Combien de temps ? Vingt minutes ? Une demi-heure ? Plus ?
Il avait du mal à jauger le temps qui s'écoulait, les minutes
pouvaient passer trop lentement ou au contraire à un rythme frénétique.
Impossible de savoir. Il n'avait pas peur, ce genre de situations étaient
récurrentes dans sa vie. Mais il se posait des milliers de questions
à la fois : où était-il ? Qui l'avait enlevé ? Quelles
étaient leurs intentions ? Et Joy ! Elle était avec lui, que lui
était-il arrivé ?
" Joy tu es là ? " tenta-t-il.
Aucune réponse. Attaché à une chaise, il ne pouvait ni
bouger les mains, ni les jambes. Il portait un bandeau noir autour des yeux,
qui lui masquait la vue. Il prêta l'oreille, espérant distinguer
quelque chose, une présence, une indication sur son lieu de séquestration.
Il finit par percevoir le son d'une goutte d'eau qui tombait, apparemment dans
un lavabo, lentement, avec la précision d'un métronome. L'air
était pesant, la pièce sentait le renfermé et l'humidité.
Un immeuble insalubre ? Abandonné ?
Un claquement le fit sursauter, le tirant violemment de la courte quiétude
qui l'avait enveloppé dans l'attente. On ouvrait une serrure. La porte
grinça. Un filet de lumière blanche s'introduisit dans la pièce,
qu'il pouvait percevoir à travers les mailles du bandeau. La porte se
referma presque aussitôt, dans le même fracas métallique.
Son geôlier fit quelques pas. Au son familier des talons percutant le
sol, Largo devina qu'il s'agissait là d'une femme. Elle s'approcha encore
et il sentit sa présence à quelques centimètres de lui.
Aveugle, il ne put que tenter de la deviner. Un parfum épicé,
une respiration calme et régulière. Qui était-elle ? Pourquoi
cet enlèvement ?
" Bonjour Largo. "
Une voix de brune. Plutôt douce, sensuelle. Un timbre assuré ne
souffrant d'aucun tremblement.
" Je m'appelle Rosannah. Et nous allons passer quelques temps ensemble.
"
Son nom ne lui dit rien. Sa voix, bien qu'envoûtante et profonde, presque
hypnotique, ne lui rappelait personne.
" Nous ne nous sommes jamais rencontrés ? " s'enquit-il.
Rosannah émit un petit rire. Un son assez aigu, ravalé. Pas très
sain à la réflexion.
" Non jamais. C'est heureux mon cher Largo, vous ignorez qui je suis, et
tant que vous conserverez ce bandeau sur les yeux, vous ne le saurez jamais.
Ce qui me permettra de vous relâcher quand j'aurais obtenu ce que je veux.
- Me relâcher ? ironisa Largo. Et je suis censé le croire ?
- Je n'ai aucune raison de vous tuer pour l'instant. "
Rosannah l'avait dit avec une certaine légèreté.
" Alors que voulez-vous ?
- De l'argent, répliqua-t-elle du tac au tac. Pour quelle autre raison
vous aurais-je enlevé mon cher ? "
Elle parut se faire une réflexion qui l'amusait et étouffa un
léger grondement ironique.
" Maintenant que je vous regarde, j'imagine plusieurs autres raisons ...
" dit-elle sur un ton concupiscent.
Largo ressentit une vague de dégoût et le lui fit savoir.
" Je n'ai pas autant d'imagination que vous. Où est Joy ? "
De nouveaux claquements de talons sur le sol. Rosannah s'était légèrement
éloignée.
" Je suppose que " Joy " est la petite brunette qui vous accompagnait
dans la voiture ?
- Qu'avez-vous fait d'elle ?
- Je l'ai laissée aux bons soins de mon ami Patrick. C'est un esthète
vous savez, il sait apprécier les jolies femmes ... Après, je
ne sais pas s'il les traite bien ... Mais enfin, elle se trouve à quelques
pièces d'ici, si elle se met à hurler, vous l'entendrez certainement.
- S'il lui est fait le moindre mal ...
- Chut ... murmura-t-elle. Pas de menace, mon cher, pas tout de suite. Nous
avons bien le temps pour ça. Votre amie m'a mise très en colère.
Quand nous avons intercepté votre voiture, elle ... "
Rosannah fit une légère pause et lorsqu'elle haussa de nouveau
la voix, son ton avait changé, il était grave, menaçant.
Hystérique.
