elle avait bien compris, en voyant son regard vide, qu'il se trouvait à des années-lumière de cette cave new-yorkaise. Mais elle était très loin de se douter de ce que celui-ci planifiait. Toutefois, son mouvement avait ramené le jeune terroriste à des préoccupations plus terre à terre. Désormais, il la contemplait, une lueur dansant dans ses yeux. Et Joy n'aimait pas ce qu'elle lisait dans ce regard. Elle y voyait de la convoitise, de l'envie, du désir. Il lui semblait qu'il la déshabillait, sans pour autant esquisser un seul geste. L'agent de la CIA se sentait mal à l'aise, de plus en plus gênée d'être livrée à ce regard indiscret sans pouvoir rien faire. En temps normal, elle aurait joué avec ce désir pour arriver à ses fins plus vite. Mais là, attachée comme elle l'était, elle avait l'impression que les rôles étaient inversés. Le chat était devenu souris et elle n'appréciait pas du tout cette sensation. Elle fut donc extrêmement soulagée quand elle l'entendit ordonner aux gorilles armés chargés de la surveiller de la détacher.


Quand ses liens tombèrent à terre, tranchés d'un coup sec par un des gardes, Joy ne put retenir un soupir. En effet, les cordes qui l'attachaient à son siège étaient si serrées qu'elles lui coupaient le souffle et l'empêchaient de respirer. Elle s'empressa de se lever et de faire quelques pas pour rétablir sa circulation sanguine et pour étirer ses membres endoloris. Elle n'eut pas le loisir de poursuivre sa petite gymnastique car le jeune homme s'adressait à elle d'un ton sec qui contrastait avec le message de ses yeux :

- Mademoiselle Arden…
- Je préférerais que nous conservions nos noms de codes, mon cher Pedro, lui intima Joy de manière douce mais ferme cependant. On ne sait jamais ce qui peut se passer et dans quelles oreilles nos conversations peuvent tomber.
- Vos désirs sont des ordres… S.T, agréa le terroriste, narquois.

Joy préféra ne pas relever. Il ne lui fallait en aucun cas s'attirer à nouveau la méfiance de ce dernier. Au contraire… Il fallait plutôt lui laisser entendre son entière coopération. Elle ne prononça donc pas un mot alors qu'il la conduisait à ce qui serait sa chambre pendant la durée de l'opération. Pendant qu'elle gravissait avec lui les quelques marches du somptueux escalier en marbre vénitien, Joy ne pouvait s'empêcher d'admirer l'intérieur décoré avec goût et finesse : les lustres en cristal de Naples, les teintures en velours brillant, les vitraux anciens qui donnaient à la lumière une teinte particulière, ainsi que les nombreux et rarissimes tableaux de maîtres accrochés négligemment au détour de l'escalier… Tout cela dotait la maison d'un charme particulier auquel Joy était loin d'être insensible. De même, elle était loin d'ignorer que la valeur de ce qu'elle était en train d'admirer dépassait de très loin ses petites économies, même si celles-ci avaient considérablement augmenté du fait de la générosité de son ancien patron.

Pedro la mena dans l'aile ouest de la maison. Là, l'atmosphère était complètement différente. Plus sombre, plus malfaisante. Il se dégageait du couloir qui lui faisait face une aura extrêmement négative. Au fond de ce couloir se trouvait sa chambre. Et pour y pénétrer, elle devait traverser ce long et noir couloir, bordé de portes que Joy supposa être d'autres chambres. Entre chacune de ces portes, une simple accroche diffusait une lumière vacillante qui conférait à l'endroit son obscure pénombre. A chaque pas qu'elle faisait, ses pieds s'enfonçaient davantage dans l'épais tapis couleur sang qui menait à la porte du fond. Un frisson parcourut l'échine de l'espionne au moment où elle se demanda si elle ne se trouvait pas dans l'antichambre de la mort. Une odeur bizarre flottait dans l'air. Un mélange de poussière, de moisi et de fleurs fanées. Mais Joy se demanda si son imagination ne lui jouait pas des tours. Le bel Italien lui ouvrit la porte et s'inclina devant elle :

- Après vous, ma chère…
- Je vous remercie, répondit la jeune femme en le gratifiant d'un sourire enjôleur.

Elle entra avec un peu d'appréhension dans la chambre. A sa grande surprise, la pièce était très différente de ce qu'elle avait pu imaginer. Grande et claire, elle était meublée avec simplicité bien qu'avec goût. Un parquet de chêne recouvert de tapis d'Orient, un lit en bois sculpté, une commode en ébène. Les hautes fenêtres étaient voilées par de fins rideaux, ce qui conférait à la pièce une luminosité exceptionnelle. L'atmosphère pesante et inquiétante avait disparu au profit d'un léger parfum d'herbe coupée. Cette chambre possédait quelque chose d'enfantin et de pur qui ravit Joy. Mais elle ne perdit pas pour autant de vue ce qu'elle était venue faire ici. Les Arden ne renonçaient jamais, quelque soit le danger. Elle s'étendit donc sur le lit, de côté, un de ses bras soutenant sa tête et l'autre négligemment posé le long de sa cuisse. Son regard profond brillait d'un éclat presque insoutenable quand elle déclara d'une voix suave :

- Et maintenant ?

Le jeune homme ignora la question. La position de Joy l'avait énormément troublé bien qu'il n'en laissa rien paraître. Quand il parla, ce fut d'un ton froid et impersonnel qui poussa l'agent de la CIA à se redresser.

- Mademoiselle Arden… Ne vous inquiétez pas, nous sommes seuls, c'est pourquoi je me permets de vous appeler par votre véritable nom.

Joy décida qu'il valait mieux éviter d'intervenir, mais elle l'interrogea tout de même du regard.

- J'ai décidé, à tort peut-être, de vous faire confiance. Mais toutefois, sachez qu'il ne s'agit que d'une confiance limitée dans le temps et l'espace. Si vous êtes encore en vie et si j'ai manqué à la promesse que j'ai faite à ma sœur de vous tuer, c'est parce que vous allez être très utile à l'accomplissement de mon projet. Cependant, sachez que Magdalena vous en veut beaucoup, c'est pourquoi elle tient à vous surveiller personnellement, ajouta-t-il en insistant sur le dernier mot.
- Vous l'empêcherez de me nuire, n'est-ce pas ?, lança Joy au jeune Italien, en faisant appel aux sentiments chevaleresques de celui-ci par une langoureuse œillade appuyée.
- Certes…, répondit-il. Mais évitez de quitter votre chambre tant qu'un de mes hommes ou moi ne vous accompagnerons pas.

Puis il ajouta, un sourire sadique aux lèvres :

- Si elle vous trouvait seule, au détour d'un couloir, je ne donnerais pas cher de votre charmant visage.
- Je tiendrai compte du conseil, dit Joy, d'un ton plus sec, tout en se levant et en s'approchant de la fenêtre, appréciant peu la sensation d'emprisonnement qui s'était emparée d'elle. Elle reprit sur un ton un peu plus professionnel
- Vous avez besoin de moi… Mais en quoi ? Je sais que je suis très douée dans mon domaine. Toutefois, je ne suis pas sûre que nous formions une équipe efficace dans un tel climat de suspicion.

A ces mots, une image lui revint. Celle d'une autre équipe très soudée, qu'un fétu de paille nommé Diana avait réussi à déstabiliser et à séparer. La voix de Pedro la ramena à la réalité.

- Avant d'être au courant de la totalité de votre parcours professionnel, j'aurais pu vous dire : laissons tomber, brisons-là. Mais VOUS avez ce dont j'ai besoin. Et ce dont j'ai besoin, ce n'est pas d'une spécialiste chevronnée en explosifs et en attentats.

Joy le coupa. Elle en avait assez de ce petit jeu. Elle voulait savoir.

- C'est bien joli, tout ça, fit-elle avec une pointe d'agacement dans la voix. Mais qu'attendez-vous de moi exactement ? Qu'ai-je de si précieux à offrir qui ne soit pas mon expérience en explosifs ?
- Votre expérience du Groupe W.

Les mots avaient fendu la pièce jusqu'à Joy, l'atteignant de plein fouet. Heureusement, elle lui tournait le dos à ce moment-là, contemplant les jardins. Il ne put donc pas voir l'effet que ces mots avaient eu sur elle et la surprise qui s'était peinte sur ses traits. " Décidément ", songea-t-elle, " Tout me mènera à lui, même ce qui y semble le moins ". Que faire ? Accepter le marché et le détruire de ses propres mains ou refuser et mourir. Elle n'avait pas le choix. Morte, elle ne pourrait pas empêcher Pedro de nuire à Largo. Elle accepterait donc, mais elle se fit la promesse silencieuse de ne jamais laisser quiconque faire sauter le Groupe W.

Elle se retourna lentement vers le jeune homme qui attendait patiemment sa réaction.

- Bien… Que voulez-vous faire au Groupe W ?, demanda-t-elle on ne peut plus sérieuse.

Un franc sourire éclairait le visage de son interlocuteur. Elle avait accepté, ce qui était synonyme pour lui de réussite presque certaine. Mais il était hors de questions de trop en dévoiler pour le moment.

- Vous le saurez en temps et en heure, Mademoiselle Arden. Pour le moment, contentez-vous de me préparer un rapport sur la sécurité du Winch Building et sur les moyens d'accès pour dans deux jours.

Sans attendre davantage, il s'inclina et quitta la pièce laissant derrière lui une Joy étonnée et indécise.

Après avoir renfermé la porte derrière lui, il se rendit directement à la porte de la chambre de sa sœur, qui jouxtait celle de sa nouvelle associée dans la destruction. Il frappa. Deux fois. Mais il n'attendit pas de réponse. En effet, il faisait cela par principe, sachant pertinemment que compte tenu de l'état dans lequel se trouvait sa sœur, elle ne se manifesterait pas. Il entra donc presque immédiatement. L'obscurité régnait en maître dans la pièce. Par habitude, il se dirigea sans aucun problème jusqu'à la fenêtre et ouvrit légèrement les rideaux, de manière à ce qu'un filet de lumière chasse l'obscurité au profit d'une douce pénombre. Il voulait juste pouvoir localiser sa sœur. Il se retourna donc, les sens aux aguets. Puis il la vit. Recroquevillée dans le coin le plus reculé de la pièce. Les genoux ramenés contre son corps, elle cachait son visage abîmé dans ses bras croisés. Quand il s'agenouilla à ses côtés, elle leva les yeux vers lui. Ils étaient d'une splendeur étrange. Bleus comme la nuit et profonds comme les lacs. Mais en eux, Pedro pouvait lire une profonde douleur. De celles qui vous bouleversent et vous hantent nuit et jour, sans espoir ni répit. Il caressa ses cheveux, tentant d'apaiser par ce simple contact la souffrance qui tenaillait sa sœur. Peine perdue. Elle continua à trembler de tous ses membres.

Le jeune terroriste ne supportait plus de la voir dans cet état. Depuis que la dénommée " S.T " avait mis les pieds dans cette demeure, Magdalena avait rompu le fragile équilibre qu'elle avait difficilement acquis au cours des dernières années. Pedro se croyait revenu six ans en arrière, quand sa grande sœur adorée était venue se réfugier chez lui, en pleurs, les vêtements ensanglantés. Sur le moment, il avait cru qu'on l'avait agressée. Mais très vite, il avait appris que le sang qui la souillait n'était pas le sien, mais celui de l'homme qu'elle aimait, tué par celle avec qui il la trompait. Elle était extrêmement choquée et instinctivement, Pedro avait ressenti le besoin de la protéger. Lui, le petit frère, avait pris sa sœur sous son aile pour la protéger. Elle était devenue son enfant. Depuis ce jour maudit, elle avait quelque peu perdu la raison et était retournée dans un état enfantin. Elle était devenue son enfant. C'était pourquoi, il la gardait près de lui dans la puérile et vaine espérance de la mettre à l'abri du monde extérieur et de ses dangers. Il effleura légèrement de ses longs doigts les chairs meurtries du visage de la jeune femme. Même s'il ne voyait la couleur peu amène de cette peau autrefois réputée pour sa blancheur et pour la finesse de son grain, il en sentait cependant les stigmates. Il serra les dents. Il était en quelque sorte responsable de ceci. Un de ses ennemis, voulant se venger de lui, s'en était pris à l'être qu'il chérissait le plus au monde. A sa sœur. Bien sûr, il avait tout mis en œuvre pour la retrouver. Mais il n'avait pu les localiser à temps pour empêcher cet homme ignominieux de torturer celle-ci. Il avait versé le vitriol sur le tendre visage bien avant que Pedro ne l'expédie en enfer par le biais d'une balle adroitement tirée. Malgré tout, le mal était fait et Magdalena était à jamais défigurée, condamnée à rester au fin fond de leur maison par peur du regard des autres. Mais peu lui importait, au fond. Depuis que son seul amour avait trouvé la mort, elle vivait surtout dans son passé où dominaient les rires et les chants. Parfois, le présent faisait irruption dans son esprit et provoquait de graves crises d'angoisse que seul son frère savait calmer.

Mais, cette fois, avec Joy Arden, c'était une autre part de son passé qui avait refait surface brutalement. Un passé qu'elle revivait à présent avec horreur. Malgré les efforts de son frère pour la ramener vers lui, elle se trouvait en fait auprès du corps sans vie de celui qu'elle aimait. Brusquement, elle prit conscience de cette main qui se promenait précautionneusement sur son visage, de son seul ami qu'elle contemplait sans le voir. Sa bouche s'ouvrit et elle articula difficilement, d'une voix empâtée par les sanglots :

- Tue-la. Tu m'as promis, n'oublie pas.
- Si, cara mia, lui murmura-t-il avec une expression de douceur inattendue chez un homme qui avait vu mourir des centaines gens par sa main. Je tiendrai ma promesse, mais un peu plus tard. Je te le jure.
- Mais, tenta de protester la jeune femme.
- Chut, souffla son frère. Ce que je t'ai promis, je m'y tiendrai. T'ai-je déjà menti ?

Elle sourit. Pedro sentit son cœur se serrer devant ce sourire qui lui rappelait sa beauté passée. Il la serra contre lui et la berça jusqu'à ce qu'elle s'endorme, rassérénée par sa promesse. Ce ne fut que lorsqu'elle dormit d'un profond sommeil que Pedro la déposa sur son lit, la couvrit d'un drap et quitta la pièce.

Dans la nuit
3h du matin

Joy quitta précautionneusement sa chambre. Elle s'était vêtue de vêtements sombres, trouvés dans la commode en ébène. Elle avait presque remercié Dieu quand elle avait mis la main dessus. Peu importait la taille ou l'usure de ceux-ci, seul comptait le fait qu'ils lui permettraient de passer un peu plus inaperçue si elle venait à croiser quelqu'un dans le noir. Elle referma la porte derrière elle, serrant les dents, la mâchoire crispée, comme si cela pouvait empêcher celle-ci de grincer. Heureusement, l'opération délicate s'effectua dans un silence parfait. Elle s'avança dans le couloir, décidée. Elle devait à n'importe quel prix avertir Johnson des plans des terroristes. Un téléphone, un ordinateur, une lettre… Elle était même prête à faire des signaux de fumée si aucune autre possibilité ne se présentait à elle. " Trèves de plaisanteries ", s'ordonna-t-elle. Les choses sérieuses commençaient. Elle devait protéger le Groupe W sans pour autant griller sa couverture. Elle ne savait pas très bien pour qui elle faisait tout ça : Pour Largo ou pour elle-même ? Au fond, elle s'en moquait pas mal. Elle n'avait pas le temps de se poser des questions existentielles. Elle suivait son instinct. Point.

Elle commença à se mouvoir avec aisance dans l'obscurité. Elle sentait le sang battre ses tempes de manière brutale et saccadée. Les battements de son cœur semblaient emplir les lieux de bruit. Elle sentit une décharge d'adrénaline inonder son cerveau quand quelqu'un la frôla sans la voir ni la sentir. Heureusement, elle se trouvait alors dans un coin et le faisceau de la lampe torche du garde ne l'éclaira pas. Quand elle fut sûre que l'importun s'était bel et bien éloigné, elle quitta son refuge. Elle se dirigeait assez facilement dans la vaste demeure et ce, grâce aux raies de lumière lunaire qui filtraient des fenêtres. Cet étrange ballet entre obscurité et pénombre donnait à la demeure une dimension quasiment surnaturelle. La moindre proportion était exagérée. Les statues que Joy avait précédemment admirées étaient devenues d'affreuses gargouilles prêtes à lui bondir dessus. Les hauts plafond renforçaient cette sensation.

Dominant son appréhension, Joy tenta de deviner où pouvait bien se cacher son sac. Si elle arrivait à le récupérer, sa tâche s'en trouverait hautement simplifiée. Mais pour être franche avec elle-même, elle dut s'avouer qu'elle n'avait aucune idée sur la question. Elle remarqua soudain un tableau situé en plein centre d'un rayon lumineux. Un Van Gogh. Elle sourit intérieurement. Elle avait remarqué celui-ci lorsqu'elle avait été conduite au salon, juste après son arrivée. Elle pénétra dans la première pièce à gauche, tous les sens aux aguets. Elle ne sentit aucune présence et n'entendit aucun souffle. Ce fut uniquement après avoir acquis la certitude d'être seule qu'elle consentit à allumer la minuscule torche qu'elle avait réussi à conserver, cachée dans son oreille. Elle avait également dissimulé sur elle un émetteur récepteur, avec lequel elle aurait pu communiquer avec Johnson. Mais, même si celui-ci n'avait pas été repéré lors de la fouille, il avait été irrémédiablement endommagé par sa douche froide du matin. Après s'être pour la seconde fois assurée d'avoir bien refermé la porte derrière elle, elle balaya la pièce du regard dans l'espoir de retrouver son sac. En vain. Il avait disparu, sans doute emporté par Pedro lorsqu'elle avait été découverte. Elle soupira. Un bref mais expressif soupir, qui trahissait son désespoir. Comment allait-elle résoudre ce problème ? Comment parviendrait-elle à avertir Johnson de ce qui se tramait par ici ? Elle ne pouvait courir le risque d'utiliser le téléphone de celui qu'elle traquait. Pour deux raisons : le téléphone pouvait avoir été mis sous écoute par Pedro au cas où elle se risquerait à un appel ou bien elle pouvait se faire surprendre. Que pourrait-elle prétexter dans le second cas ? Un coup de fil urgent à un ami ? A trois heures du matin ? Il était dangereux, mais pas fou. Joy se résolut alors à utiliser son ultime recours, même si celui-ci la ramenait encore une fois à ceux qu'elle désirait fuir. Elle n'avait que cette seule solution pour avertir quelqu'un du danger encouru. Cette solution lui avait été enseignée par son père, à l'époque où les membres du KGB et de la CIA étaient encore en compétition. Elle n'était alors qu'une enfant. Ce système avait été inventé par les soviétiques et Joy ne connaissait qu'une personne pouvant décoder ce message. Et celle-ci portait le nom de Kerensky.

