JULES ET JIM

Lucie

***


Le bunker 10h00.

Largo commençait à bouillir. Joy et Simon n'étaient toujours pas arrivés alors qu'il avait demandé à toute son équipe d'être présente de bonne heure pour préparer leur prochain déplacement en Asie. De la part de Simon encore, il avait l'habitude, mais que penser de l'attitude de Joy !

Il avait remarqué de subtils changements chez Joy depuis quelques temps. Et maintenant qu'il y pensait, il lui semblait que ça datait de ce petit baiser qu'elle avait donné à Simon et qu'il avait surpris. Elle d'habitude si maîtresse d'elle-même, si mesurée, semblait s'être épanouie telle un papillon sorti de sa chrysalide : elle riait plus facilement, s'habillait de façon un rien plus féminine, avait changé de coiffure. Plus encore qu'auparavant, il émanait d'elle une aura et une sensualité envoûtantes. Il se rendait compte qu'il était littéralement tombé sous le charme et il était malheureux dès que son sourire lumineux n'était plus dans les parages.
Pourtant, avec rage, il constatait que c'était à Simon que s'adressaient le plus fréquemment ses sourires.

D'ailleurs Simon aussi avait changé. A sa manière c'était tout aussi radical. Il était devenu plus ponctuel (encore que ce matin était un mauvais exemple). Il avait fait des efforts vestimentaires et arborait moins souvent ses tenues excentriques dégotées on ne sait où. Et puis surtout, il ne parlait plus de ses conquêtes féminines ! Il semblait bien que depuis plusieurs semaines il ne soit plus sorti avec une seule fille. Pour qui connaissait le loustic c'était exceptionnel.

Tout d'abord intrigué, Largo s'était posé des questions. Il était dérouté par l'attitude de Simon qui ne lui confiait plus rien, lui pourtant son confident habituel. C'est tout juste s'il le voyait de temps en temps en-dehors du bunker et de leurs allées et venues professionnelles. La veille au soir encore, alors qu'il lui proposait une petite virée à deux, Simon d'un air embarrassé lui avait déclaré qu'il était déjà pris et même s'il s'était empressé de lui proposer de sortir un autre soir, Largo avait bien senti la gène de son copain.
Il avait alors fait la même proposition à Joy et avait obtenu la même réaction. De là à penser qu'ils s'étaient réservés une soirée en amoureux, il n'y avait qu'un pas que Largo avait franchi allègrement.

D'autant plus qu'il n'avait pas été sans remarquer leur comportement ces derniers temps. Ils essayaient d'être discrets mais il les surveillait du coin de œil. Il avait vu les frôlements furtifs, les sourires entendus, les mains qui s'attardaient sur une épaule ou autour de la taille. Ils continuaient à s'envoyer de piques mais Largo avait l'impression que c'était plus pour donner le change que pour se taquiner réellement. Bref il était évident qu'une nouvelle complicité s'était installée entre eux. Une complicité dont il se sentait exclu.

Après une soirée en solitaire à ronger son frein et une très mauvaise nuit pleine de cauchemars et de visions où il imaginait Simon et Joy enlacés, Largo s'était levé d'une humeur massacrante. A six heures, il quittait son appartement pour aller faire un tour à l'extérieur. Il avait besoin de prendre l'air. Pourtant, en passant devant chez Simon, il s'arrêta. Il était pris d'un besoin de vérifier si son ami était chez lui. Il frappa à la porte et comme il n'obtenait pas de réponse, il entra. Il fit le tour de l'appartement en commençant par la chambre : pas trace de Simon, le lit n'était même pas défait ! Mais, alors qu'il s'apprêtait à ressortir, il tomba en arrêt devant un bijou posé sur un guéridon près de l'entrée. Il s'agissait d'un très beau camée monté en bague. Il avait déjà remarqué ce bijou auparavant : il appartenait à Joy et elle y tenait beaucoup, il le savait. Il eût l'impression que son cœur cessait de battre : Joy avait dû l'oublier chez Simon mais pourquoi avait-elle ôté cette bague chez lui ?

Il ne s'attarda pas plus longtemps.

