Le Carroussel Oublié

par Angelene et Anne

 

 

Joy faisait souvent le même rêve.
Elle rêvait qu'elle était sur un manège, elle était très jeune, peut-être avait-elle trois ou quatre ans. Elle voulait à tout prix monter sur un de ces immenses chevaux blancs, à la crinière sculptée dans le vent, elle voulait s'accrocher à ces fines colonnes dorées et torsadées et puis monter et descendre, galoper tout en rond, galoper jusqu'à l'infini. Dans ses souvenirs très lointains, son père le lui interdisait toujours parce que c'était trop dangereux, ou parce qu'elle n'avait pas le droit de jouer.
Pourtant elle était presque certaine qu'un jour elle était montée sur l'un de ces chevaux. Elle se rappelait avoir accroché de ses petites mains la colonne torsadée, froide et rugueuse, entre ses doigts qui n'arrivaient pas à en faire le tour. Elle se rappelait qu'un adulte était monté avec elle, pour qu'elle ne tombe pas. Elle se rappelait de ses immenses bras blancs qui la serraient autour de la taille, très fort, pour qu'elle ne s'envole pas au loin, galopant dans ces pairies imaginaires, qui tournaient, tournaient toujours en rond. Elle se rappelait d'un parfum à la vanille, des rires des enfants, de cheveux longs roux qui lui chatouillaient les joues.
Mais quand Joy se réveillait, elle était toujours dans une chambre sombre et froide. Le gentil chaos du manège disparaissait. Il n'y avait plus aucune trace de l'étalon qui l'emmenait très loin, vers des contrées peintes en doré, en rose ou en bleu, des contrées où les gens dansaient, riaient, des contrées où la musique accompagnait la vie et où les friandises poussaient dans les arbres. Elle comprenait alors que les contrées où les enfants naissent toujours heureux n'existent pas.
Et elle ne voyait plus que les murs blancs de sa minuscule chambre, plongée dans l'obscurité inquiétante de la nuit.

***

" Il t'est déjà arrivé d'avoir l'impression que ta vie ne t'appartenait pas ? "
Joy regarda Largo avec stupeur.
" Pardon ? "
Le jeune homme esquissa un sourire mêlant lassitude et amusement.
" Donc tu ne m'écoutais pas. C'est toujours bon de savoir qu'on a une amie prête à ne pas écouter ses états d'âme ...
- Excuse-moi, j'étais ailleurs. Je dors mal en ce moment. Que disais-tu ?
- Oh, rien, je râlais comme d'habitude. En fait, je me demandais ce que je ferais si par chance j'arrivais à nuire à la Commission Adriatique. Tu crois que je plaquerais le Groupe W ? Que je me dirais, ça y est, j'ai accompli mon sacerdoce, et que je tournerais le dos à tout, pour retrouver ma vie d'antan ?
- Elle te manque à ce point cette vie ?
- Disons que je l'avais choisie. De toute façon, ma tâche représente la tâche de toute une vie, je vais finalement régler mon pas sur le pas de mon père. "
Joy hocha la tête. Elle ne répondit rien, coupée par l'arrivée d'un serveur qui leur apportait deux cappuccinos, sur leur table en terrasse de café. Le soleil brillait, le ciel se parait de bleus du plus clair au plus foncé, et au milieu de la place se tenait une fête foraine. Un manège rouge et blanc, étincelant, tournait à plein régime, emportant une myriade d'enfants, leurs rires, leurs cris et leurs pleurs, vers de jolis rêves sans nuages. Joy les regardait et ne pouvait pas s'empêcher de se sentir triste.
" Ca ne va pas ? s'inquiéta Largo.
- Si ... mentit-elle sans détourner son regard du manège dont quelques notes de musiques gaies et enfantines s'échappaient pour venir les narguer jusqu'à leur terrasse de café si adulte.
- Pourquoi tu n'arrêtes pas de regarder ce manège ? Tu veux retomber en enfance ? "
La jeune femme reporta son attention sur son ami, et prit le temps de boire une gorgée de son cappuccino avant de lui répondre.
" Si seulement. Dis-moi Largo, quand tu étais un petit garçon, que voulais-tu faire quand tu serais grand ?
- Drôle de question, de ta part ... rit-il doucement. Euh je voulais faire tout un tas de choses quand j'étais gamin. Mais je me rappelle que j'ai eu une fixation sur l'aviation pendant deux ou trois ans. Oui, c'était ce que je voulais faire, aviateur. Bon, je n'ai jamais eu de brevet de pilote, mais j'ai un jet privé, ça fait l'affaire.
- Pourquoi ? "
Largo haussa largement les épaules, accompagnant ce geste d'un sourire innocent.
" J'avais vu un film, un vieux film en noir et blanc. On voyait un héros de la guerre qui atterrissait dans un aérodrome, des tas de journalistes et de femmes bien coiffées, dans des robes fleuries l'attendaient au bas de l'appareil. Et lui il descendait tranquillement, sûr de lui, fier dans sa veste en cuir d'aviateur, avec son écharpe blanche au vent. Je le trouvais fascinant, je voulais être comme lui. Et puis j'aimais l'idée de pouvoir monter dans un avion, et fuir au loin, parcourir le monde entier. Je ne le savais pas encore à cette époque _ je vivais chez les Glieber _ mais je devais sentir que j'étais prisonnier d'une sorte de cage. Je n'avais aucune idée des dangers qui me guettaient et dont voulait me protéger Nério, et pourtant, c'était comme si inconsciemment je le savais. Parce que je voulais prendre un avion et voler au-dessus de tout le monde, dans un ciel blanc, caché entre les nuages. C'était la liberté qui m'attirait.
- Ca te ressemble tellement ce que je viens d'entendre. Je n'ai pas l'impression que le gamin qui rêvait de ça ait disparu. Au contraire, je l'ai devant moi tous les jours.
- Touché. Et toi, tu voulais faire quoi quand tu étais petite ? "
Joy jeta de nouveau son regard vers le manège, qui repartait pour un nouveau tour.
" Être une enfant. "
Largo vit perler une larme le long de sa joue, une larme unique, qui coulait lentement, silencieusement sur la joue de son amie. Elle brillait et glissait, importune. Joy ne faisait rien pour arrêter sa course, c'était presque comme si elle ne la sentait pas. Peut-être était-elle trop triste pour la sentir. Largo rapprocha sa chaise de son amie et posa sa main sur son visage, lui essuyant au passage cette horrible larme.
" Joy, dis-moi ce qui se passe. Tu te comportes d'une manière étrange depuis hier. "
La jeune femme baissa la tête, dissimulant la moue malheureuse qui la prenait, tentant de retenir de nouvelles larmes.
" Dis-moi. "
Elle secoua la tête. Les larmes s'échappaient de ses yeux, de plus en plus abondantes, elle n'y pouvait plus rien, impossible de les arrêter.
" Ma mère est morte ... " avoua-t-elle finalement, la voix tremblante.

***

Largo regardait Joy, assise dans le canapé de son penthouse. Les yeux rougis d'avoir trop pleuré, elle semblait perdue dans ses pensées. Non, pas perdue. Plutôt assommée, sous le choc. Tout comme lui.
Il avait de la difficulté à bien saisir ce qu'il se passait avec sa garde du corps, elle lui avait dit que sa mère était morte, puis elle avait éclaté en sanglots. A travers ses larmes, elle lui avait raconté une drôle d'histoire : elle avait tué sa mère, son père lui avait toujours caché la vérité, les mensonges, toujours ces mêmes foutus mensonges, elle n'en pouvait plus ... Ses phrases étaient incohérentes, elle parlait d'une voix aiguë, semblait nerveuse. Ce n'était plus du tout Joy Arden que Largo voyait devant lui.
Son ami n'avait plus vraiment su quoi lui dire, déstabilisé de la voir si fragile, elle qui était si forte d'habitude. Il ne comprenait pas grand-chose à tout ceci, mais pour qu'elle réagisse aussi fortement, ça devait être grave. Alors Largo s'était dépêché de rentrer au Groupe W avec elle.
Après avoir contacté John, pour annuler son rendez-vous de cet après-midi là, il vint s'asseoir auprès de Joy avec une tasse de chocolat chaud espérant que le liquide puisse lui apporter un semblant de réconfort, qu'il puisse arriver à quelque peu apaiser sa détresse.
Joy prit la tasse des mains de son ami, et avala son contenu d'un trait. Elle semblait si vulnérable, assise les jambes repliées sous elle, les mains croisées sur sa poitrine, on aurait dit une petite fille perdue. C'était la première fois que Largo la voyait ainsi. Et il n'aimait pas voir son amie aussi démunie.
" Merci Largo. Excuse-moi pour ce qu'il s'est passé au café. Je ne voulais pas faire une telle scène.
- Ne t'excuse pas, j'ai trouvé ça plutôt amusant quand le serveur s'est dépêché de nous apporter l'addition. Et puis, ça faisait longtemps que je n'avais pas fait parler de moi dans les journaux. "
Joy regarda son patron un moment, incrédule : il n'était pas sérieux là ! Celui-ci lui fit un clin d'œil, bien sûr qu'il ne l'était pas, et elle lui sourit.
" Tu peux te moquer tant que tu voudras, tu trouveras ça moins drôle quand les membres du Conseil te reprocheront de sortir avec ta garde du corps qui ne sait pas se contrôler en public.
- Le Conseil n'a pas à se mêler de ma vie privée. Je sors avec qui je veux, où je veux. De toute façon, le contrat important que nous devons signer dans quelques semaines, avec une des plus grandes compagnies de Boston, occupera le Conseil encore pour un bon moment : personne n'est d'accord depuis plus d'une semaine. Alors je suis certain que ta présence de ce midi, au café, passera plutôt inaperçue à leurs yeux. "
A l'évocation de l'incident du café, Joy redevint sérieuse, lointaine. Largo s'approcha un peu plus d'elle, et mit une main réconfortante sur son épaule.
" Tu veux parler de ce que tu m'as dit tout à l'heure ?
- Je ne sais pas ...
- Ca pourrait te faire du bien, tu sais. "
Joy regarda Largo. Il semblait véritablement sincère. Cependant, elle ne savait pas vraiment si elle avait envie de lui dire. Enfin, elle avait voulu tout lui raconter au café, mais maintenant elle n'était plus certaine que son patron devait connaître la vérité, sa vérité. C'était si récent tout ça, et elle ne voulait pas le mêler à toute cette histoire. D'un autre côté, tout ceci était tellement énorme à porter. Partager son secret avec quelqu'un d'autre, une personne en qui elle avait une confiance totale, pourrait sûrement l'aider. Elle ferma les yeux, prit une grande respiration pour se donner un peu de courage. Après un moment, elle commença son récit ...

***

Charles Arden tournait en rond dans sa maison, il était très nerveux. Il avait de la difficulté à croire ce qu'il venait d'apprendre par le biais des infos. Son pire cauchemar, ce à quoi il rêvait certaines nuits depuis une vingtaine d'années, était en train de prendre vie à nouveau : cette fois-ci cependant, ce n'était pas un rêve. C'était bel et bien vrai.
Il n'avait pas l'habitude d'être aussi énervé par quelque chose, mais la situation était grave. Qu'allait-il faire ? Après une hésitation, il essaya de téléphoner à sa fille.
" Allez Joy, décroche ce foutu combiné, c'est important. "
Quand il entendit la voix de sa fille lui dire qu'elle était absente, il raccrocha sèchement. Mais à quoi il pensait là ? Il ne devait pas lui parler de ça. Ca ne marchait pas comme ça dans sa famille. Et puis, jusqu'à maintenant, il avait tenu Joy à l'écart de cette situation, il n'allait pas tout compliquer maintenant que les choses se corsaient un peu, ce n'était pas lui ...
Charles prit le journal, posé sur la table de salon, comme pour se convaincre que toute cette histoire était vraie, puis, le lança à travers la pièce. Il n'avait pas besoin de relire ce papier, le titre de sa manchette était gravé dans sa mémoire à jamais : " Après avoir passé un peu plus de vingt ans en prison, Ted Bartlett libéré sur parole. "
Charles soupira. Il fallait qu'il se prépare car les jours à venir ne seraient pas faciles pour lui. Mais il ferait tout en son pouvoir pour effacer l'obstacle qu'il sentait poindre sur sa route. Il savait que cet homme ne se contenterait pas de refaire sa vie, en oubliant ceux qui l'avaient mené derrière les barreaux ... Après tout, ne l'avait-il pas averti de faire attention à ce qui pourrait arriver quand il serait à nouveau libre ? Charles n'avait guère porté attention à ces mots, lancés sous le coup de la colère. Jamais au grand jamais il n'aurait pensé voir ce jour où cet homme serait libre. Seulement y penser donnait des frissons au père de Joy. Il ne savait pas par quel miracle Bartlett sortait de prison, les avocats pouvaient être tellement convaincants parfois, mais ce n'était pas bien grave, c'était maintenant le temps de réagir. Il fallait qu'il la protège car ce fou était libre ...
Joy. Il l'avait toujours élevée de façon sévère, stricte. Il voulait qu'elle sache se défendre contre les aléas de la vie. Souvent, elle avait mené ses combats seule. Mais cette fois tout serait différent. Pour une fois, il allait se battre pour elle. Et ce combat, il devait le mener seul. Il allait tout arranger, comme quand sa petite fille avait quatre ans ...

***

" Et tes parents ne te l'avaient jamais dit ?
- Mon père honnête avec moi ? Tu rêves. "
Largo fronça les sourcils. Il avait écouté attentivement le récit de Joy, confus, emmêlé, hésitant. Visiblement la jeune femme ne savait pas grand-chose : trop de trous dans l'histoire. Sans compter le choc émotionnel provoqué par la révélation que Mary Arden avait faite à sa fille.
Mary Arden.
Pas sa mère, une inconnue.
Il effleura la main de Joy, celle qui tremblante, tenait encore la lettre.
" Je peux la lire ? "
La jeune femme haussa les épaules.
" Si tu la comprends mieux que moi, n'hésite pas. "
Largo saisit doucement la feuille blanche, noircie de l'écriture tremblante et irrégulière de Mary. Elle ne faisait que trois paragraphes.

Joy, ma chérie,

Je sais que nous ne nous voyons plus beaucoup depuis que je suis retournée vivre en Grande-Bretagne. Tu as toujours cru que je t'en voulais d'avoir suivi la route qu'est la tienne, de m'avoir séparée de ton père. Mais c'est faux. Je sais qu'il aurait été plus facile de te prendre dans mes bras et de te murmurer que tu n'y étais pour rien. Mais je suis loin d'avoir ta force. Je suis lâche.
La lâcheté a toujours été prédominante dans ma vie. Trop lâche pour quitter ton père, trop lâche pour m'opposer à l'éducation qu'il t'a donnée, trop lâche pour te dire que je t'aimais. Et trop lâche pour t'avouer la vérité.
Je ne suis pas ta mère Joy.
Je l'aurais voulu de toutes mes forces, mais c'est un mensonge.
Un mensonge parmi tant d'autres. Je sais que cette nouvelle va te bouleverser, et je sais que tu seras folle de rage contre ton père et moi. Sache que nous avons simplement pensé à ton bien. Ta véritable mère biologique est décédée en accouchant de toi et tu es devenue ma fille.
Pardonne-moi.

Largo releva la tête.
" Rien de plus ?
- J'ai reçu ce courrier hier. J'ai essayé d'appeler ma mère toute la nuit, mais ça ne répondait pas. Tu te rends compte ? Elle m'écrit que je ne suis pas sa fille, que ma véritable mère est morte et c'est tout. Aucune explication, et impossible de la joindre. Tu peux le croire ça ?
- Vous êtes du genre laconique dans la famille ... tenta de sourire Largo.
- Largo, je t'en prie.
- Excuse-moi. A défaut d'avoir pu joindre ta mère ... Enfin Mary Arden, as-tu essayé d'appeler ton père ?
- Non. "
Le ton de la jeune femme était sec, cinglant. Ce non sonnait comme une sentence de jury d'assises, une condamnation avant procès.
" Il doit connaître toute l'histoire. Qui était ta mère biologique, ses relations avec elle, la décision que lui et Mary ont prises ...
- Je ne veux parler qu'à ma mère.
- Tu es de nouveau de froid avec Charles ?
- C'est pas ça.
- Alors parle-lui !
- Pour qu'il m'abuse avec de beaux mensonges ? Mon père a des qualités, mais dire la vérité sans équivoque, il ne sait pas. "
Joy reprit des mains de Largo la lettre, la plia et la glissa dans sa poche de veste.
" Ne parle de ça à personne. Je vais m'absenter quelques temps, pour régler tout ça. Tu voudras bien dire à Simon de me remplacer ?
- Attends Joy, ne t'emballe pas ! Déjà il est hors de questions que tu t'en ailles sans que je sache où tu es. Ensuite, Simon ne remplacera personne parce que je pars avec toi. "
Joy baissa la tête fit signe que non.
" Ca ne peut pas fonctionner comme ça. Je te remercie de m'avoir écoutée, je ne voulais pas affronter cette incertitude seule. Mais le reste du chemin, je dois le parcourir seule. Tu ne peux pas m'accompagner.
- Tu as besoin de moi ... murmura-t-il doucement, légèrement hésitant.
- On m'a menti toute ma vie, tu ne sais pas ce que c'est ...
- Bien sûr que je le sais.
- Avec Nério, c'était différent. Tu ne connais pas ma famille. Laisse-moi. "
Largo prit la main de son amie.
" Si c'est ce que tu veux, je resterai sur la touche. Mais un jour ou l'autre, je me lasserai de ne pas avoir le droit de faire partie de ta vie. "
Joy retira sa main, sans le regarder. Ce n'était pas le moment de flancher. Elle devait savoir.

***

Kenneth Goren sonna de nouveau à la porte. Il renifla légèrement, son nez rouge ne se remettant toujours pas de son rhume carabiné. Il se tourna vers son co-équipier Andrew Waters.
" Bien, il semblerait que Mme Arden ne soit pas chez elle.
- Nous rentrons faire un rapport ? proposa Waters.
- Négatif. Je dois un service à sa fille, je crois qu'elle s'inquiète de ne pouvoir la joindre.
- Peut-être est-elle au marché.
- Par ce temps ? Entrons.
- Par effraction ? "
Goren éternua violemment, faisant trembler le parapluie rouge qu'il tenait entre ses doigts glacés.
" Mme Arden ne nous en tiendra aucune rigueur. Vas-y. "
Tandis que Goren se saisissait d'un mouchoir pour se moucher, son partenaire s'appliqua à crocheter le verrou du pavillon de banlieue qu'habitait Mary Arden, sa tâche n'étant pas facilitée par les gouttes d'eau de pluie glaciale qui tombaient sur ses mains et battaient contre la porte.
" Voilà. " dit Waters, d'un air ennuyé.
Goren hocha la tête et tourna la poignée de la porte. Les deux policiers pénétrèrent dans le corridor, accompagnés par une bourrasque de vent et de pluie mélangés. Une fois à l'intérieur, Goren secoua son parapluie rouge des gouttes qui perlaient le tissu et le replia tandis que Waters s'essuyait consciencieusement les pieds sur le paillasson.
" Quel mauvais temps. Réflexion faite, Mme Arden doit certainement s'en être allée en voyage dans un pays chaud où le temps lui sera plus clément, dit Waters.
- Mme Arden ? Mary Arden ? "
Le pavillon silencieux ne lui fit écho d'aucune réponse, seuls le vent et la pluie se manifestaient, tambourinant contre les portes et fenêtres, soufflant par la cheminée.
" Fouille le rez-de-chaussée, je monte à l'étage. " décida Goren.
Andrew hocha la tête et vérifia que son pantalon ne dégoulinait plus avant de fouler la moquette du salon, continuant à appeler l'absente. De son côté Kenneth Goren gravissait lentement les marches menant à l'étage unique de la petite demeure. Chaque pas faisait grincer le bois de l'escalier. Il passa devant le bureau, dont la porte était grande ouverte. Rien n'était disposé sur le bureau, l'ordinateur portable était fermé. Seuls se trouvaient sur la table de travail une rame de papier blanc et un stylo à encre noire. Il continua sa progression et aperçut la salle de bain, également ouverte.
Au fond du couloir une porte entrouverte. Il s'y dirigea d'un pas tranquille et mesuré, mais sa voix tremblait lorsqu'il appela une dernière fois Mary Arden par son nom. L'instinct du policier. Il poussa la porte de la chambre. Celle-ci était plongée dans l'obscurité, les volets étaient fermés, comme pour la nuit. De légers filets de lumière perçaient tout de même la pièce et Goren vit une femme allongée dans ses couvertures.
" Andrew, monte ! " cria-t-il.
Sa voix étranglée voulait tout dire, et bientôt il entendit les pas précipités de son collègue gravir les escaliers à toute allure. Goren se fraya un chemin dans la chambre sombre où régnait un silence de mort. Il était déjà au chevet du lit lorsque Waters le rejoignit et poussa la porte en grand. Le jour du couloir vint frapper de plein fouet la pièce d'une pâleur sans nom.
Sur le lit, Mary Arden était morte et froide. Une ligne de sang lui parcourait la gorge, ses yeux étaient révulsés, sa bouche semi-ouverte, comme si elle tentait encore même à travers la mort de reprendre un souffle de vie.
" Étranglement, énonça Goren à voix haute. Probablement par une lanière en métal ou en nylon, peut-être une corde à piano ... La mort doit remonter à une dizaine d'heures. Appelle une équipe médicale, veux-tu ?
- Tu vas appeler ton amie pour lui dire ?
- Je préfère qu'elle m'appelle. Je ne sais pas quoi lui dire. "
Kenneth fronça les sourcils.
Encore une journée de fichue.

***

Charles fut estomaqué.
Il raccrocha le combiné, d'un geste rageur.
De plus en plus, il sentait le poids de la culpabilité l'engourdir. Cette voix qui répétait sans arrêt dans sa tête : " tout est de ta faute Charles, tout est toujours de ta faute ... ". Tour à tour, cette voix était railleuse, déchirante, triste, enragée, désenchantée. Elle appartenait à Joy, à Mary, à Bartlett, à Beth.
Cette voix, c'était aussi un peu la sienne.
Ce que sa conscience essayait de lui dire, c'était qu'il lui fallait trouver une solution, au plus vite.
Mais par quoi, ou plutôt par qui devait-il commencer ?
C'était en tout cas trop tard pour Mary. Lorsqu'il s'était décidé à appeler son ex-femme, un homme lui avait répondu. Il avait cru d'abord qu'il s'agissait de Burton, ou Alfred _ peu importait son nom _ l'actuel compagnon de Mary.
Mais en réalité, il s'agissait d'un policier anglais qui lui annonçait gravement que son ex-épouse avait été retrouvée assassinée dans sa chambre.
La nouvelle avait glacé le sang de Charles. Habitué à compartimenter ses émotions, il avait mis de côté le chagrin et la détresse que lui inspirait le décès de cette femme que, même s'il ne l'avouerait jamais, il aimait encore tendrement. Aussitôt, il avait pensé à Joy : il devait tout prendre sur lui, lui épargner au maximum la moindre répercussion de l'histoire.
Il avait alors annoncé au policier qu'il prendrait un vol pour Londres afin de s'occuper de son identification, du retour de sa dépouille aux USA, ainsi que de ses funérailles.
Il ne s'était pas dit une seule seconde que le compagnon de Mary voudrait se charger de tout cela, Charles pensait que c'était légitimement son rôle. Dans un sens, Mary était destinée à lui appartenir toute sa vie.
Il effectua les démarches nécessaires afin de prendre le premier avion pour l'Angleterre. Il devait y être pour tout contrôler, et pour remonter la trace de Bartlett.
Ses mains se crispèrent et ses poings frappèrent la table où était disposé le téléphone. Le meuble trembla. Bartlett. Cet espèce de salopard aurait dû y passer mais au lieu de cela la CIA lui avait promis l'immunité contre des informations. Et aujourd'hui, il était libéré pour bonne conduite.
On lui avait troqué la mort contre la perpétuité, la perpétuité contre vingt ans. Vingt ans, il était libre, mais Charles décida qu'il se chargerait bien de le refaire passer par la case Mort.
Et il devait faire vite. Cette fois-ci, le faire arrêter ne suffirait pas. Car Bartlett connaissait son secret. Il ne devait pas rester en vie suffisamment longtemps pour le révéler.
Joy ne devait jamais savoir que sa mère avait été assassinée, ni par qui, et surtout pas pourquoi. Si elle découvrait la vérité, il la perdrait à tout jamais.

***

Londres était pluvieuse et grise à cette époque de l'année. L'air était à la tristesse, des gens aussi gris que les vêtements qu'ils portaient, allaient et venaient, rapides, se faufilant entre les gouttes d'eau glacées. Les parapluies se frôlaient dans les rues fréquentées moyennement, les flaques d'eau se paraient de cercles concentriques et parfois giclaient lorsqu'un passant imprudent y mettait par mégarde les pieds.
Les vêtements humides ou boueux, les yeux rivés sur leurs montres ou vers le ciel dégoulinant de larmes qui s'assombrissait, les derniers passants, bougons et fatigués, recherchaient leur voiture, attendaient leur bus ou descendaient dans les entrailles du métro afin de rentrer chez eux, pour retrouver avec hâte la chaleur de leur foyer.
Un homme n'était pas pressé.
Debout dans la rue, laissant la pluie ruisselait sur ses vêtements déjà trempés, il les regardait, un rictus sur les lèvres.
Courez ... Courez chez vous. Vous, vous avez une famille qui vous attend. Courez avant que quelqu'un comme moi ne vienne vous détrousser, et vous assassiner dans un coin d'une ruelle sombre, vous laissant crever dans la flaque d'eau qui peu à peu se teinte en rouge sang.
Sa vie est grise, plus grise que les rues de la ville, plus grise que le ciel londonien, plus grise que les visages des gens se pressant à rentrer chez eux.
Sa vie est même d'une noirceur si opaque que lui-même n'en voit pas le bout.
Qu'importe, aujourd'hui pour lui est une journée magnifique, parce qu'il a accompli ce dont il avait rêvé chaque nuit depuis vingt ans. Il sait que ce n'est encore que le début et ressent ce pouvoir comme un délicieux frisson dans chaque centimètre carré de sa chair. Le pouvoir qui brûle entre ses mains. Le pouvoir de changer (de briser) toutes ces vies par sa simple volonté. Le pouvoir, non moins délectable, d'avoir l'opportunité de se faire Justice lui-même en se vengeant pour ce qui lui a été pris.
Il poussa la porte de ce petit magasin dont il avait admiré la vitrine. Une petite clochette tinta et la vendeuse, une jolie brune dont le large sourire blanc lui dessinait de merveilleuses fossettes, le salua aussitôt.
Il eut l'impression d'avoir changé d'univers. De la pluie froide qui balayait de son déluge les rues grises et sales de la métropole, il découvrait un asile chaud, sec et coloré. Un magasin de jouets spécialisé dans les antiquités. Tout autour de lui était vif, beau, spécial, travaillé, ciselé, et respirait la douce naïveté d'une enfance perdue, très loin, dans un passé sans centres commerciaux, ni petits soldats à la chaîne.
Le magasin allait fermer mais il savait qu'il n'en aurait pas pour longtemps. Il avait vu par la vitrine l'objet de ses désirs. Il s'agissait d'une magnifique boîte à musique, datant des années quarante, en forme d'un manège blanc et rouge étincelant. Il était décoré de petits chevaux blancs sculptés finement qui dansaient en rond, portés par des colonnes dorées torsadées. Lorsqu'on tournait la manivelle, le manège se mettait à tourner, clinquant, les chevaux blancs galopaient, au son d'une comptine doucereuse.
Ce serait le cadeau idéal à lui faire.
Visiblement ravie de finir sa journée par une si belle vente, la jolie vendeuse aux fossettes s'empressa de lui faire un magnifique paquet bordé de rubans aux couleurs du manège.
Avec un sourire elle lui tendit le paquet tout en lui énonçant le prix du chef-d'œuvre qu'il venait d'acquérir. Il lui dit qu'il n'avait pas d'argent.
La jolie vendeuse eut à peine le temps d'exprimer sa surprise qu'il surgissait sur elle avec la rapidité d'un félin, son couteau à la main.
La lame traversa son ventre. Le souffle coupé par la douleur l'empêcha d'émettre le moindre hurlement, tout juste put-elle couiner d'horreur et gémir lentement tandis qu'il enfonçait l'opinel à dix centimètres dans l'abdomen.
D'un coup sec il retira la lame et la vendeuse s'écroula sur le sol de la boutique comme l'une des poupées de porcelaine désarticulées dont elle faisait commerce.
Elle ne tarderait pas à mourir et agonisait déjà dans son sang. Il rangea son couteau dans sa veste, et sans plus se soucier de sa victime saisit entre ses mains larges et brutales la boîte à musique avec un sourire contemplatif.
Puis Ted Bartlett s'engouffra dans l'air pluvieux de Londres, son magnifique présent sous le bras.

***

Joy était assise dans son salon. La nuit était tombée depuis longtemps mais elle n'avait pas pris la peine d'allumer et seules les lumières combinées de la lune, des étoiles et des réverbères de sa rue lui permettaient de distinguer ses meubles dans l'obscurité.
Elle n'était plus capable de faire le moindre geste depuis qu'elle avait téléphoné à Kenneth Goren. D'ailleurs, son téléphone portatif était resté entre ses mains glacées.
Sa mère _ celle qu'elle avait cru être sa mère toutes ces années _ avait été assassinée, emportant avec elle tous ses secrets.
Joy se sentait trop triste pour pleurer, trop frustrée pour hurler, trop fatiguée pour dormir. Voilà, c'était fini. Elle n'avait plus de mère, biologique ou pas, présente ou pas, lâche ou pas, aimante ou pas.
Que lui restait-il ? Un père froid, calculateur, menteur et manipulateur.
Il l'aimait, et elle aussi, mais la vie avait été trop compliquée pour eux deux, et avait malmené leurs rapports.
Bref, tout ce qu'il lui restait ne représentait qu'une mince chance de pouvoir combler le vide qui grignotait son cœur, le menaçant de ne plus devenir qu'une vague cavité sans raison d'être.
Largo l'avait prévenue à demi-mots qu'elle allait le perdre. N'était-ce pas déjà fait ? N'était-elle pas destinée à perdre toutes les personnes de sa vie, sans qu'ils ne sachent jamais, sans qu'il ne le sachent ?
La sonnerie du téléphone la surprit dans ses sombres pensées. Elle regardait le combiné qui émettait sa sonnerie stridente au creux de sa main encore tremblante même si elle ne l'avait pas remarqué.
" Allô ? "
Sa voix était tout aussi tremblante que sa main. La jeune femme ne se comprenait pas, ne se ressentait pas, elle avait l'impression de regarder cette femme de l'extérieur. Une femme qui grelottait de chagrin, alors qu'elle, de l'intérieur, se sentait juste impuissante et démunie.
" Joy c'est ton père. "
Elle continua à trembler, ne dit rien.
" Je suis dans un avion pour Londres. Joy, ta mère a eu un accident. "
Il pensa ses mots à l'autre bout du fil, trop absorbé par ce qu'il disait pour se préoccuper du silence de sa fille.
" Ta mère est morte. Je suis désolé. "
Il pouvait l'être.
" Morte ? dit-elle finalement, sa voix tremblante changée en rauque méconnaissable.
- Un accident de voiture apparemment. J'en saurai plus à mon arrivée. Ne te soucie de rien, je prends tout en charge, et je te tiendrai au courant. "
Un accident. Goren lui avait clairement expliqué au téléphone que sa mère avait été assassinée, par strangulation. Pourquoi son père lui mentait-il ?
" Joy ? Tu es toujours là ?
- Oui, parvint-elle à articuler finalement.
- Je suis navré Joy. Le choc est terrible, je le sais. "
Pourquoi lui mentir ? Pourquoi ? Pourquoi ?
" Est-ce que ça ira ? "
Menteur. Hypocrite. Pourquoi lui faire mal ainsi en lui mentant, alors que plus que jamais, elle avait besoin de lui ?
" Je ... hachura-t-elle, écœurée et malade de chagrin. Je ne sais pas ... Je ...
- Tu es sous le choc, je comprends. Je te laisse, je te rappellerai quand je serai à Londres, tu veux ?
- Oui ... Ca ira.
- Je suis là si tu veux parler. "
Hypocrite. Menteur. Qu'a-t-il encore à cacher ?
" Courage, Joy. "
Il raccrocha.
La jeune femme sentit une rage sans nom gagner son cœur pour en chasser la tristesse. Elle lança son téléphone à travers la pièce, et il vint s'écraser contre le mur, se déboîtant.
" Pourquoi est-ce que tu me mens encore ? " cria-t-elle aux ombres fantômes de son appartement.
Elle reprit avec difficulté son souffle saccadé rageur et oppressé. Cette fois-ci, elle ne se laisserait pas faire. Quoiqu'il lui cache, elle découvrirait la vérité.