Décidée à employer ce moyen, elle repartit sur ses pas, vers le hall où sur une commode de l'époque Louis XV trônait un téléphone à touches. Elle décrocha le combiné, espérant que l'ex-agent russe n'avait pas oublié ses bonnes habitudes. Elle composa le numéro du domicile de Kerensky mais aussitôt après ajouta dièse suivi d'un code. Un simple bip l'avertit que le système était en marche. Le principe était simple : un nombre pour un mot, chaque mot étant séparé par dièse. Un véritable langage du silence, qui permettait de déjouer les micros. Joy réfléchit deux minutes pour se remémorer les tenants de ce qu'elle allait envoyer. Puis tapa rapidement quelques numéros. Quand elle raccrocha, elle resta quelques secondes immobile, semblables aux statues qui l'entouraient. Pourvu que le Russe ait l'information. Sinon, elle ne savait pas comment elle allait faire. D'autant plus qu'elle était prisonnière. Certes, elle s'était fourrée de son plein grès dans ce guêpier infernal. Elle jeta un vaste coup d'œil circulaire à la pièce. Une belle maison, mais aussi une belle cage dorée pour l'oiseau qu'elle était. Cependant, une cage restait une prison malgré sa belle couleur. Elle gravit les escaliers rapidement et rentra dans sa chambre, non sans avoir vérifié une bonne vingtaine de fois qu'elle ne risquait de croiser personne.


Maison de Kerensky
Même nuit
4h du matin

Kerensky étouffa un grognement quand une sonnerie stridente emplit la pièce dans laquelle il se trouvait. Il s'apprêtait à aller se coucher et cet avertissement sonore dérangeait ses plans. Ce signal si désagréable était celui de sa messagerie codée. Il avait conservé ce système datant de l'époque où il appartenait encore au KGB. Il avait conservé cette habitude pour pouvoir garder le contact avec les rares amis qu'il avait gardé en Russie. Il ne fallait pas oublier que Kerensky était devenu un paria au sein du KGB et que de nombreuses personnes lui auraient volontiers fourni la corde pour se pendre. Mais pas toutes heureusement…

Un sourire se dessina lentement sur ses lèvres quand il évoqua sa tendre Natacha. Cette dernière avait été sa stagiaire pendant de longs mois, avant qu'ils ne nouent une relation passionnée. Quand Kerensky repensait à cette période de sa vie, il ne pouvait s'empêcher de ressentir un profond frisson d'excitation. Dès le début, ils avaient été irrésistiblement aimantés l'un vers l'autre. Mais il n'avait jamais été question de sentiments entre eux. Non… Leur histoire n'avait été qu'une simple question d'hormones. Et quelles hormones !!! Durant la courte période pendant laquelle ils avaient été amants, ils ne s'étaient que très rarement quittés, exploitant avec avidité chaque occasion de faire l'amour. Leur idylle s'était achevée dans les larmes et la rapidité quand Georgi avait dû quitter le KGB. Il avait gagné les Etats-Unis et elle avait été engagée au sein du nouveau corps de renseignements de la Russie quand l'URSS avait disparu, emportant dans sa chute le KGB. Mais ce n'était pas parce qu'ils étaient loin l'un de l'autre qu'ils s'étaient perdus de vue pour autant. Seulement, malgré le temps qui s'était écoulé depuis son départ, Kerensky était toujours recherché par les services secrets et comme sa liaison avec Natacha avait défrayé la chronique, elle avait été mise sur écoute au cas où, par certains dirigeants soucieux de retrouver des informations détenues par le génie informatique. Les deux agents avaient donc eu recours à une ancienne méthode créée pour communiquer sans détruire les mouchards et donc sans éveiller les soupçons. Par cette méthode, Natacha l'informait des dates de ses missions sur le sol américain. Au cours de ses déplacements, ils trouvaient toujours un moyen pour se revoir et par là même, d'assouvir leur soif permanente et inassouvie du corps de l'autre.

Cette nuit-là, alors que Kerensky se dirigeait vers son téléphone, persuadé de recevoir un message de sa maîtresse, il se demandait encore une fois quelle était la nature exacte de ses sentiments pour cette femme. Amour ? Amitié ? Désir ? Peut-être un peu des trois, se dit-il. De toute façon, il ne voulait pas savoir. Il décrocha le téléphone, composa un code lui permettant d'accéder au message. Son sourire évanescent disparut aussitôt. Il s'immobilisa, soudainement concentré, les sourcils froncés, une ride soucieuse barrant son front, les yeux perdus dans le vague.
Il s'empara d'un papier, d'un crayon et nota au fur à mesure les chiffres qui se succédaient, à chaque chiffre correspondant un son. Quand il eut décrypté la liste de nombres inscrits sur le bout de papier, la ride sur son front se creusa un peu plus. L'expéditeur du message n'était pas Natacha, mais Joy et le message n'était pas un rendez-vous, mais une mise en garde.

" Danger, Groupe W. Voir Johnson, CIA. Dossier 4X52Z5. Joy "

Kerensky jeta un regard navré au réveil placé en regard du téléphone. 4h du matin. Tant pis… Il ne dormirait pas cette nuit. Il enfila rapidement son trench coat noir et se dirigea à grandes enjambées vers la sortie. En quelques secondes, Georgi Kerensky s'était fondu dans la nuit environnante en direction du Groupe W et de son antre secret : le Bunker.


Groupe W
Bunker
8h du matin

Kerensky sirotait d'un air soucieux son café. Son cerveau était en ébullition complète. Il contemplait son écran d'ordinateur, mais sans le voir réellement. Ce qu'il avait sous les yeux, c'était une énigme à résoudre, un puzzle à reconstituer. Et pour l'instant, il n'avait pas réussi à mettre en corrélation deux pièces. Il avait analysé toutes les données du problème, du moins, il le croyait. Et tout ce qu'il avait trouvé était affiché sur son écran, le même qui l'absorbait de manière si sentencieuse.

Johnson… Un haut responsable de la CIA, que Joy connaissait bien. Très bien même car ils avaient eu une courte aventure ensemble.
Dossier 4X52Z5… En fouillant dans les archives de la CIA, Kerensky avait trouvé ce à quoi correspondait ce numéro de dossier. Une des premières missions d'infiltration de Joy. En Italie.
Le Groupe W… Grande multinationale qui l'employait, accessoirement dirigée par l'homme qui aimait Joy, elle-même ancienne salariée du Groupe.

Dans toutes ses informations, Kerensky ne voyait qu'une seule trame, qu'un unique fil rouge, qu'une image centrale. Et cette image, c'était Joy Arden.

L'esprit de Kerensky s'égara quelques secondes sur cette dernière. Une ancienne ennemie devenue amie. Cela ferait rire pas mal de monde au KGB, songea-t-il. Une femme belle et forte, du moins en apparence. Le Russe savait par expérience que quand on devenait espion, on apprenait très vite à dissimuler ses sentiments et ses faiblesses. De Joy, son esprit passa à Largo. Un Largo qui commençait tout juste à émerger du miasme dans lequel l'avait plongé le départ de sa garde du corps. Hier soir, pour la première fois depuis longtemps, il était sorti et n'était pas rentré seul. Il était sur la voie de la guérison. Enfin… Si on exceptait le fait que la femme qu'il avait ramenée avec lui ressemblait quelque peu à Joy. Si celle-ci savait ça…
Il se demanda si elle avait parfois des remords d'avoir repoussé le beau milliardaire. Comme lui avait des remords d'avoir laissé Natacha derrière lui.
C'était cela qui empêchait Georgi Kerensky de juger Joy durement, comme le faisait parfois Simon. Il la comprenait et ne la jugeait pas pour avoir fui l'homme qu'elle aimait car il avait fait la même erreur qu'elle. Elle avait fui Largo, il avait fui Natacha. Malgré tous les sentiments qu'ils avaient pour leurs partenaires, ils ne savaient pas aimer car on leur avait appris à oublier l'amour. La vie était bizarre. Mais bon… On ne se refaisait pas.
Il se promit de ne pas montrer ce message à Largo. Cela ne pourrait que le faire replonger. Et ça, c'était la dernière chose que Kerensky voulait. Et Joy n'aurait pas voulu ça, elle non plus. C'était à lui qu'elle avait envoyé ce message. Pas à Largo. C'était donc à lui de régler ce problème.

Kerensky regarda sa tasse de café. Vide. Totalement et désespérément vide. Il chercha du regard la cafetière et étouffa un juron. Elle était aussi pleine que l'était sa tasse. Il fit un rapide calcul mental. Il avait en moyenne bu trois tasses de café par heure. Si avec ça, il ne restait pas éveillé. Toutefois, il décida d'aller quérir une nouvelle ration du breuvage magique. Il se leva donc de son siège. Avant de quitter le Bunker, il se demanda s'il ne ferait pas mieux de tout éteindre pour ne pas laisser de traces. Mais Largo avait un conseil d'administration à 8h30 et Simon… Simon ne se lèverait pas avant midi comme à son habitude. Kerensky ferma donc la porte derrière lui et monta au 10°, l'esprit tranquille.

Mais si le génie en informatique avait su que le brave Simon serait debout de bonne heure ce jour-là, il n'aurait pas laissé les données affichées sur son écran. Le Suisse, en effet, s'était réveillé aux aurores. Certes, pas de bon cœur. Mais que voulez-vous ? Quand votre conquête du soir se lève à 7h du matin pour effectuer son footing quotidien et que celle-ci met la radio à fond pour se mettre en forme, il est difficile de rester bien tranquillement couché. Ce fut donc un Simon fortement grognon qui descendit au Bunker. Ses yeux rougis et cernés trahissaient son état de fatigue. Il s'était habillé à la hâte et portait des vêtements qui aurait fait s'écrouler de rire un dépressif. Vert. Simon ressemblait à une pomme verte. Chemise verte claire, pantalon vert foncé, chaussettes vertes kaki. La seule tâche de couleur résidait en son caleçon, de couleur violette, comme en témoignait le morceau qui dépassait de son pantalon. Mais le pauvre ne s'en était pas encore rendu compte, endormi comme il l'était.

Il s'assit sur la première chaise qui se trouva devant lui, sans réaliser qu'il venait de poser son auguste postérieur sur le siège du Russe, geste qui, si ce dernier avait été là, lui aurait valu une réflexion on ne peut moins cinglante. Mais comme le lieu était désert, Simon resta assis là où il était. Son regard se posa machinalement sur l'écran devant lui. Il se demanda ce que Kerensky pouvait bien faire là à une heure aussi matinale. Certes, il était vrai que, contrairement à lui, le Russe n'avait aucune vie privée. Mais, pour Simon, cela ne justifiait en rien que l'on se leva aussi tôt. S'il était à la place de Largo, il instaurerait le début de la journée de travail à 11h minimum. Ou midi. Mais Simon n'était que le chef de la sécurité, pas le patron, il abandonna donc ses rêves de réforme. Ne sachant que faire, il se plongea dans la lecture des documents affichés. Ils lui parurent incroyables. Qu'est-ce que Kerensky pouvait bien chercher qui justifiait ces recherches ? Les mots qui défilaient lui donnaient le frisson. Secret défense, CIA, Meurtre et beaucoup d'autres. Absorbé par ce qu'il lisait, il n'entendit pas la porte s'ouvrir pour livrer passage à l'ex agent russe qui tenait triomphalement une cafetière pleine à la main.

Sur le pas de la porte, Kerensky s'arrêta, interloqué. Il y avait plusieurs éléments qui choquaient son entendement. En premier lieu, le fait que Simon était habillé en lutin ou en elfe. Où diable avait-il été pêché une idée aussi ridicule ? Puis, en second lieu, le fait que celui-ci était penché, sans aucune gêne, sur SON ordinateur, lisant SES dossiers. Le Russe prit son air le plus menaçant. Il devait à tout prix convaincre Simon de ne pas en toucher un mot à Largo. Et le meilleur moyen pour cela, c'était d'effrayer le Suisse.

- Je peux t'aider, Simon ?

La voix de Kerensky résonna bizarrement dans le silence du Bunker. L'interpellé sursauta violemment bien qu'il n'eut pas l'impression d'avoir fait quelque chose de répréhensible. Est-ce que c'était mal de s'absorber dans la contemplation de ce qui se promenait sous son nez ? Parce que si c'était le cas, il avait été malhonnête bien souvent dans son existence. Et pas seulement quand il volait les riches pour se donner à lui-même, mais aussi quand il observait avec insistance les silhouettes des jeunes femmes qui avaient le bonheur ou le malheur, c'est selon, de passer à ses côtés.
C'est donc avec appréhension qu'il tourna la tête vers la porte, bien qu'il sût déjà qui se tenait dans l'encadrement et qui le regardait avec des yeux durs. Il rencontra un regard bleu acier qui contenait tant de reproches que Simon eût voulu pouvoir se glisser dans un trou de souris. Mais malheureusement pour lui, ces petits animaux avaient été depuis longtemps éradiqués du Building Winch. Ce fut au prix d'efforts incommensurables qu'il réussit à balbutier :

- Tiens… Kerensky… Ca va, toi ?

Mais, malgré ces paroles sympathiques, le géant russe ne bougeait pas d'un pouce et ne déviait pas son regard. La température de la pièce avait brutalement chuté de quelques degrés et Simon sentit un frisson lui parcourir l'échine. Cependant, Kerensky continuait de fixer le Suisse d'un air qui n'augurait rien de bon. Il articula très distinctement :

- Je peux t'aider, camarade capitaliste ? Parce que, juste pour ton information, le carnaval est en Mars, pas en Septembre…

Simon se demanda de quoi voulait bien parler le Russe. Il se dit que, de toute façon, vu l'étendue de sa garde-robe, il pouvait toujours lui faire des réflexions. En fait, il ne comprenait pas très bien la remarque de l'ex-agent du KGB. Mais alors, pas du tout. Kerensky perçut l'étonnement dans le regard de l'indésirable et consentit à expliciter sa remarque :

- Habillé comme ça, tu ressembles à Peter Pan. Enfin… Si on suppose que Peter Pan portait un caleçon violet…

Simon se précipita vers une des glaces centrales pour vérifier les dires du Russe. Ce fut avec horreur et désolation qu'il constata qu'il ne s'agissait point d'un canular. Quel massacre cela aurait été s'il avait croisé quelqu'un dans le couloir ! Il n'imaginait même pas l'effet que cela aurait eu sur la réputation à laquelle il tenait tant. Cela le mit de très mauvaise humeur et lui donna le courage de répondre.

- C'est cela. Moque-toi, Monsieur le Vampire. Dis-moi. C'est quoi ça ?, fit-il en désignant du menton l'écran de l'ordinateur de Kerensky.
- Ca, comme tu dis, mon petit Simon, ça ne te regarde pas, répondit le Russe en descendant les quelques marches qui le séparaient de son bureau et en posant sans douceur la cafetière sur celui-ci, une lueur de défi dans les yeux.
- Kerensky…, tenta Simon, essayant de prendre le dessus sur son adversaire. Je te rappelle que je suis encore ton supérieur direct. Alors, quand je te demande ce que c'est que ça, tu te trouves dans L'OBLIGATION de me REPONDRE ! Alors, continua-t-il d'un air satisfait, soit tu me dis ce que viens faire ce message de Joy au milieu d'un tas d'infos sur son passé, soit tu devras l'expliquer à notre cher patron à tous les deux…


Georgi fixa Simon. Tout défi avait disparu de ses yeux, laissant place à un air perplexe. Avait-il le choix de toute façon ? Largo devait rester en dehors de tout ça.

- Simon… Je vais te le dire, mais que cela reste entre nous. Parce que sinon, je ne donnerais pas cher payé de ta peau…


Bunker
Quelques minutes plus tard

Simon regardait Kerensky avec appréhension. Il n'avait pas compris la moitié de ce que le Russe avait daigné lui expliquer. Pas grand'chose, c'était le moins qu'on pouvait dire en vérité. Il avait été question d'un système soviétique extrêmement sophistiqué, discours électrotechnique que le Suisse profane n'avait en aucun cas réussi à assimiler. Par contre, ce qu'il avait tout à fait enregistré, c'est que Joy semblait avoir des ennuis. Enfin… C'est ce qu'on pouvait supposer, parce que, dans le cas contraire, elle n'aurait pas envoyé de message…
L'ancien voleur plissa les yeux et fronça les sourcils dans une tentative désespérée de comprendre, de trouver une explication rationnelle autre que celle qui lui disait de prendre ses jambes à son cou. Mais en vain. C'est donc vers l'informaticien qu'il se tourna :

- Et on fait quoi ?, demanda-t-il avec une humilité qui fit sourire son interlocuteur.
- On attend Simon…, entendit-il répondre ce dernier.
- Mais…
- Il n'y a pas de mais qui tienne, lui intima le Russe avec fermeté avant d'expliquer. La seule personne qui puisse nous aider est ce Johnson.
- Alors qu'est-ce qu'on attend ? On va le voir et on lui fait cracher le morceau !, s'enthousiasma le Suisse.
- C'est cela Simon, ironisa Kerensky. Johnson se trouve au cœur du système de la CIA. Alors si tu l'agresses, même l'influence de Largo ne pourra te sortir du cachot où tu croupiras…

Le visage de l'ex-voleur s'affaissa, signe qu'il venait d'être brimé dans son élan pour aider Joy. Il avait, à ce moment, un air de chien de battu qui amusa grandement le Russe, bien qu'il n'en laissa rien paraître. Quand il demanda à Kerensky comment il comptait découvrir ce qui se tramait de louche au Groupe, sa voix renforça l'impression de l'ancien agent du KGB. Elle était tout à fait pitoyable. Dans sa grande magnanimité, Georgi énonça simplement :

- On prend rendez-vous.

A ces mots, Simon, qui attendait de ce dernier une recette miraculeuse, ouvrit de grands yeux. Un rendez-vous ? Et pourquoi ne pas appeler une manucure tant qu'on y était !!!

- Tu te moques de moi ?

A cette question proférée sur un ton digne des plus grands comiques, Kerensky répondit par un regard exaspéré. Pour qui le prenait-il ? Est-ce qu'il avait une tête à plaisanter ?

