Le blues du bussinessman
par Sophie
***
Un long silence embarrassé suivit. Largo Winch se sentait très mal. Il regardait ses chaussures, cherchant à trouver un moyen de fuir avant que son bras droit ne laisse éclater sa colère. Il avait jeté un il vers le visage de Sullivan, et avait été tenté de lui dire de laisser sortir ses sentiments, ou il risquait de se tuer, vu la veine qui battait furieusement à son cou. Mais non, pâle, digne, l'homme en face de lui ne bronchait pas.
L'air était chargé d'électricité, et Largo avait la poitrine douloureuse de retenir son souffle. Il se surprit à prier qu'il se passe quelque chose. N'importe quoi qui pourrait briser briser le mot qu'il ne fallait pas prononcer. Il faillit gémir et se retint à temps. Le moindre chuchotement pouvait lui être fatal. Il se récita des mantras de son invention pour se décrisper, mais son corps avait décidé de réduire sa superficie, protection dérisoire. Il imagina son bras droit lui foncer dessus, et grimaça malgré lui. Aucune chance de survie. Peut être qu'à pleine vitesse, il ne souffrirait pas longtemps. Ses sens s'alarmèrent lorsqu'il entendit un bruit non répertorié dans la liste des sons auxquels il s'attendait. John s'était effondré dans son fauteuil. Blême. Les yeux clos. Pour le coup, Largo ne sut que faire. Il resta bêtement debout. La colère, les injures, les coups même, il s'y était attendu. Mais ça ? Il voulut l'appeler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Et pour cause, il venait de prendre conscience d'une légère anomalie. La poitrine de John ne se soulevait pas comme celle de tout être humain. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : il avait cessé de respirer. Et Largo ne l'avait absolument pas prévu
Largo sombrait. Tétanisé, il se sentait aspiré dans un
gouffre sans fond. Rien
Rien à quoi se raccrocher. Il savait qu'il
aurait dû bouger, s'approcher de son bras droit, le secourir. Ce n'était
pas la première fois qu'il se trouvait face à l'urgence, loin
de là. Cette fois, c'était différent. Tout était
différent. La pièce tournait autour de lui, tout se brouillait.
Et pourtant, il revivait avec précision les instants qui venaient de
s'écouler : son altercation avec John, ni plus, ni moins violente que
d'habitude, ni la première, ni, pensait-il jusqu'alors, la dernière
Et puis, cette seconde où tout avait basculé. Le visage de Sullivan
avait viré au rouge, ses yeux s'étaient révulsés.
Il s'était effondré sur sa chaise, ramassé sur lui même,
catatonique. Son teint était devenu gris et après quelques convulsions,
il n'avait plus bougé. Rien. Le silence qui avait suivi était
probablement plus angoissant que tout le reste. Seule résonnait la pendule,
égrainant ses secondes, impassible.
Largo appelait de ses vux un événement, n'importe lequel
pour peu qu'il lui permette enfin de sortir de cette torpeur. Un Dieu quelconque
dut entendre ses prières et la porte du Penthouse s'ouvrit avec fracas.
Joy resta une fraction de seconde pétrifiée sur le seuil : elle
venait d'oublier ce qui l'avait précipitée dans l'appartement
sans prendre la peine de frapper. Le spectacle qui s'offrait à elle était
stupéfiant. Largo était debout devant son bureau, pâle,
immobile, comme étranger à lui même tandis que Sullivan
était recroquevillé sur une chaise, visiblement très mal
en point. Le sang de la jeune femme ne fit qu'un tour et en un instant, elle
avait pris la mesure de la situation. Elle se précipita vers John Sullivan
l'allongea sur le sol et commença un massage cardiaque. Elle s'arrêta
un bref moment et hurla à Largo d'appeler une ambulance.