***

Kenneth Goren enleva ses chaussures, et se laissa lourdement tomber dans son canapé. Le policier se préparait à regarder une partie de foot à la télévision. Il avait vraiment besoin de décompresser après l'horrible journée qu'il venait de passer.
Mary Arden venait de mourir. Bien qu'il ne l'ait pas connue personnellement, Joy lui avait toujours louangé sa mère, qu'elle considérait comme un cadeau du ciel. Et pour que celle-ci parle avec autant de tendresse de cette personne, c'est qu'elle devait forcément être une femme bien. Il avait eu mal pour son amie lorsqu'il avait été obligé de lui apprendre la nouvelle : même s'ils ne se voyaient plus depuis plus de quatre ans, ils étaient restés proches l'un de l'autre. Ils se téléphonaient, s'écrivaient de longues lettres, s'envoyaient des e-mails stupides qui les faisaient bien rigoler ... Joy était une amie vraiment importante pour lui, il savait qu'il pourrait toujours compter sur elle. Maintenant, c'était de son soutien qu'elle avait besoin et Kenneth ne savait pas comment il pourrait l'aider. Il avait toujours été maladroit quand les sentiments entraient en jeu. Le téléphone, qui semblait sonner depuis quelques minutes déjà, sortit Kenneth de ses réflexions.
" Goren ?
- Bonjour, c'est Andrew. Qu'est-ce que tu fais en ce moment ?
- Je m'apprête à regarder un match à la télé. Pourquoi, tu veux venir voir ton équipe perdre ?
- Ca serait avec plaisir mais je ne supporte pas quand tu enlèves tes chaussures ... Juste penser à l'odeur qui se dégage de tes pieds ... Non, sérieusement, je crois que le match va se jouer sans toi.
- Que se passe-t-il ? On a du nouveau sur l'affaire Arden ?
- Je ne pense pas, mais ce n'est pas pour ça que je t'appelle. Il y a eu un autre meurtre.
- Un autre ! "
Kenneth soupira. Décidément, cette journée ne se terminerait jamais.
" Bon donne-moi les coordonnées de l'endroit, j'arrive dans un peu moins de dix minutes. "

***

Beth Miller sanglotait doucement dans son canapé. Elle venait de voir les nouvelles télévisées. Ce qu'elle venait d'y apprendre l'avait complètement bouleversée. Une femme venait de se faire assassiner. C'était triste. D'autant plus triste que Beth connaissait très bien cette femme. C'était Mary Arden. Son amie. Beth ne connaissait pas Mary depuis très longtemps, mais ce n'était pas nécessaire. Elle savait que Mary était une personne bien.
Elles s'étaient rencontrées à l'église quand les deux femmes s'occupaient d'une oeuvre de charité. Elles s'étaient rapidement liées d'amitié. Ce n'était pas habituel, ni d'un côté, ni de l'autre, et pourtant ... Beth s'était surprise à parler à cette femme, comme si elles se connaissaient depuis toujours.
Elles semblaient avoir vécu les mêmes choses. Toutes les deux avaient souffert à cause d'un homme, elles avaient dû affronter une famille hostile à ce qu'elles étaient. Et le plus important, toutes les deux avaient un enfant. Elles n'en avaient pas beaucoup parlé, Mary étant une femme assez secrète mais les deux femmes avaient une fille. Cette situation avait considérablement rapproché les deux amies. Comme si un lien invisible, puissant, les reliait l'une à l'autre. Après tout, elles se comprenaient. Du peu qu'elle avait appris, Mary semblait avoir une enfant formidable. Sa fille Joy. C'est tout ce qu'elle savait de l'enfant de son amie, son prénom. Joy qui était maintenant orpheline de mère ...
La pauvre famille de Mary. Elle devait souffrir énormément. Gordon, son compagnon, et Joy. Pauvre petite. La femme pouvait aisément se mettre à sa place.
Elle savait ce qu'on ressentait lorsqu'on perdait une personne importante. Elle avait vécu cette situation plusieurs années auparavant ...
Le regard de la femme accrocha un carrousel qui traînait sur la table basse de son salon. Un carrousel blanc et rouge, avec des chevaux à crinières dorées, qu'elle lui avait donné en cadeau lors de cette journée à la foire, il y avait si longtemps. Elle n'avait jamais pu se débarrasser de cet objet. Il lui faisait penser à son bébé. Becky. C'était tout ce qu'elle possédait pour lui rappeler des temps plus heureux ...
Rebecca Miller. Elle n'était plus une petite fille désormais. Mais quand Beth pensait à elle, c'était une enfant souriante qu'elle imaginait. Une jolie princesse grimpée sur un cheval blanc cet après-midi d'automne ... Elle s'en souvenait encore comme si c'était hier ...

Beth était assise sur un cheval blanc, une petite fille assise entre ses jambes. Le manège tournait encore et encore. Les cheveux roux de Beth flottaient librement dans le vent d'automne. C'était une journée magnifique.
" Tiens bien le manège Becky chérie, tu pourrais tomber.
- Regarde maman comme je vais vite ... Je t'aime maman.
- Moi aussi ma puce, je t'aime.
- Tu m'aimes gros hein maman ?
- Oui mon chaton, gros comme la terre, la lune et les étoiles réunies ...
Sa petite fille éclatait de rire en répétant je t'aime, je t'aime, je t'aime ...

Lorsqu'elle revint à la réalité, Beth pleurait. Sa fille. Elle ne savait même pas où elle se trouvait dans le monde, ou si elle en faisait encore partie ... Ca faisait tellement longtemps que son petit chaton lui avait été enlevé. Beth ne savait plus très bien comment elle avait pu se séparer de sa chair, de son sang. Elle était si jeune, si vulnérable quand elle avait eu son bébé. Et quand elle avait laissé les autres décider de son sort, de leur sort à toutes les deux. Si seulement elle pouvait revenir dans le passé, rien que quelques minutes, elle changerait tout.
Non, non, non ! Il ne fallait plus y penser. Ce n'était plus la peine maintenant ...
La femme regardait le cabinet où elle rangeait l'alcool. C'était tentant, très tentant, mais elle devait résister. Toutes ces pensées qui passaient et repassaient en boucle dans sa tête : elle ne reverrait plus jamais son enfant, son amie était morte, elle était désormais seule au monde ...
Il ne lui restait que le vin, la vodka, le rhum pour lui tenir compagnie, pour soulager ses souffrances. Pour tout oublier. Ca lui faisait tellement de bien. Rien qu'un verre, un tout petit verre. Ca ne pouvait pas lui faire de mal. Et puis elle se sentirait beaucoup mieux après ...

***

Couchée sur le dos, dans son lit, Joy regarda sa montre, il était trois heures de l'après-midi. Elle ne s'était pas rendue au Groupe W aujourd'hui. Elle avait téléphoné à Kerensky pour lui dire qu'elle gardait le lit : elle avait un puissant rhume. Le Russe ne l'avait pas crue un instant, elle serait venue travailler avec plus que ça, mais ne lui avait pas posé de question. Il savait qu'elle avait une bonne raison de rester chez elle.
Elle lui avait demandé de prévenir Largo s'il posait des questions.
Surtout dis-lui bien qu'il serait inutile qu'il se déplace, je ne répondrai pas s'il vient cogner à ma porte.
Elle savait que c'était ce qu'il ferait. Et elle ne voulait pas. Elle appréciait quand son ami venait la voir, elle aimait énormément sa compagnie, trop peut-être certaines fois, mais pas maintenant. Elle avait besoin d'être seule. Largo ne comprendrait pas ça. Il s'inquièterait pour elle. Comme à son habitude. Surtout avec ce qu'elle lui avait révélé la veille. Mais encore une fois, il s'en ferait pour rien. Ca allait passer ...
Elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Comment aurait-elle pu de toute façon ? Sa mère, enfin celle qu'elle avait toujours considérée comme telle, venait de mourir, et son charmant père recommençait ce qu'il faisait presque tout le temps, lorsqu'elle était petite : le jeu des mensonges, des semi-vérités, des non dits. Charles était le meilleur à ces jeux. Un véritable champion. Il lui avait menti et caché des choses toute sa vie. Tout ça, dans le but de mieux la contrôler. Il ne lui avait jamais rien laissé décider par elle-même, il fallait l'accord de Charles pour tout. Que ce soit la CIA, avec Donovan, sa véritable mère, et quoi d'autre encore ! Joy en avait plus qu'assez de cette attitude. Mary était morte, par strangulation, et il lui sortait des sornettes à propos d'un accident de la route ...
Pourquoi lui avait-il dit que sa mère avait eu un accident ? Peut-être voulait-il la ménager ? Non, ça ne pouvait pas être ça, ça n'était pas son genre. Quelque chose se tramait. Quelque chose de gros. Joy le sentait. Et, comme la veille, elle fut animée de cette détermination qui la caractérisait si bien. Elle allait découvrir la vérité.
Si seulement elle avait un moyen de savoir ...
Mais oui ! Pourquoi n'y avait-elle pas pensé avant ? Il existait effectivement un moyen de savoir. La maison de Charles. Elle avait la clé. Il devait garder un tas de choses qu'il ne voulait pas qu'elle voie.
Elle ne ferait pas ça en temps normal, mais il s'agissait d'une urgence. Et puis, avec tout ce que son père lui avait fait, elle ne se sentait pas vraiment coupable de vouloir aller fouiller sa maison. Joy prit ses clés de voiture, et sortit en courant de son appartement.

***

Charles Arden gara sa voiture de location devant le poste de police d'un petit quartier de Londres. Il était en colère. Les policiers étaient tellement incompétents dans ce coin du monde ... Tous les même ! Il avait voulu aller dans la maison de Mary, mais ces imbéciles l'avaient empêché de passer le cordon de sécurité. C'est une scène de crime Mr Arden.
Charles tenta de parlementer avec un policier, il ne voulait que récupérer certaines choses, voir la maison, mais celui-ci restait implacable : il ne passerait pas. Alors, le père de Joy venait au poste parler à ce Kenneth Goren, le policier responsable de l'enquête pour le meurtre de son ex-femme. Et il était mieux d'écouter ce qu'il avait à dire. Il avait quelque chose à régler ici, et ne partirait pas avant de l'avoir fait.
Lorsqu'il entra dans le bâtiment, il se dirigea tout droit vers la standardiste du poste de police.
" Mademoiselle, je voudrais parler à monsieur Goren je vous prie.
- Il est absent pour le moment. Il ne devrait pas être parti pour longtemps, puis-je lui faire parvenir un message ?
- Absent ? Non je n'ai pas fait tout ce chemin depuis les États-Unis pour m'entendre dire de retourner chez moi, et attendre sagement que quelqu'un daigne me rappeler ! Je vais l'attendre dans son bureau dans ce cas.
- Non, monsieur attendez ! Monsieur ... "
Mais c'était trop tard, Charles entrait déjà dans le bureau de l'Inspecteur Goren. Ce qu'il vit ne lui fit pas particulièrement plaisir.
" Burton, qu'est-ce que vous faites ici ?
- Je m'appelle Gordon. Vous faites exprès de vous tromper chaque fois que vous prononcez mon nom ?
- Mais je me fous de votre nom triple idiot ! Je veux seulement savoir ce que vous faites ici !
- Je vous retourne la question Arden, vous n'êtes pas à votre place à Londres. Rentrez chez vous.
- Non mais vous avez du culot mon cher Burton. Ma femme vient de mourir, il est normal que je vienne ici régler certains détails.
- Mary était votre ex-femme, dois-je vous le rappeler ? Et je suis ici pour m'occuper de tous ces détails justement. C'est moi l'homme de sa vie, et vous le savez très bien. Votre place est auprès de votre fille à New York.
- Laissez Joy en dehors de ça, c'est pour elle que je suis ici.
- Ah bon ? Vous cherchez encore à tout contrôler n'est-ce pas ? Mary m'a dit beaucoup de choses à votre sujet ... Oui, beaucoup de choses. "
Charles prit Gordon par le collet de sa chemise.
" Qu'est-ce que Mary vous a dit ? hurla-t-il sans se contrôler. Qu'est-ce que vous savez au juste ? Répondez !
- Lâchez-moi Arden, rappelez-vous où nous sommes. Je pourrais aisément porter plainte, après tout je suis au bon endroit. "
Charles sortit du bureau dans lequel il était, avant de faire quelque chose qu'il pourrait regretter. Énervé, il exigea de la jeune standardiste de savoir immédiatement où se trouvait Kenneth Goren. La jeune fille lui répondit qu'elle n'avait pas le droit de lui dire. A ce moment, elle fut appelée dans le bureau du patron, ce qui donna quelques secondes à Charles pour chercher le renseignement qu'il voulait. Puis, il partit.

***

Joy, un dossier ouvert sur ses genoux, composa un numéro de téléphone et attendit.
" Bunker.
- Kerensky, c'est moi .
- Alors ce rhume ?
- J'ai pris deux aspirines, je me sens beaucoup mieux. Les médicaments font des merveilles de nos jours, mais ce n'est pas pour ça que je t'appelle. Tu es seul ?
- Pour le moment.
- Alors écoute-moi. Je suis présentement dans un avion en direction de Londres, et j'aimerais que tu fasses une recherche pour moi. Essaie de trouver tout ce que tu peux sur un dossier pour lequel mon père a travaillé. Le nom de ce dossier est Opération Carrousel. Il me semble que cette opération s'est effectuée en 1979, à Londres, mais je n'en suis pas certaine.
- Je vais faire mon possible, mais tu sais que les dossiers de ton père, et ceux de la CIA, sont tenus secrets.
- Je sais, mais essaie quand même, j'ai besoin de tout ce que tu peux trouver sur ce sujet.
- Joy ? Je sais pour ta mère. Je suis désolé.
- Je ... Merci. Bon je dois y aller. Surtout pas un mot à Largo, je ne veux pas qu'il s'en mêle. S'il te demande quelque chose, je suis chez une amie qui a des problèmes.
- Il sera difficile à convaincre tu sais.
- Oui, mais je dois le tenir à l'écart, c'est important. Je te recontacte plus tard. "
A ce moment, Largo et Simon entrèrent dans le bunker.
" Joy n'est pas là ? demanda Simon.
- Non, elle vient juste de téléphoner, elle sera absente quelques jours. "
Largo pensa immédiatement à ce que lui avait dit son amie la veille. Pas surprenant qu'elle ait besoin de quelques jours de repos. Il aurait quand même aimé qu'elle vienne lui en parler. Enfin ...
" Tu sais où elle est partie ?
- Chez une amie, qui a des problèmes.
- Joy a des amis ? Première nouvelle ! plaisanta Simon. Je me demande s'il n'y a pas un homme dans cette histoire ...
- Simon, arrête, ce n'est pas le moment de plaisanter ! " s'exclama Largo.
Lorsque le Suisse croisa le regard sérieux de son meilleur ami, il abandonné rapidement le sourire qu'il arborait. Derrière Kerensky, l'écran afficha les nouvelles de la journée.
Le meurtre violent d'une résidente américaine sème la terreur dans la région de Londres ... Mary Arden, femme d'une cinquantaine d'années, sans histoire, a été étranglée dans son sommeil. Est-ce le début d'une série de meurtres ou un crime isolé ? La police mène l'enquête. Le coupable de cet acte abominable est toujours en cavale ... Plus de détails suivront après la pause commerciale.
Largo et Simon se regardèrent un instant interdits. La mère de Joy avait été assassinée ! Largo se tourna alors vers Kerensky.
" Elle est à Londres n'est-ce pas ?
- Je ne suis pas supposé te le dire, mais oui, elle est bien là-bas.
- Mais c'est dangereux ! Un homme est en liberté et elle est seule dans ce coin du monde ... Connaissant la famille Arden, je doute que Mary ait été tuée sans raison, qui sait ce qui peut lui arriver !
- Je crois qu'elle est capable de se défendre Largo.
- Non, dit Simon. Je suis d'accord avec mon pote, elle peut avoir des problèmes seule dans cette ville.
- Alors c'est réglé, dit Largo. Kerensky, essaie de savoir où Joy a pu aller, à quel hôtel elle peut séjourner.
- C'est toi le patron, fit Kerensky, neutre.
- Simon, fais préparer le jet, je règle certains détails et après on part pour Londres. "
Kerensky regarda les deux hommes quitter le bunker. Joy ne serait pas contente. Mais il savait qu'il ne pourrait pas empêcher son patron d'aller la voir, de l'aider. Et ça le rassurait un peu. Car, entre la mort de Mary Arden, et cette recherche qu'elle lui avait demandé de faire, Joy s'exposait sûrement à quelques tempêtes. Il valait mieux qu'elle ne soit pas seule à les affronter. Et puis Kerensky ne la sentait pas cette histoire. Pas du tout même.

***

Andrew Waters et Kenneth Goren, dégoûtés, regardèrent la jeune victime du deuxième meurtre de la journée, dans un magasin d'antiquités.
" Pauvre fille ! Elle était tellement jeune ...
- Oui, je sais. Cette ville regorge de salauds. Tu as pu l'identifier ?
- Elle se nomme Sherry Stringfield, 22 ans, étudiante en design de mode. Elle travaillait ici à temps partiel pour payer ses études. Elle a été tuée d'un coup de couteau dans l'abdomen. Sa mort a été assez rapide.
- On a l'arme du crime ?
- Non, mais le coup a été rondement mené. D'après le propriétaire rien n'a été volé, à part une boîte à musique précieuse.
- On l'aurait tuée pour ça ? "
Waters haussa les épaules.
" Après la mort de le mère de ton amie, étranglée dans son sommeil, aucune raison d'avoir une foi particulière en l'humanité ... "
Goren fronça les sourcils.
" Je pense à quelque chose ... Nous sommes un petit district de Londres, où la délinquance est à un niveau très bas. Or deux meurtres violents viennent d'être commis la même journée, sans raison évidente, à à peine un kilomètre de distance.
- Tu penses que les deux crimes d'aujourd'hui sont liés ? s'étonna Waters.
- Je ne sais pas, mais rien n'est impossible.
- Je vais retourner au poste, tenter de trouver des indices dans le dossier Arden.
- Bonne idée. Je dois y aller moi aussi, je suis attendu à mon bureau à ce qu'il paraît.
- Si tard ?
- Hé oui ! Que veux-tu tout le monde m'aime ! Et puis il faut bien faire des heures supp', je dois payer ma nouvelle voiture. N'empêche ça ne me dérange pas de travailler si tard. On doit arrêter cet homme avant qu'il ne fasse une autre victime ...
- Oui il faut empêcher ce ou ces fous de remettre ça ... "
Dehors une foule compacte se dressait derrière les barricades de sécurité. Les gens n'arrivaient pas à y croire : deux meurtres en si peu de temps, dans un coin aussi paisible. Où s'en allait le monde ? Et, parmi ces personnes, il y avait Charles Arden. Il imaginait avec horreur le spectacle de ce corps froid, sans vie, dans cette boutique. Une idée s'insinuait en lui, une idée qui se faisait de plus en plus envahissante : et si c'était Ted l'auteur de cet autre crime ? Si ce fou recommençait ces jeux tordus ... A cette pensée, son sang se glaça, la tête lui tourna. Il devait arrêter avec cette histoire, c'était devenu une véritable obsession ...
Charles décida de rentrer à son hôtel pour prendre un peu de repos. Après, il parlerait à ce Goren, pour les détails de Mary. Il faudrait aussi affronter à nouveau Gordon, pour obtenir des réponses à ses questions. Mais, pour l'instant, il n'avait pas vraiment la tête à ça.
Sa priorité pour l'instant était de contacter sa fille. Elle lui manquait terriblement. Il était prêt à lui parler. Pas comme quand il lui avait téléphoné la dernière fois. Charles se sentait un peu coupable de lui cacher toutes ces choses, mais c'était mieux ainsi. C'était pour son bien. Au moins, elle était en sécurité à New York.
De l'autre côté de la rue, Ted Bartlett se tenait droit, un léger sourire aux lèvres. Long time no see Arden ... Dommage que tu partes si tôt. On va se revoir de toute façon.
L'homme jubilait. Tout se déroulait selon son plan. Ces idiots de policiers étaient bien occupés avec ces deux meurtres, Arden revenait à Londres. Que demander de mieux ? Les pions étaient maintenant en place, le jeu pouvait enfin commencer. Ted caressa le manège de ses doigts : il avait fait un excellent choix. Il était très joli, ce petit cadeau ...

***

Gordon frappa pour la troisième fois à la porte de la maison de Beth. Elle ne répondait toujours pas. Il descendit les marches du perron, et vérifia à nouveau que sa voiture était bien celle garée dans l'allée. De toute évidence, elle était là. En d'autres circonstances, il se serait dit qu'elle était peut-être partie se balader, mais voilà, elle devait à présent savoir que Mary avait été tuée, et il la connaissait suffisamment pour se douter que ça pourrait la faire craquer.
Il soupira. Dire qu'il était passé chez son amie, et celle de Mary, pour avoir un peu de réconfort et de soutien, il venait de comprendre que ce serait à lui de l'aider. Il balaya d'un soupir la tristesse immense qui gagnait son cœur, refusa de penser à sa compagne et se concentra sur Beth. Il remonta le perron et trouva un double de la clé de sa maison sous le paillasson. Il ouvrit et pénétra dans l'obscurité de la demeure.
Il put quasiment percevoir tout de suite l'odeur de l'alcool et soupira, de déception, de frustration et de colère. Il fit quelques pas dans le salon, et comme il s'y attendait, il découvrit Beth, affalée dans un fauteuil, une bouteille à la main.
" Oh non Beth ... " murmura-t-il.
La voir dans cet état lui enfonça un coup de poignard dans le cœur. Il n'avait vraiment pas besoin de ça en ce moment, pas avec tout ce qui arrivait, la mort de Mary, l'arrivée de Charles Arden, et surtout ce qu'il avait découvert sur leur fille, Joy. Il secoua la tête et ravala un soupir d'indignation en pensant à l'ex-mari de sa compagne. Dire qu'il existait des gens suffisamment cruels pour manipuler ceux qui les aimaient le plus. Il n'arrivait pas à le comprendre.
Il fut tiré de ses sombres rêveries par un gémissement de Beth qui semblait émerger peu à peu de son délire éthylique.
" Rebecca ... Rebecca, mon ange où es-tu ? Ne pars pas ... " marmonnait-elle de manière peu intelligible.
Gordon fronça les sourcils. Il l'avait déjà entendue parler d'une Rebecca lors de sa dernière cuite, il y avait plus de huit mois. Elle n'en parlait jamais mais il avait toujours supposé qu'il s'agissait de sa fille. Sans plus hésiter, il s'approcha d'elle et la prit par la main.
" Beth, Beth reprends-toi, c'est moi, Gordon. "
Beth continuait à secouer la tête et à délirer, comme si elle revivait un souvenir douloureux. Pour la faire revenir à elle, il continua à presser son bras tandis que de son autre main il lui donnait de légères tapes sur les joues. Au bout d'un instant, elle ouvrit à moitié ses yeux vitreux et jaunis.
" Gordon ? bafouilla-t-elle, la voix pâteuse.
- Oui c'est moi. "
Beth baissa la tête, son visage grimaça et quelques larmes perlèrent sur son visage.
" Je suis désolée ... Je voulais pas faire ça ... J'ai pas la force pour ... Pour résister ... Je ...
- Ne t'en fais pas, tu dois te remettre ... "
Il passa doucement sa main sur son front dont il écarta quelques mèches collées à sa peau par la sueur.
" Tu sais pour Mary ? " dit-il tout simplement.
Beth acquiesça d'un signe de tête, et se remit à pleurer de plus belle. Elle eut un geste pour porter la bouteille qu'elle tenait encore à sa bouche, mais Gordon l'en empêcha pour l'en dessaisir.
" Non Beth. Ce n'est pas comme ça que tu y arriveras ...
- Et comment alors ? "
Gordon sentit son cœur se serrer. Il n'avait aucune réponse à lui apporter. Lui aussi avait mal, et lui aussi savait parfaitement ce que ressentait Beth. Il avait été comme elle. Lorsque Mary l'avait présenté à Beth, plus d'un an auparavant, il avait presque immédiatement compris qu'elle avait un problème avec l'alcool : son physique, ses mots, ses gestes, son attitude générale. Il avait lu en elle comme dans un livre ouvert parce que lui-même était un alcoolique repenti.
Un soir, après qu'ils aient commencé à bien se connaître, et assuré d'avoir sa confiance, il l'avait poussée à se confier, lui avouant quel avait été son problème. Il lui avait dit qu'il allait aux réunions des Alcooliques Anonymes depuis plus de quatorze ans, et qu'il n'avait pas touché à une bouteille d'alcool depuis. Il avait réussi à la convaincre d'y assister et pensait sérieusement qu'elle était sur la voie de la guérison. La voir rechuter lui brisait le cœur.
Mais il la comprenait.
Il regarda la bouteille presque vide qu'il lui avait confisquée et sentit son cœur se pétrir d'angoisse. Oh oui, comme il la comprenait.

***

On conduisit Charles Arden vers le bureau de l'officier chargé de l'enquête sur le meurtre de son ex-femme. Même s'il avait enfin réussi à obtenir cet entretien, il se sentait terriblement frustré. Il avait l'impression de tourner en rond depuis qu'il était arrivé, impossible d'aller sur les lieux, impossible de mettre la main sur Gordon Finch, aucune piste sur Bartlett, et surtout il n'arrivait pas à joindre Joy chez elle, aux abonnés absents.
On annonça la présence de Charles à Kenneth Goren, et il put enfin se présenter dans son bureau. Le jeune policier, environ trente-cinq ans, très grand, roux, pas très séduisant mais au charisme indéniable sourit d'un air compatissant au père de Joy et vint lui serrer la main.
" Monsieur Arden, bonjour. Toutes mes sincères condoléances pour votre ex-femme. "
Charles hocha la tête et prit place sur le fauteuil que Goren lui désignait.
" On m'a dit que vous aviez essayé de me joindre toute la journée d'hier ?
- Effectivement. Je tiens à être tenu au courant des moindres détails de l'affaire et de l'évolution de votre enquête.
- Nous tenons toujours informées les familles des victimes. Mais ne me mettez pas dans une position délicate. Nous avons une procédure à respecter, et le fait que vous ayez été une ponte de la CIA n'y change rien. "
Charles haussa un sourcil, étonné.
" Comment savez-vous que j'ai fait partie de la CIA ? "
Cette fois, ce fut au tour de Goren d'être surpris.
" Par Joy voyons.
- Vous connaissez ma fille ?
- Oui, j'ai vécu quelques temps aux États-Unis avant de revenir vivre dans mon pays d'origine. C'était une très bonne amie. Mais je suis surpris, elle ne vous a pas dit que j'étais chargé de l'enquête sur le meurtre de sa mère ? "
Le visage de Charles se ferma. Les paroles de Goren lui avait glacé le sang. Joy en savait déjà plus que ce qu'elle était censée savoir. Pire que tout, elle devait à présent savoir qu'il avait tenté de lui cacher que sa mère avait été assassinée. Elle allait se poser des questions, et n'abandonnerait sûrement pas avant d'avoir trouvé les réponses.
" Quelque chose ne va pas Monsieur Arden ?
- Vous ne devez plus parler à Joy.
- Pardon ?
- Elle ne doit rien savoir sur cette affaire, en tout cas le moins possible. Elle n'aurait pas dû savoir que sa mère a été assassinée, j'étais venu ici pour contrôler cette information le plus longtemps possible. Il est très important qu'elle ne découvre pas qui a tué sa mère. "
Le regard de Goren se fit sombre. Son amie lui parlait assez peu de son père et au ton froid et cassant qu'il venait de prendre, il comprenait pourquoi.
" Je crois au contraire que c'est son droit de connaître la vérité.
- Vous ne savez rien. Cette affaire est de la plus haute importance.
- Est-ce que ça concerne votre passé à la CIA ? Aurait-on tué votre ex-femme par votre faute ? "
Charles pétrifia Goren d'un regard sans faille.
" J'ai beaucoup de relations, Monsieur Goren. Notamment au sein de votre Ministère de l'Intérieur. Vous tenez sans doute à votre carrière ?
- Me menacez-vous ?
- Est-ce que j'ai dit ça ?
- Vous voulez que j'abandonne mon enquête ...
- Joy ne doit rien savoir.
- Vous êtes fou. Ou stupide. Vos menaces ne me font pas peur.
- Bien. Comme vous voudrez Goren. Vous le regretterez. "
Charles se leva alors de son fauteuil et quitta le bureau de Goren en claquant la porte. A peine fut-il parti que Waters, le partenaire de Kenneth, entra dans son bureau par la porte communicante au sien.
" Pas commode le mec ... dit-il simplement.
- Tu as tout entendu ?
- Je sais c'est vilain d'écouter aux portes.
- Mais non, c'est rien, t'es juste le portrait craché de ta petite maman.
- Tu prends au sérieux ce qu'il a dit ? "
Goren haussa les épaules.
" Je ne le connais pas. Mais il a été directeur de la CIA. Donc il a sûrement les relations qu'il prétend avoir. Je suis surtout inquiet pour Joy. Il veut lui cacher quelque chose de suffisamment important pour tenter de lui faire croire que sa mère n'a pas été assassinée. C'est sûrement malsain.
- Les américains sont tous plus ou moins malsains.
- Très drôle.
- Qu'est-ce que tu vas faire ? "
Goren jeta un coup d'œil à sa montre.
" L'avion de Joy ne va pas tarder à atterrir. Elle m'en dira plus. Tu me couvres ?
- Encore ?
- Tu veux quoi en échange ?
- Bah, tu n'auras qu'à me payer notre prochain resto ...
- Décidément. Tu aimes qu'on se fasse des resto, je vais finir par croire que tu es amoureux de moi ...
- Que veux-tu Goren, personne n'est capable de résister à ta tignasse rousse ... "
L'Inspecteur Goren partit dans un petit éclat de rire puis débarrassa le plancher, s'envolant pour l'aéroport.

***

Aucun sens. Tout cela n'avait aucun sens.
Kerensky vérifia une nouvelle fois les données qu'il avait pu recueillir sur l'Opération Carrousel, mais il revint à la même conclusion.
Même si le projet Carrousel avait le goût et la forme d'une opération de la CIA, il n'en s'agissait pas d'une mais d'une initiative personnelle de Charles Arden qui par ailleurs lui avait valu un blâme de ses supérieurs à l'époque.
11 octobre 1979. Charles Arden alors jeune agent de terrain, travaillait en coordination avec trois équipes des fleurons de l'Agence de l'époque, sur un dossier appelé Lima Bravo Victor. D'après les minces informations que le Russe avait pu réunir sur cette affaire, il s'agissait d'une enquête à grande échelle visant à démasquer un réseau terroriste très actif à la fin des années soixante-dix. Ce réseau était mené par trois hommes, Joss Laughton, Ted Bartlett et Richard Viszcenski.
A l'époque, et sans explication, alors que le dossier semblait sur le point d'être clos, Charles avait mobilisé une équipe d'intervention pour un appartement modeste de Londres afin de procéder à l'extraction d'une femme et de sa fille en bas âge. L'appartement appartenait à Ted Bartlett qui, deux jours plus tard, fut arrêté. Il dénonça ses deux comparses, Laughton et Viszcenski, et le dossier Lima Bravo Victor avait été clos. Aucune trace de la femme ni de l'enfant enlevés par Charles Arden. Le dossier ne mentionnait pas leur noms, pas plus que le programme de protection des témoins.
Elles s'étaient volatilisées, tout simplement. Tout ce qu'il avait pu retrouver à leur sujet, était un mémo de la direction de l'Agence décidant d'une sanction disciplinaire à l'encontre de Charles pour cette extraction non autorisée. Rien de plus et pourtant, ces informations vagues et presque sans consistances sentaient dangereusement le souffre.
En lançant des recherches croisées sur les noms mentionnés dans les informations qu'il avait pu regrouper au sujet du dossier Lima Bravo Victor, il avait découvert que Laughton et Viszcenski avaient été condamnés à mort puis exécutés, tandis que Bartlett, pour sa coopération avec la CIA à démanteler leur réseau terroriste, avait été simplement condamné à perpétuité pour ses exactions.
Ce qui avait le plus interpellé le Russe, c'était que le dénommé Bartlett avait été libéré pour bonne conduite quelques jours auparavant. Il était libre, et le fait que Joy lui demande des renseignements au même moment sur cette affaire n'était de toute évidence pas une coïncidence. Tout cela avait-il un rapport avec l'assassinat de Mary Arden ? Le sixième sens du Russe lui indiqua que oui, et c'est inquiet pour son amie, qu'il contacta Joy par téléphone pour lui apprendre ce qu'il venait de découvrir.