- Simon…J'ai passé l'âge des plaisanteries stupides. Ce qui est loin d'être ton cas, apparemment. Vois-tu, le bruit court que Johnson va rencontrer un de ses indics demain. Ne me demande pas qui m'a dit cela, je serais obligé de te tuer après te l'avoir dit. Je me contenterais donc de te dire que j'ai des oreilles un peu partout dans cette ville et qu'un homme a payé sa dette en me donnant cette information et décidant de ne pas se rendre au rendez-vous prévu. J'aurais volontiers voulu le rencontrer plus tôt, mais ce Monsieur ne commence pas avant neuf heures. Il ne serait pas de ta famille par hasard ?

Simon ignora le sarcasme et fixa son regard sur un point devant lui. Il devait réfléchir. Tout cela faisait un peu trop d'un seul coup. La voix du Russe le ramena à la réalité.

- Au fait Simon…
- Quoi ?
- Pas un mot à Largo.
- Et pourquoi ?, s'étonna le Suisse.
- Tu peux parfaitement imaginer l'effet que cette nouvelle aurait sur lui : Joy en danger… De plus, il semblerait que l'on veuille s'en prendre au Groupe W, ce qui implique que Largo sera probablement visé. Pour sa protection, il faudrait au contraire l'éloigner pendant quelques jours.
- Mais il va nous tuer s'il l'apprend !!!, s'inquiéta le meilleur ami de l'intéressé.
- S'il nous tue, c'est qu'il sera en vie et c'est notre job de le garder en vie. N'oublie pas cela, Simon. Ne le perds jamais de vue.


2 jours plus tard
QG terroriste

Joy fut réveillée par de violents coups frappés à la porte de sa chambre. Elle sursauta. Son instinct d'agent de la CIA ne fut pas long à reprendre du service et elle glissa sa main sous son oreiller. Seulement, ce matin-là, elle ne sentit pas la rassurante fraîcheur de la crosse de son Beretta. La personne à la porte insista lourdement. Joy s'écria alors :

- C'est bon ! J'arrive ! Qui est là ?
- Pedro.

Ce simple mot figea la jeune femme. Il lui rappelait la triste réalité. Elle n'avait pas de plan. Rien. Le vide. Le néant. Rien. Elle enfila précipitamment un peignoir et ouvrit la porte. Elle examina sans aucune discrétion, de haut en bas, l'homme qui lui faisait face. Tout en noir. Très élégant… Joy le trouva très dangereux ainsi. Elle lui demanda, l'air profondément ennuyé :

- Quelle heure est-il ?
- Cinq heures du matin, lui répondit-il d'un ton sec.
- Et que puis-je pour vous ?, s'entendit-elle répliquer du tac au tac.

Pendant cette courte discussion, ni l'un ni l'autre n'avaient bougé. Ils continuaient à se tenir l'un en face de l'autre, les yeux dans les yeux, tels deux coqs de combat prêt à s'affronter. La tension dans l'air était palpable. Une image traversa l'esprit de Joy. Ennemis à jamais. Quelles que soient les paroles, les serments, l'attirance physique, ils resteraient à jamais antagonistes. Deux volontés en opposition. La jeune femme se promit de ne jamais oublier à quel point elle ne devait pas lui faire confiance. Si elle oubliait cela, elle mourrait de ses mains.

- M'ouvrir les portes du Groupe W, très chère…

En entendant ces mots, Joy sut que le moment était arrivé. Que faire ? Elle repoussa une fois de plus l'instant du choix, cet instant où elle devrait résoudre ce dilemme qui l'assaillait. Elle n'en avait pas la force. Elle ferma lentement la porte, sans toutefois quitter son " équipier " des yeux. Tout en opérant ce geste, elle lui dit :

- Je dois me préparer.


Groupe W
Bunker

Simon et Georgi étaient assis dans l'enceinte du Bunker. Cela faisait maintenant deux jours qu'ils avaient rencontré le dénommé Johnson.

Quand celui-ci avait vu les deux hommes patienter devant la porte de l'entrepôt situé près des docks, il avait été loin d'être ravi. Ces deux hurluberlus allaient faire capoter une opération qu'il préparait depuis plus de deux ans. Il avait immédiatement reconnu Kerensky, l'agent russe qui avait créé, il y avait longtemps de cela, une confusion totale au sein de l'Agence en piratant le système informatique de celle-ci. Quant au petit brun désinvolte qui l'accompagnait, nul n'était besoin d'être devin pour deviner qu'il s'agissait du chef de la sécurité rapprochée de Winch et accessoirement, le meilleur ami de celui-ci. Il avait senti les embrouilles au moment même où ceux-ci avaient foulé du pied le sol de l'entrepôt qu'il utilisait comme lieu de rencontre. Certains appelaient cela le sixième sens, Johnson préférait le terme d'expérience.

- Monsieur Kerensky. Monsieur Ovronnaz. Que me vaut l'honneur de cette visite ?

A la lueur ironique qui brillait dans ses yeux bruns répondit un sourire carnassier du géant blond. Tous deux se connaissaient fort bien. Même s'ils ne s'étaient jamais rencontrés, leurs réputations les avaient précédés. Et chacun d'entre eux savait qu'il avait en face de lui un adversaire redoutable. Ce qui rendait le jeu on ne peut plus savoureux.

Pris entre deux feux, Simon se sentait mal à l'aise, très mal à l'aise. Il avait brusquement l'impression d'être tombé au milieu d'une histoire dans laquelle il n'avait aucun rôle à jouer. Dans une guerre entre deux conceptions du monde qui ressuscitait par l'alchimie de la rencontre entre deux agents ennemis. Cette guerre ne concernait pas Simon. Il se moquait bien du mur de Berlin, du communisme et du capitalisme, de ces querelles vieilles comme Hérode qui le dépassaient de très loin. Lui, ce qui l'intéressait, c'était de sauver Largo d'un danger dont seul Johnson connaissait la nature et par-là même, aider Joy.
Ce fut donc au moyen d'un léger toussotement qu'il signala sa présence aux deux hommes dans l'espoir de ramener l'attention de Kerensky à leur préoccupation première. Le Russe ne réagit pas immédiatement, il continuait à toiser son adversaire. Voyant ses efforts vains, le Suisse entreprit donc d'informer le nouveau supérieur de Joy des tenants et aboutissants de leur visite. Il s'adressa à ce dernier sur le ton qu'il employait habituellement pour faire valoir sa position auprès des nouvelles secrétaires du Groupe. Un ton charmeur et quelque peu désinvolte. Kerensky avait bien insisté sur le fait qu'il devait le laisser parler. Mais Simon passa outre.

- Monsieur Johnson… Nous désirerions nous entretenir avec vous à propos d'une de vos subordonnées. Je veux bien entendu parler de Mlle Arden. Je suppose que vous l'aviez deviné, n'est-ce pas ?, fit-il dans un sourire.
- Ne me prenez pas pour plus idiot que je ne le suis. Je sais parfaitement pourquoi vous êtes là., répondit Johnson d'un ton sec, appréciant peu les manières de Simon.

Johnson considéra pendant une seconde son interlocuteur et une expression presque indescriptible passa dans ses yeux. Très rapidement, mais pas suffisamment pour que Kerensky n'en saisisse la nuance. Du dédain teinté de mépris. Simon avait joué et avait perdu. C'est pourquoi l'ancien agent russe ne fut pas surpris quand l'agent de la CIA se tourna vers lui pour l'interroger.

- Joy vous a contacté ?

La réponse de Kerensky ne se fit pas attendre. Laconique, il lui lança dans un sourire :

- D'après vous ?

La tactique du Russe était simple. Il fallait en dire le moins possible pour en apprendre le plus et ainsi, avoir un avantage sur son adversaire. Le KGB était une bonne école. Mais il n'ignorait pas que la CIA avait aussi quelques atouts de son côtés. Les deux intervenants n'étaient pas en guerre déclarée, mais leurs intérêts divergeaient fortement. Johnson voulait la réussite de la mission de Joy, à quelque prix que ce soit, dusse-t-elle se faire au détriment du Groupe W. Kerensky, lui, voulait sauvegarder les intérêts de Largo.

- Je suppose que vous n'êtes pas là par simple courtoisie…
- Certes.

Johnson grinça des dents silencieusement. Le Russe n'était pas prolixe, loin s'en fallait. S'il voulait des informations sur ce que Joy avait bien pu dire, il devrait mettre cartes sur table en premier. Et il manquait cruellement d'informations. Cela faisait quelques jours que la jeune femme s'était infiltrée dans l'organisation terroriste et il n'avait eu aucune nouvelle depuis. Il savait qu'elle était vivante car " on " l'avait aperçue prenant le frais à sa fenêtre. Mais c'était tout. Depuis une semaine, il ne dormait presque plus. La vie de centaines, voire de milliers de personnes, ainsi que sa place, dépendait de la capacité de Joy à lui communiquer ce qu'elle avait bien pu découvrir et à gérer cette mission à haut risque.

L'organisation avait décidé de frapper un grand coup. Un informateur l'avait averti qu'un mystérieux acheteur avait délesté le marché parallèle d'un bonne tonne de TNT. De quoi faire une belle flambée new-yorkaise. Il connaissait l'homme qu'il avait en face de lui. La légende voulait qu'il n'ait ni âme ni conscience. Il lui serait par conséquent totalement égal de voir mourir des centaines de personnes. Johnson ne pouvait donc se résoudre à faire appel à ses bons sentiments. Il ne devait pas se faire d'illusions : ça serait donnant-donnant. Mais avant, il réfléchit à ce qui pouvait bien motiver Kerensky et Ovronnaz. Joy lui avait assuré qu'elle n'avait plus de contacts avec ses anciens amis. D'ailleurs, elle devait être pertinemment consciente du danger que cela aurait représenté pour sa couverture.

Alors, pourquoi avait-elle pris ce risque ? Avait-elle été découverte ? Sa vie était-elle en danger ? Voulait-elle lui faire passer un message ? Ou bien est-ce que le Groupe W se trouvait peu ou prou impliqué dans cette sombre histoire ? Ou plutôt, n'était-il pas en train de s'inventer de jolies histoires, alors que la vérité était tout autre ? De toute façon, quoi qu'il leur révèle, il serait plus avancé qu'au point actuel.

- Qu'est-ce que vous désirez savoir ?, lança-t-il, quelque peu bougon.
- Quelle mission Joy doit-elle accomplir pour vous ?

Johnson soupira. Comment savait-il cela ?

- Mon cher Kerensky, fit-il en appuyant sur le " cher ". Sachez que je ne répondrais à vos questions que si vous répondez aux miennes…

Le Russe hocha sentencieusement la tête, scellant par ce muet accord le pacte qui les lierait jusqu'à ce que ce mystère soit enfin résolu.

Tout en repensant aux informations que leur avait révélé Johnson, Simon repassa dans sa tête pour la énième fois les instructions et le plan qui avaient été arrêtés pour sauver le Groupe W des griffes des terroristes. Supposition avait été faîte et vérifiée que ceux-ci allaient s'en prendre au symbole de l'Amérique triomphante qu'était la Tour Winch. Georgi Kerensky et Gary Johnson s'étaient mis d'accord pour sauvegarder leurs intérêts communs : l'accès aux informations secrètes de la CIA contre l'accès au bâtiment. Et désormais, le Winch Building était mieux gardé que la Maison Blanche elle-même. L'ancien voleur en frissonnait rien que d'y penser. Tous ces agents surentraînés ne lui inspiraient guère confiance et lui rappelaient sa vie d'antan, quand il n'était rien et qu'il appartenait à la lie de la terre, volant les riches pour donner aux pauvres. Les pauvres en question se réduisant à sa propre personne. Où serait-il aujourd'hui si sa route n'avait pas croisé celle d'un certain Largo Winczlav ? Il ne voulait pas le savoir. Sans doute croupirait-il dans l'humidité d'un cachot, ou pire encore. Largo… Son pote… Son meilleur ami… Celui à qui il devait tout ce qui faisait sa vie actuelle : son poste de vice-président de la sécurité, son appartement, les plus belles filles de la Terre… On pouvait dire que la chance avait été avec lui quand, s'évadant d'une prison sordide, il avait entraîné dans sa fuite son compagnon de cellule, sans se douter du diamant qui se cachait sous la gangue de boue.

C'était pour le remercier de tout cela que Simon avait sciemment éloigné son ami. Certes, les menaces du Russe avaient eu leur effet, mais il n'aurait par lui-même pas agi autrement. Même s'il savait que ce qu'il avait fait à Largo n'était pas bien. Un voyage en Grande-Bretagne avait été organisé pour la signature d'un vulgaire contrat au fin fond de l'Angleterre. Logiquement, Simon aurait dû l'accompagner pour le protéger. Mais, au dernier moment, sur la piste d'aéroport, il s'était désisté, laissant Largo en compagnie des deux armoires à glace qui lui servaient de garde du corps, depuis le départ de Joy. Ainsi, Largo ne saurait rien de ce qui s'était passé en son absence, du moins, rien sur l'implication de l'ex-agent, non, de l'agent de la CIA dans cette affaire. Et c'était cela, le plus important.

Simon jeta un coup d'œil rapide au Russe qui pianotait activement sur son clavier d'ordinateur. Sur l'écran central, une photo du visage de Pedro Moretti, prise à la sauvette par un agent en planque. Une fois cet homme identifié par les bons soins du Russe, tout avait été très rapide. Il avait alors été aisé de comprendre quel étrange lien il y avait entre Joy et lui : la vengeance. Autant de motifs d'inquiétude pour les amis de la jeune femme.

Le géant blond suivait les déplacements du téléphone cellulaire du terroriste via le réseau satellite. Et il gardait constamment un œil sur la position de ce dernier. En effet, il était fort probable que son propriétaire ne se trouve pas loin. Quand Kerensky leva la tête quelque peu brusquement, il croisa le regard de Simon qui n'avait pas eu le temps de détourner les yeux et le contemplait de manière intense.

- On a un petit problème, lui fit-il remarquer. Et aussi un autre, un peu plus grave.
- Quoi ? Tu parles de ce malade qui veut tous nous faire sauter ? Pfoui. C'est pas un problème ça ! C'est un détail…
- Garde ton humour pour les jours de fête, petit capitaliste ignorant, lança Kerensky avec un regard de tueur.
- Okay ! Bon, quel est ce léger souci dont tu me parlais en premier ?
- Pedro se rapproche dangereusement de notre base d'opération.

Devant le regard quelque peu perplexe du Suisse, l'informaticien précisa :

- De la Tour.
- Aaahhh, fit Simon. Problématique, en effet. Et le gros ennui, c'est quoi ?

Avant que le Russe n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche pour répondre, la porte du Bunker s'était ouverte livrant passage à quelqu'un de passablement énervé.

- Bonjour à tous ! L'un d'entre vous pourrait-il me dire ce qui se passe ici ?!

Se tenant bien droit en haut des escaliers, Largo Winch en personne, exigeait de ses amis des explications.


En bas du Winch Building.

Une fourgonnette noire venait de s'arrêter sur le trottoir de la rue faisant face à la Tour W. Garée comme elle l'était, elle gênait énormément les autres conducteurs, mais cela était le cadet des soucis de ses propriétaires. D'ailleurs, quiconque aurait eu l'intention d'exprimer son mécontentement au chauffeur aurait très rapidement fait demi-tour quand il aurait aperçu la mine sévère et peu encline à la discussion de ses occupants.
En effet, une dizaine d'hommes s'entassaient à l'arrière du fourgon. Tous vêtus de noir et avec une expression féroce qui ne quittait à aucun moment leur visage antipathique. Leurs mâchoires carrées, leurs yeux durs fixés sur un point imaginaire, leurs carrures imposantes conféraient à ces hommes l'allure de dangereux mercenaires. Et ils l'étaient. Des yeux qui se seraient attardés sur la scène auraient peut-être pu, s'ils avaient appartenus à un expert, discerner les armes accrochées à leur ceinture ou dissimulées sous leur pull. Mais les passants ne prenaient pas le temps d'observer l'intérieur de la camionnette, tout juste jetaient-ils un rapide coup d'œil à la jeune femme assise à l'avant avec un homme. Une jeune femme brune, elle aussi sombrement vêtue. Tout comme ceux qui l'accompagnaient, elle avait une mine extrêmement concentrée et le regard perdu dans le vague. Mais les motivations qui l'animaient étaient bien différentes de celles de ses compagnons.

Quand la voiture, si l'on pouvait appeler cette vieille antiquité défoncée de partout une voiture, s'était arrêtée sur le trottoir, Joy avait reconnu avec une pointe d'angoisse bien dissimulée les lieux où elle avait travaillé pendant des années. Elle passa une main froide dans ses cheveux, signe de sa nervosité. Depuis qu'ils avaient quitté la vieille demeure, une légère crampe lui tenaillait l'estomac et augmentait son inconfort. Elle ne savait, à présent, qu'une seule chose : On comptait sur elle pour détruire Largo, pour nuire à l'homme qu'elle aimait. Joy ne voulait plus qu'une chose à cette heure : Etre très loin d'ici, quitter cette existence pour recommencer ailleurs. C'était tout. Et pour cela, devrait-elle sacrifier une vie qui lui était chère pour quitter la sienne ? En attendant de trouver des réponses à ses questions, elle se retrouvait là, assise avec des hommes qui auraient tué père et mère pour quelques malheureux dollars.

- Allez ! On y va !

Quelques mots. Juste quelques mots. Mais avec une portée inimaginable. Les individus s'animèrent simultanément, comme un seul homme. Ils se levèrent, vérifièrent leurs armes et quittèrent la camionnette. Seule Joy ne pouvait se décider à bouger. Il fallut que Pedro la rappelle à l'ordre pour qu'elle émerge de sa léthargie. Elle sortit à son tour et les jambes légèrement tremblantes, s'avança vers sa destinée.


Bunker


- Alors ?

Largo, inquisiteur, faisait face à ses compagnons qui fuyaient son regard. Il était passablement énervé du mauvais tour que Simon lui avait joué. Il était intimement persuadé que tout cela avait été totalement prémédité. Ceux qu'il appelait ses amis lui cachaient quelque chose et cela le dérangeait énormément. Après tout, qui était le patron ici ? C'était lui aux dernières nouvelles ! Par conséquent, il était en droit de savoir.

- Simon ?