Un peu plus loin, c'était l'appartement de Joy. Il s'arrêta devant la porte et hésita. Mais ce qu'il pouvait se permettre avec Simon, il n'osait pas le faire avec Joy. Il continua donc son chemin vers les ascenseurs. Mais dans son esprit plus aucun doute : Joy et Simon avaient passé la nuit ensemble et ce n'était sans doute pas la première.
Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il se sentait angoissé, oppressé comme si on lui broyait la poitrine. L'air frais du dehors, dans ce petit matin humide de novembre lui fit un peu de bien. Il marcha au hasard pendant près de deux heures dans la ville qui s'éveillait. Mais il ne réussit pas à s'arracher à ses pensées obsédantes.
Quand il revint à son point de départ, il avait l'impression que son malaise s'était encore accentué. Plus il ressassait son amertume, plus il s'échauffait, reprochant à l'une son manque de discernement pour s'amouracher d'un va-nu-pieds comme Simon et à l'autre sa traîtrise à son égard.

Avant de se rendre au bunker, il remonta chez lui pour se servir un grand verre de whisky. Il n'avait pas l'habitude de boire de l'alcool dès le matin (no milk today ... !) mais il avait l'impression que cela l'aiderait à se détendre et à desserrer l'étau qui lui enserrait la poitrine.

Lorsqu'il redescendit dans leur repaire souterrain, seul Kerensky était là. Toujours fidèle au poste. Imperturbable, il dût essuyer les réflexions acerbes de Largo chez qui, plus l'heure avançait plus le degré d'alcoolémie et la fureur montaient.
Georgi profita d'une absence de Largo parti boire un nouveau remontant, pour appeler chez Simon. Sans succès. Il essaya alors chez Joy. Elle décrocha.

- " Joy qu'est-ce que tu fous ? "

- " Je ne me suis pas réveillée ce matin " .

- " Je te conseille de te dépêcher. Largo est de très sale humeur aujourd'hui " .

- " J'arrive dès que je suis prête "

- " oh, Joy ? "

- " oui ? "

- " Si tu as Simon sous la main, c'est valable aussi pour lui ! "


Appartement de Joy. 10 H 30


Joy raccrocha, un sourire aux lèvres.

- " c'était qui ? " lui demanda Simon en sortant de la douche en peignoir, ses cheveux bouclés encore tout humides

- " c'était Kerensky. Il nous conseille de nous presser parce que Largo n'est pas d'humeur folichonne "

- " Nous ? Comment a-t-il deviné ? "

- " Oh tu crois que c'était très discret nous deux ces derniers temps ? "

Simon rigola.

- " Non évidemment. Si on voulait que Largo s'en rende compte ... Alors une fine mouche comme Kerensky. Et tu crois qu'il a compris où on voulait en venir ? "

- " J'en suis presque sûre oui "


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Tout avait commencé un mois auparavant. Ce jour-là les quatre amis étaient réunis dans le bunker et la conversation tournait autour de Carolyn, la dernière conquête de Largo .

- " Est-ce que tu vas l'emmener à L. A. ? "

- " Oui. J'espère bien que les négociations pour ce contrat nous laisseront un peu de temps à nous . En tout cas je compte bien lui faire visiter le coin "

Simon rigola

- " Ah sacré Largo. Toujours aussi acharné au boulot ! "

- " Ca te va bien de dire ça. C'est vraiment le chaudron qui se fout de la marmite ! Bon les gars, je vous dis à dans trois jours. D'ici là soyez sage. "

Kerensky intervint :

- " Tu repasses par ton bureau Largo ? "

- " Oui "

- " Dans ce cas je vais avec toi si tu veux bien. Je vais regarder le problème que tu m'as signalé sur ton P.C. "

- " OK "

Ils sortirent tous les deux du bunker laissant Joy et Simon en tête à tête.
Simon observait Joy qui depuis un bon moment n'avait pas ouvert la bouche.

- " Qu'est-ce qui ne va pas Joy ? "

Joy prit une grande inspiration et dit :

- " Rien Simon. tout va très bien. "

- " Tu ne me la feras pas à moi. Je te connais bien Joy "

- " Laisse moi tranquille Simon "

Joy baissait la tête et Simon vit des larmes qui perlaient au bout de ses long cils. Il fallait vraiment qu'elle aille mal pour se laisser aller ainsi ! Il eût le coeur serré. Il passa un bras autour de ses épaules.

- " C'est à cause de Largo, c'est ça ? "

- " Mais non qu'est-ce que tu racontes ? "

Mais c'était dit sans grande conviction. Simon entreprit de la consoler.

- " Ecoute Joy : je suis persuadé que c'est toi qu'il aime "

Cela fit sourire la jolie garde du corps.