Enfin, cet ordre pressant sembla atteindre le jeune homme, mais il réagit
en automate
Il fut expédié hors de son bureau par les secours. Joy le rejoignit
quelques instants plus tard. Ensemble ils virent passer les médecins,
ils entendirent le bruit de l'hélicoptère qui se posait sur le
toit. Largo détourna le regard lorsque le brancard passa près
d'eux. Il laissa Joy gérer la situation et descendit au bunker. Kerensky
le regarda choir sur les escaliers. Il cessa de taper sur le clavier, et se
tourna vers son patron :
" J'ai comme un mauvais pressentiment
"
Le son et le ton de sa voix étonnèrent Largo lorsqu'il s'entendit
répondre :
" C'est John. Il est mort. "
Cinq mots. Ni plus, ni moins.
" De mort naturelle ? "
Largo leva les yeux sur le Russe. La question l'avait surpris. Il eut encore
la présence d'esprit de se rappeler ce qu'avait été Georgi
avant d'atterrir dans le Bunker.
" Non. Je l'ai tué. "
Kerensky ne broncha pas, et se replongea dans ses recherches. Il n'y avait rien
à dire.
Joy entra un quart d'heure plus tard et s'assit sur les marches, à côté
de Largo.
" Ca se présente plutôt mal. Le cur était reparti
lorsqu'ils l'ont emmené, mais les médecins ont très peu
d'espoir. Il est resté trop longtemps
"
Elle laissa sa phrase en suspens, incapable d'en dire plus. Quoi qu'elle dise,
ou non, le sens restait le même. Largo n'avait pas réagi. Kerensky
se retourna :
" Largo ? Je crois que tu devrais tout nous dire. Le rapport des secouristes
stipule que tu n'as pas donné l'alerte à temps. Une enquête
est ouverte
"
La porte s'ouvrit et claqua avec fracas alors qu'une voix joviale se faisait
entendre :
" Salut les gars ! "
Le Suisse s'interrompit en voyant ses amis :
" Eh ben ? A vous voir on dirait que vous venez d'enterrer quelqu'un. "
" John Sullivan est mort. " dit calmement Kerensky.
" Kerensky ! " siffla Joy, réprobatrice en posant une main
sur l'épaule de Largo.
Le regard glacé du Russe transperça la jeune femme. En une seconde,
elle comprit : trop de morts, êtres chers ou honnis, jalonnaient le parcours
de Georgi pour qu'il se permette de craquer maintenant. Ce serait accepter de
se pencher sur des souvenirs trop douloureux, des pans entiers de son passé
qu'il avait décidé d'enterrer. Il ne voulait pas se laisser aller,
il savait qu'il ne leur serait d'aucune aide en ressassant des idées
noires. Joy baissa les yeux, trahie par ses propres souvenirs. Ils avaient les
mêmes fantômes dans leurs placards. Elle avait un instant voulu
l'oublier. Malgré elle, elle ferma les yeux et des images se formèrent
sur sa rétine. Corps désarticulés, visages de cire empreints
de souffrance ou d'horreur. A ces flashs vinrent s'ajouter des sensations :
le touché froid et lisse des formes inanimées, l'odeur métallique
du sang, enivrante jusqu'à l'écurement, les cris, le sifflement
des balles
Ses poings se serraient convulsivement. A cet instant, elle
les haïssait du plus profond de son âme. Tous les trois. Simon pour
sa balourdise, Largo pour cette inertie et surtout, Kerensky pour ce qu'il venait
de lui faire traverser. Elle savait qu'elle pouvait repousser ces visions, elle
l'avait déjà fait à maintes reprises lorsque ses cauchemars
la tenaient éveillée durant de longues heures, nauséeuse,
submergée par les regrets. Il fallait juste qu'elle se calme, qu'elle
respire profondément, qu'elle ouvre les yeux. Au prix d'un très
gros effort, elle parvint à mettre ces bonnes résolutions en application.
Ses yeux se posèrent sur Simon, interloqué.