Il chercha en vain à capter l'attention du Suisse. Les yeux bleus de Largo étincelèrent de colère. Son voyage avait été abrégé car son interlocuteur, victime d'une crise cardiaque, se trouvait à l'hôpital. Quand il l'avait appris, il était rentré à New York sans prévenir personne, dans l'espoir de découvrir ce qui pouvait bien obliger Simon à lui fausser compagnie. Pénétrant dans le hall du Groupe W, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que le personnel avait quelque peu été modifié dans sa composition. Dans l'ascenseur, il avait été violemment attaqué par un Cardignac qui s'indignait de l'omniprésence des policiers dans l'enceinte du bâtiment. Il entendait encore sa voix geignarde dans ses oreilles :

- Vous comprenez Largo… On ne peut plus faire un pas sans croiser un des ces types qui vous regarde de travers comme si on avait cambriolé je ne sais quelle banque…

Largo l'avait coupé en lui rétorquant que s'il avait l'esprit tranquille, il n'avait absolument rien à craindre de la police. Mais l'interrogation était de taille : Qu'est-ce qui pouvait bien se passer ?

Déjà passablement énervé par l'attitude d'un Cardignac en grande forme, le milliardaire s'emporta réellement quand il comprit que ni Simon ni Georgi n'avait le courage de lui expliquer les tenants et aboutissants de cette affaire.

- Nom de Dieu !!! Est-ce que vous êtes devenus totalement sourds ? Je le demande pour la dernière fois : Qu'est-ce qui se passe ici pour que la Tour soit infestée de flics ?


Tour W

Joy les avait faits passer par le sous-sol. Sachant parfaitement que Pedro et ses hommes connaissaient l'emplacement de chaque caméra et que cette épreuve lui tenait lieu de test d'aptitude. Elle les guida donc jusqu'à la porte du sous-sol. Mais derrière cette porte se tenait un problème de taille. Un gardien surveillait cette entrée nuit et jour. La jeune femme se demandait comment le neutraliser sans lui faire trop de mal et sans éveiller les soupçons. L'adrénaline commençait à envahir son cerveau, inhibant ses incertitudes et décuplant sa vitesse de décision. Elle se plaqua contre le mur attenant à la porte et plaçant un doigt devant ses lèvres, intima le silence à ses " équipiers ". Elle leur fit signe de faire comme elle et de s'aligner contre le mur. Lentement, très lentement, elle ouvrit la porte de manière à jeter un rapide coup d'œil à l'intérieur. L'homme lui tournait le dos. Elle s'en félicita, cela lui faciliterait la tâche. Mais elle se promit, si cette histoire se terminait bien, d'en toucher un mot à Simon car il y avait vraiment trop de relâchement. En une fraction de seconde, elle bondit sur le vigile, l'attrapa par le cou, l'étouffa légèrement de manière à diminuer sa résistance. Parallèlement, quand il fut inconscient, elle lui brisa le bras en lui tournant la tête de manière à ce que les hommes qui l'accompagnaient crussent qu'elle lui avait brisé la nuque. Malgré le bruit des os qui se brisèrent, ces deniers ne bougèrent pas et regardèrent le corps du gardien s'affaisser aux pieds de la jeune femme sans qu'aucune émotion ne passa dans leurs yeux morts.

- On continue.

Le but de cette expédition que Joy tentait de mener avec beaucoup de " professionnalisme " était l'accès aux générateurs de courant qui alimentaient le Groupe W en électricité. Pedro pensait que la Tour plongée dans le noir serait beaucoup plus facile à prendre. Ce en quoi il n'avait pas tort, songea Joy. Mais, dans l'obscurité, il lui serait beaucoup plus facile de jouer la fille de l'air et de courir au Bunker récupérer quelques armes. Ainsi, si tout marchait bien, elle sauverait sa peau, empêcherait l'attentat tout en ayant des preuves contre Pedro et surtout… Elle aurait rempli sa part du contrat.

Leur marche dans le sous-sol les avait menés au pied des bouches d'aération du bâtiment. Ils allaient utiliser la petite porte pour accéder au générateur. C'était risqué, très risqué même, mais cela avait un gros avantage : pas de rencontre inopinée qui se solderait par la mort d'un innocent. Joy s'agenouilla et découpa le grillage qui donnait accès aux canalisations géantes. Quand elle eut achevé sa tâche, elle se glissa à l'intérieur. La jeune femme fut prise d'un léger vertige. 60m au-dessus de sa tête, des hélices géantes brassaient l'air, faisant un bruit d'enfer. Joy contempla pendant quelques secondes les pales tourner régulièrement. Heureusement, elle n'irait pas très loin, seulement deux étages plus haut. Comme prévu, aucune échelle n'était là pour leur permettre l'accès à la deuxième grille. C'est pourquoi, quand Joy se retourna vers l'un des hommes qui l'avaient rejointe, il lui tendit une sorte de harpon. L'agent secret s'empara de l'instrument, l'examina rapidement. Elle eut une espèce de rictus nerveux, mais retrouva très vite son sérieux. Elle leva le harpon, visa et tira. Une espèce de crochet jaillit, emportant avec lui une corde épaisse de varappe. Le crochet alla se ficher dans la cage qui retenait l'hélice de l'aération prisonnière. D'un geste nonchalant, Joy s'assura de la solidité de la corde. Pesant de tout son poids sur celle-ci, elle vérifia que celle ne céderait point pendant leur ascension. Puis elle l'accrocha solidement à un gros mousqueton que les hommes avaient planté dans le sol pendant qu'elle s'occupait de la corde. Sur un geste d'elle, ils firent un nœud solide pour tendre la corde à son maximum. La jeune femme se recula, jaugeant ce à quoi elle s'attaquait. 6 mètres de grimpée à tout casser, mais une surface désespérément lisse et pour seul appui, une petite corde le long du mur. Joy rassembla ses forces et s'élança.

Bunker


Voyant le regard de son futur ex-meilleur ami, Simon tenta une approche bafouillante. Un peu du genre :

- Tiens… Largo… Tu as fait bon voyage ? Tu arrives… Comment dire… Un peu plus tôt que prévu…
- Oui… C'est bien ce que je crois. Un peu plus tôt que prévu, ironisa le milliardaire.
- Comment te dire… Vois-tu, c'est un peu compliqué à expliquer…

Tournant toujours autour du pot de manière on ne peut moins subtile, le Suisse se déplaçait dans le Bunker de manière à mettre le plus de distance entre lui et son patron. Voyant que sa pitoyable explication ne convainquait pas le moins du monde Largo. Simon jeta brusquement l'éponge. Il esquiva par cette malheureuse phrase :

- D'ailleurs, Kerensky t'expliquera ça beaucoup mieux que moi ! Hein Kerensky ?

Chose que Simon regretta immédiatement après s'être rendu compte que le Russe n'avait pas du tout apprécié le cadeau empoisonné qu'il lui faisait. L'informaticien décida d'avouer une partie du problème à Largo. Mais juste une partie.

- Le Groupe W a reçu des menaces sérieuses. C'est pourquoi NOUS avons décidé qu'il était préférable pour ta sécurité de t'éloigner pendant quelques temps.
- Et depuis quand tu me crois incapable de faire face au danger ?, répondit le milliardaire, sceptique.


Tour W
3° sous-sol

Le dernier des mercenaires venait de se hisser laborieusement jusqu'à l'étage. Quand ce dernier se fut effondré sur le sol, Joy décrocha la corde d'un geste vif et la laissa tomber au sol. Elle suivit du regard sa chute. Devant l'air interrogatif de Pedro, elle expliqua :

- Si, par hasard, on la remarque, on se posera moins de questions sur une corde au sol que sur une corde suspendue.

L'Italien hocha sentencieusement la tête. Joy sentit, cependant, qu'il aurait mieux apprécié son acte si elle lui en avait parlé auparavant. De toute façon, elle savait pertinemment que, suspendue ou pas, la corde attirerait l'attention, ce n'était donc pas pour cela qu'elle l'avait fait, mais plutôt pour couper le chemin à ceux qui tenteraient de s'enfuir. Elle continua un peu sur la gauche, s'arrêta devant une sorte d'énorme boîte blindée et, semblable à ces femmes qui dirigent les visites guidées, fit remarquer aux hommes, avec un air charmant :

- Messieurs, les parties commande des générateurs du groupe W…


Bunker
5mn plus tard


- Ecoute, Largo, je ne te considère pas comme un incapable. Ne dis pas ça, tu n'y crois pas toi-même. Ce que j'essaie de te dire, si tu daignais m'écouter un peu, c'est simplement que, ayant à m'occuper de la protection de la Tour, je ne pouvais pas, en plus, assurer ta protection.

Georgi Kerensky essayait de faire comprendre à son patron toutes les subtilités du supposé problème, bien qu'il sût parfaitement qu'assurer ces deux tâches simultanément ne lui aurait posé aucun souci. Il ne remarqua donc pas la lumière rouge qui clignota sur son écran quand Joy ouvrit avec son ancien pass la porte blindée des générateurs.

- Avant, vous ne m'éloigniez jamais en cas de pépin que je sache…
- Largo, le reprit le Russe, cesse de te comporter comme un enfant gâté ! Avant, nous étions quatre !

Devant l'expression douloureuse qui se peignit soudainement sur le visage du milliardaire, Kerensky voulut s'excuser, mais il n'en eut pas le temps. Le bunker se trouva plongé dans une profonde obscurité.

Tour W
5°sous-sol

Joy cherchait son ancien pass. Une fois qu'elle l'eut sorti de sa poche intérieure, Pedro l' intercepta, soupçonneux.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?, fit-il ?
- C'est mon ancienne carte magnétique, lui répondit-elle, sur un ton de défi. Cela vous pose un problème, peut-être ?
- Vous me croyez suffisamment stupide pour vous laisser utiliser ça ?, lança l'Italien furieux.

Joy le dévisagea, surprise. Elle reprit, plus calmement :

- J'ai rendu une copie de ce dernier lorsque j'ai donné ma démission. Il n'y aura donc aucun lien entre cette carte-ci et moi. Et puis, de toute façon, vous allez tout faire sauter, n'est-ce pas ? Alors, que craignez-vous ?


Pedro lui rendit sa clé magnétique presque à contrecœur. La jeune femme s'en saisit vivement. Elle passa la mince épaisseur de plastique dans le lecteur. Elle retenait presque sa respiration. Dans quelques secondes, tout au plus quelques minutes, ce serait à son tour d'agir. Les battements de son cœur résonnaient dans sa tête de manière incontrôlable. Une diode électroluminescente verte s'alluma en même temps qu'un léger son se faisait entendre. La porte était déverrouillée. Elle jeta un rapide coup d'œil aux hommes qui l'accompagnaient. Ils avaient tous le regard figé dans sa direction. Tous attentifs au moment où la jeune femme allait éteindre la lumière à jamais sur le Groupe W. Tous concentrés pour ne pas rater le véritable départ de leur mission. L'espionne voyait une veine battre sur la tempe de l'un d'entre eux. Elle ouvrit la porte blindée. Devant elle, la poignée à abaisser qui couperait le courant et couvrirait sa fuite. Le temps était suspendu. Comme au ralenti, sa main se dirigea vers la manette. Joy prit une grande inspiration et compta jusqu'à trois dans sa tête. Un…Deux… Trois… Elle abaissa la poignée.

Bunker

Kerensky étouffa un juron russe. Quelle M… !!! Occupé à se justifier auprès de Largo, il n'avait pas pensé à surveiller la position de leur ennemi. La voix du Suisse se fit entendre :

- Eh, Kerensky…Qu'est-ce qui se passe ?
- Ils s'en sont pris aux générateurs du Groupe. Ils doivent penser que cela sera plus facile pour eux de nous piéger. Bien joué Joy, ajouta-t-il entre ses dents serrées, ayant deviné le plan de son amie.
- Mais pourquoi sommes-nous toujours dans le noir ? Le Bunker n'a pas un générateur indépendant ?

Cette fois, c'était Largo qui avait posé la question.

- Si, mais laisse-lui le temps de s'activer. Il se met en marche après deux minutes d'obscurité dans le Bunker…

Les trois hommes patientèrent en silence une minute, le temps pour que la lumière revienne. Alors, Kerensky interpella Simon. Son ton était vif et sans appel. L'ex-voleur ne songea même pas à protester.

- Simon! Tu prendras autant d'armes que tu pourras. Nous seuls pouvons empêcher ces lâches de nuire. Il ne faut pas compter sur la CIA pour ça. Ils ne connaissent pas suffisamment les locaux pour intervenir dans le noir. On va y aller tous les deux.

Mais si Simon n'émit pas un son et se soumit à la volonté soviétique, ce ne fut pas le cas de son meilleur ami qui protesta âprement contre cette décision ô combien injuste. Qu'est-ce qu'il allait faire lui pendant ce temps ? Apprendre à tricoter ?

- Désolé, je n'ai pas ça en stock, répondit, glacial, le Russe. Tu restes ici et tu nous attends. C'est à toi qu'on en veut ! Donc tu ne bouges pas. Le Bunker est le seul endroit qui soit sûr.

Largo s'assit avec un soupir sur un des sièges qui entouraient la table, fixant obstinément un des écrans, pourtant noir, et ne se retourna même pas quand un bruit l'avertit que ses amis étaient partis. Sans lui.


Tour W
5° sous-sol

Joy courait. Dans l'obscurité la plus complète. Elle courait comme elle n'avait jamais couru, heurtant parfois un mur, s'arrêtant occasionnellement pendant de très brefs instants pour écouter le silence, à la recherche d'un signe qui lui dirait où se trouvaient les mercenaires. Cela faisait cinq minutes qu'elle se dirigeait à l'aveuglette, cinq minutes qu'elle avait coupé le courant dans l'immeuble et qu'elle en avait profité pour s'échapper. Elle avait donné un coup de pied brutal dans l'unique torche allumée que Pedro tenait. Il n'avait même pas réagi sur le moment, trop surpris par cet acte auquel il ne s'attendait vraiment pas. La torche qui était tombée sur le sol s'était éteinte sous la violence du choc. Alors, Joy avait entamé sa folle course. Direction : Le Bunker. Là, elle trouverait des armes et de l'aide. Reprenant pendant quelques secondes son souffle, elle remercia le Ciel d'avoir appris par cœur les plans du Winch Building. Cela lui servait aujourd'hui. Son ouïe exercée distingua quelques bruits de pas au lointain, elle reprit sa course.

Tour W
5° sous-sol


Pedro pestait en silence. Quel idiot il avait été !!! Quel imbécile !!! Il lui avait presque fait confiance. Il avait du mal à comprendre, mais ce n'était pas là l'essentiel. Qu'est-ce qu'elle voulait ? Le doubler ? Impossible, ils partageaient les mêmes objectifs. Lui échapper ? Si c'était pour ça, elle avait raison de courir. Car, quand il la retrouverait, il allait la tuer.
Il ne lui vint même pas à l'idée que Joy Arden puisse se trouver de l'autre côté, du côté de ceux qui avaient tout intérêt à ce que lui, Pedro Moretti, n'arrive pas à mener à bien son funeste projet.
Il se retourna vers ses hommes.

- On continue comme prévu. Le but : la salle du conseil. On se sépare en quatre équipes. On se retrouve là-bas.

Heureusement, il n'avait pas besoin d'elle pour se diriger dans l'enceinte de cette tour gigantesque. Lui aussi connaissait les plans des lieux. Dans un sens, même si cette femme l'avait trahi, elle avait quand même fait ce qu'il attendait d'elle. Elle avait coupé l'électricité. Le plus important au fond. Avant que les hommes se séparent, il leur lança un dernier ordre, un sourire sadique au bord des lèvres :

- Le premier qui rencontre Joy Arden se charge d'éliminer le… Il hésita sur le dernier mot. … problème.

Tour W
5° sous-sol.

- Troisième couloir à gauche après celui-là. Ou à droite ? M…, réfléchit Joy à voix haute, avant de se reprendre.

Le silence était de rigueur. Pas de bruit. Elle serait ainsi plus réceptive à ce qui pourrait se passer autour d'elle. Elle avait cependant un léger problème. Arrivée à un embranchement en T, sa mémoire lui faisait défaut. Gauche ou droite ? Droite ou gauche ? Joy réfléchit et choisit très vite d'aller à droite. Elle faisait confiance à son instinct qui lui disait d'aller par là.
Un sourire apparut sur son visage. Sourire qu'un observateur aurait qualifié de magnifique s'il avait pu voir dans le noir. Elle avait trouvé quelque chose. Ce quelque chose n'était pas ce qu'elle cherchait au début, c'était mieux encore. Le monte charge qui permettait de faire la navette entre le 3° et le 2° sous-sol. En moins de temps qu'il fallut pour le dire, l'agent de la CIA grimpa dans l'appareil et appuya sur l'unique bouton de l'appareil. Elle frémit légèrement quand celui-ci se mit en marche dans un bruit de moteur fort peu discret.

L'ascenseur improvisé s'immobilisa une fois arrivé à destination. Joy sortit prudemment de celui-ci et réfléchit quelques secondes. Pour accéder au Bunker, il fallait qu'elle rejoigne l'aile Ouest. L'image d'un dédale de couloirs sans fin s'imposa à son esprit. Elle avait une vague idée de par où elle devait passer. Ce qui, en un sens, n'était déjà pas mal du tout. La situation aurait pu être pire. Elle commença donc à avancer, longeant les murs, une main posée sur ceux-ci pour être sûre de ne pas rater l'embranchement qu'elle devait prendre. Soudainement, elle s'arrêta, au léger bruit de ses pas s'était superposé un autre bruit de pas. Ils étaient plusieurs, nota la jeune femme. Que faire ? Mais elle n'eut pas le temps de pousser plus loin la réflexion. Une raie de lumière ardente était apparue au deuxième croisement. Joy rebroussa rapidement chemin et se cacha dans un autre couloir, attendant de pied ferme ses ennemis.


Tour W
4° sous-sol

Kerensky et Simon avançaient prudemment dans le noir. Bien qu'ils se soient munis d'une torche puissante et d'armes sophistiquées, l'atmosphère était loin d'être confiante. Le Suisse n'en menait pas large du tout. Il ne savait pas où il allait et cela le rendait nerveux. Très nerveux. Il jetait sans cesse des coups d'œil derrière lui, mais son regard se perdait irrémédiablement dans le vide absolu qui l'entourait. Sa respiration s'était accélérée, trahissant le rythme rapide des battements de son cœur. A côté de lui cheminait le Russe, placide et serein. Semblable à lui-même quelles que fussent les circonstances. Même si, comme aujourd'hui , l'air du temps était au drame plutôt qu'à la joie. Simon enviait le calme de son compagnon. Lui ne pouvait s'empêcher de se dire que ce jour pourrait être le dernier. Traquer un groupe terroriste dans la nuit n'était pas son fort, loin de là. Il aurait préféré, et de loin, la compagnie de la jolie serveuse à laquelle il avait soutiré le numéro de téléphone. Il ne voulait pas mourir avant d'avoir connu les joies de sa compagnie. A ces pensées négatives, la torche trembla légèrement dans les mains de l'ex-voleur. Mais, soudain, un choc brusque précipita la torche à terre, où elle mourut de sa belle mort dans un grésillement à vous fendre l'âme.