***

Bartlett régla la vision de ses jumelles et les dirigea vers la maison de Beth. Il réussit à voir ce qu'il s'y passait à travers l'une des fenêtres du salon. Un homme était avec elle. Il ignorait de qui il s'agissait, mais il avait vu des photos de lui chez Mary Arden, le soir où il l'avait assassinée et l'avait identifié comme son compagnon. Il avait aussi vu là-bas une photo de Mary avec Beth, c'est comme ça qu'il avait appris que les deux femmes se connaissaient. Beth était donc dans le coup ...
Il eut un mince rictus.
Pendant toutes ces années passées en prison, il s'était tellement focalisé sur la perspective de ce qu'il ferait subir à Charles Arden et à sa famille pour se venger de ce qui lui avait été pris qu'il en avait presque oublié cette chère Beth. Oui, elle aussi devait payer. Si la CIA avait fini par l'arrêter en 1979 c'était bien parce qu'elle avait dû les aider. Son heure viendrait à elle aussi. Aucune raison qu'elle s'en sorte. Et qui était-elle pour lui après tout ? Qu'avait-elle fait pour lui ?
Il regarda le compagnon de Mary Arden l'aider à s'allonger sur son canapé, puis apporter un linge mouillé pour le tamponner sur son front. Elle était ivre morte. Certaines choses ne changeaient donc jamais. Beth Miller resterait à vie cette ivrogne pathétique à laquelle il avait eu la faiblesse de s'attacher autrefois. Ses mains se crispèrent sur sa paire de jumelles. Il se remémora la dernière fois qu'il avait vu Beth, belle, jeune, et si vulnérable. Il savait que la CIA lui collait aux basques et ne pouvait pas risquer d'emmener Rebecca avec lui. Il avait donc demandé à sa mère de venir à Londres pour prendre soin d'elle le temps qu'il trouve une planque idéale et qu'il puisse faire revenir sa fille auprès de lui.
Mais rien ne s'était déroulé comme prévu. Ce salopard de Charles Arden les avaient emmenées, l'avait piégé et il s'était retrouvé en prison. On lui avait tout pris. Privé de sa liberté, il avait aussi été séparé de sa fille. Être seul, c'est se préparer à être mort. Alors pour ça, il avait bien le droit à sa vengeance. Peu importe les conséquences, il ne trouverait de repos qu'une fois que la vérité aura éclatée et qu'il les aura détruits. On lui devait ça.

***

Joy, soucieuse et le visage fermé, déambulait dans l'aéroport, son bagage à l'épaule, sans regarder devant elle. Une main large et familière la retint par le bras alors qu'elle passait devant Kenneth Goren sans le voir.
" Eh bien ? Tu veux m'éviter ? "
Joy esquissa un mince sourire, posa son bagage à terre et vint enlacer son vieil ami qui ouvrait les bras en grand vers elle.
" C'est bon de te revoir ... dit-il en la serrant.
- J'aurais préféré que ce soit en d'autres circonstances, rajouta-t-elle, la voix un peu faiblarde.
- Fatiguée ?
- Fatiguée, découragée, triste, tout ce que tu veux. "
Il desserra leur étreinte et la tint par le menton, pour la forcer à le regarder droit dans les yeux.
" Je suis désolé. "
Elle hocha la tête.
" Évitons les larmes et soupirs de dépression, tu veux ? Je ne veux me concentrer que sur un seul objectif. "
Son ami esquissa un sourire.
" Froide et solide comme du roc. Je retrouve bien là ma petite Joy de l'Université.
- Merci de m'aider ...
- C'est normal, lâcha-t-il, un peu plus grave. C'est fait pour ça les amis. "
Joy fronça les sourcils quand elle vit le regard de son ami changer.
" Tu veux me dire autre chose Goren ? "
Il enfonça ses larges mains dans les poches de son imperméable et soupira.
" J'ai vu ton père. "
Le visage de Joy se ferma presque aussitôt.
" J'imagine que tu te poses pas mal de questions sur ma famille ...
- C'est le moins qu'on puisse dire. Joy, il voulait me convaincre de te cacher la vérité au sujet du meurtre de ta mère.
- Je sais. Quand il m'a annoncé sa mort, il m'a juste dit qu'elle avait eu un accident. Il espérait me manipuler.
- Pourquoi ? C'est tout de même drôlement tordu !
- En fait c'est assez typique de mon père. Laisse tomber, mes histoires de famille sont assez complexes, ne t'en mêle pas.
- Si tu insistes. Mais tu es sûre de vouloir enquêter toi-même sur la mort de ta mère ? Ca risque d'être dur tu sais. Tu devrais peut-être me laisser faire, et je te tiendrai au courant, mais ...
- Pas la peine d'essayer de me convaincre. Je tiens à tout contrôler. J'en ai assez qu'on me mente.
- Tu sais bien que jamais je ne te mentirais ...
- Ca ne change rien. Le fait que mon père ait voulu me cacher la vérité signifie que sa mort n'est que l'arbre cachant la forêt. Il y a une histoire plus grosse derrière tout ça, qui me concerne directement. Je veux découvrir de quoi il retourne.
- Tu as une piste ?
- Des documents, que j'ai découvert dans le coffre de mon père chez lui. Un rapport concernant une opération de la CIA. J'ai demandé à un ami de procéder à quelques recherches à ce sujet, et j'ai un nom. Ted Bartlett. "
Kenneth Goren fronça les sourcils sous ce nom familier.
" J'ai entendu parler de lui, la presse parlait de sa libération sur parole, la semaine dernière ... C'était un criminel de grande envergure qui finançait un trafic d'armes qu'il vendait aux organisations terroristes dans les années soixante-dix. Un réseau très dangereux, qui avait des ramifications partout dans le monde. Il avait deux complices, Laughton et Viszcenski, qui ont été exécutés. Lui s'en est sorti pour avoir collaboré avec la CIA.
- Je connais l'histoire. Et apparemment il s'agissait d'une des premières missions importantes de mon père à la CIA.
- Tu penses que ça a un rapport ? Une fois libre, ce Bartlett se vengerait de ton père en s'en prenant à sa famille ?
- Possible.
- Si c'est le cas, tu devrais te mettre à l'abri. "
Joy émit un petit rire.
" J'ai quelques arguments qui feraient fuir n'importe qui. Je n'ai pas peur. Tout ce qui m'intéresse, c'est savoir. Et si ce salaud a tué ma mère, je le lui ferai regretter. "

***

Gordon coupa le moteur de sa voiture. Il resta quelques secondes au volant, découragé et épuisé. Beth était en train de cuver tout l'alcool qu'elle avait ingurgité et il en avait eu assez de la veiller. A vrai dire, il avait eu peur de croiser son regard à son réveil. Il ne savait plus quoi lui dire. Il craignait de se mettre en colère contre elle, une telle rage dévastant déjà ses sens depuis la mort injuste de Mary.
Il ferma les yeux et se força à s'extirper hors de son véhicule. Quelques heures de sommeil ne lui feraient aucun mal. Mais alors qu'il délaissait sa voiture pour se diriger vers son immeuble, il fut interpellé par une voix dure et sèche qu'il reconnut instantanément.
" Charles Arden ... soupira-t-il en se tournant vers lui. Vous savez, ma journée a été suffisamment pénible comme ça, alors allez-vous en.
- Nous devons parler.
- Je n'ai rien à vous dire, moi !
- Mon problème c'est que vous serez peut-être beaucoup plus bavard devant ma fille. "
Gordon secoua la tête d'un air navré.
" Foutu égoïste manipulateur. Votre ex-femme vient d'être assassinée et tout ce qui vous intéresse ce sont vos minables petits secrets. Eh bien oui, puisque vous voulez à tout prix le savoir, je compte dire tout ce que je sais à Joy.
- Je ne vous conseille pas de faire cette stupidité.
- Sinon quoi ? Vos trucs d'agent secret ne m'impressionnent pas. Et qui croyez-vous être pour espérer contrôler la vie de cette jeune femme ? Elle a le droit de savoir. D'ailleurs, Mary le pensait aussi. "
Charles se mit à pâlir soudainement.
" Que voulez-vous dire ?
- Avant sa mort, Mary avait écrit une lettre à sa fille. Une lettre lui révélant qu'elle n'était pas sa mère et qui doit déjà être en possession de Joy.
- Non ... murmura Charles, vert de colère. Non pas ça ...
- Ce n'est qu'une question de temps avant qu'elle ne découvre que vous n'êtes pas non plus son vrai père. Elle voudra savoir qui sont ses vrais parents. Et c'est cela qui vous inquiète n'est-ce pas ? Mary m'a confié que vous ne lui aviez jamais dit où vous étiez allé chercher Joy. Mais je ne crois pas que votre fille se satisfera de cette réponse. D'une manière ou d'une autre, elle connaîtra la vérité. Elle n'a pas besoin de moi pour ça, ni de vous d'ailleurs. "
Le ton commençait à monter entre les deux hommes, si bien que plusieurs passants se détournèrent, et que plusieurs des voisins de Gordon passèrent leur tête par la fenêtre pour observer les deux hommes se disputer.
" Pour qui vous prenez-vous ? gronda Charles. Vous n'avez aucun droit de vous mêler de ma vie et de celle de ma fille !
- C'est ce que Mary aurait voulu. Qu'on cesse de lui mentir !
- Ce n'est pas à vous d'en décider ! Je sais ce qui est bien pour mon enfant ! "
Gordon eut un rire nerveux.
" Mary m'a souvent parlé de la manière dont vous aviez élevé votre fille. Monsieur, je crois que vous êtes totalement irresponsable et qu'on aurait dû vous retirer la garde de cette enfant il y a vingt ans ! "
Gonflé par la rage, Charles empoigna Gordon par le col de sa chemise et le secoua brutalement.
" Vous dépassez les limites Finch ! Je ne sais pas ce qui me retient de vous massacrer !
- Allez-y frappez-moi ! Vous n'êtes qu'un salaud ! "
Charles fulminait et devait se retenir pour ne pas le frapper, mais comme les passants se rapprochaient d'eux pour les séparer, il le lâcha à regrets.
" On se retrouvera Finch. Je vous le promets. "
Puis il tourna les talons pour reprendre le volant de sa voiture de location. Il démarra sur les chapeaux de roue, tandis que plusieurs personnes demandaient à Gordon s'il allait bien. Il les rassura, laconique et furieux, puis rentra dans son immeuble sans demander son reste.
Non loin, Bartlett, qui avait suivi Gordon Finch depuis la maison de Beth, avait observé le spectacle amusé. Ce qu'il venait de voir lui donnait une idée. D'après ses contacts, Joy était déjà arrivée à Londres. Il avait vraiment envie de l'avoir pour lui seul et d'évincer Arden, sans avoir à exécuter sa vengeance de façon trop précoce.
Il venait de trouver comment.

***

Largo ferma l'écran de la vidéoconférence. Il soupira et se réinstalla plus profondément dans son fauteuil pour mieux réfléchir. Simon choisit alors ce moment pour sortir des toilettes du jet.
" Je t'ai entendu parler ... Tu étais en communication avec Kerensky ou alors il faut que je t'emmène chez un psy ? plaisanta-t-il.
- Réponse a), Kerensky. Il m'a appelé pour me dire qu'il avait eu une conversation avec Joy. Il ne lui a pas dit qu'on arrivait.
- Oh je vois déjà sa mine réjouie quand nous débarquerons avec nos gros sabots pour nous mêler de ses affaires.
- J'imagine très bien aussi. Kerensky m'a dit qu'elle lui avait demandé de faire des recherches pour elle au sujet d'une opération de la CIA appelée Opération Carrousel. Elle a l'air de croire que c'est en rapport avec la mort de sa mère.
- C'est une de ses anciennes affaires ? s'interrogea Simon, intrigué, en venant s'asseoir face à Largo.
- Non, c'est une enquête sur un réseau terroriste vieux de trente ans. Une opération de son père. Kerensky est inquiet, pour lui l'histoire sent très mauvais.
- A ce point ?
- L'un des protagonistes de l'époque, un dénommé Bartlett, vient de sortir de prison. Pour lui, c'est lié.
- Donc il va falloir être sur nos gardes ?
- C'est plus prudent ... approuva-t-il. On ne sait jamais quel coup fourré se cache dans cette affaire. Dès qu'on mentionne la CIA quelque part, on saute dans le vide sans filet. "
Simon hocha la tête puis tenta de sonder le regard de son ami.
" Il y a quelque chose que tu ne me dis pas ? "
Largo soupira.
" Joy ne voulait pas que j'en parle mais elle a fait des découvertes sur ses origines.
- Comment ça ?
- Avant de mourir, Mary Arden lui a révélé qu'elle n'était pas sa vraie mère. "
Simon émit un sifflement gêné.
" Ca complique encore les choses. Tu crois que ces révélations ont un rapport avec sa mort ?
- Disons que je ne crois pas aux coïncidences. Mais surtout, je ne suis pas certain que Joy soit de taille à lutter toute seule cette fois-ci. Les choses se passent trop vite. "
Simon secoua la tête et fit un grand sourire.
" Ben et alors ? On est là nous, on va lui filer un coup de pouce. Et tout se passera bien.
- C'est à espérer. "

***

La porte de sa chambre d'hôtel s'ouvrit. Le soir était tombé, l'obscurité envahissait la pièce. Charles Arden tâtonna à la recherche de l'interrupteur, et finit par abandonner, ses yeux étant trop fatigués pour supporter une lumière vive. Il claqua la porte derrière lui et traîna des pieds jusqu'à se laisser tomber lourdement sur un fauteuil. Il sentait que la situation lui échappait, et son manque de sang-froid devant Gordon Finch n'en était qu'une preuve parmi tant d'autres. Combien de temps allait-il encore pouvoir cacher la vérité à Joy ? Combien de temps avant qu'il ne commette erreur sur erreur, par fatigue et culpabilité ?
" Fatigué papa ? "
Il sursauta. Il était tellement épuisé et contrarié qu'il n'avait même pas remarqué une présence dans la pièce. Joy était assise à l'autre bout de la pièce, dissimulée dans la pénombre. Il ouvrit la mâchoire pour lui parler mais fut comme coupé dans son élan par la lumière qui inonda la pièce. Elle venait d'allumer une lampe qui se trouvait à proximité d'elle. Il pouvait voir son visage à présent. Il était dur, si dur qu'il aurait pu y voir une réelle ressemblance avec lui. Mais c'était impossible.
" Tu es venue à Londres, donc ... " dit-il seulement, constatant l'évidence.
Ses yeux se mirent à luire de colère.
" Surprise ... lâcha-t-elle sur un ton grinçant. Je parie que tu ne t'y attendais pas ...
- Après avoir parlé à ce Goren, si.
- S'il n'avait pas été là je n'aurais pas su que ma mère a été assassinée pas vrai ?
- Je te l'aurais caché.
- Pourquoi ? "
Le ton était monté presque naturellement, et Joy avait presque hurlé sa phrase, sans vraiment s'en rendre compte, portée par sa rage.
" Il y a certaines choses que tu ne peux pas comprendre.
- Je veux savoir ce que tu me caches.
- Non. "
Elle se leva brusquement, rapide et féline, puis tourna en rond dans la chambre quelques instants avant de fixer de nouveau son père.
" Qui était ma mère ? "
Son visage de granit ne cilla pas.
" Réponds-moi bon sang ! J'ai le droit de savoir ! Maman m'a écrit une lettre me révélant que je n'étais pas sa fille. Et voilà qu'elle meure avant que je n'aie le temps de la questionner ... Je vais finir par croire qu'il y a cause à effet. "
Charles fronça les sourcils.
" Ne vas pas trop loin Joy.
- Et pourquoi ça ? Tu sembles tellement pressé de garder tes petits secrets, que je suis en droit de me poser des questions ...
- Jamais, tu m'entends, jamais je n'aurais fait le moindre mal à Mary, pour quelque raison que ce soit.
- Alors dis-moi la vérité ! Parle papa !
- Je n'ai rien à te dire. "
La jeune femme fulminait sur place et laissa venir son père qui se décidait enfin à se lever de son fauteuil pour venir lui parler en face.
" Comprends-moi Joy. Je tiens juste à te protéger.
- On ne protège personne en lui cachant la vérité.
- Toute vérité n'est pas bonne à entendre. Si tu savais, tu me remercierais.
- Qu'est-ce qui te permet d'en juger ? Tu ne me connais pas. Tu ne m'as jamais comprise. En fait tu ne sais rien de moi.
- J'ai toujours su ce qui était bon pour toi. "
Joy cracha une grimace dépitée.
" Je ne peux pas croire ce que je viens d'entendre ... Tu pourrais essayer de me comprendre ... Au moins essayer ... J'ai besoin de savoir qui je suis ... Je veux savoir qui était ma mère. "
Elle lui lança un regard soupçonneux.
" Et toi ? Es-tu au moins mon père ? "
La phrase glaça le sang de Charles. Il se sentit perdre le contrôle. Depuis le tout début, depuis ce fameux jour où il avait ramené chez lui une petite fille de quatre ans pour la présenter à sa femme, il avait eu peur d'entendre un jour cette phrase. Voilà que ça venait d'arriver, et il n'était pas prêt à l'accepter. Sans réfléchir, il gifla sa fille.
" Je t'interdis Joy ... Je ... "
Il ne put finir sa phrase, paralysé par l'incertitude. Joy, qui n'avait pas bougé d'un centimètre, se tint la joue, douloureusement. Puis courbée et perdue, elle recula lentement. Elle comprit.
" Alors c'est ça ? Tu n'es pas non plus mon père ? Nous ne sommes rien l'un pour l'autre ? "
Charles fut incapable de prononcer une seule parole.
" Alors je suis qui moi ? demanda-t-elle, la voix tremblante. D'où est-ce que je viens ? "
Il ferma totalement son visage, bien décidé à ne rien lui dire. Joy se sentit brisée de l'intérieur. Elle baissa la tête.
" Je vois. Tu aurais au moins pu faire ça pour moi. Pour une fois dans ta vie, tu aurais pu faire quelque chose pour moi. Tant pis. Je découvrirai la vérité par moi-même. "
Elle se fraya un chemin jusqu'à la porte de la chambre et évita au maximum le moindre contact avec Charles.
" Adieu. " dit-elle simplement avant de franchir la porte.

***

Andrew Waters faisait défiler à vitesse rapide des images en noir et blanc sur un petit poste de télévision. Il était fatigué, et fixer l'écran inlassablement commençait à lui donner la nausée. Il finit par tomber sur une image intéressante et sourit.
" Enfin ! Rappelez les chiens la chasse est terminée ! "
Goren, installé dans son bureau à compulser des données sur Ted Bartlett, se déplaça sur sa chaise à roulettes jusqu'à la porte communicante avec le bureau de son coéquipier.
" Tu as trouvé ?
- Ouais. Et la prochaine fois que tu oublies d'étiqueter des cassettes de vidéosurveillance, tu t'y colles pour retrouver les images. "
Goren haussa les épaules et quitta sa chaise pour rejoindre le bureau de son ami.
" Je les avais posées dans l'ordre sur ton bureau. C'est pas de ma faute si tu les as fait tomber en jouant au basket avec Burns. Alors que nous disent les images ? "
Waters appuya sur la touche lecture du magnétoscope et les images de la caméra de surveillance du magasin d'antiquités où avait eu lieu le meurtre défilèrent. On y voyait très clairement un homme entrer pour faire l'acquisition d'une boîte à musique, puis assassiner la vendeuse d'un coup de couteau dans le ventre. Les deux policiers eurent une grimace dégoûtée.
" Quel salaud ...
- Attends une minute ... marmonna Goren. Tu peux repasser le passage où on voit le visage du mec ? "
Waters s'exécuta et son partenaire examina attentivement l'image de mauvaise qualité en plissant les yeux.
" Bon sang ... murmura-t-il avant de retourner dans son bureau.
- Quoi ? Qu'est-ce qu'il se passe ? s'interrogea Waters.
- C'est lui, répondit Goren de son bureau.
- Comprends pas. "
Kenneth réapparut, brandissant le dossier de Ted Bartlett.
" Regarde ! C'est lui, c'est Bartlett. "
Waters saisit le dossier et observa la photo de l'ancien terroriste.
" T'es sûr ? Elle date de plus de vingt ans ta photo ...
- Bien sûr que j'en suis sûr. Toi, t'es bigleux. "
Waters haussa les épaules et ouvrit son tiroir, pour y fouiller et en retirer un exemplaire de journal du début de semaine.
" Ouais t'as raison ... "
Il montra à Goren une photo récente de Bartlett, prise à sa sortie de prison, publiée dans le journal.
" Le bel enfoiré ... murmura Goren pour lui-même.
- Cela dit je ne comprends pas le mec, réfléchit Waters. C'était un pro dans le temps, et il se fait piéger par une caméra de surveillance d'une petite boutique ? Et puis pourquoi prendre le risque de tuer cette fille sans raison alors qu'il vient de sortir de prison ? "
Kenneth s'assit sur le bureau de son coéquipier, sans lâcher du regard le visage de Bartlett, après le meurtre, sur la vidéo en mode pause.
" Je t'ai parlé de ma théorie sur la mort de Mary Arden ?
- Ouais, Bartlett l'aurait tuée à cause de son mari, qui était de la CIA. Vengeance.
- C'est ça. Bartlett est ici pour une affaire personnelle. Il voulait qu'on sache que c'était lui le meurtrier. Il voulait qu'on le voit. C'est un message qu'il essaie de passer.
- A qui ? A ce Charles Arden ?
- Sûrement. En tout cas il va falloir lui mettre la main dessus avant qu'il ne tue à nouveau.
- Pas facile facile. Londres est une grande ville, il est né ici, sans compter qu'il doit lui rester des contacts.
- Eh ben on va lancer un avis de recherche. De toute façon, s'il veut accomplir une vengeance il finira par se montrer tôt ou tard.
- Protection rapprochée pour ta copine ?
- Non. Elle est sa protection rapprochée. C'est son métier. Enfin, nous pourrons ... "
Goren fut interrompu par un sergent du nom de Burns qui frappa un bref coup à la porte avant de l'ouvrir et de passer sa tête au travers.
" Les gars, on a un truc pour vous. Un mec appelé Gordon Finch qui a été tué chez lui. "
Goren et Waters échangèrent un regard.
" Finch ?
- Le compagnon de Mary Arden.
- Et merde. "

***

Le vent soufflait dans les feuilles des arbres. Leur bruissement sonnait comme une mélodie élégiaque chantée par une voix lointaine parlant aux âmes perdues du sanctuaire. Il ne pleuvait plus, mais l'herbe était verte et fraîche, le gravier humide et glissant. Une vingtaine de personnes vêtues de noir se tenaient réunies autour d'un prêtre qui lisait son bréviaire. Un trou profond creusé dans la terre attendait qu'on y descende un cercueil.
Joy, une rose blanche à la main, avait le regard rivé au cercueil. Elle n'avait pas de manteau noir, si bien qu'elle était vêtue d'un simple ensemble noir, et frissonnait, glacée par le souffle du vent. Ses lèvres minces étaient scellées, une grosse paire de lunettes noires empêchait de voir ce qu'il se passait dans ses yeux.
Son père était debout à côté d'elle, écoutant le prêtre. Son visage granitique ne marquait aucune expression si ce n'était une lassitude intense dont témoignaient les profondes cernes creusées sous ses yeux. Le père et la fille ne se regardaient pas, évitaient de se frôler. Ils étaient l'un à côté de l'autre par convention mais tout un monde les séparait. Le chagrin de Joy était étranger à son père, et lui commençait à se résigner à l'idée de perdre sa fille.
Après quelques derniers mots et prières, le prêtre finit par se taire. Le cercueil fut mis en terre, la terre fut bénite. Les amis et proches passèrent les uns après les autres pour rendre un dernier hommage à Mary. Joy ne bougea pas et assista à la scène, passive. Son père l'observa une seconde, souhaitant lui parler. Il se ravisa et s'éloigna d'elle, la laissant seule avec ses démons.
Une femme aux cheveux roux attachés en chignon s'agenouilla au bord du trou et se recueillit devant le cercueil. Elle n'avait pas assisté à la cérémonie comme les autres, et venait d'arriver dans le cimetière, se fondant dans la foule. Sa rose alla rejoindre les autres au fond de la tombe, puis elle envoya un baiser en direction de Mary, quelque part cachée dans tout ce cérémonial.
Pour la première fois, le regard de Joy se détacha du cercueil pour s'attarder sur cette femme aux cheveux flamboyants. Elle eut une sensation étrange. Lorsque la femme se releva, elle se tourna, et rencontra avec surprise le regard interrogateur de Joy. Elle esquissa un mince sourire que la tristesse rendit pathétique. Puis elle se rapprocha de Joy.
" Je m'appelle Beth. "
Joy pencha légèrement la tête, son index courut sur l'une des pétales de la rose qu'elle tenait contre sa poitrine. Elle examina Beth, son teint pâle, sa taille petite et gracieuse, son visage anciennement beau mais bouffi par des excès, ses yeux noisettes devenus ternes. Une chaleur vint envahir le cœur de Joy pour la première fois depuis qu'elle avait lu sur une lettre quelques mots griffonnés par Mary " Je ne suis pas ta mère Joy. ". Elle sentait comme un réconfort émanant de la simple présence de cette inconnue, pour quelque raison obscure. Pourtant elle ne la connaissait pas.
" J'étais une amie de votre maman. "
Beth alla chercher l'une des mains de Joy, posée sur la rose tout comme l'autre, et s'offrit le droit de la tenir pour la réchauffer. La jeune femme la laissa faire, à la fois intriguée et confiante.
" Je suis de tout cœur avec vous. "
A une dizaine de mètres de là, Charles, qui était sur le point de regagner sa voiture de location pour rentrer à son hôtel, demeurait estomaqué. Il voyait les deux femmes face à face et se sentait impuissant. Il ne pouvait pas y aller. Il ne pouvait pas l'empêcher sans créer un scandale, et cela, à l'enterrement de Mary, il ne le pouvait pas. Sa femme devait partir dans la dignité, elle le méritait. Il ne pouvait rien faire. C'était trop tard, la mécanique de la machine était lancée, à présent plus rien ne pourrait empêcher Joy de connaître la vérité.
Sans le savoir, sa fille parlait à sa véritable mère.
Charles, qui avait toujours gardé Beth sous surveillance, après sa sortie de l'asile où il l'avait envoyée après sa tentative de suicide, savait parfaitement de quoi avait été faite la vie de cette femme depuis trente ans. Il savait bien sûr que sa femme avait fait sa rencontre à Londres, voilà plus d'un an, mais il n'était pas intervenu, ne voulant pas réveiller les soupçons de Mary. Il savait que ni Beth, ni Mary n'étaient femmes à se raconter avec profondeur. Et même si elles avaient fini par découvrir la vérité, cela n'aurait rien changé. Elles en auraient eu peur. Le secret était bien gardé.
A présent Mary n'était plus là. Bartlett l'avait tuée et toutes les données avaient changé.
Il suffisait que Beth jette un seul coup d'œil dans sa direction. Il suffirait d'un pur hasard pour qu'elle découvre qu'il était le père de Joy. Et alors elle comprendrait, elle saurait que la jeune femme à qui elle présentait ses condoléances était sa fille. Celle qu'il lui avait enlevée quand elle avait quatre ans.
Non. Ce ne serait pas par lui que la vérité éclaterait. Elle lui échappait peut-être, mais il ne voulait pas voir ça. Il se dirigea d'un pas sûr vers sa voiture de location et s'y engouffra pour partir au plus vite. Beth n'avait pas remarqué sa présence et continuait à offrir ses paroles réconfortantes à Joy. Elle n'avait pas encore compris. Il soupira. Non, il ne l'aiderait pas.
Il démarra et laissa le cimetière derrière lui.
Beth continuait à serrer la main de Joy. La jeune femme regardait leur deux mains entrelacées, puis levait les yeux vers son visage, en alternance. Elle se sentait perdue, embourbée par l'étrange familiarité que cette femme lui inspirait. L'avait-elle déjà connue ?
" Nous nous sommes déjà vues ? "
Beth fit non de la tête.
Joy ne se satisfaisait pas de cette réponse. Elle revoyait des images défiler dans sa tête. Celle d'une femme aux longs cheveux roux qui s'occupait d'elle, et qui l'emmenait sur un manège. Elle avait toujours jusque-là identifié la femme de son souvenir comme une baby-sitter oubliée.
" Quand j'étais enfant ? "
Beth sourit.
" Je ne connaissais votre mère que depuis un an. "
Joy hocha la tête et parut se résigner à cette réponse, lâchant la main de Beth.
" Je dois vous confondre avec une autre. Excusez-moi.
- Je vous en prie. Je suis aussi amie avec Gordon. Son absence m'inquiète. "
Joy fit tourner la rose entre ses deux mains, le visage penché au-dessus de ses pétales blancs, laissant leur odeur tenter de guérir ses maux.
" Il n'a sans doute pas eu le cœur de venir. Ma mère et lui avaient une relation très particulière. Il doit faire son deuil à sa manière.
- Sans doute.
- Je vous remercie de ce que vous m'avez dit sur ma mère. Ca me touche beaucoup.
- Mary était une femme d'exception. Elle vous aimait beaucoup, et vous trouvait formidable. "
Joy détourna les yeux, amère. Elle cherchait à répondre quelque chose à Beth lorsqu'elle reconnut les silhouettes familières de deux de ses amis, adossés à un arbre, qui assistaient de loin à la cérémonie. En les voyant, un sentiment mêlé d'agacement et de soulagement, lui monta au visage. Elle s'excusa auprès de l'amie de sa mère.
" Il faut que j'aille saluer quelques personnes. Mais nous nous reverrons à la veillée.
- Bien sûr. Courage Joy. "
La jeune femme lui fit un signe puis commença à traverser le cimetière pour rejoindre Largo et Simon, acceptant au passage les diverses condoléances des personnes présentes à l'enterrement. Elle se planta devant eux, indécise, ne sachant que leur dire, gênée qu'ils soient témoins de son égarement et de son chagrin. Désarmée, sa rose abandonnée piquant le bout des doigts de sa main gauche, elle les laissa parler en premier.
" Ca ira Joy ? demanda Simon, intimidé.
- Il faudra bien que cela aille. Vous êtes ici depuis longtemps ?
- On est arrivés au milieu de la cérémonie. On n'a pas osé nous rapprocher ... expliqua Simon.
- Que faites-vous ici ?
- S'il te plaît Joy ! protesta Simon. Tu ne croyais quand même pas qu'on allait te laisser toute seule avec ce qui t'arrive ! On est tes amis. "
Joy baissa la tête.
" Merci. "
Sa voix était rauque et mal assurée. Elle était plus émue qu'elle ne voulait le faire paraître.
" Mais je ne saurais pas comment partager ça. Les choses qui arrivent sont tellement étranges. Ma vie se remet totalement en question. "
Largo, qui n'avait rien dit jusque là, fit quelques pas vers elle pour la regarder bien en face. Doucement, il lui retira ses lunettes noires et put enfin voir ses yeux tristes et hagards. Il lui sourit avec tendresse et caressa lentement du creux de sa main sa joue froide. Puis il l'embrassa sur le front et la prit par les épaules.
" Repose-toi sur nous, dit-il calmement. Et on arrivera au bout. "
Elle cligna des yeux et ne répondit rien, tentant de se laisser contaminer par le calme de son ami.
" Qui était la femme avec qui tu parlais ? demanda Simon.
- Personne ... répondit-elle distraitement.
- Joy. "
La jeune femme leva les yeux vers Largo, qui la tenait toujours par les épaules.
" Qu'y a-t-il ?
- Quelqu'un pour toi. "
Elle regarda dans la direction que lui indiquait son ami, et reconnut Kenneth Goren qui avançait lentement vers les trois jeunes gens.
" Goren ? s'étonna-t-elle. Que fais-tu ici ? "
Elle était bien plus surprise par la mine grave et coincée de son vieil ami que par sa présence aux funérailles.
" Je suis désolé de ne pas avoir assisté à la cérémonie, commença-t-il, mais il s'est passé quelque chose cette nuit. Gordon Finch a été assassiné chez lui.
- Oh mon Dieu ... murmura Joy, troublée par la nouvelle.
- Qui était-ce ? s'enquit Largo.
- Le compagnon de ma mère. Tu as l'enquête ? fit-elle à l'intention de Goren.
- Oui, j'ai pris le dossier.
- Kenneth est un ami, il est policier. Il m'aide à voir clair dans l'assassinat de ma mère ... expliqua-t-elle succinctement à ses deux amis. Goren, je te présente Largo Winch et Simon Ovronnaz. Ils sont ici pour m'aider. "
En entendant sa dernière phrase, Largo délaissa son étreinte, et posa une main protectrice et affectueuse sur la nuque de la jeune femme. Elle lui sourit. Goren observa leur manège, à moitié soulagé de savoir que Joy n'était pas seule, mais toujours ennuyé par ce qu'il avait à lui dire.
" Ce n'est pas tout Joy. Pour la mort de Finch, on a voulu diriger nos soupçons sur Barlett, mais le problème c'est que ... "
Il hésita, cherchant ses mots avec difficulté. Il décida d'être direct.
" Pour être honnête, si je suis venu au cimetière aujourd'hui, c'est pour mettre en état d'arrestation ton père.
- Quoi ? lâcha Joy, estomaquée. C'est insensé.
- Des témoins ont vu ton père et Finch avoir une altercation hier dans la journée. Charles aurait proféré des menaces contre lui. Et nous avons trouvé ses empreintes sur le lieu du crime. "
Joy resta bouche bée, incapable d'avoir la moindre réaction, violente ou pas.
" Non, dit-elle finalement. Ce n'est sûrement pas lui qui a fait ça. Bartlett veut sa peau, c'est un piège. N'oublie pas que Charles était un agent d'exception à la CIA, tu crois vraiment qu'il est homme à laisser des empreintes partout sur le lieu d'un meurtre ?
- Je sais que c'est un piège, mais je suis lié. Je ne peux rien faire d'autre, au vu des preuves, je suis obligé de procéder à son arrestation si je ne veux pas être retiré de l'affaire par mes supérieurs. Écoute, je ferai tout ce que je peux, mais pour l'heure, il faut que je trouve ton père. Où est-il ? "
Joy baissa la tête, dégoûtée par la tournure que prenait l'affaire.
" Nous somme censés aller à la veillée, dans la maison d'une amie de ma mère. Mais il n'ira peut-être pas. Il doit être retourné à son hôtel, le Bridge Colonial.
- Merci. Je te tiendrai au courant. "
Goren tourna les talons et saisit son téléphone pour prévenir ses équipes à la recherche de Charles, tout en s'éloignant rapidement.
" Tu nous expliques tout ? lança Largo. Tout ça c'est une histoire de vengeance menée par Ted Bartlett ?
- Kerensky vous a parlé des recherches que je lui ai fait faire ?
- Oui.
- En effet, je pense que c'est lui qui est derrière tout ça. Je dois le retrouver, au plus vite.
- On y arrivera, ne t'en fais pas.
- J'ai une question ... réfléchit Simon à haute voix. Si tout ça c'est une vengeance de Bartlett contre Charles, pourquoi le piège-t-il maintenant ?
- Parce qu'il a le champ libre, répondit Joy, soucieuse. Il sait que Charles sera libéré tôt ou tard, faute de preuves. Il veut juste l'évincer le temps de faire ce qu'il a en tête.
- Et qu'a-t-il en tête ? "
La jeune femme garda le silence, le front plissé par l'inquiétude.
" Joy. " répondit à sa place Largo.