" Mais c'est quoi ce plan ? Elle est où la caméra cachée
? Vous me faites quoi ? C'est mon anniversaire ? "
Comme toujours, Simon tentait de mettre de la distance entre les évènements
et lui à l'aide d'un " humour " des plus lourds. Joy le regarda,
excédée et entama une morbide litanie, d'une voix cinglante :
" Mort, décédé, mangeant les pissenlits par la racine,
kaput, défunt, HS, trépassé, passé l'arme à
gauche, disparu
"
" Joy " intervint à son tour Kerensky d'une voix forte tandis
que Largo se levait et sortait du bunker, claquant la porte derrière
lui.
En un clin d'il il était dans l'ascenseur, direction les derniers
étages du building. Sans trop savoir comment, il se retrouva à
l'étage des bureaux des cadres supérieurs. Il fit quelques pas,
et ouvrit une porte qui se referma doucement derrière lui. Le bureau
de John Sullivan. Il n'était pas très grand, mais accueillant.
Un court instant, Largo eut la vision de son bras-droit assis à son bureau.
Sa couronne de cheveux roux, ses yeux clairs qui inspiraient tantôt la
confiance, tantôt la crainte, son visage qui reflétait ses émotions.
Il l'imagina avec son costume sombre, sa cravate rouge, se lever, venir vers
lui, et lui parler de cette voix grave et profonde qui en imposait à
tous les employés.
La vision s'évanouit, et Largo s'avança. Le bureau était
rangé. Quelques dossiers étaient ouverts, mais les bibelots étaient
à leur place, vierges de poussière. Largo se souvint quel soin
John apportait à ses objets. Il ne supportait pas que quelqu'un puisse
les toucher, tant il avait peur qu'on les lui casse. Il passa la paume de sa
main sur le rebord du bureau tandis que des conversations lui revenaient en
mémoire. Il passa derrière le bureau, regarda la vue, puis, se
retournant, posa les mains sur le fauteuil. Il n'y a pas si longtemps, il avait
posé les mains sur les épaules de Sullivan pour le soutenir face
à un Cardignac fâché. Il avait deviné le sourire
qui avait alors éclairé le visage de son bras droit. La porte
du bureau s'ouvrit et le cur de Largo se serra. Ce serait lui, il allait
entrer, des dossiers à la main, s'arrêter sur le seuil, surpris
de voir Largo dans son bureau, et il prendrait cet air soucieux qui ne le quittait
pas quand il s'agissait de son patron. " Quelque chose ne va pas, Largo
? " dirait-il. Et lui s'empresserait de le rassurer. Il verrait le soulagement
sur le visage de John, avant qu'il ne passe à un de ces dossiers épineux
sans transition. Mais non. La porte livra passage à Joy.
Elle s'approcha à pas lents, les yeux baissés. Elle savait que
ce n'était pas elle que Largo voulait voir franchir cette porte. Surtout
pas elle, à vrai dire, après la tirade qu'elle n'avait pu réprimer
un instant auparavant dans le bunker
Arrivée devant le bureau,
elle osa enfin croiser son regard et, au delà de la souffrance et de
l'hébétude, elle y lut l'incompréhension. Il demandait,
quémandait même, une explication à sa réaction. Dans
le brouillard où il se trouvait, il avait besoin de certitudes et la
violence rentrée que Joy venait d'extérioriser, tant à
travers ses mots qu'à travers son attitude le déstabilisait totalement.
Elle avait compris tout ça. Elle savait que ses amis souffraient de se sentir tellement tenus à l'écart de sa vie. Elle était une énigme pour eux, elle le savait. Si elle en jouait parfois, cette situation était souvent pesante. Elle se sentait emmurée en elle même, incapable de partager ces souvenirs rien qui vaille la peine Un énorme vague de colère la submergea et elle la reporta sur Largo. Après tout, c'était sa faute s'ils en étaient là. Son incapacité à venir en aide à Sullivan les conduisait tous à une vertigineuse descente aux enfers faite de remords, de colère et de douleur. Sa haine revint, brûlante, irrépressible. Tout son corps se tendit. Elle devait agir.
Dans le bunker, Simon s'était effondré sur une chaise, les larmes
aux yeux.