Bunker

Pendant ce temps, Largo fulminait dans son coin. Il n'avait pas quitté son fauteuil et boudait, le regard toujours fixe, tel un enfant que l'on a privé de son jouet préféré. Il rouspétait sur son siège, traitant mentalement Kerensky et Simon de tous les noms d'oiseaux qui lui passaient par la tête. Brusquement, il sortit de sa léthargie. Il regarda sa montre. Ses amis étaient partis depuis près de dix minutes. Ils ne devaient pas être bien loin. Il allait les rejoindre. Sa décision était prise et rien n'aurait pu le faire revenir dessus. L'action, c'était sa drogue. Hors de question qu'on le prive de ça !!! Il se leva et ouvrit l'armoire dissimulée derrière un miroir. La cache des armes. Des pistolets, des mitraillettes, des munitions. De quoi prendre d'assaut une forteresse. Ou de quoi la défendre, rectifia-t-il. Son regard rencontra la crosse d'une arme qu'il connaissait bien. Le dernier caprice de Joy avant Montréal. Le dernier cri. Facile à manier et précis comme aucun autre. Il caressa celle-ci, hésitant. Il chassa ses derniers doute et s'en empara. Avec cette arme, cela serait un peu comme si Joy était là pour veiller sur lui. L'air décidé, il referma la porte, non sans avoir pris une autre arme et des munitions avec lui, puis quitta le Bunker, partant à l'aventure, une torche à la main.


Tour W
4° sous-sol

Joy s'était accolée au mur, attendant que les hommes arrivent à sa hauteur pour les neutraliser. Elle comptait mentalement les pas qui la séparaient encore d'eux, n'usant pour cela que de la finesse de son ouïe. En effet, jeter rien qu'un seul regard aurait été trop risqué car elle aurait pu perdre l'avantage que lui conférerait la surprise.
Dix pas… Une forte raie de lumière se glissa telle un serpent le long du mur, éclairant ses pieds. Ils se rapprochaient et Joy sentait de plus en plus fort le sang battre ses tempes en cadence.
Cinq pas… La jeune femme pouvait entendre leur souffle. Elle remarqua que l'un d'entre eux se sentait nerveux, vu la manière dont la respiration de celui-ci semblait saccadée. A moins qu'il n'ait couru un deux cents mètres pour la rattraper…
Deux pas… L'agent secret ferma les yeux et se concentra, son corps n'était plus que tension et peur. Peur d'échouer. Peur de mourir ici. Peur de ne pas réussir à sauver Largo. Même si Joy serait morte plutôt que d'avouer ce sentiment, elle avait reconnu la nature même de ce qui faisait perler quelques discrètes gouttes de sueur au bord de son front délicat. Elle serra les dents et compta. Un… Deux… Trois… Elle avait bien calculé. A cet instant précis, elle avait à portée de main la lampe de ses adversaires et d'un violent coup de pied, elle la précipita au sol.

Tour W
4° sous-sol

Quand le choc lui arracha la lampe de la main, Simon fixa le sol de ses yeux écarquillés, cherchant vainement dans les épaisses ténèbres qui avaient envahi son champ de vision le lieu de chute de celle-ci. Son cerveau jouait aux abonnés absents et il ne comprit pas tout de suite la nature du choc. Il chercha pendant une fraction de seconde ce qui avait bien pu occasionner la chute de la torche, avant de parvenir à la conclusion que celle-ci était due à la présence d'un élément extérieur hautement prévisible qu'il n'avait pas anticipé. Mais cette fraction de seconde lui coûta cher. Il n'eut pas le temps de s'écarter pour éviter ce qui lui fonça dessus et l'envoya valser contre l'un des murs. Le Suisse s'affaissa, légèrement groggy, contre la paroi. Il eut à peine la force de pousser un grognement, destiné à avertir Kerensky du fait que sa Grandeur, Simon Ovronnaz I°, était momentanément hors-jeu.

Tour W
4° sous-sol

Joy venait de se débarrasser du premier homme. Elle y avait mis toute son énergie pour être sûre de ne pas avoir à se battre avec lui en même temps qu'avec son compagnon. La tâche s'annonçait difficile. Où était son adversaire ? Son instinct lui disait qu'il devait se trouver à quelques pas sur sa droite. Si celui-ci pouvait avoir la bonne idée de rester immobile, cela l'arrangerait considérablement. Mais bon, il ne fallait pas rêver non plus. Elle en vint presque à remercier son père de l'entraînement spartiate qu'il lui avait fait subir. Mais elle chassa très vite de sa tête cette idée. Elle devait se concentrer.

Tour W
4° sous-sol

Kerensky avait tout de suite compris ce qui se passait. Enfin, il l'imaginait très bien car il avait quelques difficultés à voir dans le noir. Ce n'est pas parce que Simon prenait un malin plaisir à l'appeler Monsieur le Vampire, qu'il avait développé sa vision nocturne. Non… Seul son instinct, ou plutôt ses réflexes, lui avait intimé de se placer en position de défense. Il avait donc mis très peu de temps à réagir lorsque quelqu'un les avait plongés dans le noir. Le Russe ne se déplaçait pas souvent sur le terrain, c'était le moins qu'on pouvait dire. Mais personne n'aurait osé contredire que le fait que l'ex-agent du KGB avait encore de quoi envoyer au tapis la plupart de ses ennemis. Kerensky se tendit davantage quand il entendit le bruit sourd que fit Simon. Il fit rapidement le lien entre la vibration dans le sol et ce bruit. Le Suisse s'était effondré par terre et il était fort probable que l'on l'y ait aidé.
Il canalisa alors tout son pouvoir d'anticipation, de concentration et les mit au service de ce combat qu'il aurait à livrer. Kerensky n'était pas fou et il était loin d'être bête, il n'allait pas se servir de son arme dans le noir, il risquait de blesser l'ex-voleur. Mais il savait pertinemment que celui ou celle qui s'attaquait à eux devait se sentir en infériorité pour avoir ressenti le besoin de se terrer dans l'obscurité.
Georgi Kerensky régula sa respiration pour la rendre la plus silencieuse possible et adapta ses mouvements dans une seule optique : devenir plus silencieux que le serpent qui glisse au sol et vous attaque sans prévenir.


Tour W
4° sous-sol

Le silence était omniprésent. Rien ne bougeait, plus rien n'existait. Tout n'était que néant, vide et absolu. Se battre. Seule. Son adversaire était fort, elle le savait, elle le sentait. Elle aurait bien été incapable de dire d'où lui venait cette étrange certitude. L'espionne chercha à le localiser, tous ses sens en éveil. " Se battre pour ne pas mourir ", songea Joy. Et elle porta le premier coup, sa garde bien haute, pour parer les chocs qu'elle ne verrait de toute façon pas venir. L'homme en face d'elle dévia l'attaque et enchaîna avec un crochet du droit qui ne fit que la frôler car elle avait prévu ce retour. En réponse, elle lança un coup de pied retourné. Mais elle aussi, elle ne rencontra que du vide.
Les coups s'enchaînaient, la plupart n'atteignant jamais leur but, quelques-uns finissant par déstabiliser l'autre pendant un court instant. Parfois, l'un des deux combattants trébuchait ou heurtait un mur mais celui-là se reprenait très vite.
A un seul moment, Joy fit une erreur. Un coup de feu retentit au loin, enfin, pas si loin que ça. Ce qui détourna l'attention de la jeune femme pendant une fraction de seconde. Erreur grave. Fatale, peut-être. Elle ne put parer le coup qui lui arriva droit dans l'estomac et la plia en deux. Avant qu'elle n'ait pu réagir, l'autre l'avait saisie par derrière, lui tordant un bras pour l'empêcher de se dégager et lui enserrant de plus en plus fort le cou. Joy grimaça silencieusement. Ce traitement était extrêmement douloureux. De plus, si elle ne se dégageait pas rapidement, elle allait finir par s'évanouir à cause du manque d'oxygène. Et alors, Adieu, veaux, vaches, cochons…
Mais avant qu'elle n'ait pu esquisser un geste, une forte lumière, sortie de nulle part, l'aveugla.

Tour W
4° sous-sol

Largo se dépêchait. Il n'était pas en retard pourtant. Pour cela, il aurait fallu qu'on l'attende. Et le milliardaire n'était pas attendu. " Tous ces couloirs se ressemblent ", songea le jeune homme. Il avait beau avoir pris un plan avec lui, se diriger n'était pas pour autant plus aisé. Et zut ! Encore un croisement ! Il se pencha sur la feuille de papier pour voir par où il devait passer. Largo était persuadé que ses amis n'étaient pas loin. Saloperie de plan ! Gauche ? Droite ? Tout droit ? L'éclat d'une lampe luisait au fond du couloir qui lui faisait face. Largo sourit. Tout droit. Il était très content d'avoir retrouvé ses amis, mais il l'était un peu moins à l'idée d'avoir à affronter la colère, même dissimulée d'un certain ancien espion de sa connaissance. Il accéléra cependant le pas quand la lueur tourna à gauche. Ce n'était pas le moment de les perdre. Il ne vint même pas à l'esprit de notre fougueux jeune homme que la lumière qu'il avait entr'aperçut pouvait provenir d'une lampe ne se trouvant pas entre des mains amies. Il pressa donc le pas, tourna à gauche et s'arrêta net. Le puissant faisceau de sa lampe éclaira deux visages inconnus situés à cinq mètres de lui. La question de savoir si les deux armoires à glace étaient ou non amicaux ne se posait même pas. En effet, leurs armes bien en évidence, parlaient pour eux. C'est pourquoi, même si surpris, Largo ne s'embarrassa pas d'interrogations inutiles, éteignit rapidement sa torche et déguerpit pour se cacher dans un couloir avoisinant, le temps de se trouver un quelconque plan B. C'est avec soulagement qu'il entendit dire :

- Continue… Je m'occupe de lui, puis je te rejoins.

Un contre un, c'était déjà plus équitable. Et même s'il boxait hors de sa catégorie, il avait l'avantage de sembler un peu plus agile que les deux hommes. La lumière se rapprochait. Largo chercha une arme silencieuse. Pas question d'ameuter tout le fan-club de ce type. N'en trouvant pas, il se résolut à utiliser sa lampe. En acier, elle pouvait faire des dégâts. Le tout était simplement d'y mettre de la bonne volonté et de frapper assez fort.

Quand l'homme passa à côté de lui, Largo se coula rapidement dans son dos et avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, il lui fracassa la torche à la base du crâne de toutes ses forces et de toute son énergie. L'homme ne perdit pas connaissance, il se retourna mais porta la main à sa nuque, surpris, les yeux exorbités. Mais le milliardaire ne perdit pas son temps en mondanités. Vif comme l'éclair, il porta un coup bien en dessous de la ceinture, puis termina en lui cognant la tête contre l'une des parois métalliques. Le mercenaire s'effondra sans un bruit. Largo le délesta de son arme et l'attacha avec une corde qu'il trouva en fouillant le corps étendu. " Au suivant ", s'encouragea-t-il mentalement. Mais là, il n'eut pas l'occasion de faire dans la discrétion. Le suivant en question, inquiet de ne pas voir son acolyte arriver, était revenu sur ses pas et le tenait en joue. Largo eut à peine le temps de viser. Il tira en se jetant de côté. Il ne savait pas s'il l'avait touché. Quelques secondes s'écoulèrent, silencieuse. Il jeta un rapide coup d'œil en dehors de sa cachette pour voir ce qui se passait. Rien ne bougeait et à l'endroit d'où émanait une lumière diffuse, Largo vit une masse informe étendue. Le milliardaire s'approcha lentement de l'homme qu'il venait d'abattre. La chance avait été avec lui. Celui-ci ne nuirait plus, mort d'une balle entre les deux yeux. Il relâcha sa vigilance et emprunta au cadavre une torche pour remplacer la sienne désormais inutilisable. Elle était certes moins puissante, mais elle ferait l'affaire.

Cette altercation l'avait fait dévié de son chemin. Le problème était donc de se localiser. Il jeta un coup d'œil circulaire aux alentours et soupira. Il prit un couloir au hasard, à la recherche d'un quelconque point de repère. Soudainement, il s'arrêta. Ses pupilles s'agrandirent sous l'effet de l'étonnement. Qu'est-ce que c'était que ça ?!

Tour W
4° sous-sol

Joy cligna des yeux, éblouie. C'était la fin à n'en plus douter. Elle ne voyait plus rien. Ah, cette lumière ! Trop forte, trop agressive ! Elle lui faisait mal aux yeux. Puis elle se rendit que la situation pouvait tourner à son avantage, chose qu'elle n'espérait plus. En effet, sous l'effet de la surprise, de l'éblouissement, ou de quelque chose d'autre, l'homme avait desserré son étreinte. Une seconde chance s'offrait à elle et elle était décidée à ne pas la laisser passer. En moins de temps qu'il ne le faut pour le dire, Joy pesa de tout son poids sur le bras qui l'étranglait. De sa main libre, elle attrapa le col de la chemise de son agresseur. Puis en une passe rapide, elle le fit basculer par-dessus son épaule. L'homme atterrit violemment par terre. Quand la jeune femme s'élança pour achever de le mettre KO afin de pouvoir s'enfuir tranquille, elle retint un cri de surprise. Mais à son étonnement répondait celui mal dissimulé dans le regard bleu de celui qu'elle avait pris pour un ennemi à abattre. Elle fit, cependant comme si de rien n'était.

- Tiens, Kerensky. Heureuse de te revoir.
- Moi de même, très chère, répondit-il sur un ton mordant. Cela me rappelle quelques vieux souvenirs.

Joy ne répondit pas. Elle fut prise d'un brusque soupçon. Si c'était Kerensky qui était là, qui avait-elle assommé tout à l'heure ? Elle se mordit la lèvre en découvrant Simon, évanoui sur le sol. Qu'est-ce qu'elle allait entendre quand il allait se réveiller ! Puis quelque chose lui revint en mémoire. Un détail qui clochait. La lumière était toujours là, aussi forte et désagréable. La jeune femme se demanda qui pouvait bien être au bout de la torche. Comme pour répondre à sa question, le faisceau lumineux fut dirigé dans une direction autre et elle put voir les traits figés et anxieux de l'homme pour lequel elle faisait tout ça. " Largo… ", murmura-t-elle.

O temps, suspends ton vol. Tout était confusion, plus rien n'avait de sens, tout tournait à l'envers. L'équilibre devenait déséquilibre, le feu devenait glace, la mort devenait vie. Depuis qu'il l'avait vue. Le fragile esquif sur lequel il avait reconstruit sa vie quand elle était partie venait de chavirer. En l'espace d'un instant. Quand il l'avait vue. Quand le faisceau lumineux avait révélé ce visage dont il rêvait toutes les nuits. Quand, enfin, elle était sortie des ténèbres qui l'enveloppaient. Il était si absorbé par sa contemplation qu'il ne remarqua pas l'attitude inhabituelle des deux agents. Il ne vit même pas que Kerensky ceinturait Joy de manière peu amène. Il ne revint à la réalité que quand la jeune femme mit le Russe à terre. Alors l'esprit du milliardaire fut traversé par une foule de questions : Pourquoi ? Faisait-elle partie de ceux qui voulaient le détruire ? L'aurait-elle trahi ? Mais tous ses soupçons s'évanouirent quand ce son mélodieux traversa l'espace pour l'atteindre. " Largo… ". Rien n'était plus doux aux oreilles d'un homme que son nom murmuré par la femme qu'il aime.

Joy fut effrayé par l'aspect fantomatique de son ancien patron. Il était figé, absent au présent. Mais il n'avait cependant rien perdu de son charme qui la faisait tant craquer. Quand elle l'avait aperçu la première fois, son cœur s'était emballé de surprise. Mais si, désormais, il battait si fort dans sa poitrine, c'était pour une toute autre raison, qu'elle n'osait ou ne voulait pas s'avouer. Ce fut cette raison qui la poussa à détourner le regard et à s'agenouiller près de Simon. Un Simon qu'elle se mit en œuvre de tirer de son inconscience.

- Simon…, fit-elle d'un ton assez doux, en le secouant légèrement par l'épaule.

Devant l'absence de réaction du bel endormi, elle se décida à agir un peu plus lourdement et commença le traitement en lui administrant une lourde gifle.

- Simon, reprit-elle, menaçante cette fois. Réveille-toi !

Le Suisse dut percevoir le danger latent dans la voix qui s'adressait à lui. Il porta la main à ses yeux, sans pour autant les ouvrir. Puis il se frotta la tête. " Alala, quel mal crâne ! ", songea-t-il. Puis il ajouta, alors que les événements précédents lui revenaient en mémoire : " Quelle gamelle ! ". Puis réalisant que la voix qui l'avait réveillé n'appartenait ni à son meilleur ami ni au Russe mal aimable, il ouvrit en grand les yeux. Et avant que Joy n'ait pu esquisser un geste pour se relever ou pour le retenir, il la tenait dans ses bras, tout joyeux :

- Joy ! Tu es là ! Si tu savais comme je me suis inquiété pour toi ! Tu vas bien ? Ils ne t'ont pas fait de mal ?

Surprise par la dernière question de Simon, elle jeta un coup d'œil à Kerensky qui se tenait à quelques pas derrière eux. Il haussa les épaules, en réponse à la question muette de la jeune femme. Une manière comme une autre pour signifier qu'il n'avait guère eu le choix.
Seul Largo se tenait en arrière, à l'écart de ces retrouvailles. Gêné, il se sentait pris en flagrant délit de voyeurisme, ne se sentant pas à sa place, ne trouvant pas de ton juste pour exprimer sa joie de la revoir et ne comprenant pas davantage ce qu'elle faisait là.
La première à se ressaisir fut Joy. Se dégageant vivement de l'étreinte de Simon et se relevant, elle lança :

- Ils sont dix, onze en comptant le chef. Ils veulent faire sauter la Tour.
- Donc ils ne sont plus que neuf…

Tous se tournèrent vers le milliardaire qui avait prononcé cette phrase.