***

Ted remonta rapidement son pantalon. Il faisait froid en cette saison à Londres. Mieux valait ne pas attraper de maladies ou de virus, parce que là, il ne serait plus très efficace pour faire ce qu'il rêvait d'effectuer depuis des années. Ce qu'il planifiait dans sa petite cellule jour après jour depuis un peu plus de vingt ans. Ce qui lui avait permis de survivre dans cette cage parmi les fous, les violeurs, les kidnappeurs … Juste y penser lui donnait des frissons de dégoût. Les gens ne savent pas tout ce qui se trame dans ce genre d'endroits.
Par chance, il avait été craint par la majorité des prisonniers. Le terrorisme, ou l'écho de ce même mot, car peu de gens savaient exactement pourquoi il était emprisonné, faisait naître la méfiance et la crainte, même en prison. Alors, il n'avait jamais été trop dérangé. Il avait eu tout le temps voulu pour préparer sa vengeance. Tout en revenait à ça. La vengeance. La sienne. Il était si près du but, il pouvait presque y toucher … Là, tout de suite, il était dans un tel état d'euphorie, il avait presque envie de chanter. I feel good de James Brown lui vint immédiatement en tête. L'une de ses chansons préférées. Oui, il se sentait bien. Trop même. La vie n'était pas si injuste avec lui, après tout ... Il allait retrouver sa chair et son sang. Et venger leur trop longue séparation.
Ah la vengeance est si douce à mon cœur.
Bartlett eut un rire mauvais. À ce moment, une jeune femme près de lui, murmura quelque chose à propos de bas déchirés. C'est vrai, monsieur avait de la compagnie ! Candy. Il était tellement perdu dans ses pensées, qu'il avait complètement oublié sa présence. Il faut dire que ce qu'il venait de vivre avec elle n'avait pas été quelque chose qu'il pourrait classer dans la catégorie des moments inoubliables. Il avait connu mieux. Dans le genre sainte nitouche, Beth était pas mal dans le temps … Très chère Beth. Bientôt. Ton tour viendra aussi. Tu vas payer. Comme Mary, comme Gordon, comme tous les autres …
" Jack ? Jack, tu m'écoutes au moins ? "
Bon, cette sale bonne femme lui parlait. D'ailleurs, elle n'arrêtait pas de parler. Ted l'avait vue sur le trottoir quand il revenait de chez Gordon, elle lui avait offert une bonne rasade de whisky. Puis, son corps. Gratuitement qu'elle lui avait dit. Jack, c'était le nom qu'il avait emprunté, lui plaisait. D'abord, il n'avait pas été très intéressé, mais il lui avait cédé. Ca faisait longtemps qu'il n'avait pas eu de contact avec une femme. Et, il s'était senti excité juste à penser à ce qu'il avait fait un peu plus tôt dans la journée. Alors, il l'avait prise. Dans cette vieille ruelle mal famée avec, pour seuls témoins, ces gros rats dégoûtants …
Maintenant, Bartlett avait vraiment envie de l'envoyer au diable, mais il avait encore besoin d'elle. Candy allait lui rendre un dernier petit service. Allez Ted force-toi, démontre un peu d'enthousiasme à la dame. Sois poli voyons ! On n'attire pas les mouches avec du vinaigre tu sais … L'homme se tourna alors vers sa compagne, et tenta de lui sourire. Ca ressemblait plutôt à une grimace, mais la jeune femme ne parut pas le remarquer et lui fit un clin d'œil. Quelle idiote cette fille !
" Tu disais ?
- Alors t'as aimé bébé ?
- Je … oui, oui. C'était … potable. "
Candy éclata d'un rire idiot.
" Tu es très drôle Jack. Je t'aime bien tu sais. T'as vraiment l'air d'être un gars cool.
- Eh bien, je suis content que tu me dises ça. Écoute Candy, tu me rendrais un petit service ? Rien de bien compliqué, tu vas voir.
- Bébé je ferai tout ce que tu voudras.
- Bien. Alors voilà ce que je veux que tu fasses … "
Tout en parlant, Ted sortit une boîte à musique de sa veste. C'était maintenant le grand moment. Cette chose allait lui donner la chance, sa première chance d'avoir un contact privilégié avec sa petite fille … Son coeur battait à toute allure. Il se savait être un véritable salopard, mais on ne lui enlèverait jamais ce sentiment étrange qui brûlait au fond de son coeur : un amour insensé pour son enfant.

***

Assise sur son canapé, Beth attendait que les heures s'écoulent. La veillée en l'hommage à son amie aurait lieu dans exactement deux heures. Depuis quelques minutes, le regard de la femme revenait sans cesse se poser sur le carrousel qu'elle possédait. Elle ne savait pas trop pourquoi, mais depuis qu'elle était allée dans ce cimetière un peu plus tôt, elle ne cessait d'être obsédée par cet objet. Et par Joy. La fille de Mary. Peut-être était-ce parce que la jeune femme lui rappelait trop de souvenirs ? Sa Becky. Mais pourquoi ? Beth eut soudain un énorme mal de tête. Il fallait arrêter de penser à ca. Elle ferma les yeux. Maintenant, elle allait se reposer. Ca serait beaucoup mieux pour elle.

***

Dans sa chambre d'hôtel, Charles Arden était très énervé. Rien ne se déroulait selon ses plans de départ. Sa fille ne lui parlait plus, elle avait failli apprendre pour sa véritable mère, ce Goren lui faisait du tort en parlant trop, et ce Bartlett de malheur était encore en liberté ! Rien n'allait comme il le voulait. Mais Charles ne se sentait pas découragé pour autant. Il n'avait pas pour habitude de baisser les bras. Il allait réagir ! C'était le moment. L'homme sortit un fusil d'un tiroir d'un des bureaux de sa chambre, et sortit discrètement de sa chambre. Il allait s'occuper de retrouver ce Bartlett maintenant.

***

Après avoir cherché aux alentours du cimetière, Kenneth Goren, et deux autres policiers, arrivèrent à l'hôtel Bridge Colonial. Ils se dirigèrent immédiatement vers la réception de l'établissement. Après avoir vérifié auprès de la réceptionniste que l'homme qu'ils cherchaient était bien dans sa chambre, Goren soupira. Le moment était arrivé. Charles Arden allait devoir les suivre au poste. L'ami de Joy savait qu'il aurait été très facile d'arrêter Charles Arden en le prenant par surprise dans sa chambre, avec toute une équipe policière derrière lui, mais l'homme voulait faire les choses autrement. Pour Joy. Pour Charles Arden également. Et puis, il n'avait pas envie de créer un scandale dans un hôtel qui accueille une clientèle aussi distinguée. Il laisserait donc une chance au père de Joy. Tant pis s'il se faisait réprimander par son patron ! Charles les suivrait de son plein gré. Sinon, et bien … il aviserait si ça ne se passait pas comme il le souhaitait.
" Il n'est pas dans sa chambre.
- Vous êtes certaine ? Réessayez encore une fois je vous prie.
- D'accord monsieur. "
La jeune femme tenta d'appeler à nouveau, mais fit la grimace.
" Je regrette il n'y a aucune réponse à la chambre. Désolée. "
Arrivé au rez-de-chaussée, Charles aperçut Kenneth Goren et deux autres policiers. Charles ne savait pas pourquoi ils étaient là, et il ne voulait pas le savoir. Alors, il sortit de l'ascenseur, et, se sauva dans la direction opposée. Alors qu'il atteignait le parking de l'hôtel, quelqu'un attendait l'homme tout à côté de sa voiture. Un autre policier. Andrew Waters prit son talkie-walkie, et parla à son équipier, tout en surveillant Charles du coin de l'œil.
" Kenneth ? Devine qui vient me rendre une petite visite au parking du sous-sol ? Lui-même. Oui, oui on t'attend. "
Waters retourna son attention vers Charles Arden.
" Alors Monsieur Arden, nous partons quelque part ?
- Non, non. Je … qu'est-ce que vous faites ici ?
- Ah, mais je vous attendais voyons.
- Vraiment très drôle. Que se passe-t-il ? "
Andrew remarqua alors l'arme de Charles, à moitié dissimulée dans son imperméable.
" Tiens, tiens, tiens qu'avons-nous là ? Vous vous promenez toujours avec une arme sur vous Mr Arden ?
- Ca ne vous regarde pas !
- Je vais devoir vous la confisquer Mr Arden.
- Pourquoi ? "
Au moment où Andrew s'apprêtait à répliquer quelque chose, Kenneth arriva encerclé de ses deux autres coéquipiers.
" Charles Arden, vous devez nous suivre au poste. Vous êtes en état d'arrestation pour le meurtre de Gordon Finch.
- Finch est mort ! Mais qu'est-ce que c'est que tout ça ? Finch n'est pas mort je lui ai parlé hier après-midi ! "
Kenneth jeta un coup d'œil compatissant vers l'homme qui se tenait debout devant lui. Il avait vraiment l'air ahuri. Goren savait, sentait plutôt, qu'il était sincère. C'était dans ce genre de moments que Kenneth n'aimait pas son boulot. Mais, quelqu'un devait le faire.
Alors que la voiture policière s'éloignait devant quelques curieux, Charles Arden eut une pensée pour Ted Bartlett. Il allait payer ce salaud ! Car il en était bien certain maintenant, c'était lui qui avait orchestré tout ça … Certainement pour avoir le champ libre et ...
Joy.

***

Assise sur les marches du perron de Kathy Smith, une bonne amie de sa mère, Joy était songeuse. Depuis quelques jours sa vie était devenue un véritable enfer. Sa mère était morte, son père lui avait menti, sa famille ne l'avait jamais vraiment été. Joy avait toujours vécu sa vie en se sentant étrangère parmi les siens. Maintenant, elle apprenait qu'elle en était véritablement une. Et, bien qu'elle ne l'admettrait devant personne, ce qui arrivait depuis les derniers jours la blessait réellement. C'était oppressant et étouffant de ne pas savoir d'où l'on venait.
Largo, qui regardait la jeune femme depuis quelques minutes de l'intérieur de la maison, sortit la rejoindre. Il s'assit sur les marches après l'avoir gratifiée d'un petit sourire.
" Vous n'étiez pas obligés de venir ici toi et Simon, tu sais.
- Je ne voulais pas te laisser seule à un moment pareil. Avec tout ce qui se passe … Tu n'es pas contente de nous voir ? "
Joy lui sourit. Bien sûr qu'elle était heureuse qu'ils soient là, tous les deux.
" Simon n'est pas avec toi ?
- Oh, tu le connais, il a sûrement déniché une jolie fille à qui faire la cour.
- Oui, je le connais bien. S'il n'existait pas ... Il faudrait certainement l'inventer ce cher Simon ! "
A l'intérieur, Beth errait l'âme en peine. Elle se sentait nostalgique, dépassée par les derniers événements, et, du coup, avait une terrible envie de boire un verre. N'importe quoi, pourvu que ce soit assez fort pour qu'elle oublie l'état dans lequel elle se trouvait présentement. Elle savait qu'elle devait se retenir, elle n'était pas seule, encore moins chez elle, mais c'était difficile. Depuis qu'elle avait replongé quelques jours plus tôt, elle ne se sentait plus très forte pour combattre le démon qu'était l'alcool …
Perdue dans ses pensées, elle ne vit pas la personne qui arrivait en sens inverse, et entra en collision avec quelqu'un.
" Oh, excusez-moi, je ne vous avais pas vu.
- Ce n'est pas bien grave, l'important c'est qu'il n'y ait eu aucun blessé. "
Beth sourit à l'homme qui se tenait devant elle. Il avait l'air sympathique. Cependant, le sourire de la femme disparut lorsque son regard entra en contact avec un des jouets du fils de Kathy, un carrousel. C'était reparti ! Elle allait encore souffrir à cause de ce satané objet. Cette histoire allait-elle la hanter toute sa vie maintenant ? Et puis, pourquoi cet objet l'obsédait à ce point depuis la mort de son amie ? Elle avait été capable de refouler ses émotions durant toutes ces années, pourquoi perdait-elle le contrôle à nouveau ? L'homme aperçut le visage grave de Beth, et il se sentit triste pour elle.
" Vous … Vous voulez vous asseoir un peu avec moi ? Ça me ferait vraiment plaisir d'avoir un peu de compagnie. Les amis avec lesquels je suis venu ici m'ont lâchement abandonné.
- Je ne pense pas être de très bonne compagnie monsieur, désolée.
- Juste dix minutes, pour vous reposer un peu. "
Devant le sourire sincère du jeune homme, Beth accepta de s'asseoir à côté de lui. Ca ne lui ferait aucun mal de discuter un peu avec cet homme qui semblait des plus charmants ! Et puis il fallait se changer les idées, il fallait oublier …
" Je m'appelle Beth Miller.
- Enchanté, moi c'est Simon. Simon Ovronnaz.
- Ovronnaz ? Vous ne travaillez pas pour le Groupe W, par hasard ?
- Oui, tout à fait.
- Vous devez connaître la fille de Mary alors, Joy. Joy Arden.
- Mais oui. Je la connais bien. C'est une de mes amies ! C'est pour elle que je suis ici. "
Simon se souvint alors avoir aperçu la femme au cimetière, un peu plus tôt dans la journée.
" Vous étiez au cimetière cet après-midi n'est-ce pas ? Je vous ai vue parler à Joy.
- Oui, c'était moi. La pauvre enfant. Ce n'est pas facile de perdre quelqu'un que l'on aime, vous savez. C'est une épreuve si difficile à vivre. On veut souvent mourir … "
Simon regarda la femme, surpris. Le ton de sa voix, lorsqu'elle lui avait dit cette dernière phrase, était mélancolique. Elle avait les yeux remplis de larmes. Il ne savait pas pourquoi, mais, à cet instant précis, le Suisse eut un élan de compassion envers elle. Peu importait qu'elle soit une pure étrangère, la détresse que Beth dégageait était trop grande pour qu'il la laisse seule. Simon se rapprocha d'elle, et déposa une main réconfortante sur l'épaule de Beth, pendant que celle-ci, tout en se reprochant sa faiblesse de se laisser ainsi aller devant un inconnu, se mettait à pleurer la perte de Mary, et celle de sa petite fille. Beth pleurait la perte de cette vie qui lui avait été volée, quelques années plus tôt …

***

Candy qui déambulait dans les rues de Londres, regarda sa montre, il allait être l'heure. Bientôt, elle allait devoir accomplir sa mission. Elle sourit. Dire que personne ne la croyait assez intelligente pour accomplir de grandes choses … Mais, ce n'était pas l'avis de tout le monde. Elle mit la main dans sa poche pour s'assurer que l'objet était encore là. Bien. Il ne restait plus qu'à l'approcher maintenant. Et, le tour serait joué. Jack serait content.
Elle n'avait pas l'habitude de rendre des services aux hommes avec lesquels elle couchait, mais pour cet homme, elle faisait une exception. Il avait été tellement gentil avec elle, l'avait traitée comme une vraie femme. Elle avait ressenti autre chose qu'un simple désir passager pour lui. Jack était différent des autres. Un homme bien. Elle avait toujours mal jugé les hommes, mais, cette fois elle ne se trompait pas, elle en était certaine. Elle avait eu raison de l'approcher cet après-midi. Oui, elle avait eu raison …
Tout en marchant, la jeune femme fut soudain envahie d'un rire de gorge profond. C'était toujours comme ça quand elle était excitée, ou bien nerveuse. Certains vomissaient, d'autres avaient mal au ventre ou à la tête, elle, elle riait. C'était sans doute génétique, sa mère était comme ça aussi …
Candy décida d'aller retrouver quelques autres filles dans ce café, où elles allaient toutes pour se réchauffer quand elles ne travaillaient pas. Après avoir vérifié une dernière fois qu'elle avait bien la boîte à musique, elle avança parmi la foule qui déambulait dans cette rue, et disparut au coin de la rue …

***

" Puisque je vous dis que je ne l'ai pas tué ! Pour qui me prenez-vous, pour un imbécile ?
- Écoutez, Mr Arden, j'essaie de vous croire, mais c'est difficile, nous avons quand même votre ADN sur le corps de Mr Finch.
- Il n'y a rien de plus facile que de laisser des traces d'ADN sur les lieux d'un crime pour faire acccuser quelqu'un d'autre. J'ai vu Finch hier après-midi, et oui le ton a monté un peu entre nous deux, mais je ne l'ai pas tué voyons ! C'est un piège !
- Un piège ? Que voulez-vous dire un piège ? Tout ça n'aurait rien à voir avec un certain Ted Bartlett par hasard, Mr Arden ? "
Le visage de Charles se ferma.
" Bartlett ? Mais non ! Qu'est-ce que ce type vient faire là-dedans ? "
Charles ferma les yeux, ils ne devaient pas savoir pour lui et Bartlett, il était capable de s'occuper de ce fou tout seul. Mais il devait trouver quelque chose pour sortir d'ici rapidement. Oui, mais quoi ?
" Je … Écoutez, vous semblez être un excellent policier monsieur. Vous allez devoir me croire quand je vous dis que je n'ai rien à voir dans ce meurtre.
- Vos belles paroles ne sont pas suffisantes Mr Arden. Les gens disent tous ça quand on les arrête vous savez. Ce n'est pas pour cette raison qu'ils sont blancs comme neige. "
Charles se tourna alors vers Kenneth, qui était demeuré silencieux depuis le début de l'entretien.
" Vous me croyez, n'est-ce-pas ? Vous savez que je n'ai rien fait ! "
Kenneth soupira. Oui, il le croyait sincère. Mais sans aucune autre preuve pour le disculper, Charles Arden se retrouverait en prison pour une longue, très longue période … Un homme qui cognait légèrement à la porte de la salle d'interrogatoire interrompit les pensées du policier.
" Kenneth ? Tu peux venir une minute ?
- Oui. Andrew, tu restes avec Mr Arden. "
A l'extérieur de la salle d'interrogatoire, Kenneth et Sam Black, médecin légiste, discutèrent un moment.
" Tu as du nouveau ?
- Ca se pourrait. En effectuant un examen sommaire du corps de Mr Finch, j'ai découvert d'infimes gouttes de sang qui n'appartiennent ni à Charles Arden, ni à Gordon Finch. Il est évident, que ce sang n'était pas supposé être là, sûrement une légère blessure à un doigt qui a saigné à nouveau. Comme tu avais un doute sur un certain Bartlett, j'ai comparé l'échantillon avec celui que la prison a obtenu de Ted juste avant qu'il ne sorte pour sa libération, et tu ne devineras jamais.
- Les groupes sanguins concordent ?
- Tout à fait. O négatif tous les deux.
- Sam, tu es un génie !
- Je sais, je sais.
- Merci !
- Bon, j'y retourne. Je vais tenter de savoir la cause exacte de la mort de Gordon Finch. A plus tard ! "
Kenneth regarda le médecin légiste s'éloigner. Pour un peu, il l'embrasserait ! Goren en était certain maintenant, c'était bien Ted qui était derrière tout ça ! Son sang l'avait trahi. Bon, maintenant il ne restait plus qu'à convaincre le patron de le laisser chercher ce Bartlett de malheur !
***

Joy tournait en rond dans sa chambre d'hôtel. Elle ne pouvait pas dormir. C'était bien ce qu'elle avait promis de faire à Largo, quand son ami avait décidé de s'accorder une sieste pour combattre le décalage horaire, une heure auparavant, mais, elle n'en était pas capable. Elle avait l'étrange impression qu'elle était en train de devenir folle ! Les derniers événements avaient apporté leurs lots de maux de tête, d'incertitudes, de questions sans réponses. Mais, elle le sentait au fond d'elle-même, elle était sur le point de découvrir quelque chose. Avant toute chose, elle devait trouver ce Ted Bartlett. Cette pensée l'obsédait, et elle n'arrivait pas à se la sortir de la tête.
Le téléphone de sa chambre sonna, la tirant ainsi de ses pensées.
" Oui ?
- Mademoiselle Arden ? Bonjour. Il y a euh … une personne dans le lobby de l'hôtel qui voudrait vous voir absolument.
- Vous savez qui c'est ?
- Elle se nomme Candy, et elle a quelque chose pour vous.
- Très bien, merci. J'arrive tout de suite. "
Joy raccrocha songeuse. Qui c'était cette Candy ? Et que voulait-elle ? Elle allait le découvrir !
Quand elle sortit de l'ascenseur, Joy se dirigea vers le lobby. Une personne en jupe noire et bas résilles, maquillée de façon vulgaire était assise et mâchait de la gomme. Lorsqu'elle vit l'ex-agent arriver, elle se leva rapidement. Joy lui fit signe de se rasseoir. Les deux femmes se jaugeaient sans rien dire, Joy méfiante, Candy impressionnée : elle était face à Joy, c'était vrai ! Elle rit nerveusement. Il fallait qu'elle se calme, elle allait tout gâcher. Au bout d'un moment, elle parla.
" Vous êtes bien Joy n'est-ce-pas ?
- Oui. Et, vous devez être Candy.
- En plein ça m'dame. Ca me fait plaisir de vous rencontrer. Il a bien raison, vous êtes très jolie.
- Qui vous a dit ça ?
- Je, je ne peux pas vous le dire. J'ai, j'ai quelque chose pour vous. Je devais vous le remettre en mains propres. "
Candy lui tendit une boîte musicale.
" Voilà, ma mission est accomplie, je dois y aller. N'oubliez pas de lire la carte, c'est important. "
La jeune femme s'éloigna d'un pas rapide.
" Mais, attendez ! Mademoiselle ! Revenez ! "
Joy abandonna, déjà fascinée, et étrangement attirée par l'objet que lui avait donné la femme, probablement une prostituée qui ne savait rien. Une boîte à musique, qui représentait un manège blanc et rouge clinquant. Un frisson la parcourut. Ce manège la ramenait vers son enfance, un souvenir d'enfance qu'elle avait tenté de longues années de refouler mais sans y parvenir. Une belle journée d'automne. Une inconnue qui prenait soin d'elle.
Sa mère ?
Joy n'osait y songer sérieusement et pourtant, qu'on lui fasse parvenir cette boîte à musique, juste au moment où elle s'interrogeait sur ses origines, ce n'était sûrement pas une coïncidence. Elle n'osait pas remonter le mécanisme qui ferait chanter sa comptine au carrousel, pas en public, et pourtant il lui semblait déjà entendre les notes douces et mélodieuses qu'il pourrait lui jouer. Des notes qu'elle entendait secrètement dans sa tête depuis des années.
Son coeur se mit à s'emballer. Qu'est-ce que tout cela signifiait ? Une boîte musicale et un mot à l'intérieur. Elle déplia le bout de papier et y lut quelques mots griffonnés rapidement.

Bonjour Joy,
Si tu veux connaître une partie de ton passé, rends-toi sur la rue Main Street, il y a un entrepôt abandonné, je t'y attendrai ce soir. Viens dès que tu auras ce message. Crois-moi, ça vaut le déplacement.

Joy se laissa tomber sur la chaise qu'elle occupait un peu plus tôt. Elle avait le cœur qui battait. Devait-elle se rendre à l'entrepôt ? Fallait-il faire confiance à cet inconnu qui lui parlait à travers cette note ? Elle qui avait toujours été prudente, qui s'était toujours méfiée de ce qu'elle ne connaissait pas, de ce qui semblait louche, n'écouta pas sa voix intérieure qui lui disait de se méfier de ce message, de ce cadeau. Elle savait que c'était trop facile : elle se posait des questions sur son passé depuis des jours et des jours, et, miraculeusement recevait ce mot … Ses parents biologiques tentaient-ils de lui parler au travers de ce message étrange ? Ou tentait-on de la manipuler ?
N'importe qui dans sa position, avec son expérience en la matière, se serait méfié, tout au moins, aurait vérifié avant de prendre une décision. Mais, Joy était fatiguée, elle en avait assez bavé depuis ces derniers jours, il fallait qu'elle sache. Elle n'avait rien à perdre. Qui sait, elle finirait peut-être par lever le mystère sur une partie de son passé ? Il fallait qu'elle tourne la page une bonne fois pour toutes … C'était décidé. Joy allait le faire. Après tout, Largo n'était pas en danger, il dormait. Elle avait le temps de revenir avant que quelqu'un ne se rende compte de son absence … Joy sortit donc de l'hôtel en courant. Ce soir, sa vie allait changer …

***

Au bunker, Kerensky était fébrile. Jusqu'à maintenant, ses recherches ne lui avaient pas appris grand chose au sujet de Joy et de cette Opération Carrousel. Mais, l'information qu'il venait de découvrir valait bien son pesant d'or.
Kerensky avait réussi à trafiquer les ondes radio de la police de Londres. Il entendait tout ce qui se disait sur le sujet qui l'intéressait. Mais, il écoutait d'une oreille distraite, ne pensant pas qu'il y aurait du nouveau sur l'affaire. Quand il avait appris que Gordon Finch, le compagnon de Mary avait été tué, il avait voulu en savoir un peu plus. Cependant, le Russe ne pensait pas que son souhait se réaliserait si vite. C'était pourtant ce qui était arrivé.
En effet, Betty Laughton, la veuve de Joss, un des associés de Ted Bartlett, apprenant la sortie de Bartlett de prison, avait téléphoné aux policiers pour se plaindre de cette situation. Bien entendu, les policiers l'avaient poliment fait taire en lui disant de se mêler de ses affaires, qu'ils avaient la situation bien en main. Kerensky avait été intrigué. Si cette femme ne se faisait pas prendre au sérieux par les forces de l'ordre, ça serait bien différent pour lui. Après avoir cherché pendant des heures, il avait fini par trouver le numéro de téléphone de la dame. Betty Stanford. Elle était devenue la femme du député Fred Stanford. Alors retrouver sa trace s'était avéré un jeu d'enfants.
Quand il avait fini par lui parler, elle n'avait pas voulu lui dire quoi que se soit de prime abord. Elle ne connaissait aucun membre d'organisations criminelles, elle était clean. Mais, Kerensky ne s'était pas démonté pour autant. En lui disant que son mari ne serait pas heureux de connaître son passé, les crimes de son ex, la dame s'était montrée plus coopérative. Elle lui avait dit certaines choses très intéressantes. Ted avait eu une fille avec une femme du nom de Beth, et il voulait s'enfuir avec l'enfant en laissant Beth derrière. Elle ne savait pas pourquoi tout ne s'était pas réalisé comme prévu, mais son compagnon de vie, et les deux autres associés avaient été arrêtés. Et, elle n'avait jamais plus eu de nouvelles de Beth ou encore de son enfant.
Kerensky s'était senti avoir des ailes. Avec ce qu'il venait d'apprendre, il pourrait exécuter d'autres recherches. Et, celles-ci lui apprendraient sûrement beaucoup plus sur tout ce qui n'était encore qu'un mystère. L'ex-agent de KGB savait qu'il n'avait vu que le sommet de l'iceberg …

***

" La pauvre femme, elle doit souffrir. Elle t'a raconté toute son histoire ?
- En partie. Elle m'a dit qu'on lui avait enlevé sa fille quand elle était petite, et qu'elle ne l'avait jamais revue depuis ce jour. Je crois qu'elle avait besoin d'en parler à quelqu'un. C'est pour cette raison que je ne suis pas rentré à l'hôtel directement avec vous. J'étais incapable de la laisser seule. Je l'ai raccompagnée chez elle. J'étais bouleversé. Habituellement, je ne fais pas ça, mais je lui ai même laissé mon numéro de portable au cas où elle aurait besoin de parler …
- Simon le bon samaritain ... Je te comprends, j'aurais fait pareil.
- Et Joy, ça va ?
- Oui, enfin je pense. Elle est dans sa chambre et elle dort. Elle en a drôlement de besoin avec les épreuves qui lui sont tombées dessus dans les derniers jours …
- Heureusement qu'elle a un sacré tempérament.
- C'est vrai mais elle ne mérite pas ça. Enfin, changeons de sujet. Je commence à avoir terriblement faim moi ! Ca te dit qu'on se fasse un petit resto ?
- Bonne idée mon pote ! Je te suis.
- Avant, je vais aller voir Joy. M'assurer qu'elle va bien.
- Largo, tu devrais la laisser se reposer.
- Je sais, mais il faut que je m'assure que tout va bien.
- Si c'est pour te rassurer sur le sort de ta belle …
- Et ça veut dire quoi ça Simon ?
- Rien, mon pote, rien. On y va ! "
Les deux hommes sortirent de la chambre de Largo et prirent l'ascenseur pour se rendre quatre étages plus haut où se trouvait la chambre de leur amie. Arrivés à l'étage de Joy, le portable de Simon sonna.
" Il est mort ! Gordon est mort ! Ils meurent tous !
- Beth, c'est vous ?
- Aidez-moi, je crois que c'est à cause de moi ... Il m'a menacée, je ne veux pas mourir aussi !
- Beth, calmez-vous !
- Simon, protégez-moi je vous en supplie ! Je n'ai plus confiance dans les autorités, plus depuis ce qu'ils m'ont fait il y a vingt ans ... Je n'ai personne vers qui me tourner ...
- Beth, attendez ! Beth ? "
Elle avait raccroché le combiné. Simon se tourna alors vers Largo.
" C'était Beth. Elle semblait totalement hystérique, irrationnelle. Et j'ai l'impression qu'elle sait des choses sur la mort de Mary et de Gordon Finch.
- Comment ?
- Je l'ignore. Ca te dérange si on oublie le resto ? Je crois que je vais aller la voir.
- Je pense que je vais même y aller avec toi. Je laisserai un message pour Joy à la réception. C'est sans doute mieux de ne pas la déranger, il faut bien qu'elle récupère un peu.
- D'accord, allons-y ! "