" C'est pas vrai. Dis moi que ce n'est pas vrai. C'est impossible, je l'ai
croisé il n'y a pas une heure ! Mais qu'est ce qu'il s'est
"
" La ferme Simon ! "
La voix de Kerensky venait de claquer comme un coup de fouet. Ses yeux bleus
lançaient des éclairs. Il avait bien assez de mal à cadenasser
ses émotions sans avoir à subir les flots de paroles de Simon.
Il avait conscience que le Suisse traduisait ainsi son désarroi, mais
à cet instant, il ne pouvait le tolérer. Il allait s'expliquer
quand il réalisa que Simon s'était levé et avait quitté
la pièce, sans un bruit, sans un mot
Georgi Kerensky, ex-agent
du KGB, homme de glace, ôta alors ses lunettes d'une main lasse, posa
ses coudes sur la table, sa tête dans ses mains et se mit à pleurer.
Il eut la présence d'esprit de verrouiller la porte de Bunker. Personne
ne devait le voir. Mais il ne pouvait pas se contenir. Il avait vu quelque chose
du groupe partir en fumée. Il avait senti la douleur de Joy comme autant
de poignards dans son corps. Il savait que Largo ne s'en remettrait jamais.
Et si Largo ne s'en remettait pas, eux non plus. Il appela le fichier personnel
de Sullivan, et contempla sa photo. Dire qu'ils avaient été proches
était un bien grand mot. Le Russe savait que l'Irlandais le craignait.
Et pourtant, il avait assez de caractère pour lui tenir tête, de
cela Georgi n'en doutait pas. Froids, distants, leurs rapports ne s'étaient
jamais départis d'une certaine méfiance réciproque. Kerensky
s'en voulut alors. John n'avait rien fait pour mériter un tel mépris
de sa part. bien sûr, il y avait eu des frictions, bien sûr, il
lui était arrivé de détester le bras droit de Largo, parce
qu'il ne leur disait pas tout
Mais Kerensky lui avait rarement accordé
le bénéfice du doute, préférant dissimuler les faits
sous une ironie polie. John avait quitté cette terre seul. Une petite
voix résonna dans sa tête : Nerio aurait été là
Nerio ne l'aurait pas abandonné. Mais qu'est ce qui avait bien pu justifier
le choix et la confiance du père de Largo pour John Sullivan ? Les larmes
tarirent, et le Russe se morigéna. Qui pleurait-il ? Un mort ou un vivant
qui pensait à ses erreurs ? John Sullivan ne méritait peut être
pas qu'on le pleure. Peut être même méritait-il de mourir
Cela, au moins, consolerait Largo, qui en l'espace d'un an venait de perdre
son père, et celui qui l'avait remplacé
Simon errait dans les rues désertes de Manhattan. Il faisait froid, il n'avait pas pris le temps d'enfiler une veste. Il n'en avait cure. Plus rien ne pouvait l'atteindre. Il se sentait incroyablement seul. Ses amis l'avaient rejeté. Joy l'avait agressé, déversant sur lui son flot de venin, Kerensky l'avait fait taire et surtout, c'était sans doute le pire, Largo, son frère, ne lui avait pas adressé un regard. En sortant du bunker, il l'avait frôlé. Simon avait perçu sa chaleur, l'odeur de son aftershave, et rien, il l'avait simplement ignoré. Il aurait dû se passer quelque chose : appel à l'aide d'un côté, soutien indéfectible de l'autre Et rien Simon sentait l'amertume lui étreindre le cur. A maintes reprises, il s'était senti de trop entre les deux anciens agents, professionnels jusqu'au bout des ongles, et un Largo entraîné dans le tourbillon de sa nouvelle vie. Ce monde n'était pas le sien, il le savait. Cependant, jusqu'à présent, il s'était accroché en se disant qu'ils étaient tout les uns pour les autres. Même s'il en avait parfois gros sur le cur d'être l'éternel " meilleur ami de ", il faisait taire ses velléités d'affirmation au nom de ce qui était le plus sacré pour lui : leur amitié. Il pensait qu'après tout ce qu'ils avaient traversé, rien ne les séparerait. Il se rendait compte qu'il s'était lourdement trompé. Tous ses repères s'estompaient dans un brouillard glauque. Sa sur qu'il n'avait pas vu grandir était mariée et avait fait sa vie sans lui, ses amis lui tournaient le dos il n'avait plus rien à quoi se raccrocher. Il s'en voulait de se sentir si dépendant, mais il savait qu'après tout ce qu'ils avaient connu à quatre, il n'aurait plus le courage de repartir seul. Il leva la tête et se rendit compte qu'il était entré dans Central Park. Il se laissa tomber sur un banc et ferma les yeux. Il attendit Il ne savait pas ce qu'il attendait. Il voulait juste que ça s'arrête.