- Comment ça ?, s'étonna le Suisse, désormais tout à fait d'aplomb.
- Deux bonhommes et moi, on a taillé une bavette dans un des couloirs avoisinants, expliqua-t-il.

Joy hocha la tête, satisfaite de savoir que les troupes de Pedro avait diminué. Puis elle comprit ce que signifiaient les paroles de Largo.

- Quoi !, s'écria-t-elle. Tu étais tout seul et tu les as affrontés ! Tu es malade, ma parole ! Ce sont des professionnels, Largo ! Des machines à tuer ! Pas des types qui aiment jouer les Indiana Jones à leurs heures perdues !

Puis elle se calma, se rappelant qu'elle avait passé plus d'un an à essayer de lui faire rentrer ce genre de principes dans la tête sans y parvenir. Alors à quoi bon insister ? Il n'en avait fait qu'à sa tête, quelles que soient les circonstances…Ce n'était pas maintenant que les choses allaient changer ! Elle jeta un rapide coup d'œil à Kerensky et à Simon qui les regardaient : le regard faussement larmoyant de l'un et le sourire ironique de l'autre la firent frémir de colère contenue. Ils trouvaient ça amusant, peut-être ! Mais c'était leur travail de le protéger, plus le sien ! Elle se tourna à nouveau vers Largo pour voir si son petit discours avait fait son effet. Peine perdue. Il arborait un sourire béat.

En effet, le milliardaire se sentait comme libéré d'un poids immense. Elle était là. En face de lui. Comme avant. Elle le sermonnait sur l'inconséquence de sa conduite et sur les risques inconsidérés qu'il prenait. C'était comme si les six derniers mois n'avaient jamais existé. Comme si le temps avait été aboli depuis l'instant où elle était partie. Largo ne se serait rassasié de la lueur de colère qui brillait dans ses yeux à ces moments-là. Elle était si belle et si désirable quand elle était en colère. Mais quand la jeune femme parla, il reprit pied avec la réalité.

- Johnson a été prévenu ?, demanda-t-elle, désabusée.
- Oui, répondit laconiquement le Russe. On ne peut plus faire un pas dans ce building sans rencontrer un agent capitaliste.

Joy réfléchit quelques secondes. Pendant ce temps, personne ne parla, comme si tous comprenaient l'importance de sa réflexion. Par cette attitude, ils lui signifiaient ainsi qu'ils se plaçaient sous son commandement. Elle connaissait le plan et la psychologie des différents intervenants dans cette histoire. Elle était donc la mieux placée pour savoir ce qu'il convenait de faire. Ou de ne pas faire.

- Très bien…Il faut appliquer la méthode de l'escarmouche. Ca te rappelle des souvenirs, Kerensky ?

Celui-ci ne répondit que par un bref hochement de tête. L'escarmouche était, en effet, le type d'attaque préférée des soviétiques. Pas de grandes effusions de sang. Du doigté et de la précision. Un travail de maître en somme. Joy continuait, expliquant aux autres, les raisons de ce choix.

- Rien ne sert de les attaquer en grand nombre et de face. Ils sont bien armés. Grenades, bombes, etc… Je connais ce genre de types, ils se feront sauter plutôt que de se rendre. Et en se faisant sauter, ils feront exploser le bâtiment au passage !
- Donc, on ne fait pas venir Johnson et ses super agents secrets?, demanda Simon, vaguement déçu. " Ca ne servait pas à grand'chose de les avoir fait venir ! ", songea-t-il, dépité.
- Non, on va faire joujou tous les quatre, mon petit Simon, répondit Joy. Ca sera moins risqué que de faire venir toute une armée à gros sabots. Vous avez des armes, des munitions ?

En effet, s'ils n'avaient ni armes, ni munitions, ils devraient faire un détour par le Bunker et ils perdraient un temps précieux. Largo lui tendit une arme, qu'elle saisit rapidement. Elle y jeta un coup d'œil et étonnée, reconnut cette arme comme lui ayant appartenu. Il lui avait fallu une semaine avant de convaincre Largo de la lui acheter. Ce qui compte tenu du pouvoir de persuasion de Joy était déjà énorme. Elle sourit en y repensant.

- Merci, fit-elle, songeuse. Allez, on y va. Et toi, menaça-t-elle son ancien patron, tu te tiens à carreau. D'accord ?

Largo n'insista pas. De toute façon, il ne s'en sentait pas le courage. La femme de sa vie était là et il n'arrivait pas à se dire que c'était vrai et réel. Il ne comprenait pas ce qu'elle faisait là, il ne comprenait pas pourquoi elle était. Qui était Johnson ? Encore un mystère à élucider, sans doute. Mais ce qui le frappa soudainement, c'est que Georgi et Simon semblaient savoir de qui il s'agissait et qu'ils considéraient comme normal la présence de la jeune femme. Comme si… Ils savaient à l'avance qu'elle allait venir. C'était ça. Ils le savaient et c'était pour ça qu'ils l'avaient éloigné. Pas pour une vague histoire de terrorisme. Non. Pour ça. Il leur en voulut énormément pendant quelques secondes. Puis il éloigna de lui ces soupçons et idées noires. Les explications, ça serait pour plus tard. Pour l'instant, il devait sauver l'héritage de son père.

Simon souriait en les regardant. L'Intel Unit était de retour. Enfin, le temps d'une nouvelle mission. Il alluma une autre torche, sortit son arme, vérifia que le chargeur était plein et suivit les autres qui avaient emboîté le pas à Joy.

Ils marchaient tous les uns derrière les autres. La jeune femme, qui était en tête, torche à la main, s'arrêta brusquement, provoquant par là un accident catastrophique et lourd de conséquences : Simon écrasa le pied de Kerensky. Sentant ses orteils compressés par un corps étranger, le Russe se dégagea vivement et fusilla du regard le propriétaire du pied importun. Lequel aurait bien voulu disparaître de la surface de la Terre.

- Simon…, grogna l'ancien agent soviétique.
- Désolé, Kerensky. Absolument désolé. Mais je te prie de ne pas écraser le misérable ver de terre que je suis. Pitié…, supplia-t-il dans l'espoir de dérider son pourfendeur.
- Je te pardonne, laissa tomber ce dernier, très grand seigneur. Mais que cela ne se reproduise plus.

Simon n'eut pas le temps de murmurer tout le mal qu'il pensait des agents russes qui ne pensaient qu'à brimer leur prochain, que Joy leur enjoignait rudement de se taire. Quand le silence fut revenu, elle posa une question qui la gênait apparemment :

- Si vous étiez un terroriste égocentrique et que vous vouliez montrer que vous êtes supérieur, est-ce que vous poseriez une bombe dans les sous-sols ?

Tous se plongèrent dans des réflexions plus ou moins profondes. Le premier à parler fut Largo, qui réfléchit à voix haute.

- A mon avis, cela manquerait extrêmement de panache. Non, j'irais plutôt au cœur du système…Là où cela peut sembler le plus difficile, ce qui peut sembler le plus inaccessible.
- La salle du conseil !, s'exclama le Suisse.
- C'est bien ce que je pensais. Nous sommes d'accord. Quelqu'un a un téléphone ?

Les trois hommes la regardèrent avec des yeux ronds et surpris. Sentant sa patience mise à rude épreuve, Joy réprima les hurlements qu'elle avait envie de pousser pour décharger ses nerfs. Que c'était simple de travailler seule !

- La Tour est remplie d'agents, c'est bien ce que tu m'as dit ?
- Oui…, répondit Simon.
- Et une multitude d'agents qui rencontre quelques terroristes, ça fait " boum " ! , s'énerva-t-elle. Alors passe-moi ton portable !

Le Suisse s'exécuta sans insister. Il n'aimait pas, mais alors pas du tout, la lueur menaçante dans les yeux de Joy. Il en vint presque à regretter l'époque pas si ancienne où seul le Russe le rudoyait. Mais Joy n'en avait cure. Elle se saisit du portable et composa le numéro de Johnson. Elle ne mit que quelques secondes à lui faire un topo complet sur la situation. Mais celui-ci dut émettre une quelconque résistance aux souhaits de la jeune femme car celle-ci se mit à crier :

- Ecoute, Gary ! Tu es venu me chercher, alors tu fais ce que je te dis si tu ne veux pas que ce soit toute la crème de l'espionnage américain qui finisse en brochette. Tu m'as comprise, pas une arme. Tu évacues les civils très discrètement. Et je répète, personne ne tire. Ils sont armés et très dangereux. Il faut y aller en douceur ! Ce sont des bombes humaines !

Elle raccrocha et soupira. Mais elle n'eut pas le temps de faire un compte-rendu rapide à ses acolytes. Une ombre passa au loin devant elle et attira son attention. Rectificatif… Deux ou trois ombres. Les ennuis commençaient sérieusement. Elle dirigea sa lampe dans la direction de l'endroit où il lui avait semblé percevoir une activité. Et se figea quand elle vit luire le canon d'une arme braquée droit sur le milliardaire. Joy ne mit pas longtemps à repasser en mode protection rapprochée et courut vers Largo pour le plaquer à terre. Ce faisant, elle hurla :

- Tous à terre !

Et elle s'écroula, emportant Largo dans sa chute. Elle était désormais sur le jeune homme, lui faisant un rempart de son corps. Elle braqua son arme dans la direction de l'endroit où avaient été tirées les premières balles. Il fallait rapidement neutraliser les mercenaires car les projectiles ricochaient sur les parois métalliques et créaient un risque supplémentaire. L'Intel Unit se replia, sur un signe de Kerensky, dans un couloir faisant l'angle, afin de se mettre à couvert.

- Ils sont combien ?, demanda le Suisse.
- Quatre !, lança Largo.

Les quatre amis ripostaient, comme ils pouvaient, au feu nourri dont ils étaient la cible. Pistolet contre mitraillette, c'était loin d'être aisé. Joy se découvrit un instant et visa. Elle abattit un des tireurs et se remit à l'abri juste à temps, une des balles heurta le mur dans un tintement cristallin, juste là où elle se tenait quelques secondes auparavant.

- Un de moins !, répondit-elle à Largo dont les yeux lui reprochaient son inconscience.

Peu à peu, le combat tourna à l'avantage de l'Intel Unit. Georgi tua un des hommes qui s'était un peu trop découvert et Largo blessa l'un d'eux. Mais c'était compter sans la faiblesse de leur armement par rapport à celui de leurs adversaires. Les quatre amis étaient bien moins équipés que leurs assaillants. Ces derniers, sentant leurs forces diminuer, décidèrent de passer à un échelon supérieur. Très supérieur. Les ordres étaient de régler le problème à n'importe quel prix. L'un des deux survivants sortit un objet rond de sa poche, mordit dedans et le lança dans le couloir qui lui faisait face, précisément celui où Kerensky avait décidé de se réfugier.

Simon patientait, sentait l'adrénaline retomber au fur et à mesure de l'écoulement des secondes. Son souffle se faisait court. Il gardait les yeux braqués en face de lui, tâchant de discerner ce que préparaient les autres. Il savait que ses compagnons étaient dans le même état que lui, tendus comme des arcs prêts à lâcher leurs traits. L'ancien voleur souffla :

- Qu'est-ce qu'ils font ?

Il n'entendit pas la réponse, la grenade qui roula à ses pieds détourna toute son attention. Son sang ne fit qu'un tour. Son taux d'adrénaline grimpa à toute allure. Son esprit se focalisa sur cette image destructrice et sur cette question : Que faire ?
Il ne mit pas longtemps à y répondre. Il hurla à ses amis de s'écarter et de courir. Il s'empara de l'objet nuisible et faisant fi des balles qui sifflèrent à ses oreilles, il opéra un retour à l'envoyeur. En fait, il ne s'attarda pas pour vérifier que celui-ci avait bien reçu son colis. Il partit comme un fou furieux sur les traces de ses amis.

Les secondes s'égrenaient, lentement, les unes après les autres. Simon voyait glisser les grains de sable du sablier. L'un après l'autre. Un pas, puis un autre. Courir le plus vite possible. Une course contre la montre dont le seul et unique prix était le droit de rejouer. Le droit de vivre et de risquer à nouveau sa peau. Il courait, le petit Simon, comme quand il n'était qu'un gamin et que les marchands à qui il volait de quoi manger le poursuivaient. Il courait. Son souffle résonnait en rythme à ses oreilles. Il ne sentait plus la douleur de ses muscles sollicités par l'effort. Pas le temps. Plus le temps. Au bout du couloir, il y avait sa vie et tout ce à quoi il tenait. " Cours, Simon… ", s'entendit-il s'encourager. Cours, Simon…

Quand la bombe explosa, il ne sentit ni chaleur, ni débris. Il ne ressentit même pas le souffle de l'explosion. Il n'entendit que le bruit de la détonation, amplifié par la déflagration de tous les explosifs que portaient les hommes sur eux et qui venaient de s'envoler en poussière en même temps que ces derniers, multipliant par dix la force de l'explosion. Mais ce ne fut que lorsque le silence retomba sur le souterrain que Simon Ovronnaz prit conscience du fait qu'il était encore en vie, qu'il avait frôlé la mort de très près et qu'il avait gagné. Ce ne fut qu'à ce moment-là que l'ancien voleur s'effondra, sous le coup de l'émotion, dans les bras de son meilleur ami venu le rejoindre.


Tour W
1° sous-sol, près de l'escalier qui mène au RDC
10 mn plus tard

Pedro essaya encore une fois de joindre ses hommes. Il jura entre ses dents. Il avait très bien entendu l'explosion qui avait ébranlé le sol sur lequel il marchait. Il n'avait pas été long à comprendre que quelque chose de louche se tramait, que quelque chose d'imprévu s'était produit. En effet, ses hommes étaient peut-être des brutes cruelles, mais ils n'étaient pas idiots au point de balancer une bombe pour écraser un moustique. Au moment où l'explosion avait eu lieu, il avait essayé de joindre ses hommes et le bilan de cette tentative était déprimant. Sur les dix hommes que comptait son équipe, seuls répondaient quatre d'entre eux. Alors, à moins d'une extraordinaire coïncidence qui aurait fait tomber en panne les six talkies-walkies en même temps, cela signifiait que ces six hommes étaient sur la touche. Comme l'Italien ne croyait pas aux coïncidences, il penchait plutôt pour la deuxième hypothèse. Une voix résonna à ses oreilles, le faisant sursauter. Il se mit automatiquement en position d'attaque. Avant de baisser sa garde. Celui qui avait parlé faisait partie de son équipe. Il ne posa aucune question, lisant dans le visage fermé des deux hommes qui arrivaient la terrible nouvelle qui confirmait ses doutes :

- Henrix et Demario y sont passés.

Deux de ses meilleurs éléments. Son visage restait impénétrable, même si des pensées tumultueuses agitaient son esprit. Cependant, dans cet instant de crise, il donnait l'image même de la beauté ténébreuse, telle que l'aurait peinte Botticelli. Ses lèvres serrées faisaient ressortir l'arc de ses pommettes. Le froncement de sourcils mettait en valeur le front large et haut, le nez aquilin. La noirceur environnante accentuait la pâleur de son teint. Le jeune homme était beau. Et plus que beau, il semblait innocent. Mais les apparences étaient trompeuses. Derrière ce front noble se mettait en place un nouveau plan pour pallier aux nouvelles données du plan.

Ses hommes respectèrent son silence, ils ne savaient que trop qu'il ne fallait pas brusquer Pedro Moretti, mais attendre qu'il se décide. Certains d'entre eux avaient goûté au fruit de sa colère et ne souhaitaient pas recommencer. C'est pourquoi ils attendirent patiemment qu'il sorte de son apparente torpeur. Ce qu'il fit assez rapidement :

- Mineto ? Lerti ? Caspar ? Guisleni ? Morts ?
- On en a aucune idée. On a juste trouvé le corps des deux autres. Henrix avait le crâne fracassé et Demario s'est pris une balle entre les deux yeux. Puis on a entendu l'explosion et on a rappliqué aussi vite que possible.

Pedro hocha la tête, digérant silencieusement ces informations.

- Très bien, soupira-t-il. On attend Demonti et Teroni, puis on y va, ajouta-t-il en astiquant nerveusement le canon de son arme. Puis on y va, répéta-t-il pour lui-même.


Etage de la salle du Conseil

Johnson patientait. Du moins, il essayait. Il avait suivi les instructions de Joy et avait fait évacuer presque tout le monde du bâtiment. Cela n'avait pas été trop difficile étant donné que les trois quarts du personnel avait été remplacé par des hommes à lui. Il avait eu le plus de difficulté avec les gros bonnets du Groupe, les " dirigeants " comme on les appelait, qui se récriaient à cors et à cris quand on leur expliquait qu'ils devaient quitter leurs bureaux. Déjà que leurs nerfs avaient été mis à rude épreuve par la prolongation d'une coupure de courant qu'ils ne comprenaient pas étant donné que le Groupe bénéficiait de générateurs indépendants. Johnson se rappelait très bien de l'un d'entre eux qu'il avait dû sortir de force de la Tour. Une petite fouine au brushing impeccable, au costume flambant neuf et au nez sûrement refait. Il avait discuté pendant près de deux minutes, arguant que ses positions de Président de la Winch Air le dispensait sûrement de telles mesures. " Bien sûr ", songea Gary. Comme si un portefeuille bien rempli et une belle voiture vous dispensaient d'obéir à la police, encore plus à la CIA.

Johnson se gratta nerveusement le cuir chevelu. Joy lui avait dit que ces crapules viserait sûrement la salle du Conseil. Le centre du pouvoir décisionnel. Une action très symbolique. Il avait donc disposé quelques agents ici et là aux lieux de passage obligatoire pour donner l'illusion d'une activité et mettre les terroristes en confiance. Il ne fallait à aucun prix qu'ils ne se doutent qu'ils étaient découverts s'il voulait les prendre sur le fait et envoyer ces ordures en prison pour le reste de leur vie. Il avait cependant concentré le gros des troupes restantes à cet étage, ses autres hommes ayant reçu l'ordre de quitter le périmètre et d'attendre dehors pour intercepter une toujours probable fuite. Ceux qui étaient restés dans la Tour avaient reçu l'ordre de rester discret et de ne tirer que dans l'urgence la plus absolue et si tout autre recours était impossible.
Johnson repoussa les cheveux qui lui tombèrent dans les yeux quand il regarda sa montre. Il aurait dû aller chez le coiffeur.