***

Joy arriva devant l'entrepôt de la Main Street. Vu de l'extérieur, cet endroit donnait des frissons dans le dos. Les murs semblaient tenir par on ne savait quel miracle, l'odeur qui se dégageait était nauséabonde, ce n'était pas le genre d'endroit qui attirait les badauds habituellement. Mal fréqeunté, isolé. Joy se dit que la personne avait bien choisi son endroit, on ne risquait pas de les déranger ici ! L'ex-agent ouvrit la porte de la bâtisse qui tombait pratiquement en ruines, et entra.
A l'intérieur, il faisait noir, c'était sombre, vide et froid. Un peu comme sa vie à l'heure actuelle, pensa Joy. C'est seulement à cet instant précis que la jeune femme se rendit compte à quel point elle n'avait pas été prudente en venant ici toute seule, sans avoir informé personne. Elle qui ne cessait de reprocher ce genre de comportement à Largo et Simon, elle n'était guère mieux qu'eux ! Joy jeta un regard sur ce qui l'entourait : une vieille voiture qui avait depuis longtemps rendu l'âme, de vieilles pièces métalliques, une radio qui avait sans doute servi au temps de la guerre … Que des vieilleries ! Pourquoi l'inconnu l'avait-il attirée ici ? Ils auraient pu facilement se voir dans un endroit neutre après tout … Cette histoire était ridicule ! Elle ne savait pas qui avait voulu lui jouer cette comédie, mais ce n'était plus important, elle ne pouvait plus rester dans cet entrepôt. Elle fit alors demi-tour pour retrouver l'air de la ville. C'est à ce moment qu'elle entendit une voix s'élever.
" Tu es finalement venue ? Je suis content. Je n'étais pas certain que cette petite idiote te transmettrait le message. "
Joy se retourna, aperçut une ombre.
" Qui êtes-vous ? Et pourquoi nous sommes ici ? C'est quoi toute cette mascarade ?
- Détends-toi ma belle. Les réponses t'attendent, mais une question à la fois. Si je t'ai fait venir ici, c'est que je voulais qu'on soit tranquille tous les deux. Ce moment est important pour moi. Il le sera pour toi aussi. "
Joy tentait d'apercevoir le visage de l'inconnu, mais la noirceur de l'endroit lui permettait seulement d'entrevoir une ombre.
" Écoutez je … Je voudrais voir votre visage. Je n'aime pas beaucoup parler à quelqu'un sans le voir. S'il vous plaît, montrez-vous !
- Joy Joy, Joy, tu es trop impatiente, dit l'inconnu d'une voix amusée, presque tendre. On se demande de qui tu tiens ce trait de caractère ? Ah oui, je le sais. "
Il eut un petit rire, un rire chaud et effrayant à la fois.
" Chaque chose en son temps voyons ! reprit-il. Tout d'abord, ton passé. J'imagine que la boîte à musique a attisé ta curiosité ? Oui, évidemment, sinon tu ne serais pas venue, méfiante comme tu es. Tu vois, je te connais par coeur, bluffant après si longtemps ? Réponds à cette question Joy, tu es vraiment intéressée de savoir le prénom de ton père naturel ? Ou de ta mère ? Ou bien les deux ? Allez, je veux t'entendre me dire comme tu aimerais le savoir ... "
Non mais cet homme était complètement fou ! Joy sentait la moutarde lui monter au nez. Elle oublia bien rapidement qu'elle était dans un endroit sinistre, que c'était peut-être dangereux pour elle, et elle explosa.
" Bon, ça suffit ! J'en ai assez ! Vous allez immédiatement sortir de votre cachette. Sinon je pars immédiatement. Vous avez bien compris ?
- Oh, tu as tout un caractère Joy. D'accord, d'accord, comme je ne serais jamais capable de rien de refuser, tu vas pouvoir enfin me voir. "
L'inconnu sortit de derrière la pile de pneus usagés qui lui servait de cachette, et se présenta à Joy. Il souriait, un sourire maladroit, à la fois intimidant et intimidé. L'homme avait l'air dangereux et pourtant, une sorte de joie folle brillait dans ses yeux.
" Becca. Que c'est bon de te revoir après toutes ces années ! "
Joy ne répondit rien, glacée. Elle reconnaissait cette homme. Elle réentendait cette même voix l'appeler Becca dans un passé lointain. Non, cela ne pouvait pas ...
" Dis quelque chose au moins ! Becca ? Parle-moi. "
Mais Joy était en état de choc, incapable d'émettre le moindre son, incapable de bouger. Elle ne tiqua même pas en l'entendant répéter le nom de Becca. Ca ne pouvait pas être vrai ! Cet homme, n'était pas qu'un fantôme de son passé. Son visage, son visage. Dans les journaux. Cet homme c'était Ted Bartlett.

***

Charles arrangea le col de sa veste qu'il venait d'enfiler. Après des heures d'interrogatoire futiles qui n'avaient servi qu'à le ralentir, les policiers londoniens avaient enfin consenti à le relâcher, confisquant tout de même son arme. Son cher pays natal où les citoyens pouvaient porter une arme, droit constitutionnel scrupuleusement respecté, commençait sérieusement à lui manquer. Tant pis, avec son expérience, il avait mille et une façons de se procurer une arme. Il devait abattre Bartlett. Il savait que c'était lui qui avait monté ce coup contre lui, sans doute pour avoir le temps d'approcher Joy. Peut-être savait-elle à l'heure où il y pensait.
Tout cela n'avait plus d'importance à présent. Il n'avait plus aucun secret à préserver, alors tant pis. Il abattrait Bartlett par plaisir. Il le ferait pour Joy, pour son enfance perdue. Pour ce que Bartlett lui faisait subir quand elle était enfant. Ce genre de salauds ne devrait même pas être autorisé à faire des gosses.
" Monsieur Arden ! Attendez-moi ! "
Charles se retourna, et vit venir l'Inspecteur Goren qui courait le long du trottoir pour le rattraper.
" Vous êtes parti vite. Je voulais vous parler ...
- J'ai déjà perdu suffisamment de temps comme ça. "
Charles voulut se détourner de lui, mais le jeune policier le retint par le bras.
" Attendez, soyez raisonnable. Je crois que Joy me contredirait, mais moi je suis persuadé que vous avez pour unique intérêt de protéger votre fille. Et ça tombe bien, je l'aime moi Joy, et je veux la protéger, comme vous.
- Vous avez quelque chose à me dire ? s'impatienta Charles.
- Pourquoi avoir nié l'implication de Bartlett ? Il serait tellement plus facile de collaborer avec nous.
- Je n'ai rien à vous dire sur ce sujet.
- C'est parce que vous voulez sa peau seul c'est ça ? Pourquoi ? Qu'a-t-il fait ? Pourquoi vouloir cacher la vérité à Joy si c'est juste un ancien ennemi qui veut se venger de l'époque où vous l'avez arrêté ? Que se trame-t-il en réalité ?
- Vous êtes trop curieux Goren.
- On devrait collaborer ensemble.
- Je n'ai besoin de personne. "
Goren se pinça les lèvres.
" Vous savez qu'il est avec Joy en ce moment ? "
Charles se figea sur place, pétrifié.
" Et vous savez où ils se trouvent ? "
L'ex-agent de la CIA dévisagea le policier.
" Parce que vous, vous le savez naturellement ?
- J'ai appelé à son hôtel, pour prévenir Joy que vous aviez été lavé de tout soupçon. La réceptionniste m'a dit qu'elle n'était pas là. Elle est partie de son hôtel précipitamment il y a une heure. En s'en allant, un morceau de papier est tombé de sa poche, la réceptionniste a tenté de la rattraper pour le lui donner, mais elle avait déjà disparu. Sur le papier il y avait une adresse, quelqu'un lui donnait rendez-vous.
- Où ça ?
- Donnant-donnant Monsieur Arden. Dites-moi. Parlez-moi de Ted Bartlett. "
Charles hocha la tête, agacé. Il voulait retrouver Joy au plus vite, et puisque Bartlett avait déjà dû révéler la vérité à Joy, le secret qu'il gardait n'était plus qu'un secret de polichinelle. Il haussa les épaules.
" J'ai arrêté Bartlett, il y a vingt ans. Il avait une fille. Une fille que j'ai recueillie. Et maintenant qu'il est sorti de prison, il veut récupérer ce qu'on lui a pris et se venger de moi.
- Vous voulez dire que ...
- Oui, Ted Bartlett est le père de Joy. "
Goren écarquilla les yeux, soufflé par cette révélation.
" Mais mais ... Elle le sait ?
- Si ce n'est pas encore le cas, cela ne va pas tarder. Alors ? Où est-elle ? "

***

Joy se sentait glacée, pas par le froid régnant dans ce vieil entrepôt, mais par la vérité nue et froide qui se présentait à elle.
" Vous. Ted Bartlett. Vous êtes Ted Bartlett. "
Il hocha la tête, et sourit.
" Comme ça il est inutile que je me présente. Je sais comment tu vas réagir Joy, tu es une jeune femme très bien, et tu as des tas de principes je le sais. Mais à ta place, j'éviterais de ne voir en moi qu'un meurtrier. Ca gâcherait tout.
- Vous avez abattu ma mère. Et son compagnon. Et une jeune femme qui ... "
Elle ne put finir sa phrase, prise d'un élan de dégoût. Bartlett compléta sa phrase.
" Qui vendait de jolies boîtes à musique. Je ne pouvais pas faire les choses à moitié. Il fallait attirer ton attention. Et surtout je devais te voir seul.
- Et vous avez fait accuser mon père du meurtre de Gordon Finch ... "
Le regard de Bartlett se fit menaçant, il s'approcha de la jeune femme à la vitesse d'un félin et attrapa son menton pour le saisir, menaçant.
" Ne l'appelle pas comme ça. Charles Arden n'est pas ton père. Ce n'est qu'un enfant de salaud.
- Et moi ? Je suis une enfant de meurtrier ? C'est ça que vous essayez de me dire ? Que vous êtes mon père ? "
Bartlett sourit et caressa lentement le visage de Joy, très tendrement.
" Oui, tu es ma fille. Mon adorable et si belle enfant.
- Vous mentez. Vous dites ça pour faire le mal. Je sais que mon père est responsable de votre arrestation. Vous voulez vous venger de lui.
- Ca aussi je l'avoue. Mais je n'ai pas besoin de mentir pour assouvir ma vengeance. Il me suffit de dire la vérité. Et cette vérité, c'est que ton père Joy, ça a toujours été moi.
- Prouvez-le.
- Que penses-tu de mon présent ? La boîte à musique. Elle ne te rappelle rien ? Je vais te rafraîchir la mémoire. Une belle journée d'automne, tu devais avoir quatre ans. Nous étions à Paris, j'y avais quelques affaires en ce temps. Ta mère nous avait rejoint. C'était sans doute la deuxième ou la troisième fois que tu la voyais, mais tu la reconnaissais. Tu étais très intelligente, et précoce pour ton âge. Tous les matins, quand nous quittions notre appartement, nous passions devant cette petite place avec ce superbe manège, orné de chevaux de bois. A chaque fois tu mourais d'envie d'y monter mais tu n'osais pas me le demander. Tu étais une petite fille si timide. Et quand ta mère était venue te rendre visite, elle t'y avait emmenée, sans même que tu aies à le demander. On pouvait dire ce qu'on voulait d'elle, elle savait y faire avec toi. Enfin quand elle n'était pas ivre morte. Tu vois Joy, tu vas sans doute vouloir que je te dise qui était ta mère, mais cela n'a pas grand intérêt pour toi de le savoir. Elle était incapable de s'occuper de toi. Elle avait des problèmes d'alcool et de dépression. C'est moi qui t'ait élevée. Tu étais mon trésor. Ma chair et mon sang. Mon seul amour.
- C'est impossible. Comment ? Comment ? "
Bartlett eut un sourire tranquille.
" Tu étais bien trop jeune pour t'en souvenir. Nous vivions seuls toi et moi. Après ta naissance, nous avons décidé avec ta mère qu'il valait mieux que je t'emmène avec moi. Elle n'était pas capable de s'occuper de toi. Ce n'était qu'une ivrogne. Lamentable et pitoyable. Je me suis occupé de toi. Mais j'avais quelques ennuis avec la CIA, je suppose que tu sais quelles étaient mes affaires en ce temps-là ?
- Terrorisme, vente d'armes, meurtres. Un vrai salaud.
- Je le reconnais. Parmi les agents de la CIA qui me couraient après, il y avait ce Charles Arden. Jeune marié, qui ne pouvait pas avoir d'enfant avec sa cruche de jeune épouse. L'équipe qu'il dirigeait nous avait mis sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J'avais besoin de temps pour réunir de quoi subvenir à nos besoins jusqu'à la fin de nos jours, je voulais t'élever comme une Princesse. J'avais une ou deux dernières affaires à conclure avant de pouvoir raccrocher. C'était devenu dangereux pour toi, alors j'ai convoqué ta mère, je vous ai loué un appartement à Londres, et elle était censée s'occuper de toi. La garce m'a vendu, nous a vendus à la CIA, à ce vieux pourri de Charles Arden. Il ne s'est pas contenté de me mettre en prison. Il t'a volée. Il m'a pris mon enfant.
- Je ... Je ne peux pas vous croire ... Je ne peux pas. Vous êtes un meurtrier. Vous avez abattu ma mère.
- Celle que tu crois à tort être ta mère.
- Depuis que vous êtes sorti de prison vous avez semé les cadavres autour de vous, et je suis sûre que vous faites ça pour continuer votre vengeance. Ce n'est pas moi qui vous intéresse, mais mon père.
- Non. Becca, ma chérie, mon amour, je suis sorti pour toi. Tu es ma fille, et on t'a arrachée à moi ! cria-t-il, les lèvres crispées. A-t-on le droit de faire ça à un homme ? Je suis un criminel, c'est vrai. J'ai tué des gens, des tas de gens, sans le moindre remord Becca. C'était mon business. Mais personne n'avait le droit de m'enlever ma fille, de changer son nom, de la confier à une famille qui lui mentirait sur ses origines. J'ai peut-être été enfermé pendant vingt ans parce que j'étais un terroriste mais qui a puni Charles Arden pour avoir volé un enfant ? Personne. C'est donc moi qui vais le faire.
- C'est pour ça que vous avez semé des cadavres ? C'est pour ça que vous avez osé tuer ma mère ?
- Ta mère ? Quelle mère ? Une étrangère. Qu'est-ce qu'elle a fait pour toi ? "
Joy secoua la tête, d'un air horrifié.
" Elle m'a élevée et m'a aimée. Vous, vous n'êtes qu'un monstre. Vous ne savez que détruire.
- Ne me dis pas ça Becca. Rappelle-toi. Rappelle-toi comme j'étais un bon père pour toi, comme je t'aimais. Tu étais toute ma vie, tout ce que je faisais, je le faisais pour toi. Je voulais tout ce qu'il y avait de mieux. Regarde-moi et ose me dire que tu ne sens pas tout mon amour ? "
Joy grimaça.
" Je ne sens que de la haine et du dégoût. "
Bartlett hocha la tête résigné, presque triste.
" Oui, je sentais que tu allais prendre les choses comme ça Becca. Tu es une femme de caractère, et tu vas m'en vouloir encore un moment. Mais après tu verras, les choses iront bien mieux. On sera réunis toi et moi.
- Vous êtes fou. Vous n'êtes rien pour moi.
- Pas encore.
- Jamais.
- Essaie de comprendre ma chérie. Je suis ton père. Tu es faite pour m'aimer. Quoi que j'aie fait dans le passé, ou quoique je sois susceptible de faire, tu m'aimeras. C'est dans ton sang. Je suis capable d'abattre tous les obstacles qui se dresseront entre nous. Il me reste encore à me débarrasser de Charles, et aussi de ta mère biologique, au cas où elle déciderait de venir faire des siennes. Après tu viendras avec moi. On se mettra au vert, et on rattrapera le temps perdu.
- Il faut vous faire soigner. Vous n'arriverez à rien comme ça. Vous ne pouvez pas forcer quelqu'un à vous aimer.
- Mais je ne te forcerai pas. Tu m'aimeras, comme moi je t'aime. C'est écrit. Et ce serait déjà le cas si Charles Arden ne s'en était pas mêlé. Que crois-tu qu'il serait arrivé s'il ne t'avait pas volée ? On t'aurait confiée à ta mère, ou plus probablement à une série de foyers. Tu aurais grandi seule, haineuse, n'ayant que moi, moi ton père dont on t'aurait séparée à cause de la prison. Que serais-tu devenue ? Tu aurais probablement suivi le même chemin que moi. J'ai pu apprendre tout ce que tu avais fait ces dernières années, tireuse d'élite à la CIA n'est-ce pas ? Tu serais peut-être devenue tueuse professionnelle toi qui es si douée avec un revolver dans les mains. Peut-être que tu aurais abattu les mêmes gens pour lesquels tu travailles. Peut-être qu'en ce moment tu m'aiderais à abattre ceux qui m'ont mis en prison.
- Sauf que ce n'est pas ce qui est arrivé. Vous n'y changerez rien.
- Tu es une enfant butée, et tu as du caractère. J'aime ça. "
Bartlett sortit un revolver de sa veste, Joy eut le réflexe de dégainer le sien, mais il le lui avait déjà pris sans qu'elle ne s'en rende compte. Son père lui sourit.
" Moi aussi tu vois j'ai une certaine habileté avec les armes. Maintenant tu vas bien sagement venir avec moi.
- Où ça ?
- Je vais trouver un endroit où te garder, jusqu'à ce que tu deviennes un peu plus raisonnable.
- Ca ne marchera jamais. Vous serez obligé de m'abattre.
- Non, jamais je ne te ferai le moindre mal. Jamais tu m'entends ? Je préférerais mourir.
- Alors crève. "
Bartlett allait empoigner sa fille quand un bruit attira son attention.
" Ted Bartlett, vous êtes en état d'arrestation ! " cria la voix de Kenneth Goren dans son dos.
L'assassin se contorsionna et visa le policier avec son revolver. Goren se coucha sur le sol et fit plusieurs roulades afin d'éviter les coups de feu et de se mettre à couvert. Joy profita que l'attention de son père soit détournée pour lui donner un coup dans le ventre. Surpris, il se courba en deux, et Joy allait de nouveau fondre sur lui pour le frapper quand elle aperçut Charles Arden, armé, qui visait Bartlett. Elle s'écarta et l'ancien directeur de la CIA fit feu. Ted poussa Joy sur le sol, et plongea sur le côté pour éviter le tir. Il dégaina un second revolver et lâcha des salves dans les directions de Charles et de Goren. Puis, profitant de la panique, il courut comme un diable vers la sortie pour s'enfuir. Goren se mit aussitôt à sa poursuite, tandis que Charles se penchait vers Joy pour s'assurer qu'elle allait bien.
" Joy ? Ca va ? Tu n'es pas blessée ? "
Elle se frotta le bras, qui avait été secoué lorsqu'elle avait été poussée sur le sol, puis hocha la tête signe que tout allait bien. Dehors, des coups de feu étaient échangés, un moteur de voiture se fit entendre. Charles aida Joy à se relever en la prenant par le bras, mais dès qu'elle fut debout, elle s'arracha sèchement à l'étreinte de son " père ".
" Lâche-moi. "
Elle était froide, dure. Puis, elle prit des mains de son père le revolver et courut au dehors pour prêter main forte à Goren. Celui-ci resta quelques secondes sous le choc, pas surpris, mais désemparé par le ton glacial et méprisant de sa fille. Puis il se reprit et la rejoignit. Lorsqu'il parvint au dehors, il aperçut Joy aider Goren, étendu au sol, qu'une balle avait frôlé à l'épaule.
" C'est rien ... disait-il, en se tordant le cou pour examiner son bras. C'est juste une éraflure, la blessure est superficielle. Je vais appeler des renforts, il y a des patrouilles dans le coin qui peuvent encore l'arrêter avec une description de son véhicule. "
Le policier se releva et se dirigea vers son véhicule tandis que Joy croisait une nouvelle fois le regard de Charles.
" Tout est de ta faute. J'imagine que tu es fier de toi. Bravo. "

***

Simon frappa encore à la porte, puis secoua la tête d'un air navré vers Largo.
" Ca ne sent pas bon.
- Prudence ?
- Prudence. "
Les deux amis échangèrent un coup d'œil entendu et dégainèrent leurs revolvers pour entrer par effraction dans la demeure de Beth Miller. Simon crocheta savamment la serrure puis les deux hommes s'enfoncèrent dans la pénombre, pas à pas, lentement, alertes. Le parquet grinçait et craquelait sous leur pas, troublant la quiétude de l'endroit, silencieux, vide, marqué par les tic tac réguliers de l'horloge du salon. Largo commença à grimper les marches de l'escalier menant à l'étage tandis que Simon passait au peigne fin le rez-de-chaussée.
Après avoir fait chou blanc dans la cuisine et le salon, il finit par trouver l'interrupteur et éclaira la demeure. Un soupir le fit sursauter, et il se tourna brusquement et aperçut Beth Miller, accroupie dans un recoin du mur de son salon, à moitié dissimulée par un buffet imposant. Elle était immobile, la tête baissée, ses longs cheveux roux lâchés qui pendaient autour de sa nuque.
" Largo ! " appela sommairement Simon.
Il se précipita vers elle, de plus en plus inquiété par la tournure glauque que prenait l'histoire.
" Beth ? Vous allez bien ? Vous êtes blessée ? "
Il la força à lever la tête vers lui, et découvrit son visage las, encore meurtri par le sillon de larmes abondantes qui l'avait dévasté. Elle ne semblait pas souffrir, et Simon ne découvrit aucune blessure. Dans ses mains, elle serrait le goulot d'une bouteille de whisky.
" Vous avez bu ? "
Elle secoua la tête et lâcha la bouteille qui roula sur le parquet, s'arrêtant aux pieds de Largo qui venait de les rejoindre. Il la ramassa et constata qu'elle était à peine entamée.
" J'aurais bien voulu picoler. C'est ce que je fais d'habitude ... C'est facile d'oublier avec l'alcool. Et puis je me suis dit que s'il lui venait l'idée de me tuer, je lui rendrais la tâche trop facile en étant saoule. Je ne veux pas crever comme ça.
- Vous parlez de Ted Bartlett ? "
Beth tourna la tête vers Largo, effarée d'entendre ce nom de la bouche d'un inconnu.
" Comment vous ... ?
- Les présentations n'ont pas été faites ... fit Simon en aidant Beth à se lever, la prenant par les épaules. Voici mon ami et patron, Largo Winch. Joy a enquêté sur la mort de sa mère, et nous lui avons donné un modeste coup de main. Nous savons que son meurtrier n'est autre que Ted Bartlett.
- Alors il disait vrai, ce ... Ce salaud ... "
Simon conduisit Beth vers son sofa, sur lequel elle s'assit, épuisée.
" Racontez-nous tout. Vous lui avez parlé ?
- Oui. Il m'a appelée pour me narguer. Il m'a appelée pour me parler de Becca, il disait qu'il l'avait retrouvée ...
- Becca ? reprit Simon. Vous voulez parler de votre fille ?
- Et celle de Bartlett. "
Largo et Simon échangèrent un regard estomaqué.
" Le père de votre enfant est Ted Bartlett ? Le terroriste ?
- C'est à cause de moi que la CIA l'a arrêté il y a vingt ans. Je l'ai vendu. L'agent qui m'avait parlé avait l'air si gentil, je pensais vraiment qu'il était de mon côté. Mais c'était un salaud lui aussi. Tous des salauds.
- De quel agent parlez-vous ? demanda prudemment Largo, se doutant qu'il s'agissait de Charles Arden.
- Je n'ai jamais su son nom. Mais je n'oublierai jamais son visage. Il ... Il a gâché ma vie. Je ne fais plus confiance aux autorités, ça non, jamais plus on ne m'y reprendra. Je me refuse à appeler la police. D'ailleurs qu'ont-ils fait la dernière fois ? Ils ont arrêté Ted, pour qu'il sorte aujourd'hui, et voilà. Tout ce gâchis en vies humaines. A cause de moi.
- Vous pensez que Ted Bartlett veut se venger de vous ? Parce qu'autrefois vous avez aidé la CIA à l'arrêter ?
- Il a tué mes deux meilleurs amis, Mary Arden et Gordon Finch. Il me l'a dit. Il m'a téléphonée pour me dire que ce serait bientôt mon tour ... Et pour me faire du mal, il m'a dit qu'il avait retrouvé notre enfant. J'ai tellement peur de ce qu'il pourrait lui faire. "
Simon eut le cœur serré et se tourna vers Largo qui hocha la tête d'un air entendu. Les pièces du puzzle se rassemblaient. Alors qu'ils étaient en route pour la demeure de Beth Miller, Kerensky les avaient appelés pour leur apprendre ce qu'il avait découvert sur l'Opération Carrousel. Alors que Charles Arden et son équipe de la CIA étaient chargés d'appréhender par tous les moyens Ted Bartlett et ses comparses, il avait procédé à une extraction illégale pour la compagne de l'époque du terroriste et pour leur jeune enfant de quatre ans. C'était grâce aux informations de la femme que Bartlett avait été attrapé et son réseau démantelé.
Et cette mystérieuse femme qui avait disparu, avec son enfant, dont Kerensky ne parvenait pas à découvrir l'identité soigneusement cachée par la CIA, n'était autre que Beth Miller. Et elle avait sûrement les réponses qu'il leur manquait pour comprendre l'étrange comportement de Charles Arden depuis la sortie de prison de Bartlett.
" Tout ça, c'est de ma faute ... se désespérait Beth.
- Vous n'êtes pas responsable des agissements de Bartlett, Beth. Ce qui arrive aujourd'hui n'est pas de votre faute, jamais il n'aurait dû sortir de prison, tenta de la consoler Simon.
- Oh si c'est de ma faute. Vous ne connaissez pas toute l'histoire.
- Racontez-la nous. Cela vous soulagera. "
Beth arrangea maladroitement ses longs cheveux roux qui lui chatouillaient le visage et commença son récit, l'air hagard.
" Je n'avais que dix-huit ans quand j'ai connu Ted. J'étais seule, et j'avais toujours vécu avec ma mère. Nous avions une relation de " ravage ", ce n'était pas très sain. Et cela me faisait peur pour tout dire. Je voulais quitter ma mère et la demeure familiale, mais je n'avais pas d'argent, aucun talent, je n'étais pas particulièrement maligne. Et j'ai rencontré Ted. Il me flattait, me disait que j'étais belle et douce. Je l'ai cru aveuglément, et quand il m'a demandé de partir avec lui, je n'ai même pas hésité avant de lui répondre oui. J'ai mis du temps avant de découvrir qui il était, mais je suis restée avec lui. A la fois parce qu'il me faisait peur et parce que je l'aimais. Je me disais que ce n'était pas si grave. Que continuer à être sa compagne ça ne voulait pas dire que j'étais une criminelle. Et puis il était bon avec moi. Je le croyais sincère. Et comme j'ai commencé à boire, j'ai fini par oublier qui il était. Mais quand je suis tombée enceinte, tout a changé. Il a commencé à mal me traiter. Il ne me touchait pas, ça non, il avait trop peur que je perde notre enfant. Mais j'avais l'impression de le dégoûter. Il me surveillait pour que je ne boive pas, il avait engagé un médecin qui était à mes côtés vingt quatre heures sur vingt quatre. Au bout de quelques mois de grossesse, je ne le voyais plus. Quand il venait, il ne faisait que poser des questions au médecin sur l'évolution de la grossesse, et il touchait mon ventre, espérant sentir les coups de pieds de Becca. C'est lui qui a choisi son nom, moi je n'avais plus le droit à la parole. Après l'accouchement, il a réaménagé dans le même appartement que moi, mais nous faisions chambre à part. Il a pris Becca avec lui dans sa chambre et moi je ne pouvais la voir que pour l'allaiter, ou m'occuper d'elle quand il n'était pas là. Il disait qu'il faisait ça pour sa sécurité, qu'il n'avait pas confiance en moi. Pour m'humilier, il me parlait des relations fusionnelles que j'entretenais avec ma mère, il disait que j'étais malsaine pour un enfant. Et il me traitait comme une alcoolique pitoyable. Alors j'en suis devenue une. Au bout de quelques mois, il m'a mise dehors. Il m'a donné un logement et une rente, sans doute pour m'avoir sous son contrôle et ne pas risquer que je le donne aux flics. J'avais le droit de voir Rebecca de temps à autre, avec sa permission, et sous sa surveillance. Moi je n'ai pas protesté. J'étais faible, lâche, et je croyais tout ce qu'il me disait. Je croyais que je n'étais pas capable d'élever un enfant. Pourtant je l'aimais. C'était ma fille. Quatre années ont passé. Je buvais de plus en plus. Rebecca me manquait atrocement, mais je n'osais pas affronter Ted. Un jour il m'a appelée pour me donner rendez-vous à Londres. Là il m'a expliqué que la CIA lui courait après, et qu'il devait mettre au point un plan pour s'en sortir avec Becca. Il me l'a confiée, le temps d'arranger ses affaires. En me donnant un moyen de le contacter en cas de problème. C'est là que j'ai été contactée par ce salopard de la CIA.
- Il vous a persuadée de contacter Bartlett ?
- Oui, et c'est comme ça qu'ils l'ont arrêté. Au début je ne voulais pas le donner, et puis j'ai réfléchi. Je me disais que si Ted allait en prison, je pourrais retrouver ma fille. Je pourrais vivre sans crainte, peut-être même arrêter de boire. Je sais que j'aurais eu la force de le faire pour elle. Mais je n'ai même pas eu le temps de changer d'avis. Ils m'ont forcé la main. Une nuit, des hommes armés ont fait irruption dans l'appartement de Londres. Rebecca pleurait et moi je ne pouvais pas aller la consoler car ces salauds de flics m'avaient menottée et braquaient leurs armes contre ma tempe. J'ai vu ce type, celui de la CIA, leur chef. Il a pris ma fille par la main, et il l'a emmenée. On m'a ensuite forcée à donner Ted, si je voulais la revoir un jour.
- Et que s'est-il passé ? demanda Largo, la voix légèrement rauque.
- J'ai fait ce qu'ils mont dit. J'ai été plus que coopérative, je vous le jure. Je les ai aidés, j'ai risqué ma vie pour qu'ils arrêtent Ted. Mais je n'ai jamais revu ma fille. L'agent de la CIA, après le procès de Ted, m'a annoncée que j'allais désormais vivre sous le programme de protection des témoins, au cas où Bartlett et ses complices auraient encore des contacts à l'extérieur susceptibles de les venger. Il m'a donné une nouvelle identité, dans une nouvelle ville. J'ai voulu ... Au début j'étais soulagée, je me disais que le cauchemar était fini et que j'allais pouvoir enfin vivre ma vie, avec ma fille. Mais quand j'ai voulu revoir ma fille pour l'emmener avec moi, il m'a dit que c'était impossible.
- Comment ça ? Qu'est-il arrivé à votre fille ?
- Je l'ignore. Mais l'agent de la CIA m'a annoncé que des juges avaient décidé que je n'étais pas capable d'élever mon enfant. Que j'étais dangereuse, et alcoolique, et ... Il m'a juste dit qu'elle avait été confiée à une bonne famille qui s'occupait bien d'elle. Et c'est tout. J'ai eu beau insister, demander des recours partout où je le pouvais, mais personne n'a jamais rien fait pour moi. A la CIA, je parlais dans le vide, on me traitait comme si je n'avais jamais existée. J'ai sombré dans la dépression, j'ai même fait une tentative de suicide. On m'a enfermée dans un asile, pendant deux ans. On me gavait de médicaments, et puis quand ils ont jugé que je n'étais plus un danger pour moi-même, je suis sortie. Après la CIA m'a trouvé une autre couverture, et je suis venue vivre à Londres. Et depuis vingt ans, je suis seule. Sans ma fille. "
Largo déglutit avec difficulté et chercha le soutien dans les yeux de Simon. Il comprit que son ami pensait la même chose que lui. Ted Bartlett ne voulait pas se venger de Beth Miller, mais de Charles Arden. Jusqu'à présent ils avaient cru que son mobile était son arrestation il y avait plus de vingt ans, mais après le récit de Beth, ils voyaient l'affaire sous un jour nouveau. Bartlett avait un mobile bien plus profond pour en vouloir à Charles. Sa haine venait du fait qu'on lui avait pris son enfant, un enfant qu'il semblait aimer désespérément d'après Beth.
Une enfant qui aurait aujourd'hui l'âge de Joy.