" C'était la seule faille de mon plan. Je pensais que vous étiez
accompagné par une petite minette que vous sortiez ... Comment aurais-je
pu deviner les talents cachés de votre amie la brunette ? Elle a tué
deux de mes hommes. "
La femme se mit à tourner en rond, son souffle se saccadait. Elle était
visiblement nerveuse.
" Des partenaires de longue date, auxquels j'étais très attachée
voyez-vous. Je suis très désappointée. J'avoue avoir eu
une envie folle de lui exploser le crâne quand nous avons réussi
à la maîtriser. Et puis une petite voix dans ma tête m'a
soufflé qu'elle pourrait m'être utile, ne serait-ce que pour faire
pression sur vous et obtenir ce que je veux. Sauf, que je suis toujours extrêmement
désappointée, et que ma soif d'exécuter cette petite garce
n'a pas été rassasiée. Si vous m'énervez, Monsieur
Winch, je me ferai un plaisir de l'éliminer. "
Largo respira difficilement. Rosannah avait l'air particulièrement dangereuse,
d'autant plus qu'elle semblait totalement névrosée.
" S'il ne lui arrive rien, je serai coopératif, mentit-il.
- Ravie de le savoir. Je dirai à Patrick de ne pas trop l'amocher.
- Ne lui faites aucun mal ! protesta Largo.
- Désolée, trop tard pour ça. "
D'autres claquements de talons. La porte coulissante émit son grincement
métallique.
" Je reviendrai. A bientôt Largo. "
Une journée s'était passée, ainsi qu'une nuit, peut-être
deux. Largo n'y distinguait plus rien, il ne voyait qu'obscurité. Même
si on lui avait retiré ce bandeau synthétique qui grattait ses
paupières, il n'y aurait rien vu. Il ne sentait aucune clarté
émerger de sa geôle, à aucun moment : une pièce ténébreuse
et sans fenêtre.
L'endroit était désert. Rosannah n'était pas reparue. Un
vigile passait ses nuits et journées dans l'immeuble, il entendait parfois
son pas lourd, gravir les escaliers, passer près de la porte coulissante
qui le retenait prisonnier et continuer son chemin pour visiter l'autre cellule.
Là, il percevait parfois des rires du vigile, d'autres fois des gémissements
plaintifs ou des cris aigus, pareils aux plaintes d'un petit animal blessé.
Il préférait faire la sourde oreille. Jamais, à aucun moment,
il ne s'était dit " c'est elle qui crie, là. ", ça
lui aurait fait péter les plombs. Faire l'autruche était plus
simple, Joy n'était pas là, elle était à l'abri,
loin, et lui seul avait des ennuis.
Et d'autres cris résonnaient.
" Kerensky et Simon vont arriver ... " se répétait-il,
plusieurs fois par jour, plusieurs fois par heure.
Il y croyait sincèrement, il était confiant, il savait qu'il allait
s'en sortir comme il se sortait toujours de tout.
Pourtant une volute d'angoisse semblait se former tout autour de lui et s'imprégner
dans sa peau, et dans ses veines. Le pouvoir de l'imagination. Privé
de son sens le plus essentiel, la vue, immobilisé, et ne pouvant se fier
qu'à ce qu'il entendait, une panique insondable s'insinuait progressivement
en lui. Comment interpréter les bruits qu'il entendait ? Le couinement
d'un rat ou une voix folle qui lui murmurait flots d'insanités pour le
perdre en des méandres labyrinthiques ? Le souffle du vent ou la respiration
rauque et sifflante d'un monstre tapi dans l'ombre prêt à s'en
prendre à lui pour lui arracher le cur ?
Les cris de cette femme. Sont-ce des pleurs ? Des soupirs ? De la douleur ou
de la peur ? Que lui faisait-on pour qu'il entende ce son-là, à
ce moment-là ? Imaginait-il pire que ce qu'il lui arrivait ou au contraire
se trouvait-il loin du compte ?
L'imagination peut avoir un pouvoir destructeur. N'ayant plus contact avec la
réalité, il ne pouvait plus se fier qu'à elle. Mais elle
le trompait et le manipulait tout en étant son unique moyen de savoir,
de contrôler son destin. Il devait comprendre ce qu'il se passait autour
de lui.
Mais comprenait-il mieux la fiction ou la réalité ?
Ses pensées l'embourbaient. Il ne comprit pas tout de suite que le grincement
de la porte coulissante était le signal d'une nouvelle visite. Les claquements
de talons sur le sol froid le rappelèrent à l'ordre.
" Bonsoir Largo. Votre séjour parmi nous n'est pas trop pénible
j'espère ? retentit la voix de Rosannah.