" Tu ne seras utile à personne ici. " Dit Joy sèchement.
Largo sursauta, étonné du ton de la jeune femme. Il la suivit
dans le couloir, et dans l'ascenseur commença à saisir où
elle voulait en venir. Il n'était pas retourné au penthouse. Et
c'est là qu'elle l'emmenait. Elle ouvrit la porte et entra, lui faisant
signe de la suivre.
" Il faut qu'on parle. "
Il s'assit sur les marches, et fit un effort pour la regarder. C'était
dur
" Joy
je sais ce que tu vas dire. Je te jure que je ne sais pas ce
qui m'a pris, j'étais
tétanisé. "
Il avait répété cette phrase sous forme de litanie, pendant
le chemin, et fut soulagé de la dire à haute voix.
" Largo
Ce qui est fait
On ne va pas revenir là-dessus,
mais tu devrais
"
Le téléphone de Largo sonna, et interrompit la conversation. Il
répondit, mais n'eut pas besoin de parler. Lorsqu'il raccrocha, il était
très pâle.
" Kerensky
Il dit qu'il a trouvé des preuves contre Sullivan.
Il dit que John ne m'a jamais soutenu
"
Joy ne put se retenir plus longtemps :
" Mais bon sang tu ne vois pas qu'on est en train de devenir fous ! "
Les yeux de jeune homme exprimèrent l'étonnement, ce qui exacerba
la rage de sa garde du corps.
" Simon est parti, Georgi fabrique des preuves pour atténuer le
choc de la mort de John, mais toi et moi, on sait que tu l'as tué ! "
Elle regretta instantanément ses mots. Largo s'était levé,
et l'avait saisie violemment par les épaules :
" Je ne l'ai pas tué ! J'ai paniqué ! C'était un accident
! Je ne lui aurais jamais fait de mal ! "
Il la lâcha et la repoussa. Comme dans un rêve, il la vit perdre
l'équilibre, et par réflexe, ferma les yeux. Il entendit sa tête
heurter le coin du bureau, son léger cri, surprise et peur mêlées,
et son corps tomber, flasque, au sol. Il rouvrit les yeux, la tête tournée
vers la porte, et quitta le penthouse sans se préoccuper de Joy.
Il avait perçu le crissement des graviers sous des pas depuis un moment
mais il n'avait pas ouvert les yeux pour autant. Il s'en fichait. Le monde entier
pouvait bien défiler devant lui, ça ne l'atteignait pas, ça
ne l'atteignait plus
Le bruit cessa, remplacé par des voix :
" Regardez ça, pour un clochard qui pionce sur un banc, il a plutôt
des fringues sympas, ça ne colle pas au personnage ! "
" Attends, on va arranger ça ! "
" Ben alors, vieux, tu t'es perdu ? Tu veux qu'on t'aide à rentrer
? "
Les rires gras des trois hommes ponctuaient ces paroles au débit hésitant.
Simon entrouvrit les paupières.