***

Joy mit une touche finale au bandage, puis recula légèrement, comme pour admirer son travail.
" Tu saignes peu. Ca va aller. " déclara-t-elle.
Kenneth Goren eut un petit rire.
" C'est ce que je te dis depuis une heure ... "
Elle haussa les épaules et le policier enfila rapidement sa chemise, tâchée de sang frais au bras gauche, frissonnant de froid. D'une oreille distraite, il prêtait oreille aux grésillements de sa radio, écoutant les voitures de patrouille de secteur qui étaient à la recherche du véhicule de Ted Bartlett depuis une heure. Tous faisaient chou blanc.
" Il est loin maintenant ... fit Joy, sombre.
- On a sa description, il n'ira pas loin.
- Peut-être. "
Goren ferma avec hâte sa veste et se saisit de son manteau, avant que le froid glacial de la nuit ne le paralyse jusqu'aux os.
" Alors Ted Bartlett est ton père ? "
Joy reposa son regard sur son ami, assis sur la place du passager de son véhicule.
" Charles Arden te l'a dit ?
- Je ne lui ai pas laissé le choix.
- Parfait. Il est plus honnête avec un parfait inconnu qu'avec moi. Cet homme n'a jamais rien eu d'un père pour moi. Finalement, ça ne me surprend pas plus que ça de savoir que j'ai été adoptée. Ca explique même des choses.
- Et pour Bartlett ? "
Joy détourna le regard, visiblement gênée et dégoûtée.
" C'est un criminel comme un autre.
- Je sais mais ... Ca doit te faire bizarre de savoir qui est ton véritable père. Surtout sachant ce que tu sais de son passé.
- Je sais, c'est pas glorieux. Je préfère oublier que ce type est mon père.
- C'est pas une chose à faire Joy.
- Je m'en fiche. "
Goren hocha la tête, sa radio grésilla, on appelait le matricule de sa voiture.
" Ici Goren, j'écoute ... marmonna-t-il en décrochant sa radio.
- Ici la patrouille du secteur 13. On vient de retrouver la voiture correspondant à votre description. Elle est vide, le mec s'est envolé.
- Bien, avis de recherche à Ted Bartlett, la cinquantaine, un mètre quatre-vingt, environ quatre-vingt kilos, caucasien, brun, les yeux noirs. Faites diffuser son portrait le plus rapidement possible. Transmettez, pour plus de détails, contactez l'inspecteur Andrew Waters.
- Compris. "
La communication fut interrompue et Goren eut un geste impuissant envers Joy.
" A ton avis que va-t-il faire maintenant ? Se terrer jusqu'à ce que cela se calme ?
- Ca m'étonnerait. Il a une vengeance à accomplir. Et il doit le faire avant que les personnes de sa liste soient mises sous la protection de la police.
- Qui devons-nous chercher à part toi ou Charles ?
- Ma mère. "
Sans attendre de réaction de la part de Goren, elle le quitta pour rejoindre Charles, qui immobile et pensif, se trouvait dans la voiture de location de la jeune femme. Il était assis sur la banquette arrière et examinait l'objet se trouvant entre ses mains. Une boîte à musique en forme de carrousel. Il remontait sans cesse le mécanisme pour en écouter la douce comptine, et laissait les notes se diffuser dans l'air froid inlassablement depuis une heure. Joy avait jusque là préféré l'ignorer, mais il était temps d'affronter son passé. La vie de quelqu'un était en jeu.
" J'exige des réponses. "
Il leva la tête vers elle et lui désigna la boîte à musique.
" C'est lui qui t'a fait parvenir ça ? Pourquoi ? "
Joy la lui arracha des mains pour la reposer sur la plage de la banquette arrière.
" Souvenir d'enfance. Un carrousel que j'avais dissimulé quelque part au fond de ma mémoire, comme tout le reste. Comment j'ai pu ne pas me souvenir toutes ces années ?
- Au début tu réclamais souvent ton père, et parfois ta mère. Puis de moins en moins. Tu as fini par oublier. Quand tu avais des souvenirs d'eux, on te disait qu'il s'agissait de cousins éloignés ou de baby-sitters qui t'avaient eu à garder. Le reste s'est effacé progressivement.
- Raconte moi. Je veux tous les détails.
- Que voulais-tu que je fasse ? Tu aurais préféré avoir un criminel pour père ?
- J'aurais préféré savoir la vérité !
- Je t'ai caché l'identité de tes parents pour te protéger.
- C'est faux. C'est seulement toi que tu as voulu protéger. Tu voulais me contrôler, tu ne supportais pas l'idée que je n'étais pas réellement ta fille. Tu as toujours été égoïste, Charles.
- Comme toujours tu te trompes Joy. Tu me prends pour le Diable. Mais tu oublies ta mère. Elle aussi t'a caché toutes ces années que tu n'étais pas sa fille.
- Mais savait-elle d'où je venais ? "
Charles garda le silence.
" Non n'est-ce pas ? A elle aussi tu as menti ? Et comment se fait-il qu'il n'existe aucun acte d'adoption sur moi ? Car figure-toi que j'ai cherché. Mon adoption était illégale pas vrai ? La CIA t'a couvert ?
- Pour service rendu à la nation. L'extraction à laquelle j'avais procédé de Grande Bretagne pour toi et ta mère biologique était illégale. Comme la CIA ne voulait pas de problèmes avec le gouvernement britannique et les services du MI6, ils ont préféré que toi et ta mère disparaissiez. Quand je t'ai prise avec moi, ils m'ont laissé faire et m'ont délivré un faux certificat de naissance antidaté. Tu es devenue notre fille à ta mère et moi.
- Comment a réagi Mary quand tu m'as ramenée à la maison la première fois ?
- Elle était heureuse. Nous ne pouvions pas avoir d'enfant. Nous parlions adoption depuis longtemps. Elle ne m'a demandé que des jours plus tard d'où tu venais. Je lui ai expliqué que tu étais une orpheline, que tes parents avaient été tués lors d'une mission secrète de la CIA et que pour des raisons de sécurité je n'avais pas le droit de lui en dire plus. Elle s'est toujours contentée de cette explication. Nous n'en avons jamais reparlé après. Tu étais sa fille, et elle ne voulait pas entendre qui que ce soit lui dire le contraire. A cette époque j'ai été muté pour Washington, nous avons recommencé une nouvelle vie, dans un nouveau voisinage. Le reste, tu le connais.
- Et ma vraie mère ? "
Le visage granitique de Charles parut comme traversé par une mince faille.
" Elle nous a aidé à attraper Ted Bartlett. Puis elle a bénéficié du programme de protection des témoins. "
Joy resta estomaquée.
" Et c'est tout ? Elle n'a rien dit quand tu m'as emmenée ? Elle t'a laissé nous séparer ?
- Elle n'avait pas le choix.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? "
Charles parut vouloir se réfugier dans le mutisme ce qui poussa Joy dans une colère folle.
" Qu'est-ce que tu veux dire ? hurla-t-elle.
- Elle n'était pas une bonne mère pour toi. Elle était dépressive et alcoolique. Elle n'était pas capable d'élever un enfant. Je ... Je lui ai dit qu'un juge avait ordonné à ce que tu sois placée dans une famille. Je ne lui ai jamais dit que c'était moi qui t'avais adoptée, et d'ailleurs elle n'a jamais su mon nom.
- Elle ... Elle n'a pas cherché à me revoir ?
- Elle n'en avait pas les moyens. Joy, cette femme était fragile, elle buvait, et a même été internée pendant deux ans suite à une tentative de suicide. "
Joy écarquilla les yeux.
" Et tu ne t'es jamais dit qu'elle était peut-être malheureuse parce qu'on l'avait privée de son enfant ?
- Je ne pensais qu'à ton équilibre. "
Joy sentit son estomac se soulever de dégoût. Charles Arden était là, et il lui expliquait calmement et froidement comment il lui avait lavé le cerveau quand elle était enfant, sans le moindre remord. A ce moment précis, elle éprouvait de la haine pour lui, et sans parvenir à se maîtriser plus longtemps, elle mit toute sa rage dans son bras et leva la main sur lui. Son coup de poing le frappa de plein fouet. Il perdit l'équilibre, glissa vers la droite, et se retint aux sièges avant du véhicule pour ne pas tomber.
" Salaud ... " siffla Joy entre ses dents.
Il se redressa et tint sa mâchoire endolorie, avant d'essuyer un mince filet de sang qui coulait de sa lèvre, ouverte contre ses dents.
" Je comprends ta colère.
- Va te faire voir. Je ... Je te hais pour avoir fait ça. Je te hais pour m'avoir menti, pour, pour ... "
Joy fulmina et essuya d'un geste rageur les larmes timides qui mouillaient ses yeux. Elle se sentait totalement désaxée et pour tout dire ne savait plus très bien si elle était en colère contre Charles à cause de ce qu'il avait fait ou parce qu'il n'était pas son vrai père, la laissant assumer une filiation répugnante avec un assassin cinglé.
" Qui est-elle ?
- Je crois que tu as eu suffisamment d'émotions pour ce soir, et ...
- Bartlett veut la tuer, si tu ne veux pas avoir sa mort sur la conscience en plus de tout le reste, donne-moi le nom de ma mère. "
Charles rendit les armes.
" Tu la connais. Tu l'as rencontrée à l'enterrement de ta mère. Elles étaient amies, je n'avais pas prévu ça mais j'ai préféré ne pas intervenir. Ni l'une ni l'autre n'a jamais su la vérité. "
Joy regarda son père, incrédule. Sans qu'il ait besoin de préciser d'avantage elle comprit. Une femme aux longs cheveux roux, dont le visage lui paraissait familier. Une femme qui était montée avec elle sur les chevaux blancs d'un manège quand elle avait quatre ans. Sa mère.
Beth Miller.
Aussitôt elle fit signe à Charles de quitter la banquette arrière de sa voiture de location, et s'installa au volant.
" Je t'accompagne.
- Sûrement pas.
- Joy ...
- Goren ! "
Le policier, qui était en communication avec son partenaire, se mit en stand-by et s'approcha d'elle à petites foulées.
" Qu'y a-t-il ?
- Bartlett va tenter d'abattre Charles. Il a besoin d'être protégé, mais comme il n'est pas très coopératif, tu devrais le mettre aux arrêts ...
- Joy que se passe-t-il ?
- S'il te plaît, contente-toi de le faire, je ne le veux pas dans mes pattes. "
Goren et Charles eurent à peine le temps de protester qu'elle démarra et leur faussa compagnie.

***

Joy était sur le perron de la maison de Beth Miller depuis quelques minutes. Elle savait que le temps pressait, et que sa vie était peut-être en danger, mais elle hésitait. D'un instant à l'autre elle allait se confronter avec sa vraie mère. Et elle avait peur.
Prise d'un élan de courage, elle ferma les yeux, et sans se laisser réfléchir un instant de plus, frappa à la porte. Celle-ci s'ouvrit quelques instants après et Joy rencontra avec stupeur le regard de Largo. Elle allait ouvrir la bouche pour lui faire part de son étonnement, mais celui-ci lui fit signe de se taire, gravement, et referma la porte derrière lui, la poussant sur le perron.
Elle le laissa faire, le visage ridé par l'inquiétude. Elle tenta de percer les secrets de son regard et sentit d'une manière ou d'une autre qu'il savait. Elle fit quelques pas et s'appuya à la balustrade de la véranda.
" Que fais-tu ici ?
- Simon s'est lié d'amitié avec Beth Miller lors de l'enterrement de ta mère. Elle a reçu des menaces aujourd'hui, des menaces de Ted Bartlett et nous a appelés, terrifiée. Depuis nous sommes avec elle. Et toi ? Que fais-tu ici ? "
Joy baissa la tête.
" Il s'est passé des choses cette nuit. J'ai rencontré mon véritable père. "
Largo fut glacé par le ton dégoûté qu'elle avait employé en parlant. Ses soupçons se confirmaient malheureusement.
" Et j'ai appris que Beth Miller était ... "
Elle se tut, incapable de poursuivre. Largo fit quelques pas vers elle et passa tendrement sa main dans ses cheveux.
" Je sais. "
Joy le laissa lui exprimer son affection, apaisée par sa présence.
" Beth nous a raconté son histoire. Comment elle est devenue la compagne de Ted Bartlett, comment ils avaient eu une enfant. Et comment un agent de la CIA l'avait séparée de sa fille. Simon et moi, on a compris. "
Joy hocha la tête.
" Bartlett m'a donné rendez-vous ce soir. Je sais que c'était imprudent d'y aller seule, mais je ne m'attendais pas à ça. Il m'a annoncé froidement, comme ça, que j'étais sa fille. Il m'a glacé le sang. J'ai peur de lui. Et je suis folle de rage ... Contre Charles, contre Bartlett, contre moi ... Je ne sais plus où j'en suis Largo. Je n'arrive plus à savoir qui je suis ... Comment ai-je pu être entourée de toutes ces horreurs toute ma vie sans rien voir ? "
Largo prit sa tête entre ses mains et la força à soutenir son regard.
" Moi je sais qui tu es. "
Les deux amis se regardèrent intensément, ils se sentaient à cet instant précis tellement proches l'un de l'autre qu'ils ne purent continuer à se raisonner très longtemps, comme ils le faisaient généralement. Pris d'un même élan, ils rapprochèrent leur visage et trouvèrent leurs lèvres instinctivement, sans même y penser. Ils échangèrent un long baiser, tendre et passionné. Une étreinte profonde et douce qui réconforta Joy, même pour un instant, et qui permit à Largo de se sentir proche d'elle, dans un moment où il désirait plus que tout au monde qu'elle accepte de se laisser aider. Elle agrippait sa nuque, cherchant à prolonger ce baiser comme si sa vie en dépendait, tandis que lui la serrait de plus en plus fort contre lui, à l'étouffer, pour rendre leur étreinte encore plus réelle.
Ils étaient tellement absorbés l'un par l'autre, coupés de la réalité pour se concentrer sur leur tendresse, qu'ils n'entendirent pas tout de suite la porte de la maison s'ouvrir. Simon, qui se demandait ce que Largo pouvait bien fabriquer, avait laissé Beth seule au salon, pour venir voir ce qu'il se tramait. Il sourit légèrement en surprenant ses deux amis s'embrasser passionnément, puis se racla la gorge fort peu discrètement, afin d'attirer leur attention.
A contrecœur, Largo et Joy se détachèrent de leur douce étreinte pour en revenir à des considérations beaucoup moins réjouissantes.
" Désolé de vous interrompre ... dit simplement Simon, amusé.
- C'est rien. "
Joy s'écarta légèrement d'un Largo indécis et troublé qui se demandait ce que signifiait le baiser qu'ils venaient d'échanger. La jeune femme lui lança un regard évocateur.
" Je dois lui parler.
- Bonne chance. Simon et moi on reste ici. D'accord ? "
Elle hocha la tête, sourit à ses deux amis, puis s'enfonça dans la maison inconnue. Elle aperçut Beth, assise dans son sofa, le regard perdu dans le vide. Cette femme-là était sa mère. Joy sentit les fondations de sa détermination s'ébranler et faillit faire demi-tour lorsque Beth l'aperçut.
" Joy ? Entrez voyons ... "
La jeune femme se résigna, elle ne pouvait plus faire marche arrière. Elle s'approcha de Beth qui se leva du canapé.
" Je me demandais pourquoi Largo et Simon étaient si longs. C'est donc vous ma mystérieuse visiteuse. Je craignais qu'il ne s'agisse de ...
- Ted Bartlett ?
- Oui. Largo a pris le temps de vous raconter mon histoire ?
- Dans les grandes lignes oui. En fait, je suis ici pour la compléter. J'ai des éléments nouveaux.
- Lesquels ?
- Je ... J'ai parlé avec Bartlett ce soir. Et je sais ce qui est advenu de votre fille Rebecca. "
Le visage de Beth s'assombrit. La femme craignait visiblement le pire.
" Beth, votre fille a été adoptée par l'agent de la CIA qui a fait arrêter Bartlett.
- Lui ? s'écria la femme, estomaquée.
- Oui, lui. C'est en fait de lui que Bartlett veut se venger en commettant tout ces meurtres, car Mary Arden n'était autre que son épouse. Et moi, je suis l'enfant qu'il a adoptée il y a plus de vingt ans. Je suis Rebecca Bartlett. "
Beth parut incrédule l'espace d'une seconde, puis réalisant que Joy était on ne peut plus sérieuse, son visage devint livide. Une larme silencieuse coula le long de son visage tandis qu'elle dévisageait sa fille. Gauchement, elle dirigea sa main vers son visage, pour l'effleurer, comme pour s'assurer qu'elle était réelle.
" Becca ... "
Joy se sentait désarmée, elle ne savait absolument pas quoi faire pour aider cette femme qui semblait l'attendre depuis si longtemps et que sa présence bouleversait. Elle aurait aimé lui rendre les choses plus faciles, mais elle n'était pas douée pour ces choses. Visiblement, Beth l'était un peu plus qu'elle, ou alors écoutait-elle seulement son instinct, car sans plus hésiter, elle enlaça sa fille retrouvée pour la serrer fort contre elle.
Joy lui rendit maladroitement son étreinte et se laissa aller, pendant une minute, rien qu'une minute, à goûter cette sérénité. Elle posa sa tête sur son épaule, sentit l'odeur de son parfum, réconfortée par la chaleur qu'elle dégageait et chatouillée par ses boucles rousses qui retombaient gracieusement sur sa nuque. Beth faisait des efforts pour retenir ses larmes de joie et sembla murmurer quelques prières inaudibles, pourvu qu'on ne lui enlève pas ce moment.
Au bout d'un instant, les deux femmes desserrèrent leur étreinte. Beth continua à caresser son visage, et les yeux emplis de larmes rebelles qu'elle retenait avec difficulté, elle posait son regard plein de tendresse sur Joy.
" J'ai toujours imaginé que tu étais devenue une belle jeune femme. Mais je ne m'attendais pas à ça. Tu es si jolie, forte et indépendante. Mary m'avait tellement parlé de toi, et je rêvais que ma fille, où qu'elle soit, te ressemble. Je suis exaucée.
- Je ... Je ne sais pas quoi vous dire ... Enfin, te dire.
- Cela fait si longtemps. Pardonne-moi, Becca. Je ne voulais pas t'abandonner, je ...
- Je sais. On a tout le temps pour en parler. "
Beth acquiesça, puis porta la main à son visage, comme pour le soutenir. Elle était vraiment très pâle.
" Est-ce que ça va ?
- Je crois que je vais avoir un vertige.
- Je vais te chercher de l'eau. "
Joy se dirigea vers une table à proximité où se trouvait un pichet d'eau, et au moment où elle se saisissait d'un verre, elle perçut un craquement du sol. Alerte, elle se retourna et n'eut que le temps de crier avant de voir Ted Bartlett, debout derrière le sofa, entré discrètement par la sortie de la cuisine, qui brandissait son revolver en direction de Beth. La mère de Joy n'avait rien remarqué, bouleversée, et lorsque sa fille poussa un cri aigu, Bartlett avait déjà tiré à bout portant.
" Non ! Beth ! "
Joy se précipita vers sa mère, et ne put que constater qu'elle était morte sur le coup. Elle leva un regard empli de rage vers Bartlett.
" Espèce de salaud ! "
Elle se jeta sur lui, mais il la maîtrisa facilement, en lui tordant le bras. Simon et Largo, que le coup de feu avait alertés, se précipitaient à leur tour dans le salon. Ils visèrent aussitôt de leurs revolvers Bartlett, mais celui-ci braquait son arme contre la tempe de Joy.
" Je ne vous conseille pas de faire un seul pas vers moi ! " gronda-t-il, menaçant.
Les deux amis de Joy jetèrent un coup d'œil effaré vers le cadavre de Beth, et comprirent que l'homme qui détenait Joy ne plaisantait pas.
" Ne l'écoutez pas ! hurla Joy qui se démenait pour échapper à Bartlett. Abattez cette pourriture ! Tirez !
- La ferme ! Allez, soyez de gentils petits garçons, et laissez tomber vos armes sur le sol ... "
Joy invectivait ses deux amis pour qu'ils n'obéissent pas, mais ceux-ci n'avaient pas l'impression d'avoir le choix. Largo posa son revolver en premier sur le sol, suivi de Simon. Aussitôt, ne leur laissant pas le temps de réagir, Bartlett tira sur eux, toucha Simon de plein fouet, puis profita de la panique pour s'enfuir avec Joy. Largo cria, et rattrapa Simon qui s'écroulait comme un pantin désarticulé en direction du sol, puis le garda dans ses bras, tiraillé entre son inquiétude pour lui et celle pour Joy. Le visage de son ami était livide, et la balle qu'il avait reçue se trouvait dangereusement près du cœur. A contrecœur, il finit par le laisser, ramassa son revolver, et courut en direction de la cuisine par laquelle Bartlett et Joy s'enfuyaient.
Lorsqu'il se rua dehors, il vit que Bartlett avait assommé sa fille qui se montrait trop résistante à leur fuite, et s'installait déjà au volant de sa voiture. Apercevant Largo sur le seuil de la porte de derrière de la maison, il tira plusieurs coups de feu dans sa direction. Le jeune homme se mit à couvert à l'intérieur, laissant à Bartlett le loisir de démarrer son véhicule. Largo se rua alors vers l'extérieur, tirant en direction des pneus, mais il était déjà trop tard. Len véhicule dans lequel Largo était venu se trouvait de l'autre côté de la rue, il n'avait pas le temps de le rejoindre, et déjà Bartlett s'enfuyait au loin, emportant Joy avec lui.
Largo étouffa un juron, puis rentra en courant à l'intérieur de la demeure de Beth, pour s'assurer que Simon était toujours en vie.

***

Candy rajusta sa jupe et vérifia une dernière fois sa tenue. Elle sourit. Elle était torride. Elle jeta un petit coup d'œil par la fenêtre, le halo des réverbères éclairaient les minces gouttes de pluie qui encombraient le ciel. Elle soupira. Les mecs n'ont pas envie quand il pleut. Elle haussa les épaules et ramassa son sac à main. Pas le choix, elle devait bien gagner sa vie.
Elle s'apprêtait à sortir lorsqu'on frappa à sa porte. Un instant, elle craignit qu'il s'agisse de son mac, Rickie. Elle lui devait du fric _ raison pour laquelle elle devait à tout prix faire une ou deux passes ce soir-là _ et demanda prudemment l'identité de son visiteur.
" Candy, c'est Jack. "
Elle fut soulagée et ouvrit la porte.
" Jack, trésooor ... Tu commençais à me manquer. Mais tu n'es pas venu seul ... rajouta-t-elle, un peu déconcertée.
- Tu as déjà vu ma fille, Rebecca. "
Bartlett esquissa un sourire forcé. Il tenait Joy par la taille, et pointait son revolver dans son dos. Sa fille ne bougeait pas, mais son visage contracté était suspicieux.
" Si tu veux que cette fille reste en vie, Joy, tu as intérêt à jouer le jeu ... " murmura-t-il.
Candy plissa le nez, perplexe devant ces messes basses.
" Que se passe-t-il ?
- Oh rien ... C'est juste que ma fille et moi, on a besoin d'un petit pied à terre, seulement pour cette nuit, voire quelques heures à tout casser. Ca ne te dérange pas ?
- Oh eh bien euh ...
- Rassurez-vous, nous nous ferons tous petits. C'est temporaire, sourit Joy, jouant le jeu de la fille aimante, par peur qu'il ne fasse du mal à cette femme.
- Ben non alors, c'est juste que c'est pas le grand luxe ici.
- Ca nous ira très bien. "
Candy s'écarta du seuil et laissa entrer Ted et Joy. Bartlett dissimula savamment son revolver.
" Euh écoutez, il faut que j'aille bosser. J'en ai pour quelques heures, alors, euh ben installez-vous, faites comme chez vous. A plus tard.
- C'est ça, marmonna Ted, à beaucoup plus tard. "
Candy mima un baiser en direction de Bartlett et celui-ci esquissa un rictus qui se voulait complice. Puis la prostituée claqua la porte derrière elle. Aussitôt les visages de façade de Joy et de son père disparurent.
" Salopard.
- Ce n'est qu'une pute.
- C'est un être humain. Je suis sûre qu'elle ne mérite pas ça.
- Ce n'est pas ton problème Becca.
- Ne m'appelle pas comme ça !
- C'est pourtant ton nom. Je l'ai choisi à cause de l'héroïne d'un film du même nom. Je te voulais aussi belle qu'elle. "
Il la détailla de bas en haut.
" Et sur ce point-là, au moins, tu es parfaitement réussie. "
Bartlett fouilla dans un des tiroirs de Candy et trouva une paire de menottes. Il attacha l'un des anneaux au poignet de Joy, puis l'autre au barreau du lit de Candy. Puis il rangea son revolver dans sa ceinture.
" Au moins tu resteras un peu tranquille comme ça. "
Il se dirigea vers la salle de bain et en ressortit un nécessaire médical. Lors de la fusillade dans l'entrepôt de Main Street, Charles Arden avait tiré en direction de sa main et son poignet avait été éraflé par une balle. Il saignait peu mais craignait que cela ne s'infecte. Il déposa le nécessaire sur le lit de Candy et s'assit aux côtés de Joy.
" Tu vois, Arden continue à me pourrir la vie.
- On se demande pourquoi ... rétorqua Joy, grinçante.
- Ne sois pas si dure. Tu changeras d'opinion sur moi un jour. J'ai pensé à toi tous les jours depuis vingt ans. J'essayais de m'imaginer comment tu étais, ce que tu faisais. J'avais des contacts à l'extérieur que je payais pour te surveiller. Oh Charles Arden en a bien tué quelques uns, mais j'en trouvais toujours d'autres pour les remplacer. L'appât du gain ferait faire n'importe quoi aux êtres humains qui sont si faibles. Toi et moi nous sommes d'une autre trempe de personnes. Même si c'était à distance je t'ai vue grandir. On me rapportait ce que tu faisais, où tu étais. Parfois on m'amenait même des photos de toi. Je t'ai vue t'épanouir, de la plus belle petite fille au monde, tu es devenue une splendide jeune femme, si attirante ... Et désirable. Il y a beaucoup d'hommes qui te désirent pas vrai ? "
Joy ne répondit rien, dégoûtée par le ton rauque qu'il avait pris en lui parlant, détaillant son physique.
" Je l'ai eu en travers de la gorge quand j'ai appris que tu étais entrée à la CIA. L'éducation de Charles t'avait pervertie. Mais qu'est-ce que j'étais fier quand j'ai su que tu étais devenue une tireuse d'élite, l'une des meilleures de l'Agence. Quand tu as claqué la porte de la CIA, faisant preuve de tout ce courage et ce caractère, j'ai bien reconnu là ma fille. J'ai de quoi être fier de toi. "
Joy détournait toujours les yeux, bien décidée à ne pas lui parler. Bartlett parut agacé, il voulait avoir son attention. Il délaissa la bouteille de désinfectant pour la lui tendre.
" Soigne moi. "
Elle tourna vaguement la tête vers lui mais ne fit aucun mouvement. Agacé, Bartlett dégaina son revolver et insista.
" Allez soigne-moi. Avec délicatesse, je te prie. Comme une fille soignerait son père. "
Joy préféra ne rien répondre, et décida de jouer le jeu, jusqu'à ce qu'elle trouve un meilleur plan pour lui fausser compagnie. Endormir sa confiance était la meilleure manière. Elle saisit la bouteille de désinfectant, en imbiba un coton, et commença à le tamponner sur sa plaie, sans mot dire.
" C'est bizarre, je n'avais jamais voulu avoir d'enfants. Ca ne m'avait même jamais effleuré l'esprit. Quelle inutilité ... Et puis avec le métier que je faisais, un gosse, ce n'était qu'un boulet, fait pour ralentir. Mais quand Beth m'a annoncé qu'elle était enceinte, bizarrement, ça m'a rendu heureux. Heureux comme je ne l'avais jamais été de toute ma vie. J'ai aussitôt claqué la porte à toutes mes maîtresses, et je me suis consacré exclusivement à ta mère, ou plutôt à sa grossesse. Elle, elle ne m'intéressait plus vraiment. Je n'en avais que pour toi. Si tu avais la moindre idée de tout le bonheur que tu me procurais. Tu dois bien t'en souvenir non ? Tu dois bien savoir comme tu as aimé ton père autrefois ? Becca ! "
De sa main valide, il la saisit par le menton pour la forcer à le regarder droit dans les yeux. Son regard était étrange, bien différent du regard cruel et suffisant qu'il arborait la plupart du temps. Il semblait réellement sincère, pathétique. Dans ses yeux se lisaient une réelle détresse, un désir intense de s'accrocher à un passé aujourd'hui révolu, envers et contre tout. Joy se sentit glacée en comprenant que l'homme qui se trouvait face à elle et qui la répugnait éprouvait une affection et une tendresse réelle et sincère envers elle.
" Tu ne te souviens pas ? " murmura-t-il, la voix rauque.
Joy se contenta de baisser la tête et de continuer à soigner sa blessure. Elle posa la bouteille de désinfectant, ainsi que le coton, pour dérouler un bandage qu'elle commença à installer autour de son poignet. Bartlett poussa un soupir vaincu.
" Bien sûr que tu ne te souviens pas. C'est si loin de toi tout ça. Je ne suis qu'un inconnu pour toi. On t'a lavé le cerveau. C'est étrange. J'aurais dû prévoir que cela se déroulerait ainsi, mais c'est triste de comprendre qu'on a donné tout son amour et toute sa vie pour une enfant qui des années après ne s'en rappelle même pas. Et s'en moque éperdument.
- Ne crois pas que je vais avoir pitié de toi, lâcha Joy, neutre.
- Pas de pitié, non, je hais la pitié. Je veux juste que tu acceptes le fait que je sois ton père. Je veux que tu acceptes que je sois capable de tendresse et d'amour. "
Il caressa lentement son visage, avec une infinie douceur.
" Mais seulement pour toi. "
Joy fixa le bandage.
" C'est fini. "
Ted parut ne pas entendre et continuait à fixer le visage de sa fille, rêveur, coupé du monde. Sa main droite continuait à serrer son revolver. Il le braqua sur elle, méfiant malgré tout, leva le bras, jusqu'à ce que son arme vienne frôler sa nuque. Joy frissonna en sentant le contact froid du revolver sur sa peau. Son cœur s'accéléra, et comme s'il ne s'en était pas rendu compte, Bartlett recommença à parler, la voix lente, presque dans un murmure.
" Si tu savais à quel point c'est difficile ... Je suis obligé de menacer la chair de ma chair avec une arme barbare pour espérer la toucher. Je dois déclencher le chien du revolver, et tenir fermement la gâchette, si je veux embrasser ma petite fille sans qu'elle ne se débatte ... C'est horrible tu ne trouves pas ? "
Le visage de Bartlett se rapprocha sensiblement de celui de Joy, elle put sentir son souffle chaud sur son visage, et son estomac se souleva de dégoût. Elle tenta de détourner la tête, insensiblement, mais son père s'en rendait compte, et à chacun de ses mouvements, enfonçait plus profondément le canon de son revolver contre sa gorge, le doigt fébrile sur le gâchette. Joy étouffa un gémissement nerveux et paralysée par la peur ne put que fermer les yeux lorsqu'il posa ses lèvres sur les siennes.
Le chaste baiser ne dura qu'un instant, mais Ted continua à frôler le visage de Joy du sien, comme pour mieux la sentir, et sa main libre parcourait les courbes de son corps pour la caresser. Joy, nerveuse et horrifiée, se contractait le plus possible, et se raidissait, espérant avec ferveur qu'il arrêterait. Alors que sa main prenait possession de l'une de ses cuisses, elle laissa échapper une plainte de dégoût, et aussitôt la caresse prit fin.
" Je te répugne n'est-ce pas ? demanda-t-il.
- Plus encore que ça ... " lâcha-t-elle entre ses dents, la mâchoire crispée.
Il s'écarta d'elle, et scruta son regard. Le sien semblait blessé, et mêlait colère et frustration.
" Même les miens ne me comprennent pas. La solitude ... C'est être déjà mort. J'ai déjà perdu la fille aimante que j'ai eue autrefois. Une fille qui ne veut plus de l'amour de son père. "
Il cessa de braquer sa nuque mais continua à la viser. Il soupira, d'un air plaintif et désabusé.
" Je t'ai vue chez Beth. Sur le porche, avec cet homme, celui pour lequel tu travailles. Tu aimais ça quand il t'embrassait, pas vrai ? "
Bartlett se para d'un regard cruel.
" Ma jalousie pourrait me le faire rajouter à la liste de personnes à abattre. J'imagine que tu aurais beaucoup de peine si je tirais une balle en plein dans sa belle gueule ? Ca t'arracherait le cœur, pas vrai ? "
Joy se contenta de poser sur Bartlett un regard haineux.
" Oui, c'est une bonne idée. Au moins tu pourrais ressentir ce que moi je ressens. Le cœur arraché et piétiné par sa seule famille.
- Espèce de sale pourri ! Je te promets que je te ferai la peau ! Tu ...
- Chut ... Ne crie pas comme ça. Je ne lui ferai rien à ton playboy ... C'est vrai que j'ai envie de ... le démolir. Si je n'avais pas passé tout ce temps en prison, ce genre de type n'aurait même pas pu te regarder de loin. J'aurais su te préserver de tous ces regards masculins pervers. Tu aurais été à moi, et rien qu'à moi. Mais je ne veux pas te faire de mal, Becca. Dorénavant, quand tu souffriras, je souffrirai avec toi. Non, je ne le tuerai pas. "
Bartlett pointa son revolver contre le ventre de Joy et se rapprocha d'elle. Il sentit son parfum, nichant son visage au creux de sa nuque. Puis il posa sa tête contre son épaule et soupira profondément.
" On sera bientôt tous les deux. "
Puis sans crier gare, il enfonça une aiguille, qu'il avait saisie discrètement dans la poche de sa veste, de l'autre côté de sa nuque. Elle poussa un petit cri étouffé, puis tourna de l'œil au bout de quelques secondes.