1° Sous-sol
Quelques minutes plus tard

Les derniers mercenaires venaient d'arriver. Ils parurent surpris de trouver leur chef à cet endroit. Ne devait-il pas se rejoindre dans la salle du Conseil ? Pedro leur répondit sur un ton qui trahit son énervement.

- De nouveaux éléments sont désormais à prendre en compte.

Il leur expliqua très brièvement la situation. Il ne s'y attarda pas trop car, de toute façon, cela n'aurait pas changé le problème et n'aurait pas fait avancer la situation. Il conclut cependant ainsi :

- Nous avons sûrement été repérés, ce qui signifie que nous n'avons plus beaucoup de temps. Cependant, ceux qui s'en sont pris à notre équipe sont toujours dans les sous-sols. Il n'y a qu'une sortie et nous ne les avons pas encore vus passer. J'ai donc changé notre modus-operandi. Je veux trois bombes prêtes à exploser dans une demi-heure. Demonti et Teroni viendront avec moi installer ces petites merveilles, le plus vite possible. Vous deux, vous surveiller cette porte. Je veux que personne, à part nous, ne passe cette porte ! C'est compris ?

Devant le silence de ces hommes si durs et si redoutables, qui paraissaient complètement soumis à ses paroles, Pedro ne put retenir un sourire. Mais un sourire mauvais. Un sourire qui tenait plus du rictus que de l'expression de satisfaction. Il hocha la tête et demanda :

- Qu'est-ce que vous attendez ?

Il n'eut pas à patienter longtemps. Les hommes qui composaient son équipe étaient des professionnels, des types qui connaissaient leur métier et pouvaient créer une bombe en moins de temps qu'il n'en fallait à d'autres pour changer les piles de leur baladeur CD. Ils sortirent le TNT, quelques fils électriques, du mastic et trois minuteurs. De ces objets disparates, ils ne mirent pas longtemps à faire trois bombes destructrices extrêmement puissantes, dotées d'une nouvelle technologie qui les rendaient très difficiles à désamorcer. Bref, le parfait cauchemar du démineur, mais un rêve pour un terroriste comme Pedro Moretti.

D'un geste impérieux, il s'empara d'une télécommande à fréquence hertzienne, seul moyen pour désamorcer ces engins de mort. Il se signa discrètement et embrassa la croix en or qui pendait, accrochée à une chaîne qu'il portait autour du cou. Ses lèvres remuèrent silencieusement alors qu'il gardait les yeux fixés au loin, récitant avec ferveur une prière. Prière à qui ? Prière pour qui ? Il priait un Dieu auquel il ne croyait guère de lui permettre de revoir sa sœur, son enfant. Touchante superstition, troublant rituel qu'il répétait à chaque fois qu'il s'apprêtait à donner la mort. Brusquement, ses yeux se rouvrirent, fixes et durs, presque cruels. Toute trace d'humanité avait déserté ce beau visage. Paradoxalement, en cet être, cohabitaient à la fois l'ange et le démon. Il fit signe à deux de ses hommes de le suivre. Il s'arrêta devant la porte, inspira un grand coup et l'ouvrit discrètement. Ne percevant aucun mouvement suspect, il se glissa dans l'ouverture, les deux mercenaires sur ses talons. La porte se referma silencieusement. On aurait pu croire que rien de tout cela ne s'était produit si n'étaient restés deux d'entre eux.


1° sous-sol
Minuterie : 32 mn

Simon s'était rapidement remis de ses émotions. De toute façon, il n'avait pas eu le choix. De plus urgentes préoccupations les appelaient tous les quatre. On lui avait laissé deux minutes pour récupérer. Ce n'était certes pas suffisant, mais il avait fait avec. Deux minutes, ça ne semblait rien, mais c'était tellement aussi. Il s'en était rendu compte quand il courait. Il s'était passé quoi ? Dix secondes, quinze secondes entre le moment où on leur avait envoyé la grenade et le moment où elle avait explosé. Alors deux minutes, c'était énorme pour empêcher une bombe d'exploser. Deux minutes, c'était tout un monde.

Joy marchait en tête, suivie de très près par Largo. Simon arrivait derrière et Kerensky fermait la marche. Pas question de se séparer, cela aurait été trop risqué. L'union faisait la force, surtout dans ce genre de situation. La tension dans l'air était palpable. Il y avait une sorte d'électricité qui les poussait à accélérer leur marche et à être toujours davantage sur le qui-vive. Ils marchaient, éteignant leurs torches à chaque croisement pour ne pas donner l'alerte, inspectant chaque couloir pour ne pas faire de rencontres inopinées. Le chemin était long, il était, en plus, difficile. Largo avait, depuis longtemps, perdu le sens des réalités, obnubilé comme il l'était par la silhouette qui le précédait, n'osant respirer de peur de la voir s'envoler. Ils marchaient ainsi, à la suite les uns des autres dans la même direction, les escaliers menant aux étages de la Tour.

Joy s'arrêta, le souffle court. Elle venait d'apercevoir les deux hommes qui faisaient le guet. Elle fit signe aux trois autres pour leur signaler leur présence. Les quatre amis se concertèrent. Enfin, Joy et Kerensky élaborèrent rapidement un plan, ne laissant guère le choix au Suisse et au milliardaire.
Le Russe se dirigea vers le couloir en face. Il s'agissait de faire diversion. Georgi allait donc les attaquer en premier dans la direction opposée et pendant ce temps, les autres allaient les prendre par surprise à revers. Joy n'aimait pas tellement ça, elle considérait ce genre de plan comme de la traîtrise, mais les sentiments n'avaient pas leur place dans cette mission. Il n'y avait jamais de place pour les émotions de toute façon.


Kerensky comptait consciencieusement les secondes et les fractions de secondes qui le séparait encore du début de l'assaut. Quinze secondes. Il repéra la position exacte des hommes. Treize secondes. Il enleva la sécurité de son arme. Douze secondes. Attendre. Encore attendre. Il était tendu au point de ne plus sentir les muscles de son cou. Dix secondes. Il se concentra sur sa cible. Il se dit que décidément les bons mercenaires n'étaient plus ce qu'ils avaient été : Garder une position en se tenant ainsi à découvert était une erreur de débutant. Huit secondes. L'homme qu'il avait choisi pour cible se leva et se mit à marcher de long en large. Tant pis. Changement d'objectif. Il tirerait sur l'homme assis. Sept secondes. Georgi Kerensky prit une profonde inspiration et retint son souffle. Six secondes. Son doigt alla exercer une légère pression sur la gâchette de son arme. Cinq secondes. Son œil droit se ferma pour affiner la vision qu'il avait de la scène. Quatre secondes. Il se pencha légèrement sur la gauche pour améliorer son angle de tir. Trois secondes. Deux… Une… Le Russe se découvrit et tira.

Mais trop tard ou trop tôt. Dans l'espace de temps infinitésimal qui séparait l'instant où Georgi avait tiré et l'instant où sa balle atteignit le lieu visé, l'homme s'était baissé à la recherche d'un objet qu'il avait fait tomber. Seule sa chance le sauva car s'il n'avait pas bougé, son front se serait orné d'un joli petit trou. Le Russe s'était rabattu derrière un mur. Même s'il ne donnait aucun signe de panique, il espérait que les autres ne se feraient pas trop prier pour intervenir car il se trouvait dans un angle très peu pratique pour viser et constituait une cible facile. Deux balles fusèrent à ses oreilles et allèrent percuter le mur à quelques centimètres de lui. Il n'allait quand même pas se laisser tirer comme un lapin. Il fallait qu'il bouge, une balle perdue était si vite arrivée.

Le reste de l'Intel unit avait très bien remarqué que leur tireur avait raté sa cible. Ils ne mirent pas longtemps à réagir. Largo tira le premier, mais n'atteignit que le mur en béton. Il se remit à couvert. L'échange de feu s'intensifia. D'un côté, Joy, Simon et Largo, de l'autre, Kerensky et au milieu, les deux hommes. Mais ceux-ci était bien protégés par l'escalier qui coupait le champ de vision des trois amis. Le Suisse abattit l'un des deux mercenaires avec un cri de triomphe. Ce jour-là était celui de son triomphe, il était venu à bout de la moitié des terroristes à lui tout seul. Enfin… Avec l'aide d'une grenade. Mais ce n'était qu'un détail minime.

Kerensky plongea pour passer dans l'autre couloir, là où il serait un peu plus difficile à atteindre. La douleur qu'il ressentit à l'épaule droite avant de toucher le sol lui arracha un gémissement étouffé. Il venait d'être blessé. Il se faisait vieux, songea-t-il en regardant l'ampleur des dégâts. Rasséréné par ce qu'il jugea n'être que superficiel, il décida de montrer de quel bois était fait un espion russe en colère. Ce petit jeu avait suffisamment duré. Il jeta un coup d'œil à la situation. L'homme qui l'avait blessé le croyait hors-jeu et lui tournait le dos. Grave erreur. Kerensky se releva, se découvrit et tira. L'homme s'effondra. Echec et mat.


Salle du conseil
Minuterie : 26 mn


Pedro était entré dans le cénacle. Cela avait été étonnamment facile. Trop facile. Cela lui aurait presque fait perdre le goût de la victoire. En installant les bombes sur trois piliers équidistants les uns des autres, l'Italien songeait que l'extinction des lumières serait une idée à réutiliser si elle provoquait ainsi la disparition de tout système de défense. De plus, ils n'avaient croisé que quelques employés. Le noir rendant toute identification impossible, il n'avait pas été compliqué de passer à côté d'eux sans avoir à les éliminer. Pedro utilisa une dernière bande de scotch pour fixer l'appareil. Il se releva et poussa un soupir de satisfaction. Il était on ne peut plus jouissif de voir ces trois minuteries illuminer la pièce d'une sombre et sanglante lueur rouge. Voir le temps s'écouler était un véritable plaisir. Mais une détonation le ramena à de bien moins agréables préoccupations.

Etage de la salle du conseil

Le jeune agent Morgan faisait partie de ceux qui avait eu la chance de rester sur le terrain. Il faisait le guet depuis près de vingt minutes près de la sortie de secours de l'étage. Pour tout dire, il s'ennuyait. Personne pour parler, pas de fenêtre pour contempler la nuit, rien que des ombres. Bref, rien de bien passionnant. L'agent Morgan se figea brusquement quand quelqu'un le frôla. Il réfléchit très vite à la conduite à tenir. Le devoir d'obéissance aux ordres du chef entrait en contradiction avec ses envies de progresser très rapidement dans la hiérarchie de l'Agence. Et existait-il meilleur moyen pour monter dans l'estime de ses supérieurs que d'arrêter seul un dangereux groupe terroriste et d'empêcher un attentat meurtre ? La réponse était, sans hésitation, non.

Il suivit donc les ombres du couloir qui l'amenèrent très vite à la salle du conseil. Là, caché dans un recoin, il observa l'installation des engins meurtriers. A la vue de ceux-ci, son cœur se mit à battre très fort : il ne lui restait plus beaucoup de temps pour agir. Il fallait donc faire vite. Il crut son heure arrivée quand, une fois la dernière bombe installée, celui qui était manifestement le chef se releva. Il sortit alors de sa cachette silencieusement. Mais c'était sans compter sur la vigilance d'un des autres terroristes qui l'aperçut et lui tira dessus. Le jeune agent sentit la balle pénétrer ses chairs, la douleur envahit ses entrailles et obscurcit son champ de vision. Il n'avait plus devant les yeux qu'un immense écran noir avec en son centre un minuscule et ridicule point rouge. Il fixa cette tâche de couleur, tentant vainement de résister à la torpeur qui l'envahissait. Dominant sa souffrance pendant une fraction de seconde, il rendit coup pour coup et tira sur l'homme qui l'avait touché. Mais ce sursis fut bref et il s'écroula à terre. La scène n'avait duré que quelques secondes. L'agent Matthew Morgan, brillant élève de l'école de police, fils unique et adoré, mourut sur le sol du Groupe W, baignant dans son sang, à l'âge de vingt-quatre ans.

Salle du conseil
Minuterie : 25 mn

Le bruit que fit la double détonation poussa Pedro à se retourner. Il vit avec stupéfaction un homme qu'il n'avait jamais vu abattre un autre de ses mercenaires avant de s'effondrer. Il agit alors très rapidement, par réflexe. Il s'assura par un vaste coup d'œil circulaire qu'aucune autre surprise de ce genre ne se dissimulait dans la pièce, puis il vérifia les abords directs de celle-ci. Personne. Le silence régnait sur les lieux. Il interrogea le dernier de ses hommes du regard, s'enquérant par là, de l'état du blessé. L'homme encore debout lui signifia en secouant la tête qu'il n'y avait plus rien à faire pour lui. La mâchoire de l'Italien se crispa. Un de moins. Quelque chose n'était pas net.

- Dis aux deux autres de remonter !

Sa voix avait claqué, sèche et vive. Trop vive pour être naturelle, il s'en rendait compte à présent. L'angoisse commençait à le prendre à la gorge. Pour dissimuler celle-ci, il se pencha sur le cadavre du tireur inconnu. Il nota son visage juvénile. Il n'était certainement pas plus vieux que lui. Il s'empara d'un badge accroché à l'intérieur de la veste du mort et l'examina à la lueur de sa torche. Il sentit le sang se retirer de son visage et son cœur se serrer. CIA. Un poids se logea dans son estomac. Central Intelligence Agency. Voilà ce qui était inscrit sur ce foutu bout de papier. Son malaise augmenta encore quand le dernier de ses hommes l'informa que ceux chargés de faire le guet ne répondaient pas. Il n'y avait plus de temps à perdre. Il fallait mettre les voiles et vite. Pedro sentait le piège se refermer sur lui dans un terrible sentiment d'impuissance. Il ordonna seulement :

- On est repéré par la CIA. On se replie.

Mais une voix le cloua au sol, la voix de quelqu'un qu'il avait complètement oublié. En reconnaissant cette voix, il comprenait alors qu'il s'était fait avoir comme un bleu. Et cette voix lui disait :

- Vous n'irez nulle part, messieurs. Pas pour l'instant, du moins.

Cette voix appartenait à Joy Arden.

Salle du Conseil
Minuterie : 23 mn

Les quatre membres de l'Intel Unit tenaient les deux terroristes en joue. Alertés par les coups de feu, ils avaient pressé le pas. Kerensky avait refusé qu'on l'aidât, malgré l'affaiblissement provoqué par sa blessure à l'épaule. Ils étaient donc arrivés au moment où Pedro, se sentant piégé, projetait de déguerpir. Joy s'était alors avancée et s'était montrée. Elle répéta.

- Tu n'iras nulle part, tant que ces jolis joujoux resteront en place.

Elle faillit ne pas reconnaître le beau jeune homme qui l'avait presque séduite quelques jours auparavant. Pâle et tendu, son visage était effrayant. La défaite avait fait tomber le masque angélique et la part du démon apparaissait désormais.

Quatre contre deux. L'arithmétique semblait jouer en faveur de l'Intel Unit. Mais c'était sans compter avec les trois bombes. Le temps jouait en leur défaveur. Joy en était parfaitement consciente et tenta de le raisonner, sa voix prenant des inflexions douces et chaudes .

- Jette ton arme et débranche ça, Pedro. On pourra toujours s'entendre.
- Bien entendu…, ironisa l'autre. Tu n'as qu'une parole. Mais laquelle aujourd'hui. Celle de ST ou celle de Joy Arden ?

Il avait presque hurlé les deux derniers mots. La peur était visible sur son visage, dans ses yeux.

- Tu n'es pas en mesure de discuter, je crois, argua la jeune femme.
- Parce que toi tu l'es ? Ecoute, tic tac tic tac …TIC TAC !
- Tu ne pourras pas t'en sortir. Il y a au moins une centaine d'agents de la CIA qui t'attendent dehors et qui seront certainement moins sympathiques que mes amis ou moi…
- Va te faire voir, Arden !, sa voix avait grimpé dans les aiguës. Je crèverais peut-être, mais tu ne sauveras pas cette Tour !


Salle du Conseil
Minuterie : 18 mn

La guerre des nerfs avait commencé. Personne ne parlait, mais chacun cherchait le regard de l'autre. Regard pour regard, canon pour canon. Et le temps s'écoulait, lentement et inexorablement. Celui qui parla en premier surprit tout le monde. Le dernier mercenaire.

- Si je les débranche, vous me laisserez partir ?

Joy et Pedro tournèrent la tête vers celui qui avait proféré ces paroles, brisant la tension dans l'air. Vers celui qui avait cédé en premier. Mais ni Joy, ni aucun membre de l'Intel Unit n'eut le temps de répondre à la question. En effet, l'Italien, se voyant trahi par le dernier membre de son équipe, avait perdu tout contrôle.

- Espèce de traître !

Il abattit l'homme, ne prenant pas conscience qu'en faisant ça, il offrait aux quatre amis la faille qu'ils attendaient depuis si longtemps. A la détonation de son revolver répondit celles des armes de Joy, Largo, Simon et Kerensky. Ensemble, ils avaient eu le même réflexe. Abattre cet homme. Le tuer.

Salle du conseil
Minuterie 17 mn


Pedro se sentit traversé de part en part. Etonnamment, il ne sentit pas la douleur immédiatement. Mais le monde lui apparut sous un jour différent. Les formes et les perspectives avaient été modifiées. Le temps s'écoulait plus lentement. Puis vint la douleur, insidieuse. D'abord, comme une légère vrille au creux de son corps, puis plus insistante. Il porta la main à son estomac. Un liquide poisseux lui mouilla les doigts. Du sang. Il n'avait pas besoin de regarder, il le savait. Tout à coup, ses jambes refusèrent de le porter. Il tenta de se raccrocher à un fauteuil, mais il ne fit que l'emporter avec lui dans sa chute.
Le sol était froid. Il le sentait sous lui. La douleur était désormais omniprésente. C'était donc cela mourir. Se sentir emporté par une vague sans pouvoir résister. Un liquide au goût métallique envahit sa bouche, manquant de l'étouffer. Du sang. Toujours le sang. Tout revenait au sang. Une femme se pencha sur lui. Magdalena. Il se reprocha son inconséquence. Qu'allait-elle devenir sans lui ? Sa sœur, son enfant… Livrée au monde sans qu'il ne puisse rien faire pour la protéger. Puis la vision s'estompa et il reconnut Joy Arden. Un rictus de douleur lui tordit le visage. Il réussit à articuler quelques mots :

- J'ai gagné. Tu ne sauveras pas la Tour.