" Oh, on l'a réveillé le petit monsieur ! Ben alors, sa chérie
n'est pas venu au rendez-vous ? "
Le type qui venait de se pencher vers Simon pour prononcer cette phrase sentait
le mauvais alcool à des kilomètres. D'une voix lasse et détachée,
le Suisse leur répondit :
" Barrez vous les mecs, j'ai eu ma dose d'emmerdes aujourd'hui. Vous êtes
hors quota. "
" Oh, mais il faudrait être plus poli avec nous, dis donc ! "
ricana un de deux autres en lui assénant un coup sur la tête. Simon
fit mine de se lever pour partir mais le troisième type le repoussa dans
le fond de son banc sans ménagement.
" Faut pas te sauver comme ça, on veut juste tes fringues, ta montre
et ton portefeuille. Tu serais une minette, on aurait peut-être été
plus exigeants ! "
Simon sentit ses muscles se crisper tandis que les battements de son cur
s'accéléraient sous l'effet de la décharge d'adrénaline.
Finalement, une bonne bagarre, c'était peut être ce qu'il fallait
pour échapper à ses idées noires. Dans le domaine, au moins,
il n'avait besoin de personne... Sa décision était prise : ses
yeux accrochèrent un regard et il repoussa le type pour se lever. Provoquant,
il ironisa :
" Et bien, il va falloir venir les chercher, mes enfants. Pas que je sois
tellement d'humeur joueuse, mais je ne voudrais pas vous priver de ce plaisir
"
Cette sortie fit perdre tout contrôle à l'un de ses agresseurs
qui fondit sur lui. Simon esquiva mais le second s'était douté
de la feinte et profita de ce brusque mouvement de coté pour asséner
son poing sur la mâchoire du jeune homme. Celui-ci sentit le choc résonner
dans son crâne mais il en avait vu d'autres. Il reprit rapidement ses
esprits. Pas assez vite cependant pour éviter le coup de pied qui l'atteignit
au creux de l'estomac. Le souffle coupé, il se plia en deux et fut cueilli
par un nouveau coup, porté au nez celui là. Il entendit l'os craquer.
Malgré la douleur et le sang qui jaillissait, il eut encore le courage
de persifler :
" Ca tombe bien, il paraît que ça plait aux filles le profil
de boxeur. Je vous racont
"
Il ne put terminer, l'un de ses assaillants venait de lui faucher les deux jambes
et il se retrouva au sol. Il roula sur le dos pour se relever et vit briller
une lame dans une main. Il sentait que la situation virait vraiment à
l'aigre et se maudit de ne pas avoir emporté une arme. Il n'eut pas le
temps de pousser plus avant ses réflexions, un des type se jeta sur lui.
Simon l'accueillit avec un splendide coup de tête qui arracha un hurlement
à sa victime.
" Un nez partout ! " souffla-t-il, à peine audible.
Malheureusement, son geste avait poussé la rage de ses adversaires à
son paroxysme et il ne vit pas venir le coup de couteau. Il sentit juste l'arme
pénétrer dans son dos à travers sa chemise préférée,
juste en dessous de l'omoplate, coté gauche. La douleur était
fulgurante. Il tomba à genoux, incapable de reprendre son souffle. Il
sentit qu'on le délestait de son portefeuille, de sa montre. Malgré
ses oreilles qui bourdonnaient, il entendit :
" Les fringues, on oublie. Trop repérables. "
Le bruit des pas remplaça celui des paroles. Il perçut encore
une phrase qui ressemblait à :
" Quand même t'es con, on n'avait pas besoin de le planter. "
Simon eut un rictus amer. Il sentait le sang couler de son dos, glissant le
long de son flanc avant d'atteindre le sol et d'être absorbé par
la terre sèche. Il avait de plus en plus de mal à respirer. Il
étouffait, conscient que ces salauds lui avaient, au mieux, perforé
un poumon. Il n'eut pas le temps de penser au pire. Il s'effondra dans la poussière.
" On ne gagne pas à tous les coups " songea-t-il avant de perdre
conscience.
Dans l'ascenseur, Largo occulta Joy complètement. Il repensait à
ce que lui avait dit le Russe. Joy avait vu juste. Georgi avait inventé
des preuves de la malveillance de John. Il n'aurait pu faire pire. En entrant
dans le bunker, il trouva Georgi debout. Le Russe avait l'air défait,
et la colère de Largo retomba.