***

Largo essuya une larme d'angoisse coulant sur son visage d'un geste précipité de la main. Ses doigts ensanglantés laissèrent une trace rouge sur sa joue. Puis sa main alla rejoindre l'autre qui compressait à l'aide d'un chiffon la plaie de Simon saignant abondamment en pleine poitrine. Son ami avait perdu toutes ses couleurs, et ne réagissait toujours pas. Régulièrement, Largo prenait son pouls pour s'assurer qu'il était toujours vivant. Et il l'était, même si son cœur battait faiblement et irrégulièrement. C'était ce qui lui donnait la force de continuer.
" Allez, accroche-toi Simon, l'ambulancier va arriver ! "
Il soulevait ses paupières de temps en temps, mais rien à faire, son ami était toujours inconscient. Et c'était mauvais signe pour une plaie par balles. Que faisaient ces foutus médecins ? Cela faisait plus d'un quart d'heure qu'il avait appelé l'hôpital !
Il pensa rapidement à Joy. Son cœur se serra, il était angoissé pour son amie, mais savait qu'elle était vivante. Si Bartlett avait pris la peine de la kidnapper plutôt que de l'abattre sur place, cela signifiait qu'il la voulait en vie. C'était ce qui lui permettait de se concentrer sur Simon, dont l'état était affolant.
Il sursauta, entendant la porte d'entrée de la maison s'ouvrir d'une volée. Comme si c'était le moment. Il ramassa son revolver, échoué aux côtés de Simon, souillé par la mare de sang s'écoulant de son ami, l'essuya fugitivement sur son jean avant de viser vers l'entrée du salon, prêt à accueillir les visiteurs. Il vit leurs armes d'abord, la tension monta d'un cran, puis il reconnut deux visages. Charles Arden et Kenneth Goren. Épuisé, il lâcha son revolver, et sans plus faire attention à eux, reporta ses soins sur Simon.
" Que s'est-il passé ici ? demanda Goren tandis que Charles allait prendre le pouls de Beth, gisant au milieu de salon.
- Rien à faire pour elle, grinça Largo, la voix exaltée par l'adrénaline. Elle est morte sur le coup. Simon est encore vivant, mais je ne sais pas s'il va tenir longtemps ...
- Vous avez appelé une ambulance ?
- Naturellement ! " rétorqua Largo avec impatience.
Charles échangea un bref regard avec Goren.
" Bartlett nous a devancés. Où est Joy ?
- Bartlett l'a enlevée.
- Comment ? hurla Charles. Et vous avez laissé faire ça ? "
Largo sortit de ses gonds et pointa d'un doigt accusateur, enduit de sang, le père adoptif de Joy.
" Et vous comment avez-vous pu laisser faire ça ? Si vous aviez raconté la vérité dès le départ à Joy au lieu de courir après vos secrets, rien de tout cela ne serait arrivé ! Tout ce sang, tous ces morts, on vous les doit ! "
Charles resta sans voix et Goren allait calmer le jeu quand une alarme d'ambulance retentit.
" Les voilà, c'est pas trop tôt ! "
Goren courut vers l'entrée de la maison, pour accueillir les ambulanciers, qui débarquèrent au bout d'une minute dans le salon, munis d'un brancard. Largo s'écarta, laissant les deux hommes examiner sommairement Simon avant qu'ils ne le fassent basculer sur le brancard pour l'hospitaliser d'urgence. Largo essuya rapidement ses mains sur son pantalon puis sortit une carte de sa veste qu'il tendit à Goren.
" Je vais à l'hôpital. Retrouvez-moi Joy. Dès que vous avez du nouveau, contactez-moi à ce numéro.
- Aucun problème. Bonne chance. "
Largo hocha la tête puis courut à la suite des ambulanciers pour partir avec eux. Une fois l'ambulance partie, un calme plat retentit dans la sombre maison. Goren décrocha son portable pour appeler une équipe du coroner et d'agents de périmètre pour sceller les lieux. Puis il passa un rapide coup de fil à son partenaire pour lui expliquer la situation tandis que Charles marchait de long en large dans le salon ravagé. Le corps sans vie de Beth, une morte blanche et pâle. La mare de sang qui commençait à sécher en lieu et place de Simon Ovronnaz. Lors d'un échange de coups de feu, le lustre du salon avait été touché. L'endroit était sombre.
" Largo Winch avait raison ... lui dit Goren, le sortant de ses rêveries. Tout ce gâchis pour rien.
- Je croyais prendre la meilleure décision.
- Quatre meurtres. Un blessé grave. Votre fille disparue. Acceptez votre erreur.
- Je ne voulais pas que ça aille si loin. Ce n'est pas moi qui ait fait libérer Bartlett.
- Mais vous avez caché la vérité à tous ces gens. Ca les a tués. "
Goren soupira.
" Ne touchez à rien, les renforts que j'ai appelé ne vont pas tarder. Vous devriez sortir. "
Charles ne releva pas l'offense à son expérience solide de fin limier, et se contenta de quitter la maison. L'odeur de sang et de poudre mélangés commençait à devenir nauséeuse, il avait besoin de prendre l'air. La nuit froide fouetta son visage. Ils avaient tous raison. C'était de sa faute. Mais ils l'accusaient, haineux et agressifs, comme si lui ne s'en rendait pas compte. Il savait parfaitement à quoi s'en tenir. Il avait juste cru qu'il parviendrait à maîtriser Bartlett avant qu'il ne fasse trop de dégâts. A présent que faisait-il à Joy ?
Il grimaça de dégoût. Même s'il retrouvait sa fille, elle le haïssait. Il avait tout perdu. Il aurait dû se douter que cela se terminerait comme cela. Mais il n'y pouvait rien. La toute première fois qu'il avait vu cette petite fille, qui se promenait dans les rues de Paris avec Ted Bartlett, il en était tombé amoureux, et il la voulait, pour lui et sa femme. Il était dégoûté de savoir qu'un homme tel que Bartlett pouvait chérir une enfant si douce et joyeuse alors que lui et sa femme restaient désespérément seuls.
Lorsque Bartlett avait quitté Londres, laissant Rebecca seule avec Beth Miller, il avait surtout pensé à lui et à cette petite fille, beaucoup plus qu'au terroriste qu'il devait appréhender. Il avait ordonné cette extraction, sous le regard perplexe des membres de son équipe. Son bras droit avait bien tenté de le raisonner, mais sa décision était prise. Il ramènerait cette enfant avec lui aux États-Unis. C'était ce qu'il avait fait.
Tandis qu'on interrogeait Beth Miller pour qu'elle donne Bartlett, lui s'était attaché à l'enfant. Plus il lui parlait, plus il était certain de ce qu'il voulait. Il voulait adopter cette enfant, en faire sa fille. Ce désir est devenu plus fort chaque jour et à l'issue du procès de Bartlett, il prit la cruelle mais juste _ du moins était-ce ce qu'il pensait _ décision de séparer Rebecca de Beth. Et il avait ramené cette petite fille rebaptisée Joy chez lui pour la présenter à sa femme.
Joy était devenue leur fille.
Même si au fond de lui il savait cette situation fragile, il pensait que quoiqu'il arrive, il pourrait toujours tout contrôler.
Mais il s'était surestimé.
La sonnerie stridente d'un téléphone portable retentit. Il n'avait pas de téléphone portable. Méfiant, il sortit la petite machine de sa poche et répondit.
" Bartlett ? "
Un rire retentit à l'autre bout du fil. Il avait vu juste.
" Où est Joy ?
- Avec moi. Elle fait un petit somme pour l'instant.
- Nous avons un compte à régler Bartlett.
- C'est le moins qu'on puisse dire. Une rencontre s'impose. "

***

Largo faisait les cent pas. Simon était monté au bloc opératoire depuis plus d'une heure déjà et il n'avait aucune nouvelle. Le médecin urgentiste qui l'avait pris en charge à son arrivée avait paru optimiste. Selon lui, l'hémorragie avait été stoppée et son rythme cardiaque avait été régulé. Seulement, la balle s'était logée dans une artère, et s'il voulait survivre, il fallait que les chirurgiens l'extraient. L'intervention promettait d'être corsée.
Une grande main se pose sur son épaule. Largo sursauta et se tourna vers la personne qui attirait ainsi son attention. Il reconnut avec stupeur Kerensky.
" Georgi ? Mais qu'est-ce que tu fais là ?
- J'ai pris l'avion pour vous rejoindre. Tu dois avoir une mauvaise influence sur moi, je deviens de plus en plus impatient. L'action et l'adrénaline me manquent par moments. Et puis les dernières révélations sur Bartlett m'ont inquiété. Je savais que je n'en découvrirai pas plus à New York, alors je suis venu aux nouvelles.
- Comment tu m'as trouvé ? "
Le Russe haussa les épaules, avec évidence.
" Dès mon arrivée à Londres, je me suis branché sur les fréquences de la police. J'ai appris pour la fusillade chez cette Beth Miller. Et je suppose que tu dois déjà le savoir, mais Beth Miller était la compagne de Ted Bartlett, c'est elle qui l'a dénoncé à la CIA. "
Largo lui fit signe d'arrêter.
" Pour Charles. Je suis au courant. Le père de Joy a gâché sa vie ... La pauvre femme. Elle vient de se faire assassiner par Bartlett.
- Et Simon ? Puisque tu es sur pied, je suppose que c'est lui l'inconnu qui a pris une balle lors des échanges de coups de feu. "
Le milliardaire acquiesça tristement.
" Alors comment va-t-il ?
- D'après les médecins, il est stable, mais il n'a toujours pas repris connaissance. Ils l'ont emmené au Bloc pour l'opérer et extraire la balle. Elle est passée à ça du cœur ... Les chirurgiens espèrent qu'il sera assez fort pour supporter l'intervention chirurgicale.
- T'en fais pas, tout va bien se passer, il est costaud.
- Espérons-le.
- Et où est Joy ? "
Largo eut un geste d'impuissance.
" Elle a disparu ?
- Comment ça ?
- Bartlett l'a kidnappée.
- Il veut la tuer ? "
Largo soupira et fit non de la tête.
" Ted Bartlett est son père. Son père biologique.
- Tu te fous de moi ?
- Oh non. C'est dangereusement sérieux. Beth Miller était sa mère ... En fait, c'est Joy la petite fille de l'Opération Carrousel, l'extraction illégale de Charles. Il a mis en prison son père, l'a séparée de sa mère et ensuite l'a adoptée, cachant soigneusement la vérité. Je ne sais absolument pas ce que Bartlett veut à Joy. En fait, je ne sais plus rien, à part qu'elle est quelque part en danger et que Simon est entre la vie et la mort dans une salle d'opération. Je suis perdu.
- Ce que je vais te dire va peut-être t'aider. J'ai entendu en arrivant ici, par les fréquences de la police, qu'on lançait un avis pour retrouver Charles Arden.
- Comment ?
- Il s'est fait la malle, peut-être pour retrouver Bartlett et Joy. Les policiers lui collent au train, ils ont la description de la voiture banalisée qu'il a volée pour s'enfuir. Il est sans doute sur quelque chose, et si c'est le cas, les flics arriveront en renfort.
- S'il y a du nouveau, on m'en informera. Je ... "
Largo ne poursuivit pas, puisque Kerensky lui fit signe qu'un médecin arrivait. C'était l'urgentiste auquel Largo avait parlé à l'arrivée de Simon à l'hôpital. Il arborait une mine réjouie.
" Monsieur Winch ? L'opération pratiquée sur Monsieur Ovronnaz s'est très bien déroulée. Il est vivant, la balle a été extraite. On l'a transfusé et il est stable. Il n'y a plus qu'à attendre qu'il reprenne conscience pour nous assurer qu'il n'a aucune lésion, mais il est tiré d'affaire. "

***

Charles ouvrit la portière et quitta la voiture qu'il avait volée à Goren, posant ses pieds dans une grosse flaque boueuse. Ted Bartlett lui avait donné rendez-vous sur un terrain vague, aux abords de Londres. Sans attendre de l'apercevoir, l'ex-fantôme de la CIA dégaina le second revolver de service de Goren, qu'il avait déniché dans un compartiment sous le tableau de bord. Il était décidé à ne pas voir cette journée se finir sans avoir abattu Ted Barlett.
Les premières lueurs de l'aube éclairaient un ciel toujours gris et triste. Il avait plu toute la nuit, et il allait sans doute encore tomber des cordes dans la journée. L'accalmie était brève. Charles inspectait les alentours, se demandant si Bartlett l'avait abusé, quand il perçut le ronronnement d'un véhicule traverser le terrain vague en diagonale, pour se garer dans un crissement de pneus, non loin de celui de Charles.
Revolver à la main, Bartlett descendit, offrant un large sourire à Charles.
" Me voilà. Excusez mon retard, Arden, mais il a fallu que je change de voiture. Précautions basiques de sécurité.
- Où est-elle ? "
Bartlett contourna lentement la voiture et ouvrit le coffre. Joy y était allongée, les poings liés, à moitié groggy toujours sous l'effet du cocktail de sommeil que lui avait injecté Bartlett.
" Les retrouvailles père-fille ont été très émouvantes.
- Libérez-la. "
Bartlett fit mine de réfléchir.
" Non. Non bien sûr que non, Arden. J'ai été privé de ma petite fille pendant si longtemps, que je ne vais pas faire la bêtise de m'en séparer maintenant. Si elle est ici c'est pour deux raisons. La première, c'est pour vous attirer. Vous êtes seul avec moi, en terrain neutre et isolé. Idéal pour vous abattre comme le chien que vous êtes. "
Charles ne releva pas. Il jetait de brefs regards vers Joy, tentant de deviner si elle était suffisamment consciente pour être capable de prendre la fuite au cas où les choses tourneraient mal.
" Et la seconde raison, poursuivit Bartlett, c'est qu'elle puisse vous voir mort. Elle comprendra alors, que vous n'êtes rien pour elle. Et que c'est toujours moi qui a compté.
- Vous n'êtes pas digne d'elle Bartlett. Elle ne vous ressemble pas. Elle vous méprise. Que croyez-vous ? Qu'il suffit d'un lien biologique pour être le père véritable d'un enfant ?
- Oui je le crois. Sinon, pourquoi avez-vous craint toutes ces années de lui dire que vous n'étiez pas son père ? Maintenant, vous allez payer vos trahisons. Celle envers moi, celle envers Beth, envers votre idiote d'épouse. Et surtout, vous allez payer pour avoir trahi ma fille. "
Charles et Bartlett se visaient l'un l'autre avec attention, sans faiblir. Ils se fusillaient du regard et se concentraient. Il s'agissait d'un véritable duel, ils allaient tous les deux tirer quasiment en même temps, mais qui tomberait en premier ? Qui allait abattre qui ? La tension montait par crans, insoutenable, la respiration de Charles était faible et irrégulière. Puis soudain, deux éclairs de feu, deux bruits assourdissants. Les deux hommes avaient tiré.
Par réflexe, Charles s'était couché sur le sol après avoir appuyé sur la gâchette. Il pensait au départ ne pas avoir été touché, mais il avait senti la balle siffler près de son oreille, et à présent, une douleur lancinante le tiraillait. Du sang chaud coulait tout doucement le long de sa peau. La balle avait éraflé sa nuque, mais il se sentait toujours d'attaque. La main bien fixée sur le revolver, il se redressa pour observer Bartlett et eut la surprise de le voir se débattre avec Joy.
Dans la précipitation, il n'avait pas remarqué que sa fille, toute sa lucidité retrouvée, s'était extirpée précautionneusement du coffre, et avait foncé sur Bartlett comme un bélier au moment où il tirait. Elle lui avait probablement sauvé la vie. Charles se ressaisit et se releva le plus vite qu'il pouvait, patinant légèrement dans la boue du terrain vague. Mais lorsqu'il s'était redressé, il remarqua que Bartlett avait pris le dessus sur Joy, celle-ci étant entravée par ses liens aux poignets. Il la repoussa derrière elle, elle glissa, et se retrouva à genoux sur le sol.
Puis tout se déroula en quelques secondes. Bartlett, visa de nouveau Charles. L'ancien agent de la CIA tira le premier, mais le manqua. Le meurtrier répliqua, et une balle vint percuter le poignet de Charles. Sa main ensanglantée trembla et lâcha son revolver. Le vent, accompagné d'un fin rideau de pluie, se levait, et Charles se sentit s'engourdir en comprenant que sa dernière heure venait. Il entendit un hurlement.
" Non ! Papa ! "
Joy s'était relevée, et se précipitait vers Bartlett pour tenter à nouveau de le désarmer. Mais elle échoua. Le coup de feu fut tiré. Joy s'interposa. En une fraction de seconde, tout bascula et s'écroula. La jeune femme avait pris la balle en plein ventre et s'était écroulée, baignant dans une flaque d'eau et de boue qui se répandait peu à peu en sang. Charles sentit son cœur l'abandonner, et se pencha, le regard trouble, les yeux emplis de larmes, pour retrouver de sa main valide le revolver qu'il avait laissé tomber.
Mais lorsqu'il se redressa, serrant fermement l'arme entre ses doigts gauches, il comprit que cela ne servait plus à rien. Ted Bartlett, livide, était tombé à genoux sur le sol, près du corps de Joy. Il ne se préoccupait plus de Charles, il ne se préoccupait plus de rien, à part de sa fille. Des larmes silencieuses coulaient à mesure qu'il contemplait le corps sans vie de Joy. Charles s'avança lentement, hagard. Il ne pouvait pas y croire. Non, ce n'était pas possible. Pas Joy. Elle était une battante, une survivante. C'était comme ça qu'il l'avait élevée. Pas elle.
Au-dessus de son corps inerte et de son visage pris de raideur, Bartlett se balançait d'avant en arrière, le regard fou.
" Pas comme ça ... Ca ne devait pas se passer comme ça ... Becca ... Becca ... "
Charles regarda ce criminel, que la prison avait rendu inconscient, que la séparation de sa fille avait rendu impitoyable, et que sa mort rendait à présent complètement fou.
" Vous avez eu ce que vous vouliez Bartlett. Vous avez semé la destruction. "
Ted ne le regardait pas mais Charles le vit tressaillir. Il toucha le visage de Joy, la main tremblante, le corps secoua de spasmes. Il venait de comprendre qu'il avait de sa main ôté la vie de sa fille. Qu'il avait tout gâché, il avait fait du mal à son seul amour, à son unique raison de vivre pendant les vingt années d'incarcération. Son rêve venait de lui échapper.
Alors, sans que Charles n'esquisse même un seul geste pour l'en empêcher, il posa son revolver contre sa tempe et se tira une balle dans la tête. Son corps sans vie s'écroula sur celui de Joy. Charles le repoussa aussitôt, comme si son cadavre ne devait pas polluer Joy. Puis il s'agenouilla près d'elle. Il tenta de sentir un pouls, le visage grave.
" C'était un fou ... murmura-t-il, la voix rauque. Un fou qui n'a jamais su voir la vérité en face. Je suis et je resterai à jamais ton seul père Joy. Et je sais comment je t'ai élevée. Comme une battante. Alors bats-toi. "
Il la prit dans ses bras et au loin, les sirènes de police et d'ambulance apparaissaient. Comme il l'avait prévu, la voiture de Goren était dotée d'un signal de traçage comme toutes les voitures banalisées de la police de Londres.