- Laissez-la partir. "
C'était tout ce qu'il avait trouvé à dire. Il en avait
entendu beaucoup trop pour continuer à le supporter longtemps.
" Nous verrons, nous verrons ... Je suis ici pour parler affaires avec
vous, Largo.
- Vous ne vous en sortirez jamais, même si je vous donne ce que vous voulez,
on vous retrouvera. "
Rosannah poussa un soupir d'impatience et se dressa devant lui de toute sa hauteur.
Son odeur épicée lui parvint aux narines.
" Vous êtes très mauvais négociateur Largo. J'ai le
regret de vous annoncer qu'il va vous falloir être très gentil
avec moi si vous voulez que tous deux ressortions gagnants de cette histoire.
Voyez-vous, j'ai été contactée depuis votre disparition.
Oh, votre enlèvement a provoqué pas mal de remous, je ne sais
pas si vous êtes au courant de votre pareille notoriété,
mais vous faites la une des tous les journaux. Sans parler de CBS et de Fox
News qui font leur pain sur le pauvre sort du bel aventurier milliardaire mystérieusement
volatilisé. J'ai notamment été approchée par certaines
personnes, qui voudraient que je vous vende. Intéressant non ? Moi, tout
ce que je veux de vous, c'est de l'argent, mais je n'avais jamais envisagé
toutes les possibilités de la position dans laquelle vous vous trouvez.
Certains veulent le contrôle de votre Compagnie, d'autres veulent votre
perte. Certains même rêvent juste de vous voir pendu au bout d'une
corde. Que d'admirateurs ! Et toutes ces charmantes personnes me proposent des
sommes rondelettes pour que je vous confie à leurs bons soins. J'ai eu
plusieurs appels d'offres et les enchères montent ... Alors avant d'accepter
un marché, je voulais savoir ce que vous aviez à me proposer ...
- Vous êtes folle à lier. "
Il la sentit se pencher au-dessus de lui. Ses cheveux longs et soyeux, frôlèrent
son visage.
" Attention Largo. Si vous n'êtes pas gentil avec moi, il nous sera
difficile de parvenir à un accord satisfaisant. Moi je veux bien me contenter
de vous prendre une fortune considérable, et de vous laisser vaquer à
vos occupations. Après tout, il n'y a que l'argent qui m'intéresse.
Je n'avais pas pour projet de départ de vous éliminer. En échange,
vous devez me convaincre. "
Rosannah laissa ses mains parcourir le visage de Largo. Son pouce tiède
effleura ses lèvres.
" Je vois un bel argument immédiat pour traiter de préférence
avec toi, Largo.
- Vous aurez l'argent que vous voulez, mais libérez-la, poursuivit Largo,
passant outre.
- Ca c'est impossible. Si je la libérais maintenant, on pourrait remonter
ma trace. Vous partirez ensemble, quand j'aurai eu mon fric.
- Alors arrêtez de lui faire tout ça ... "
Rosannah expira longuement, son souffle chaud caressa la peau de Largo. Puis
elle s'assit à califourchon au-dessus de lui, calant son bassin contre
le sien. L'une de ses mains continuait à explorer les traits de son visage,
tandis que son autre main se glissait sous sa chemise pour y deviner ses pectoraux.
" C'est si important que ça pour toi, que Patrick cesse de la toucher
? susurra-t-elle, prenant un plaisir manifeste à exploiter la situation.
- Il ne doit plus l'approcher.
- Si je t'accorde cette petite faveur, tu te montreras ... coopératif
? "
Largo déglutit avec difficulté. Cette femme le dégoûtait,
il n'avait qu'une envie, lui sauter à la gorge pour l'étriper.
" Tu entends ? insista-t-elle comme pour mieux le convaincre. Ses hurlements
? C'est harmonieux tu ne trouves pas ? Ses cris sont rauques, ils viennent du
plus profond de la gorge, sans doute parce qu'elle doit tout faire pour les
retenir. Au début elle y arrivait, mais il est des moments où
la douleur devient tellement insupportable qu'on souhaiterait mourir. Je crois
qu'elle hurle pour que la mort vienne plus vite la chercher ... "
Un étau d'angoisse enserra le cur de Largo. Il ne pouvait plus
supporter d'entendre. D'entendre et d'imaginer.
" Vous aurez tout ce que vous voulez. " articula-t-il finalement.
Rosannah émit un petit soupir de satisfaction et ses lèvres prirent
l'assaut de celles de Largo, venant les mordiller. Il eut un mouvement de recul.