" Qu'est ce que tu as fait Georgi ? "
Kerensky soupira.
" Je croyais que ça nous aiderait, je ne sais pas ce qui c'est passé.
Sa mort nous a tous retournés
"
" Je sais. Et je crois que nous perdons le contrôle de nos émotions,
mais il n'y a aucune solution. "
" Si. Il y en a une. Largo
les caméras ont tout enregistré.
La police va t'arrêter, tu seras condamné pour meurtre
Et
le Groupe va disparaître. Toute l'uvre de ton père va partir
en fumée parce que tu n'as pas supporté que John ait plus d'affection
pour lui que pour toi. Mais Largo, qu'est ce que tu croyais ! Ca faisait 30
ans que Nerio et John se connaissaient, qu'ils travaillaient ensemble ! Tu n'es
là que depuis un an ! "
" Je ne l'ai pas tué ! " hurla Largo.
Non, il ne pouvait pas laisser ces images affluer. Il n'avait rien fait pour
l'aider mais il ne l'avait pas tué. Il avait pris peur, c'est tout. Un
moment de panique, qui avait été fatal à Sullivan. Il aimait
John, comme un fils aime son père. Jamais il n'aurait pu lui faire de
mal. Il sentit les larmes lui brûler les yeux.
" Tu sais ce qu'on dit, Largo ? Les remords rendent fou. Je dois t'avouer
que je ne sais pas quoi faire. J'ai vu les bandes, et
Largo, dis moi juste
pourquoi ? "
Largo ne supportait plus la voix douce de Georgi, sa compassion, les efforts
qu'il faisait pour essayer de comprendre un patron qui venait de le décevoir.
Il ne pourrait plus jamais lui faire confiance. Tout alla très vite.
Après tout, Joy l'avait souvent fait, il reproduirait son geste.
Il regarda la fumée légère qui s'échappait du canon.
Facile. Le Russe n'avait pas bronché. Même quand la balle l'avait
percuté. Il avait heurté le mur derrière lui, et sa tête
était tombée, cachant le trou sanglant qui ornait son front. Ses
cheveux blonds formaient un rideau opaque, et Largo fut soulagé de ne
pas voir le regard, désormais fixe, de celui qui avait été
son ami.
L'atmosphère du bunker lui pesait, comme ces lieux tout entiers tournés
vers un passé révoqué et empreints d'une sombre nostalgie.
Il tourna les talons et franchit la porte. Elle se referma doucement, le verrou
s'enclencha avec le déclic habituel. Largo se retrouva dans l'ascenseur
sans même avoir eu conscience de le vouloir. Machinalement il appuya sur
le bouton qui le ramènerait au 60ème étage. Il ferma les
yeux, appuyé contre la paroi. Il ne comprenait plus rien, tout avait
tourné au cauchemar si vite. Si seulement Simon avait été
là, mais il n'avait rien trouvé de mieux que de filer
C'était
tout lui, ça : fuir pour occulter les problèmes, c'était
sa spécialité. L'ascenseur s'arrêta et Largo regagna son
appartement. Il ouvrit la porte et ses yeux se posèrent sur le corps
inanimé de Joy. Elle ne respirait plus. A la manière d'un automate,
il s'approcha, se pencha sur elle. D'une main, comme il le faisait parfois,
il remit une mèche de ses cheveux derrière son oreille
à
une différence près : cette fois, la mèche était
collée de sang séché. En glissant ses doigts sur sa joue
froide, il se dit qu'ils auraient dû vivre autre chose, autrement. Il
ne parvenait pas à pleurer. Son anéantissement allait au delà
des larmes. Voulant échapper à cette pièce, il sortit sur
le balcon
cette terrasse où Joy aimait tant venir. Il s'accouda
à la balustrade et repensa aux moments qu'ils avaient partagés
tous les quatre. Tous les cinq, se reprit-il en associant John Sullivan à
ses pensées. Il était incapable de poursuivre sans eux, mais de
toute façon, il n'y avait rien à poursuivre : Georgi avait raison,
la police viendrait l'arrêter et il finirait ses jours en prison. Il ne
voulait pas y penser et se concentra. Tous les souvenirs revenaient, se bousculant,
remontant d'un passé de plus en plus lointain. Il revit sa première
rencontre avec Georgi, dans la voiture :
" Vous êtes le fils du milliardaire qui s'est pris pour un oiseau.