***

" … Alors, voilà toute l'histoire. Je ne sais pas quand je reviendrai John, Vous comprendrez que, pour le moment, j'ai autre chose en tête que la signature de ce contrat avec les Japonais. Non, non il ne s'est pas encore réveillé, mais son médecin est optimiste. Je le suis également, je sais qu'il va s'en sortir. C'est un battant. "
A la question suivante de son bras droit, le visage du PDG changea soudain, et sa voix se cassa quand il répondit :
" Non, elle … elle est encore en salle d'opération. Elle … "
Largo fut incapable d'ajouter autre chose, car il allait éclater en sanglots.
Joy … A la pensée de sa garde du corps et amie, Largo eut un léger étourdissement. Le manque d'heures de sommeil des derniers jours, combiné à son inquiétude pour deux des personnes les plus importantes dans sa vie, commençait à se faire ressentir.
" John, je crois que je vais vous laisser. Oui, oui, ne vous inquiétez pas pour moi … John ? Merci. Merci, pour tout. Vous êtes formidable. On ne réalise pas toujours sa chance d'avoir, autour de nous, des gens aussi précieux. Je … "
À nouveau, sa voix se brisa, les derniers mots étant presque imperceptibles à Sullivan qui préféra raccrocher rapidement la ligne. Avec un soupir à fendre l'âme, Largo se laissa tomber sur la chaise qui était tout à côté de lui, et ferma les yeux. Il était en train de vivre un véritable cauchemar. Il fallait qu'il arrête d'y penser. Joy et Simon. Simon et Joy. Seuls et fragiles dans ces lits blancs et froids…
Pourquoi est-ce que tout ça arrivait ?
Cette question, il ne cessait de se la poser depuis que ses deux amis étaient ici. Tout allait relativement bien avant que n'arrive cette histoire : la commission se faisait discrète depuis un long moment déjà, les membres du conseil lui lâchaient la bride depuis quelques temps, et, par-dessus tout, Joy, son amie, sa confidente était de plus en plus présente pour lui. Depuis quelques semaines déjà, Largo avait senti que la jeune femme se détendait de plus en plus en sa présence, elle se laissait même aller à certaines confidences, ce qui avait agréablement surpris le jeune homme. Puis, la lettre de Mary Arden avait tout fait basculé. Sa vie qui ressemblait presque à un long fleuve tranquille, s'était alors transformée en véritable enfer.
Pourquoi eux, et pas lui ?
Même si les médecins lui avaient assuré que Simon s'en sortirait, Largo avait peur. Il y a quelques mois, il avait bien failli le perdre, et il pensait que ça n'arriverait plus. Pourquoi avait-il fallu qu'il l'amène avec lui aussi ? Il n'aurait jamais dû. Et puis, qu'allait-il devenir si son meilleur ami l'abandonnait ? Et si Joy … ?
Arrrête de penser à ça !
Largo se sentait seul et désemparé. Par chance que Kerensky était présent, il lui avait été d'un grand secours. En ce moment, il était ce qu'il avait toujours été pour l'Intel Unit : le pilier du groupe. Celui sur lequel, à cause de son expérience, de sa sagesse, les autres se reposaient. Le Russe était beaucoup plus important pour l'Intel Unit qu'il ne le pensait, sans aucun doute.
Même si le Russe aimait beaucoup Simon et Joy, il savait rester présent pour soutenir son patron. Pour voir à tous les détails. Le PDG lui en était infiniment reconnaissant de s'être occupé de tout, il n'aurait jamais été capable de s'en sortir seul. Largo était chanceux de pouvoir compter sur un homme de sa trempe …
Une main sur son épaule le sortit de ses pensées. Largo s'apprêtait à répondre à cette satanée infirmière qui ne faisait que le déranger aux cinq minutes, de le laisser tranquille, mais il se ravisa quand il aperçut Kerensky qui le regardait dans les yeux. Le Russe lui souriait tranquillement.
" Le médecin vient de m'avertir. ll y a quelqu'un qui voudrait te voir. "
Largo se dépêcha d'entrer dans la chambre de son ami, Kerensky derrière lui. Quand il vit Simon le regarder, il lui dédia un énorme sourire. Il semblait faible, mais, au moins il était en vie ! Largo eu l'impression qu'une tonne de briques lui tombait des épaules. Il s'approcha du lit de son ami, et lui ébouriffa les cheveux dans un geste affectueux.
" Simon ! Comment ça va ?
- Oh, je ne courrai certainement pas le marathon de New York demain matin, mais, ça peut aller. "
Largo ébaucha un sourire, mais redevint sérieux, quelques secondes plus tard.
" Tu te souviens de …
- Oui. Après avoir tué Beth ... "
Simon s'interrompit quelques instants.
" Enfin après avoir atteint Beth, Bartlett tenait Joy en joug et il m'a tiré dessus … Après ça, c'est le vide total. Et, Joy, comment elle va ? Elle n'a rien ? "
Avant que l'un ou l'autre de ses deux amis ne puissent répondre, le médecin de Simon entra dans la chambre de son patient.
" Content de vous voir réveillé, Mr. Ovronnaz. J'ai de très bonnes nouvelles. Les derniers examens révèlent que la balle n'a causé aucun dommage interne, n'ayant atteint aucun de vos organes vitaux. Nous avions peur, surtout depuis que votre dossier médical indiquait une récente opération pour une greffe de rein … Enfin, vous avez été très chanceux. Vous pourrez reprendre vos activités normales, après une période de convalescence de quelques semaines.
- Merci beaucoup Dr. Peters.
- Je repasserai vous voir plus tard. En attendant, reposez-vous bien.
- Ne vous en faites pas docteur. Et, merci encore. "
Quand le docteur sortit de la chambre, Simon se tourna vers Largo et Kerensky.
" Alors, Joy elle est où ? Et Bartlett, la police a arrêté ce salaud ? "
Largo se détourna vers la fenêtre de la chambre sans répondre. Simon porta alors toute son attention vers Kerensky.
" Kerensky ?
- Simon, je ne suis pas certain que …
- Arrête ! Je viens peut-être de me faire opérer, mais je ne suis pas encore à l'article de la mort. Je veux savoir. Je dois savoir ! Où est-elle ? "
Voyant qu'il était inutile d'essayer de ménager le Suisse, qui ne se contenterait pas d'une réponse vague, le Russe décida alors de jouer la carte de la franchise.
" Elle est ici. En salle d'opération. "
Largo, qui regardait dehors, frissonna quand il entendit la dernière phrase de son informaticien.
" Quoi ?
- Bartlett est mort. Mais avant, il a eu le temps de tirer sur Joy.
- Oh mon Dieu ! Et, elle va s'en sortir ?
- Nous n'en savons rien. Nous attendons toujours des nouvelles de son état de santé. "
Largo, sembla choqué par ce que Kerensky venait de dire. Il se tourna alors vers les deux hommes et dit, d'un ton décidé :
" Elle va s'en sortir ! Vous m'entendez, Joy va vivre ! "
***
Assis dans un des bancs de la petite chapelle de cet hôpital de Londres, où sa fille avait été amenée, quelques heures plus tôt, Charles Arden, les yeux fermés, priait. Il ne savait pas quoi faire d'autre. Pour la première fois de sa vie, l'homme se sentait totalement démunit et impuissant face à une situation. Et, il n'appréciait pas cette sensation. Il n'aimait pas être vulnérable. Même dans les moments les plus difficiles, Charles avait toujours été capable de se raisonner, de rester le combattant qu'il avait toujours été. Il arrivait à tout régler, tout arranger comme seul un Arden digne de ce nom pouvait le faire. Comme son père avant lui, qui avait été la fierté de la famille quand il était devenu policier. C'était d'ailleurs lui, qui lui avait appris à être ce qu'il était aujourd'hui. Léon Arden lui répétait toujours que, peu importe ce qui nous attend, il fallait être fort, se battre pour arranger les choses en utilisant tous les moyens possibles mis à notre disposition pour que les problèmes disparaissent. Et, surtout, ne jamais se fier sur les autres. Les Arden n'étaient pas des lâches ! Charles avait toujours suivi l'exemple de son père, avec succès.
Cette fois, par contre, tu ne peux rien arranger du tout.
Bien qu'il n'avait jamais été un fervent pratiquant et bien qu'il n'ait jamais vraiment adhéré à aucune religion en particulier, Charles avait désespérément besoin de se raccrocher à quelque chose en ce moment. Quelque chose de plus grand que lui, quelque chose de plus fort, qui lui permettrait de sauver sa petite fille, qui se battait présentement pour sa vie.
Car, maintenant, tu ne peux plus rien faire pour elle.
Avec tout ce qui s'était déroulé dans les derniers jours, Charles était incapable de remettre entièrement le destin de Joy entre les mains des médecins de cet hôpital. Après tout, le personnel médical n'était pas infaillible. Alors, Dieu, Yahvé, ou peu importe le nom utilisé par les fidèles pratiquants dans le monde entier, restait un de ses derniers recours. Son seul recours en fait.
Kenneth Goren observait, depuis quelques minutes déjà, Charles Arden. Goren devait parler au père de Joy, mais il hésitait. Il ne voulait pas le déranger, mais plus vite cette enquête serait classée, plus vite, il pourrait clore ce dossier et passer à autre chose. Alors, il s'approcha lentement de l'homme, et lui déposa une main sur l'épaule. Charles sursauta.
" Goren ! Que faites-vous ici ? Les charges portées contre moi pour avoir emprunté votre voiture ont été abandonnées, vous savez.
- Je sais. Je suis venu prendre des nouvelles de Joy.
- Elle est encore en salle d'opération.
- On me l'a dit. Écoutez, ce n'est sans doute pas le bon moment, mais avant de repartir aux Etats-Unis, vous allez devoir venir au poste faire votre déposition pour ce qui s'est passé. Nous allons enfin pouvoir classer cette histoire. "
Charles regarda méchamment Kenneth, et répondit :
" Cette histoire sera classée seulement quand ma fille se réveillera ! Maintenant, laissez-moi seul ! "
Kenneth se leva, et se dirigea vers la sortie. Avant de partir, il regarda une dernière fois l'homme qui avait à nouveau porté son attention sur la croix accroché au mur de la chappelle. Goren aussi espérait que Joy se réveillerait. Elle le devait. Après tout ce qu'elle avait vécu dernièrement, le destin serait trop cruel de lui faire quitter ce monde à jamais, et de cette façon.
Non ! Kenneth la connaissait bien : elle se battrait. Joy n'aimait pas laisser les choses en plan. Et, elle avait encore bien des choses à régler avec tout ce qui lui était tombé dessus dans les derniers jours … Elle allait vivre. Kenneth le sentait au plus profond de lui-même.
***
Arpentant le couloir blanc de cet hôpital, Largo ne tenait pas en place. Il fallait qu'il s'occupe l'esprit. Quand le médecin lui avait annoncé que son meilleur ami allait s'en sortir, il s'était dit que, enfin, tout allait redevenir normal, qu'il allait pouvoir avoir l'esprit en paix … Ce sentiment n'avait guère duré, par contre. Car, peu après, il avait vu Joy arriver ici. Jamais il n'oublierait ce qu'il avait ressenti en la voyant étendue sur cette civière. Pâle, immobile, inerte. Le cauchemar de Montréal recommançait …
Son propre cœur avait manqué un battement quand il avait compris que c'était grave. Comme un spectateur, qui suit l'histoire d'une série télé sans jamais pouvoir participer à l'action, il avait vu Kerensky parler aux médecins, il avait aperçu Charles Arden qui tenait la main de sa fille tout en lui disant de se battre, de s'accrocher … Puis, il ne se rappellait plus rien. Quand il était revenu à la réalité, quand le brouillard dans lequel flottait son cerveau s'était dissipé, il était au téléphone avec son bras droit pour l'informer de la situation. Le PDG regarda le gobelet qu'il tenait dans ses mains. Le café refroidit, lui donna la nausée. Alors, il jeta le gobelet à la poubelle. C'était le sentiment d'impuissance qu'il ressentait qui le mettait dans cet état. Il ne pouvait tout simplement rien faire, et ça le rendait fou !
Une infirmière se dirigea vers lui, le regard sérieux, l'air grave.
" Mr Winch, Mlle Arden vient de sortir de la salle d'opération. Le médecin m'a dit de vous dire ...
- Joy est réveillée !
- Non, Monsieur. Je vous ai seulement dit que Mlle Arden est sortie de la salle d'opération.
- Comment va-t-elle ?
- Écoutez, je ne peux malheureusement pas vous répondre, mais son médecin traitant …
- Elle est sur quel étage ?
- Au 4er, mais … Attendez Mr. Mr Winch ! Vous ne pouvez pas aller la voir ! "
Mais, Largo ne l'écoutait plus. Il se dirigeait à grandes emjambées vers la chambre de Joy.
***
Mal à l'aise, Charles Arden regardait Joy étendue sur son lit d'hôpital. Une poupée de porcelaine. C'est ce à quoi elle ressemblait en ce moment. Joy était exactement comme Kiara, la poupée espagnole que sa fille lui avait si souvent demandée. Jouet, qu'il n'avait jamais voulu lui acheter, d'ailleurs, même avec l'intervention de Mary. Joy ne devait pas avoir trop de jouets. Elle devait être sérieuse et mature. Se comporter comme une grande. Oui, c'est ça, une grande. Alors, pourquoi tu ne lui as jamais parlé de cette histoire Arden ? Pourquoi ? Parce qu'il avait été égoiste, voilà pourquoi ! Il avait voulu garder sa fille pour lui. Ne pas lui révéler son secret pour ne pas la perdre … Mais, ça ne lui avait rien apporté de ne rien dire, sa fille avait fini par tout découvrir, et elle s'était quand même éloignée de lui. Et, c'était sa faute. C'était lui le responsable de tout ça. Bon Dieu, comme il pouvait se détester à ce moment ! Il avait gâché la vie de sa petite fille, à force de vouloir la façonner à son image. Tout comme son père l'avait fait avant lui. Il le regrettait tellement maintenant …
Doucement, comme s'il avait peur de l'effrayer, Charles s'approcha de Joy, et lui passa doucement la main sur les cheveux.
" Ma fille, tu dois te battre. Je sais que je n'ai pas toujours été un bon exemple pour toi, et que tu t'es souvent rebellée contre moi, avec raison je devrais ajouter, mais cette fois, tu dois m'écouter. Bats-toi ! Je suis fier de toi, tu sais … Et … je ne changerais rien à tout ce qui s'est produit. Je te protégerais encore de ton père, enfin de Bartlett, si je devais retourner dans le passé. Joy, ma petite fille, je ne te l'ai jamais dit, mais je … je t' ... je t'aime. "
Même s'il n'eut comme seule réponse que le bruit régulier des machines sur lesquelles Joy était branchée, Charles se sentit étrangement bien. C'était la première fois qu'il osait avouer à Joy ce qu'il ressentait pour elle, et il se sentait heureux, en paix avec lui-même pour un des rare fois dans sa vie …
Entendant des voix à l'extérieur de la chambre, dont une qu'il connaissait très bien, Charles délaissa sa fille, et sortit de la chambre.
" Winch, vous n'avez pas le droit d'être ici !
- Ah ? Et, qu'est-ce qui vous donne le droit de me dire où je dois me trouver ? Vous n'avez pas assez fait de mal autour de vous Charles, pour vouloir encore tout régler ? "
Voyant que le ton des deux hommes montait, le médecin intervint alors.
" Écoutez, messieurs. Ce n'est pas le moment, ni l'endroit. Mlle Arden a besoin de repos. Comme je vous le disais plus tôt, nous lui avons retiré la balle, mais son état est encore bien précaire. Nous craignons une hémorragie abdominale.
- Il y a des risques pour sa vie? demanda alors Charles.
- Ils sont minimes, mais quand même présents, je suis désolé." fut la réponse du médecin.
Largo blêmit, et Charles se laissa tomber sur une chaise l'air effaré. Largo se sentit bien imbécile de se quereller avec le père de Joy, quand celle-ci se battait pour rester en vie.
" Je m'excuse Charles, je ...
- Ce n'est rien Winch, je comprends. Moi aussi je me fais du souci pour elle.
- Docteur, demanda Largo, je peux la voir un instant ?
- D'accord, mais pas plus de cinq minutes.
- Merci. "
Comme il ouvrait la porte de la chambre, le moniteur de Joy se mit à s'emballer.
" Joy ! crièrent d'une même voix Charles et Largo.
- Non, restez dehors ! " leur intima le médecin.
Le docteur et quelques infirmières se dépêchèrent d'entrer dans la chambre.
" On doit la remonter au bloc ! Elle semble nous faire une hémorragie. Vite, prévenez le docteur Richards, on doit préparer la salle un. Dépêchez-vous ! "
Tout se passa alors comme dans un cauchemar pour Largo et Charles. Ils virent des gens s'activer autour de Joy. Ces mêmes personnes sortirent de la chambre, et s'engouffrèrent dans l'ascenseur avec elle, sans que Largo, ou son père n'aient pu dire quelque chose à Joy.
***
Ils étaient tous réunis dans la salle d'attente. Les hommes de la vie de Joy. Charles, Largo, Kerensky, et même Simon assis dans un fauteuil roulant. Ils attendaient anxieusement des nouvelles de leur fille, de leur amie. Mais les informations arrivaient au compte-goutte. Les infirmières qui venaient les renseigner n'étant pas toujours au courant des derniers développements. Les minutes d'attente leur semblaient être des heures. Ils ne savaient rien de ce qui se passaient, et ils angoissaient terriblement.
Tout à coup, ils virent le médecin qui avait opéré Joy. Charles et Largo se levèrent en même temps, et tous les quatre allèrent à la rencontre du docteur.
" Alors ? demanda Largo, tout en retenant son souffle. Comment va Joy ?
- Elle va s'en sortir, leur assura le médecin, le regard fatigué, mais confiant. Elle est présentement en salle de réveil, et devrait être transférée dans une chambre un peu plus tard. Elle n'aura visiblement aucune séquelle. Nous avons pu stopper l'hémorragie à temps. "
Les quatre hommes se regardèrent soulagés. L'un après l'autre, ils ébauchèrent un sourire.
" Merci beaucoup docteur ajouta Charles, nous vous devons beaucoup.
- C'est quelqu'un de très fort vous savez. C'est beaucoup à cause d'elle si elle est toujours en vie.
- Nous pourrons aller la voir plus tard ? demanda alors Kerensky
- Bien sûr. Si vous me promettez de ne pas trop la fatiguer. Elle sera ravie de tous vous voir. "
Un peu plus tard, Largo entra dans la chambre de son amie. Elle semblait dormir. Il hésita alors à s'avancer vers elle, de peur de la réveiller. Elle semblait tellement paisible. Dire qu'il aurait pu la perdre à jamais. Le cœur de Largo se serra. Il chassa rapidement cette sombre pensée. Tout irait bien maintenant. Elle s'en était sortie.
" Largo ? demanda une voix ensommeillée.
- Joy ! Tu nous as fait une de ces peurs, tu sais. "
Joy sourit faiblement.
" Ce n'était pas mon intention. Désolée.
- Alors comment te sens-tu ?
- Bien, enfin j'imagine. Je me sens un peu faible, mais ça va sûrement passer. "
Elle hésita avant de demander
" Et Bartlett, il est … ?
- Joy, tu ne devrais pas …
- Largo, je dois savoir. Il es t…
- Oui, il est bien mort.
- Et Charles je veux dire, mon père, il va bien ?
- Oui, il se porte très bien. Simon également.
- Je suis soulagée de l'apprendre. Je ne voulais pas vous embarquer dans toute cette histoire, tu sais. "
Largo s'approcha alors de Joy, et lui déposa affectueusement un baiser sur le front.
" Ne me refais plus jamais ça Joy. Je … j'ai pensé mourir quand j'ai su que … "
Largo et Joy échangèrent un regard intense, quand la porte de la chambre s'ouvrit pour laisser entrer deux autres personnes.
" Joy ! rit Simon tout en approchant son fauteuil roulant de son amie. Je suis tellement heureux de te revoir ma belle.
- Moi aussi Simon. Je suis désolée pour ce qui est arrivé. Je ne voulais pas que tu sois blessé.
- Oublie ça, lui dit Simon. J'aurais pu être plus malchanceux. Les infirmières sont toutes très jolies ici.
- Heureux de te revoir Joy.
- Kerensky. Merci beaucoup pour ton aide. Je n'aurais pas découvert tout ça sans toi.
- Mais voyons, dit le Russe bien modestement, je n'ai rien fait de bien extraordinaire … Mais, content d'avoir quand même pu t'aider. "
Joy regardait fixément la porte, comme si elle s'attendait à voir celle-ci s'ouvrir pour laisser apparaître une personne devant elle. Puis, après quelques secondes demanda :
" Mon père il est … là ? Je veux dire, il n'est pas parti ?
- Non, il est là répondit Largo, il attend dans le couloir.
- Je … pourrais lui parler ?
- Bien entendu.
- Je vais le chercher, dit alors Kerensky, en s'avançant vers la porte, poussant Simon devant lui.
- Hey, dit celui-ci, pas si vite ! Je suis en convalescence après tout. Kerensky ! "
Largo pris la main de Joy, lui fit un clin d'œil, et sortit derrière les autres.
Après quelques secondes, Charles fit son entrée. Joy le regarda quelques instants, puis elle baissa les yeux. Elle avait désespérement voulu le voir, constater qu'il allait bien, mais maintenant qu'il était là, elle ne savait pas vraiment quoi lui dire, ou si elle avait vraiment envie de lui parler. N'était-ce pas toujours ainsi avec lui d'ailleurs ? Même avant toute cette histoire, elle ne savait jamais vraiment comment se comporter avec lui.
Par quoi devait-elle commencer ? Que devait-elle lui dire ? Qu'elle le comprenait ? Qu'il avait fait ce qu'il fallait ? Elle ne savait même pas si elle le croyait vraiment. Il l'avait peut-être protégé de Bartlett, mais, d'un aurte côté, il l'avait privé de sa mère biologique, une mère qu'elle n'aurait jamais la chance de connaître maintenant…
Charles, quant à lui, se tenait droit, tout près de la porte, s'attendant presque à entendre Joy lui dire de retourner à New York. Mais, elle ne disait rien, elle ne faisait rien. Et, ça le blessait. Ce silence faisait plus mal que si elle lui avait jeté à la figure tout ce qu'elle était en droit d'éprouver après avoir traversé toutes ces épreuves. Après quelques minutes, il pris enfin la parole.
" Écoute Joy. Je sais que tu …
- Pourquoi ? fut la seule réponse à laquelle il eu droit.
- Je, je ne sais pas. Je connaissais ton père, je savais qu'il était dangereux. Puis, je t'ai vu lors de cette mission, tu étais si jolie, si innocente, j'ai senti le besoin de te protéger, et je me suis alors dit …
- Qu'il faudrait te débarrasser de mes parents, de ma mère, ajouta sèchement Joy.
- Non ! Joy, ce n'est pas ce que j'ai pensé voyons ! Ta mère, enfin Mary et moi avions de la difficulté à avoir un enfant, puis je me suis dit que … Si j'avais pensé aux conséquences de mes actions, je … Je n'ai jamais rien fait de délibèrément méchant, tu dois me croire. "
Voyant que Joy ne répondait rien, Charles, mal à l'aise, pensa qu'il était temps de s'éclipser :
" Je, je crois que je vais te laisser te reposer. Nous reparlerons de tout ça une autre fois. Tu as vécu beaucoup de choses ces derniers jours, plus que tu aurais dû d'ailleurs. "
Comme il faisait demi-tour pour sortir de la pièce, Joy lui demanda alors :
" Répond seulement à cette question. Si tu avais à tout recommencer, tu ferais la même chose ? "
Charles, surpris se tourna alors vers elle, et la regarda droit dans les yeux.
" Non, lui dit-il sincèrement. Je te sortirais des griffes de Bartlett, ça c'est certain, mais je ne te priverais pas de l'amour et de l'affection ta véritable mère. Joy, je suis désolé. Vraiment. J'ai été égoiste, je n'ai pensé qu'à moi. Je voulais avoir un enfant. Et, puis je voulais te protéger. J'ai été trop loin … encore une fois. Je m'en veux, si tu savais à quel point ! "
Joy fut stupéfaite de voir dans le regard de Charles, quelque chose qu'elle n'y avait encore jamais vu auparavant. Cette insécurité, ces regrets : son père était sincère. Pour la première fois de sa vie, elle voyait les faiblesses de son père. Elle ne sut pas pourquoi, mais elle se sentit émue. Il n'était pas parfait, loin de là, mais c'était son père. Son visage s'illumina.
" On reparlera de tout ça plus tard, papa. "
Charles regarda alors Joy. Elle lui souriait. Charles lui retourna son sourire, soulagé. Il s'avança lentement, et gauchement, s'assit sur le lit en face de sa fille. Ils échangèrent un autre sourire, À cet instant, ils surent que leur relation reposerait maintenant sur de nouvelles bases. Beaucoup plus solides qu'avant. Il leur faudrait du temps, mais ils y arriveraient tous les deux. Ensemble.
" Papa ? dit Joy pendant que Charles lui carressait doucement les cheveux.
- Oui ?
- Je, je t'aime aussi. "
Charles resta un moment interdit, elle l'avait entendu. Joy l'avait entendu lui dire quand elle était branchée à toutes ces machines… Une drôle de sensation envahit alors Charles. C'était la première fois que sa fille lui disait une telle chose. Les larmes lui montèrent rapidement aux yeux, et incapable d'ajouter autre chose, il la serra contre son cœur. Sa fille était de retour. Et, jamais plus il ne se séparerait d'elle. Plus jamais.
Dans le couloir, Largo regarda par la fenêtre de la chambre, et vit Joy et son père dans les bras l'un de l'autre. Il sourit. Ils s'étaient retrouvés, tout irait bien maintenant.
" Tout est fini, lui dit alors Simon tout en le regardant.
- Oh, je ne sais pas, répondit Largo, j'ai l'impression que l'histoire ne fait que commencer … "

FIN


ÉPILOGUE

Avançant lentement entre les différentes pierres tombales, Charles Arden était nerveux. Il n'avait jamais aimé venir dans ce genre d'endroits. Et, après tout ce qui était arrrivé dans les dernières semaines …
C'était la première fois qu'il venait dans un cimetière. Enfin, première fois depuis qu'il y avait enterrée Mary, et que toute cette histoire avec Bartlett était terminée. Il ne savait pas s'il faisait une bonne chose en venant ici, mais il devait le faire. Soulager sa conscience qui le torturait sans cesse depuis plus d'un mois et demi.
Arrivé devant la tombe de Beth Miller, Charles s'agenouilla en silence. Il regarda l'épitathe sur la pierre, BETH MILLER, FEMME EXCEPTIONNELLE, MÈRE COURAGEUSE. REPOSE EN PAIX. Joy avait fait un travail remarquable. C'est elle qui s'était occupée de lui trouver cette pierre tombale, et, avec l'appui de Charles, elle avait décidé de lui acheter un monument ici à New York, bien qu'elle fut enterrée à Londres avec Mary. Charles savait que Joy avait besoin d'avoir quelque chose de tangible qui lui rappellerait sa mère naturelle qu'elle n'avait malheureusement pas connue. Le père de Joy toucha aux lettres dorées qui formaient le nom de la femme dont la vie avait été brisée, en grande partie par sa faute, et se sentit terriblement mal à l'aise.
" Beth, je suis désolé vous savez. Je sais ce que vous pouvez avoir pensé pendant toutes ces années, mais je, je ne voulais pas ... "
Bien qu'il se sentit quelque peu idiot de parler seul, il continua. Il fallait qu'il se libère de tout ce qui lui serrait le cœur depuis si longtemps.
" Écoutez Beth, par le passé, j'ai dit que vous étiez folle, une alcooolique sans avenir, que vous ne méritiez pas votre enfant, mais je ne pensais pas que … Enfin, ce que j'essaie de vous dire c'est que j'ai fait du mieux que je pouvais pour élever votre, notre fille, et que je … Durant toutes ces années, je n'ai jamais pensé à votre chagrin. Je n'ai pensé qu'à moi …Si seulement je pouvais revenir en arrière … Joy est une femme formidable, et c'est beaucoup à cause de vous. Je sais que je ne vous ai pas beaucoup connue, mais, pour arriver à vivre sans son enfant, ça demande beaucoup de force de caractère … Vous avez été très courageuse. J'aurais tant voulu que vous la connaissiez, comme une mère connaît son enfant. Pardonnez-moi …
Une main sur son épaule, le fit se retourner. Sa fille se tenait derrière lui.
" Elle le sait. Beth sait que tu désolé. Et, je suis certaine que de là où elle est, elle te pardonne. "
Charles soupira.
" Oh, je ne sais pas si je le mérite vraiment Joy. Je n'ai pas toujours été correct par le passé. Avec toi, Mary, ou même Beth.
- Peut-être, mais tu as beaucoup appris de toute cette histoire. Tu es différent de ce que tu étais. C'est ce qui est vraiment important. "
Charles se releva, et prit sa fille dans ses bras. Il lui faudrait encore un peu de temps pour se remettre de tout ce qui s'était passé, mais avec Joy à ses côtés, il était certain que tout irait bien.
" Que fais-tu ici ? Tu n'étais pas supposée retourner au Groupe W aujourd'hui ?
- Oui, mais avant je voulais venir voir Beth … enfin maman. Je, j'avais besoin de lui parler.
- Alors, je vais te laisser un peu seule avec elle. Je t'appelle plus tard d'accord ?
- Oui. Papa ?
- Quoi ?
- Merci. Pour être venue la voir. Et, euh … pour le reste. Merci, pour tout. "
L'homme lui sourit et s'éloigna vers sa voiture. Joy s'assit dans l'herbe, et caressa les lettres du monument.
" Maman. Tu me manques énormément. J'aurais tellement aimé te connaître. Tu aurais fait une mère exceptionnelle. "
La jeune femme essuya une larme qui coulait lentement sur sa joue.
" C'est difficile tu sais. Depuis que toute cette histoire est arrivée, je ne me sens pas très bien. Je me sens un peu coupable. Si seulement j'avais pu te parler avant, si seulement j'avais empêché Bartlett de t'approcher. J'essaie de toutes mes forces d'avoir l'espoir qu'un jour tout aille mieux pour moi, mais j'ai peur. J'ai peur de ne jamais me débarraser de ce sentiment d'impuissance qui m'habite. J'ai peur de ne jamais pouvoir être tout à fait heureuse. Après tout ce qui c'est passé … J'aimerais tant que tu puisses me répondre. Que tu me fasses un signe pour me dire que tout ira mieux bientôt … "
Joy attendit, avec l'espoir un peu fou, que quelque chose, tel un bruissement dans les arbres, ou le souffle du vent sur sa peau, pourrait lui assurer qu'elle se sentirait mieux, que tout irait bien maintenant, mais en vain. Joy soupira. Pensait-elle réellement que Beth, de là-haut, réussirait à entrer en contact avec elle ? La jeune femme se traita d'idiote, et sourit. Décidément il était temps de retourner au boulot.
L'influence qu'avait eu la télévision sur elle, plus particulièrement tous ces soaps américains de fin d'après-midi, que Joy s'était amusée à regarder pendant ses vacances, avait sans aucun doute été trop forte, et ça commençait à l'affecter.
Elle se leva et, après un dernier regard en arrière, s'éloigna.
***
Joy composa le code d'accès de la porte en souriant. Ca faisait bien longtemps qu'elle n'était pas venue ici, et cet endroit lui avait drôlement manqué !
Lorsqu'elle entra au bunker, Simon se jetta sur la jeune femme, l'embrassant, et la serrant si fort, qu'elle pensait étouffer. Son ami était bien heureux de la revoir après toutes ces longues semaines. Kerensky fut moins démonstratif que le Suisse avant lui, mais serra quand même Joy dans ses bras. Joy fut réconforté dans son idée : il faisait bon de rentrer à la maison après une si longue absence. Tout à coup, le visage de Simon s'illumina :
" J'avais raison Kerensky ! Six semaines, exactement six semaines. Pas un jour de plus. Je crois que j'ai gagné …
- Oh, mais arrête avec ça, veux-tu !
- Tu sais ce que ça veut dire hein mon Russe préféré ?
- Que tu es un génie ? Que tu te reconvertiras dans la divination, et que je pourrai enfin travailler en paix ?
- Non, non, non. Ca veut dire que TU dois faire ce qui ME plaira pendant quelques heures. Je me demande bien ce que je vais te faire subir Kerensky.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? " demanda alors Joy amusée.
Simon regarda Joy et dit fièrement :
" Eh bien, vois-tu, j'avais affirmé à monsieur le Russe ici présent que tu reviendrais aujourd'hui. Après tout, ça fait six semaines que tu es partie. Kerensky, pour sa part, pensait que tu reviendrais bien avant. Monsieur l'ex-espion m'avait dit que tu ne pourrais pas rester loin du Groupe plus de trois semaines. Mais je te connais moi Joy. Je sais que tu ne ferais jamais rien pour inquiéter Largo, ce qui n'aurait pas manqué d'arriver si tu étais revenue plus tôt … Bref, il t'a dit six semaines de repos, ce qui est plus que ce que j'ai moi-même obtenu en passant, et toi tu l'as écouté. J'ai gagné ! Ce qui signifie que Kerensky ici présent doit être à ma merci pour quelques heures. Je peux lui faire faire ce que je veux, et il ne dira rien. J'avoue que, sur ce coup là, j'ai été brillant ! "
Avant que Joy ne puisse décider comment prendre le fait qu'on faisait des paris sur son compte, ou qu'elle puisse répondre quelque chose, le portable de Simon se fit entendre.
" Allo ? Cathy ! Quelle bonne surprise. C'est toujours ok pour ce soir ? Oui, tout à fait ma belle, j'ai hâte de te revoir aussi. Je passerai te prendre à 18h30. Je vais devoir te laisser. Le travail m'appelle. "
Simon aperçut alors Kerensky, qui baissa alors le regard vers son écran d'ordinateur, comme pour se faire oublier, et un énorme sourire apparut alors sur son visage. Il venait de trouver quoi lui faire subir ! Avec moi Kerensky, tu ne t'en sortiras pas comme ça …
" Cathy ? Tu as encore cette amie australienne dont tu m'as tant parlé, Vicky Sanders ? Oui ? Et, elle est présentement en ville ? Génial tout ça ! Écoute, tu crois qu'elle aimerait venir dîner avec nous ce soir ? Super ! J'ai un ami à qui je voudrais la présenter, coulant un regard vers le Russe qui était de l'autre côté de la pièce, il sera très excité, tu sais. Il me dit depuis des jours et des jours à quel point il s'ennuie, tout seul à New York. Il ne sort pas très souvent, alors quand l'occasion se présente, il saute rapidement dessus. Oui, à plus tard.
- Oh, ne te sentais pas obligé de faire tout ça Simon, lança ironiquement Kerensky. Mon ordinateur et, surtout, la finale de la partie d'échecs Russie/Etats-Unis aurait fait l'affaire pour occuper ma soirée.
- Voyons Kerensky, fit Simon un faux air insulté sur le visage, j'honore toujours mes paris, MOI. Et puis, je sais qu'au fond de toi, tu es ravi de mon initiative.
- Mouais …Je ne sais pas ce qui m'a pris de faire ce stupide pari. J'aurais dû me méfier. Avec toi, on ne sait jamais ce qui nous pend au bout du nez. Enfi n… ajouta le Russe tout en tournant toute son attention vers la nouvelle arrivante. Alors comment ça va Joy ?
- Ca va, fit celle-ci amusée. Et vous deux aussi à ce que je peux voir.
- Oui, ça va très bien, répondit Simon. J'ai bien récupéré de mon opération, et j'avais très hâte de revenir ici. "
Regardant Kerensky, puis, à nouveau Joy d'un air malicieux, il ajouta en murmurant :
" J'avais peur qu'il s'ennuie tout seul, tu comprends. "
Joy éclata de rire, pendant que le Russe marmonna des mots inaudibles.
" Allez Kerensky, arrête un peu de faire la gueule, rit Simon, ça va te faire du bien de sortir d'ici. Tu verras, tu me remercieras un jour ! "
Ignorant délibérément Simon, Kerensky se tourna vers Joy.
" Le patron aussi voudrait te voir.
- Largo sait que je suis ici ?
- Non, mais il m'a dit : dès qu'elle montrera le bout de son nez ici, fais-là monter au penthouse s'il te plaît. Peu importe l'heure. Alors, je transmets le message.
- Bon, alors j'y vais. Bonne soirée à vous deux !
- C'est ça …
- Oh, allez Kerensky, tu vas t'amuser ! Je te raconterai ça demain Joy. Content de t'avoir revu et bienvenue parmi nous !
- Merci Simon. "
Joy était d'humeur joyeuse en se dirigeant vers l'ascenseur qui l'amènerait au penthouse. Rien n'avait vraiment changé pendant son absence.
Devant la porte du penthouse de Largo, Joy cogna, puis entra. Son patron était au téléphone à son arrivée, le visage tourné vers la terrasse. La jeune femme s'approcha de son bureau, et attendit.
" Vous savez ce que tout ça signifie Michel. Oui j'avais compris que c'était pour le Groupe W que vous aviez fait ça, mais quand même je … "
Largo se retourna, et aperçut Joy. Un large sourire illumina imméditatement son visage.
" Michel ? Je vais devoir vous laisser. J'ai un rendez-vous important qui ne peut malheureusement pas attendre. Oui, je vous rappelle. Joy ! Quel plaisir de te revoir ! "
Largo se leva, fit rapidement le tour de son bureau, et vint prendre la jeune femme dans ses bras.
" Tu m'as manqué tu sais. Alors comment vas-tu ? demanda t-il le regard légèrement anxieux.
- Je vais mieux merci.
- Tu es certaine ? Tu sais si tu veux un peu plus de temps pour te reposer … "
Joy eut l'air offensé par une telle suggestion.
" Ah non ! Certainement pas. Les derniers jours ont été beaucoup trop longs. J'avais terriblement hâte de revenir ici. "
Largo lui sourit. Lui aussi avait eu hâte de la revoir. Elle lui avait drôlement manqué.
" Alors, j'ai râté quelque chose pendant que je n'étais pas ici ?
- Oh, pas vraiment. Rien de bien important, à vrai dire. "
Largo lui demanda alors :
" Alors, comment ça va entre ton père et toi ?
- Mieux, je dois dire. On n'a pas encore une relation parfaite, mais on y travaille. "
Après un moment, Joy, mélancolique ajouta :
" Et, depuis que Beth … enfin, depuis cette histoire nous, nous sommes plus proches qu'avant. "
Beth. C'est vrai ! Largo pensa soudain à cet objet … Il se dirigea alors vers sa chambre.
" Ca me fait penser, j'ai quelque chose pour toi. "
Joy, curieuse regarda son ami s'approcher d'elle avec ses mains derrière son dos.
" Qu'est-ce que c'est ?
- Kenneth, ton ami de Londres est venu me voir il y a trois semaines.
- Je sais, lui répondit alors Joy, il me l'a dit. Le pauvre n'a pas osé venir me déranger. J'étais alors chez mon père.
- Il m'a apporté ceci. Et, il m'a demandé de te le remettre en mains propres, il a pensé que ça te ferait plaisir. "
Largo lui donna alors un magnifique carrousel.
" Il a appartenu à Beth. Ta mère. Kenneth a pensé que ça te revenait de droit. "
La jeune femme, comme hypnotisée, prit l'objet des mains de son ami, et le regarda, fascinée. Le souvenir de cette magnifique journée d'automne où elle avait été en parfaite harmonie avec sa véritable mère, dans ce manège, lui revint en mémoire. C'est Beth qui lui avait offert cet objet … Elle eu soudain les larmes aux yeux.
" Oh, Largo, merci. Merci beaucoup ! Si tu savais à quel point ça me touche. "
Joy s'approcha de lui, et carressa sa joue. Celui-ci, essuya une larme qui menaçait de couler dans son cou, se pencha lentement, hésita quelques secondes, mais devant le regard de son amie, il ne put résister, et il échangea un tendre baiser avec elle. Quand le baiser se fit plus passionné, Joy arrêta tout, et s'éloigna de lui.
" Joy …
- Tu n'aurais pas dû faire ça, dit la jeune femme d'un ton fatigué. "
C'était inévitable, la discussion à propos d'eux allait recommencer, et elle ne savait pas si elle prête à ça. Pas après tout ce qu'elle avait vécu les dernières semaines.
" Je n'aurais pas dû ? Mais, c'est toi qui as commencé ! "
Joy lui lança un regard noir.
" Je n'ai rien commencé du tout Largo ! dit-elle.
- Non, c'est ça. C'est toujours de ma faute, bien entendu. "
Largo commençait à sentir la moutarde lui monter au nez.
" Mais c'est ta faute ! ajouta Joy. Tu m'as embrassé ! Tu sais ce que …
- Je sais, je sais, la coupa alors Largo. C'est toujours comme ça quand nous partageons un moment d'affection, tu te braques, et tu recules.
- Je ne recule pas, mais …
- Mais, quoi ? soupira Largo toute colère l'ayant abandonné. Tu sais les sentiments que j'éprouve, j'ai toujours été franc avec toi.
- Mais moi aussi ! fit Joy. Je te l'ai toujours dit que je ne voulais pas mélanger le boulot et …
- Oui, et je te comprends, mais … Ah, et puis laisse tomber, ajouta Largo désabusé en s'éloignant vers la terrasse, on ne s'en sortira jamais ! "
Après avoir déposé le carrousel sur la table basse du salon de Largo, Joy s'approcha doucement de lui et alla se positionner à ses côtés. Les deux jeunes gens regardèrent un moment la ville de New York. Muets et songeurs. N'en pouvant plus de ce silence, la jeune femme reprit la parole.
" Largo.
- Qu'est-ce qu'il y a ? " lui demanda alors son patron qui regardait, d'un air absent, un gratte-ciel se dressant devant lui.
La jeune femme le prit par le bras, pour le faire tourner vers elle.
" Regarde-moi s'il te plaît.
- Voilà, je te regarde. Alors ? fit le jeune homme un peu brusquement.
- Je suis désolée. Vraiment. Après le baiser que nous avons échangé chez Beth, je … enfin, j'y ai beaucoup pensé.
- Moi aussi Joy. Je ne savais pas quoi en penser d'ailleurs.
- Ce fut assez confus pour moi aussi, et après il est arrivé tout ça, et … Enfin, bref, je ne suis pas très bonne quand les sentiments entrent en jeu. Je te l'ai souvent dit d'ailleurs.
- Mais je tiens énormément à toi, et je ne voudrais pas te perdre.
- C'est ce qui risquerait d'arriver si nous faisions évoluer à nouveau notre relation, pour le moment du moins, et ça je ne me le pardonnerais jamais. Je veux être là, bien te protéger, faire tout en mon possible pour t'aider du mieux que je le peux. Ca serait impossible si, enfin tu comprends … "
Elle fit une légère pause.
" Je sais que ce n'est pas toujours facile de me cotoyer, je suis compliquée, bornée …
- Et très efficace, lui dit alors Largo. Tu es la meilleure, ma meilleure. "
Les yeux de la jeune femme pétillèrent. Largo et Joy se sourirent alors.
" Dis-moi seulement qu'un jour nous arriverons à nous retrouver.
- Un jour, ajouta Joy, en lui prenant la main. Dis donc, sourit-elle, changeant de sujet, c'est ton estomac qui fait tout ce bruit ?
- Oui, j'ai une faim de loup ! Je vous invite à dîner gente dame ?
- Avec plaisir cher monsieur.
- Alors allons-y. Je connais un petit resto italien génial. "
Les deux jeunes gens sortirent alors de l'appartement de Largo en riant. Un léger vent se leva au dehors, et le carrousel se mit à tourner, faisant entendre une douce musique. Le signe de l'au-delà que Joy attendait ?
Peut-être.

The End