" Je veux une garantie, maintenant. "
Rosannah ne lui répondit que par une série de soupirs saccadés.
Elle semblait très excitée. Elle se leva brusquement et ses talons
claquèrent avec rapidité sur le sol. La porte coulissante s'ouvrit
en grand, d'un geste sec. Elle hurla au dénommé Patrick de venir
dans la seconde. Les pas lourds du vigile se firent entendre dans le couloir,
jusqu'à devenir de plus en plus proches. Largo reconnut le cliquetis
familier du chien d'un revolver. La voix grave du dénommé Patrick
retentit.
" Qu'est-ce qui ... ? "
Il n'eut pas le temps de poursuivre sa phrase. Trois coups de feu furent tirés.
Le bruit de son corps sans vie retombant lourdement sur le sol parut comme étouffer
les trois percutantes détonations. La porte coulissante se referma.
" Voilà, ta copine ne recevra plus aucune visite de Patrick, ni
d'aucun autre. Satisfait ? "
Largo ne répondit rien, horrifié par la noirceur de la femme au
parfum épicé qui le tenait en son pouvoir. Il l'entendit retirer
ses talons aiguilles bientôt rejoints sur le sol par les soupirs des étoffes
qui glissaient sur elle. Ses pieds foulèrent le sol froid presque sans
bruit puis elle se rassit sur lui, entourant sa nuque de ses deux bras nus.
Sa bouche trouva la sienne et elle entrouvrit ses lèvres pour laisser
sa langue l'explorer. Il se laissa faire, tentant d'oublier la répulsion
qu'il éprouvait à sentir ses lèvres ou sa peau sur lui.
Elle défit un à un les boutons de sa chemise et lui murmura "
tu n'as qu'à t'imaginer que je suis elle ... " tandis que ses mains
prenaient le chemin de son pantalon.
Après, Rosannah s'en était allée, disant qu'elle devait
prendre certaines dispositions. Sans doute ouvrir un compte en banque dans un
paradis fiscal peu regardant sur la clientèle où elle lui ferait
transférer l'argent. Largo ne savait pas si elle tiendrait sa promesse,
à savoir les laisser partir Joy et lui, mais ça lui était
complètement égal. Quoiqu'il arrive, il ne mourrait pas avant
de l'avoir retrouvée et tuée.
Il fit le vide dans son esprit, se disant qu'il n'avait pas eu le choix. Il
pensait à Joy, dont il n'entendait plus les hurlements et se rassurait.
Il avait fait ce qu'il fallait. Il se persuadait même que tout irait bien,
que rien de pire ne pouvait arriver et se surprenait à sourire, songeant
que d'ici quelques heures, il aurait quitté cette chambre noire, emmenant
Joy avec lui, très loin.
Son précieux et fugace instant de sérénité vola
en éclats.
La porte coulissante claqua contre le mur, deux bruits de pas, distincts et
précipités, résonnèrent. Il reconnut le claquement
familier des talons de Rosannah. L'autre personne se laissait traîner
et fut jetée sans ménagement sur le sol froid et humide.
" Largo ... " retentit la voix tremblante de Joy.
Son cur fit un bond dans sa poitrine. Il ne l'avait jamais entendue parler
comme ça. Cette manière qu'elle avait eue de prononcer son nom,
mêlée d'inquiétude et d'épuisement, implorante et
déchirante, lui arracha le cur. Le cliquetis du chien d'un revolver.
Rosannah semblait la menacer, sûrement pour qu'elle ne fasse pas un geste
vers lui.
" Je suis très déçue Largo. Notre petit arrangement
va malheureusement tomber à l'eau ... grinça la voix déformée
de Rosannah, qui persiflait, apparemment bouillonnante de rage. Vos employés
sont sur ma trace, ils ne vont pas tarder à arriver. "
Largo respirait avec difficultés. Il avait toujours su que Simon et Kerensky
allaient finir par les retrouver, mais pour l'heure, Rosannah demeurait la maîtresse
du jeu.
" Vous devriez fuir maintenant si vous voulez rester libre ... tenta-t-il,
la voix étouffée.
- C'est ce que je compte faire. Mais avant, je tiens à vous faire un
petit cadeau. "
Le claquement des talons se précipita vers lui et ses mains devenues
froides retirèrent d'un geste sec le bandeau qui lui couvrait la vue.
Largo cligna des yeux et mit un moment avant de réhabituer sa vision,
même dans la pénombre. Il aperçut Rosannah debout devant
lui, grande et élancée, très belle. Des lèvres rouges
et pulpeuses, de longues boucles brunes ravissant des épaules fines.