"
Alors Largo sut ce qu'il allait faire
" Bon sang ne saurait mentir " pensa-t-il avant d'éclater d'un
rire dément.
Il enjamba le rebord du balcon et s'assit, les pieds dans le vide. Il eut une
pensée pour Tamara. Elle, au moins, avait vécu la vie qu'elle
avait voulu
Il jeta un il vers le sol. Il apercevait à peine
les voitures dans la rue, il ne risquait pas de se rater à cette hauteur.
Sans plus attendre, il s'envola
Largo Winch ne prit pas la peine de téléphoner aux urgences après le malaise de John Sullivan, et ne sut jamais que son bras droit avait survécu, qu'il s'agissait d'une fausse alerte et qu'après avoir insisté lourdement auprès de l'équipe soignante et signé une décharge, il avait pu rentrer. John Sullivan ne s'attendait pas à être le témoin du suicide de son patron. Comme dans un mauvais rêve, il assista à la chute de Largo, et ne put que contempler pour la seconde fois, ce que pouvait donner un corps tombé de 60 étages. Ses cheveux blanchirent en quelques secondes, mais il n'était pas au bout de son cauchemar. Chercher de l'aide fut son premier souci, et par réflexe il descendit au Bunker avant de monter au penthouse. Les corps qu'il découvrit dans l'une et l'autre pièce eurent raison de lui. Et quelques heures plus tard, les gros titres s'étalaient déjà :
Vendredi XX novembre 20XX, New York Post, page 1
TRAGEDIE AU GROUPE W, LE MONDE DE LA FINANCE S'ATTEND A UN SEISME MAJEUR
New York. L'horreur s'est abattue sur le Groupe W, sans que quiconque puisse
encore expliquer ce qui s'est réellement passé hier soir entre
17h et 02h du matin. Selon les premiers éléments de l'enquête,
Largo Winch, président du Groupe W, l'une des multinationales que l'on
ne présente même plus, aurait mis fin à ses jours en se
jetant du haut de l'immeuble construit par son père, décédé
l'an dernier dans des circonstances quasi identiques. Avant d'accomplir son
geste, il aurait abattu de sang froid sa garde du corps, et l'informaticien
responsable du réseau du groupe. Le corps de M. John Sullivan, executive
manager, a également été retrouvé dans son bureau,
où il s'est donné la mort, expliquant son geste dans une lettre
dont le contenu est inconnu à l'heure où nous mettons sous presse.
Selon des sources officielles, il aurait été témoin du
suicide de M. Winch. La police n'écarte aucune piste pour le moment.
Ce drame sanglant clôt une série d'aventures plus rocambolesques
les unes que les autres auxquelles avaient été mêlés
M. Winch et son équipe rapprochée. Les lubies et les frasques
du jeune directeur du groupe W n'avaient cessé de faire trembler la compagnie
sur ses fondations, le ras le bol des actionnaires s'étant même
manifesté lors d'une tentative de putsch. Gageons dès aujourd'hui
que ce nouvel épisode qui laisse le groupe sans dirigeant ne concourra
pas à lui redonner la stabilité nécessaire à son
essor.
Vendredi XX novembre 20XX, New York Post, page 8
Insécurité dans Central Park, une preuve de plus
Une fois encore, la police de New York a montré ses
limites. Ce matin, un corps, non encore identifié, a été
retrouvé dans une des allées peu fréquentées de
Central Park. Il s'agit vraisemblablement de la victime du racket qui subsiste
la nuit dans le parc malgré les rondes des forces de l'ordre. C'est un
jogger qui a découvert