Cet effort finit de l'épuiser. Son œuvre était achevée. Il allait détruire le Groupe W, même s'il ne voyait pas l'apothéose de sa carrière, il mourrait avec l'intime conviction d'avoir réussi. Un râle s'échappa de sa gorge. Ses dernières pensées furent pour sa sœur. " Pardonne-moi… "

Salle du Conseil
Minuterie 16 mn


Joy Arden était penchée sur le cadavre du terroriste, ne pouvant détacher son regard du masque de mort qui défigurait son visage. Elle avait vu beaucoup de morts dans sa courte existence, elle avait tué beaucoup de monde, la majorité d'entre eux n'étant que d'immondes crapules qui avaient bien cherché ce qui leur était arrivé, mais cette mort-là l'ébranlait. Elle ne pouvait se détacher de l'idée qu'elle avait complètement détruit la vie de la pauvre Magdalena. Elle avait indirectement causé la mort de son fiancé et maintenant, celle de son frère. Elle ne pouvait détourner les yeux de ce regard mort qui lui en rappelait un autre. Elle se sentait souillée comme à chaque fois. Elle en avait assez.
Elle sentit une présence silencieuse dans son dos et tourna la tête. Largo la contemplait et elle comprit à ses yeux qu'il souffrait avec elle sans pour autant savoir pourquoi. Cela l'émut plus qu'elle ne consentit à le montrer. Elle se releva. Le silence était pesant. Trop pesant. Elle aurait voulu s'évader de celui-ci, mais elle ne savait comment faire. Sa gorge était serrée et ses yeux secs. Elle aurait voulu pleurer. Mais ce soulagement lui était interdit, elle ne pouvait plus épancher ses larmes, elle avait oublié comment faire. Soudain, elle remarqua une silhouette appuyée sur le chambranle de la porte. Gary. La présence de ce dernier lui rappela qu'elle avait une mission à terminer. Ce n'était pas parce que les membres du groupe terroriste étaient tous morts qu'elle avait pour autant éliminé tout danger. Au contraire. Les secondes passaient et le danger se rapprochait. Les bombes n'étaient toujours pas désamorcées.

- J'appelle une équipe de démineurs ?

La voix de Johnson se répercuta bizarrement sur les murs de la pièce. Un léger, très léger écho se fit entendre. Joy le regarda pendant une ou deux secondes avant de prendre sa décision.

- Pas le temps. Quand ils arriveront jusqu'ici, il sera trop tard. J'ai à peu près un quart d'heure pour les désamorcer, ça devrait suffire. Espérons que tes cours étaient bons, Gary, fit-elle avec un rire sans joie.
- Tu es sûre de ce que tu fais ?, lui demanda-t-il.
- Je crois. Fais évacuer totalement le bâtiment et ses alentours et installe un périmètre de sécurité conséquent.

Elle lui donnait ses instructions. Mais elle avait l'air vidé, elle semblait totalement détachée de ses actes. Le milliardaire s'avança d'un pas et, prenant sur lui, voulut savoir si elle ne pensait pas avoir besoin d'aide. Elle le regarda, plongeant son regard noisette dans ses yeux bleu.

- Sors, Largo. Ca vaudra mieux pour toi. J'aurais l'esprit plus tranquille en te sachant en sécurité.

Il secoua lentement la tête, en geste de refus. Elle s'énerva quand elle comprit qu'il ne voulait pas lui obéir. Il croyait que c'était le moment de jouer les super héros ! Mais il poursuivait, l'air implorant

- Joy, ce n'est que du béton. Tu ne vas pas risquer ta vie pour ce bâtiment. Viens avec nous… S'il te plaît…

Ce regard… La dernière fois qu'il l'avait eu, c'était quand elle l'avait repoussé, quand elle lui avait dit que c'était trop tard, que plus rien n'était possible entre eux. Ses yeux s'étaient alors faits velours. Comme à cet instant. Elle se mordit les lèvres. Elle ne pouvait pas. C'était son job, sa part du contrat. Elle avait été entraînée pour affronter ce genre de situation. D'ailleurs, si Gary ne protestait pas, c'est qu'il savait qu'elle ferait aussi bien que toute une équipe de démineurs. Alors il n'allait pas mettre en danger la vie de plusieurs hommes quand il avait le pouvoir de n'en risquer qu'une. C'était la règle du jeu et elle l'acceptait. Largo lui faisait face et attendait sa réaction. S'il croyait qu'il pouvait lui dicter sa conduite, il allait voir. Elle se tourna vers Johnson.

- Tu t'assureras que ces messieurs font bien ce qu'on leur dit.

L'ancien voleur et le milliardaire protestèrent. De quel droit les éloignait-elle ? Ils voulaient l'aider, c'était tout. Seul le Russe ne protesta pas. Il comprenait. C'était sa mission à elle. De plus, elle ne voulait que protéger Largo. En y réfléchissant, tout ce qu'elle avait fait depuis le début, c'était uniquement pour protéger Largo. En était-elle seulement consciente ?
Johnson fit appel à quelques-uns de ses hommes, présent à l'étage pour les escorter. Ils émirent quelques cris de protestations, mais cela ne changea pas le résultat. Ils furent contraints de sortir.

La jeune femme se désintéressa de la scène, alors que ceux-ci quittaient de gré ou de force la pièce. Le temps restant s'inscrivait en chiffres de sang sur les cadrans, illuminant la pièce tels de mystérieux signes. Trois inscriptions. Toutes les mêmes. Quinze minutes.


Rue de New York
Face à la Tour W


Laura traversa la rue. Elle se dépêchait pour rejoindre son groupe. La petite française de 16 ans ne voulait pas se perdre dans le dédale des rues new-yorkaises. Qu'elle était contente d'être là ! Quand elle raconterait ce voyage à ses amies, elles en seraient certainement malades de jalousie. Et elles auraient raison. Tiens, que se passait-il ? Un attroupement gigantesque de personnes bloquait la rue. Au moins, elle n'aurait plus à courir après ses parents. Elle se glissa auprès d'eux et chercha à comprendre. Les gyrophares des voitures de police illuminaient le ciel qui s'était brusquement assombri. Laura leva les yeux. De gros nuages sombres et menaçants avaient caché le soleil. Elle reporta son regard autour d'elle. Des policiers armés s'agitaient en tout sens, comme dans les films. Que se passait-il ? Elle n'en avait aucune idée. Elle interrogea son père du regard. Il n'en savait pas plus qu'elle. Soudain, une goutte lui tomba sur la joue. Elle l'essuya, indifférente. Ce qui se déroulait sous ses yeux était tellement plus intéressant.


Salle du Conseil
Minuteur : 13mn

Joy s'était laissée tomber sur ses talons, indécise et désemparée. Comment allait-elle faire ? Comment allait-elle s'en sortir ? Elle avait l'impression désespérante d'être au fond d'un puits sans fond, de voir la lumière, mais sans pouvoir l'atteindre. Ces bombes étaient redoutables. Elle comprenait désormais ce que voulait dire Pedro quand il lui disait que, de toute façon, il avait gagné. Elle avait trouvé la télécommande reliée aux minuteurs, mais celle-ci était inutilisable. Le lourd fauteuil qui s'était renversé l'avait, en effet, écrasé sous son poids. Elle était presque réduite en miettes. Il aurait été illusoire de compter sur elle pour désamorcer les engins. Et puis, ces bombes étaient à fréquence hertzienne. C'était rare et pour cause, seuls quelques groupuscules employaient cette technologie onéreuse et compliquée. Elle cherchait à rassembler ses souvenirs sur le sujet. Comment elles fonctionnaient et surtout, comment on les désamorçait. La lumière se fit lentement dans son esprit. Il fallait envoyer un flux d'onde radio au niveau d'un minuscule capteur de fréquence situé à l'arrière du minuteur. Facile, mais en apparence seulement. Car ce flux devait être envoyé au moment même où la bombe allait exploser. Autrement dit à l'instant où la dernière seconde s'écoulait. Sinon, le processus s'enclenchait automatiquement.

Mais Joy avait repris un peu espoir. Il lui fallait des émetteurs d'ondes radio. Trois. En les plaçant à des endroits stratégiques et en les allumant en même temps, elle pourrait peut-être empêcher la destruction du building. Peut-être. Car une autre donnée entrait aussi en compte : Elle. Elle ne devrait en aucun cas rater le moment crucial pour mettre en marche les émetteurs. Mais elle repoussa ce problème à plus tard. Trop tôt pour y songer. Elle devait d'abord trouver des radios télécommandées. Ce serait seulement après cela qu'elle envisagerait le côté pratique de la manœuvre.
Elle réfléchit, se concentra. Où pourrait-elle trouver des postes, des émetteurs ou bien des chaînes ? Elle était prête à prendre tout ce qui lui tomberait sous la main. Simon s'était offert, il y avait six mois de cela, une nouvelle chaîne HiFi, ultra-sophistiquée. Non, l'appartement était trop loin et la chaîne serait trop lourde à porter. Le bureau de Sullivan ? Pas la peine d'essayer. Celui de Cardignac ? Non plus. Son regard s'éclaira. Elle savait. Le département recherche, un étage plus haut. Juste avant son départ du groupe, ils avaient fait une démonstration du danger des ondes radios sur le cerveau humain. Connaissant les chercheurs, elle se doutait que les émetteurs utilisés pour la démonstration s'y trouveraient encore. Elle fut debout d'un bond et s'élança. Les cadrans marquaient douze minutes.


Rue face à la Tour W
Minuteur : 11 mn


Largo émergea au jour. La lumière lui fit mal aux yeux. Il s'était habitué à l'obscurité. Mais cela aurait pu être pire car le soleil était caché par une épaisse couche de nuages noirs. Le milliardaire s'était plié aux ordres à contre-cœur. Il avait parcouru l'intégralité du trajet sans réellement prendre conscience de ses faits et gestes. Une image l'obnubilait, l'obsédait sans cesse. Une vision dominait tout le reste : Joy face à ces objets de mort et de destruction. Depuis qu'il l'avait revue, il avait compris que rien ne pourrait la chasser de son cœur et de son esprit. Il l'aimait. Peu lui importait de quelle manière elle était liée à ce Johnson, à la CIA. Il n'avait presque rien compris à ce qui s'était passé aujourd'hui, il avait surtout agi par réflexe. Mais, à présent, il savait une chose : elle était là-haut à risquer sa vie, alors que lui était en bas, en sécurité. L'idée qu'il ne la reverrait peut-être jamais lui était intolérable. Si elle mourait aujourd'hui, sans qu'il lui ait dit que ses sentiments pour elle n'avaient pas changé, il ne se le pardonnerait jamais. Il regarda devant lui. Les gens s'agitaient, curieux ou énervés. Les policiers s'affairaient. Kerensky et Simon venaient de franchir la corde délimitant le périmètre de sécurité et se trouvaient parmi la foule. Il se retourna et regarda la Tour qui le dominait. Alors, il sut que sa place n'était pas en bas, mais là-haut. Avant que quiconque n'ait pu l'en empêcher, il se mit à courir vers l'entrée et disparut à l'intérieur du bâtiment.

Simon, voyant son ami rebrousser chemin, voulut le suivre. Mais un policier armé jusqu'aux dents et visiblement peu enclin à écouter ses explications le repoussa sans ménagement. La pluie tombait désormais un peu plus fort. Personne, à part le Russe et le Suisse, n'avait remarqué la disparition du milliardaire.


Tour W
Département recherche
Minuteur 8 mn

Joy se trouvait au département recherche du Groupe. Elle avait déjà retourné les tiroirs de deux bureaux, éparpillant au passage une multitude de papiers colorés, dont le sol était désormais jonché. Ils lui faisaient un tapis moelleux qu'elle foulait sans retenue. La jeune femme s'activait, ouvrant les casiers, les fouillant, ne prenant pas la peine de les refermer, un œil constamment rivé sur sa montre, l'autre consacré à l'analyse rapide des objets qu'elle rencontrait. Elle commençait à se demander si elle ne s'était pas trompée, quand, enfin, elle les trouva, dissimulés au fond d'une boîte dans le placard mural. Elle s'empara de trois récepteurs et d'un émetteur, avant de se décider à emporter le tout. Elle quitta la pièce en courant, sans se soucier du spectacle de désolation qu'elle laissait derrière elle.

Elle parcourut le plus vite possible la courte distance qui la séparait de la salle du Conseil, veillant toutefois à ne pas renverser son précieux chargement. Elle entra en coup de vent dans la pièce et jeta un coup d'œil au temps qui lui restait. Sept minutes. Elle se saisit d'un récepteur. Une espèce de petite boîte carrée noire, surmontée d'une bille verte percée en son centre. Elle s'approcha d'une des bombes, le souffle court et le regard fixe. Elle ne devait pas trembler. De plus, elle devait installer ce petit objet avec doigté et finesse, afin d'interférer le moins possible avec l'explosif. Elle avait la gorge sèche. Elle maîtrisa le tremblement de ses mains, coupa un morceau du rouleau de scotch qu'elle avait emprunté sur un bureau et colla celui-ci au récepteur. Elle retint son souffle pendant qu'elle apposait la petite boîte sur le minuteur. Elle s'y reprit à deux fois pour le fixer, de peur de créer une mauvaise vibration. Tout en elle n'était que concentration. Elle devait faire attention au moindre de ses gestes. C'était vital. Un mouvement de trop, aussi léger soit-il, pouvait tout faire sauter.

Elle réitéra par deux fois l'expérience, prenant son temps, autant que possible, pour équiper les autres bombes. Quand elle eût fini, elle se recula pour admirer son œuvre. Les compteurs marquaient quatre minutes. Ce ne fut qu'à ce moment qu'elle se rendit compte qu'elle était le point de mire d'un observateur indésirable. Largo. Elle l'apostropha violemment :

- Qu'est-ce que tu fais là ? Mais c'est pas possible ! Sors immédiatement !

Cela faisait près de deux minutes qu'il l'observait en silence, vivant avec elle chacun de ses gestes. Alors, non, il ne pouvait pas partir. Non, il ne voulait pas partir.

- Joy…

Comme cela lui faisait bizarre de prononcer ce nom, alors qu'elle était réellement en face de lui, pas seulement une figure figée sur un morceau de papier glacé. Elle ne le laissa pas poursuivre.

- Largo, dans quatre minutes, je vais désamorcer cette bombe et elle va peut-être exploser. Alors, va-t-en, s'il te plaît.

Dans sa voix, plus de colère, juste une grande lassitude. Tout en prononçant ces mots, elle s'écarta de quelques pas. Mais elle ne put s'éloigner davantage. En effet, le jeune homme l'avait agrippée fermement et l'avait ramenée à lui. Elle tenta de se dégager. En vain. Elle était contre lui, à présent, sentant son odeur qu'elle connaissait si bien, son parfum et l'odeur de sa peau mêlés. Elle était troublée et se réprimandait, se répétant que ce n'était ni le lieu ni l'heure.

Dehors, la pluie tombait à grosses gouttes, inondant les rues et mouillant les visages levés en direction de la Tour W, visages qui attendaient et priaient. La foule se massait désormais derrière les barrières de sécurité établies à huit cents mètres du bâtiment.

La voix de Largo était douce et rauque. Elle berçait la jeune femme, telle une étrange mélopée. Il avait la gorge nouée en lui exposant ses craintes de ne plus jamais la revoir, en lui expliquant que s'il devait mourir, ça ne serait pas sans lui avoir dit à quel point il l'aimait, qu'il n'était rien sans elle. Que si dans trois minutes, tout explosait, il aurait au moins eu la certitude qu'il avait bien fait. Il préférait mourir ou survivre avec elle, plutôt que d'attendre en bas les nouvelles du ciel. Joy ne réagissait pas à ses mots qui la transperçaient, la déchiraient et la faisaient hésiter. Entre ce qu'elle aurait voulu être et ce qu'elle était. Entre ce qu'elle voulait et ce qu'elle avait appris.

Largo prit peur en la voyant ainsi inerte. Il plongea ses yeux azur dans les siens, lisant en elle toutes ses contradictions, et lui murmura, en une simple requête :

- Dis-moi que tu ne m'aimes pas…

Joy était au supplice. Elle s'arracha à son regard. Deux minutes. Dans deux minutes, elle vivrait ou elle mourrait. Dans deux minutes, leurs destins seraient scellés. Elle devait lui dire. De toute façon, rien n'avait plus d'importance. A deux minutes de la mort, qu'est-ce qui en avait encore ? Elle leva vers lui des yeux suppliants, comme pour lui demander d'y lire ce qu'elle ne pouvait encore dire.

Dehors, la pluie frappait les vitres en un sourd roulement de tambour.

Largo caressa la joue de la jeune femme en un geste lent et voluptueux. Elle lui tendit ses lèvres et il y cueillit un baiser tendre et plein d'effroi car il était le premier et pouvait être le dernier de leur amour enfin déclaré. Leurs langues se mêlaient en un somptueux ballet. Leurs mains se joignirent en une ardente prière, alors que leur souffle se faisait court.

Ce fut Joy qui rompit le baiser. Elle posa un doigt sur les lèvres de Largo, lui intimant le silence. Il restait moins d'une minute. La jeune femme alla récupérer l'émetteur sur la table circulaire. Elle attira Largo à elle et se blottit dans ses bras. Dans cette position, ils attendirent que le temps s'écoule, seconde après seconde. Joy se raidit quand les minuteurs ne marquèrent plus que dix secondes. Elle affirma sa prise sur l'émetteur.

Cinq secondes, quatre secondes, trois secondes.

Elle sentit la main de Largo se crisper dans son dos.

Deux secondes.

Le ciel, la Terre n'existaient plus. L'univers se réduisait à cette pièce.

Une seconde.

Elle ferma les yeux et appuya sur le bouton. En une micro seconde, les ondes radios convergèrent vers les récepteurs. Elle attendit.

Mais rien ne vint. Elle ouvrit les yeux et croisa le regard de l'homme qu'elle aimait. La vie leur avait accordé un ultime sursis. Ils échangèrent un baiser long et passionné, celui de deux êtres se prouvant qu'ils étaient bien en vie l'un et l'autre.
Quand ils se séparèrent, Joy vit des larmes briller dans les yeux de Largo.

- Qu'est-ce qu'il y a ?, lui demanda-t-elle.
- J'ai cru te perdre si souvent, Joy. Et maintenant, je te retrouve. Mais pour combien de temps ? Je t'aime, tu sais. Ne me quitte jamais. Tu m'entends : jamais.

Maternelle et souriante, elle essuya la larme qui coulait le long de sa joue. En écho à ses paroles, elle répéta :

- Jamais.

Dehors, le soleil s'était remis à briller.


FIN
de la première partie