Ses yeux ne reflétaient rien, pas la moindre parcelle d'humanité.
Elle n'avait pas d'âme.
Son revolver était tendu vers Joy, allongée sur le sol, qui tentait
de se redresser sans en avoir la force. Ses vêtements étaient déchirés
et défaits, tâchés de sang. Elle était grièvement
blessée. Il n'eut pas le temps de distinguer tout ce qu'il lui avait
été fait, seules quelques plaies béantes et évidentes
lui sautèrent aux yeux, et des brûlures de cigarettes sur ses mains
et avants-bras. Son visage terrifié finit par envahir la vision que Largo
venait de recouvrer. Dans son regard terne ne brillait plus la moindre flamme.
" Mon dernier petit cadeau, Largo, profitez-en. Vous pouvez la voir une
dernière fois avant que je ne la tue.
- Arrêtez, ne faites pas ça ! Je ferai de vous une femme immensément
riche, je vous couvrirai, la police ne vous retrouvera jamais !
- Proposition intéressante. Mais qui vient trop tard. "
Le coup partit aussitôt, accompagnant sa dernière syllabe. Largo
hurla, impuissant. Sa douleur était si dense qu'aucune larme n'aurait
pu la matérialiser. Sa rage fit bouillir son sang dans ses veines, il
se sentait hors de lui-même, tirant sur ses liens à lacérer
sa peau pour aller vers elle, essayer de sentir un souffle de vie dans ce corps
inerte qui gisait à ses pieds. La balle, tirée en pleine tête,
à bout portant, lui avait ravagé la moitié du visage. Le
sang épais et rouge foncé coulait abondamment sur le sol gris.
Elle n'était plus qu'un cadavre.
Largo n'avait qu'une envie, se détacher pour tuer Rosannah, pour la massacrer.
Celle-ci souriait.
" Je me demande ce qui serait le plus amusant. Vous exploser le crâne
à votre tour, ou vous laisser vivre avec ça.
- Je vous tuerai ! Je vous tuerai ! " hurla Largo, rendu fou par cette
violence.
Rosannah inclina la tête.
" Cruelle ironie. Vous venez de sceller vous-même votre destin. "
" Rosannah ? Rosannah ? "
La tête de Madame Rosenberg apparut par l'encoignure de la porte. Rosannah,
sa longue chevelure bouclée retenue en un chignon ordonné et sophistiqué,
tourna la tête pour faire signe à sa charmante et vieille voisine
d'entrer.
" Je ne vous dérange pas mon enfant ? demanda la vieille dame.
- Mais bien sûr que non ! sourit à pleine bouche Rosannah. Moi
qui viens d'emménager dans ce quartier si mignon, c'est un plaisir de
rencontrer mes nouveaux voisins. "
Rosannah essuya sur son tablier rose de cuisinière ses mains pleines
de la farine qu'elle triturait pour fabriquer de la pâte à tarte.
Elle enfila un gant et ouvrit son four pour en sortir une tarte tatin encore
fumante.
" Vous en voulez une part Madame Rosenberg ? proposa-t-elle. Je viens de
la faire.
- Avec plaisir, mon enfant. "
La gentille vieille dame s'installa à la table de la cuisine tandis que
Rosannah lui coupait une part de gâteau. Puis elle s'assit à l'autre
bout de la table et commença à éplucher des pommes bien
rouges et juteuses.
" Hmmm elle est délicieuse ... dit Madame Rosenberg. Vous avez de
réels talents de cuisinière Rosannah !
- Vous seriez surprise de savoir quels sont tous mes talents ... répondit
Rosannah sur un ton légèrement sardonique que la vieille voisine
ne perçut pas.
- Vous savez, vous devriez venir cuisiner pour nous, le dimanche, après
la réunion à l'Église du quartier. Et comme ça vous
pourrez rencontrer le plus de monde possible et vous faire de nouveaux amis.
- Avec plaisir.
- Au fait d'où venez vous déjà ?
- De New York.
- Oh vous avez bien fait de venir ici ... soupira la vieille Madame Rosenberg.
Ces grandes villes métropolitaines ... Elles sont si sauvages et violentes
...
- Je ne vous le fais pas dire. "
Rosannah jeta les épluchures rouges des pommes sur un vieux journal trônant
sur son plan de travail. C'était un numéro du " Sun ",
datant de deux semaines. A la une, le quotidien annonçait la découverte
des cadavres de Largo Winch et de son garde du corps.
Fin (sadique, gnia gnia gnia ... )