- " C'est gentil Simon mais c'est pas la peine de te fatiguer. Il ne sait même pas que j'existe. "

- " C'est faux. Il recherche tout le temps ta présence "

- " Ah oui ? Alors c'est sans doute pour ça qu'il n'a pas voulu que je l'accompagne à Los Angeles et qu'il y emmène cette Carolyn ? "

Simon malgré toute sa bonne volonté avait du mal à trouver des arguments. Il faut dire que son copain ne lui facilitait pas la tâche non plus.

Il eut soudain une idée.

- " Tu sais quoi ? Il faudrait que tu lui rendes la monnaie de sa pièce. Rends le jaloux "

- " Jaloux ? mais t'es malade ! Et puis d'abord avec qui ? "

Simon sourit en constatant qu'elle n'avait pas rejeté complètement son idée.

- " Je ne sais pas moi. Trouve toi un beau mec qui accepterait de jouer le rôle de l'amoureux fou. Quelqu'un qui soit suffisamment proche pour que Largo s'en rende compte et qu'il se pose des questions "

Joy le regarda, sceptique .

- " Tu penses à quelqu'un en particulier ? "

Simon la regarda avec un grand sourire.

- " Ben, moi ! "

Joy s'attendait tellement peu à cette réponse qu'elle fut prise d'un énorme fou-rire. Elle en pleurait. Simon, vexé prit une mine boudeuse.

- " Je suis content qu'au moins ça te fasse rire. C'est déjà ça de gagné ! "

Joy voyant la mine de Simon se calma. Elle était désolée de l'avoir blessé.

- " Excuse moi Simon. J'ai ri parce que, comment veux-tu que Largo y croie plus de deux secondes : on n'arrête pas de s'engueuler tous les deux "

- " Et alors, c'est bien connu : les contraires s'attirent. "

Joy le regarda en souriant.

- " Si je n'étais pas amoureuse de Largo, peut-être qu'après tout j'aurais pu tomber amoureuse de toi. Tu sais Simon, quelqu'un m'a dit un jour en parlant de toi que tu étais toujours là quand on avait besoin de toi. C'était vrai. Je te remercie d'être là. "

Et elle lui déposa un baiser sur la joue juste au coin des lèvres.
Ce fut le moment précis que choisit Largo pour rentrer dans le bunker. Il s'arrêta à la porte, interdit, devant le spectacle qu'il voyait : Joy et Simon, assis côte à côte sur la table. Le bras de Simon tendrement passé sur les épaules de sa compagne et celle-ci se tournant pour l'embrasser quasiment sur les lèvres.

A son entrée, ils eurent une expression embarrassée, comme pris en faute. Largo bredouilla

- " Je .. J'ai oublié mes lunettes de soleil "

Simon les attrapa sur le bureau et les lui lança.

- " T'as raison, ce serait dommage d'oublier l'accessoire essentiel du parfait dragueur ! "

Largo le regarda froidement et répondit sèchement

- " Toi tu ferais mieux de commencer à plancher sur le rapport que je t'ai demandé "

Simon se mit au garde à vous et vociféra :

- " OUI CHEF. A VOS ORDRES CHEF "

Largo ne put s'empêcher de sourire en faisant un geste de la main qui voulait dire : laisse tomber. Il sortit du bunker.

Simon et Joy se regardèrent. Simon avait un air triomphant.

- " Tu vois que ça pourrait marcher ! "

Joy avait l'air songeuse

- " effectivement. Il s'est demandé ce qui se passait en tout cas "

- " Alors, on essaye, t'es d'accord ? "

- " Oui, je veux bien. Mais tu ne crois pas que c'est un peu dangereux ? "

Simon la regarda avec de grands yeux.

- " Dangereux ? que veux-tu dire ? "

- " Eh bien Largo et toi vous êtes de vrais amis. Je ne voudrais pas que cette histoire vous fasse du mal à tous les deux. Tu sais ce que la jalousie peut amener à faire... "

Simon souriait.

- " Non, pas de danger. On se connaît et on s'estime trop tous les deux pour qu'une histoire de jalousie puisse nous séparer mon pote et moi. "

Visiblement Joy était sceptique

- " Promets-moi une chose : si cette histoire va trop loin, on arrête tout "

- " Promis ! "

Et c'est ainsi que tout avait commencé. Depuis ils ne perdaient pas une occasion lorsque Largo était dans les parages, de laisser traîner un regard, un sourire, une main à destination de l'autre complice. Visiblement Largo en était plus qu'agacé. Plusieurs fois il s'était mis en colère sans raison contre Joy . Mais c'était Simon surtout qui essuyait sa mauvaise humeur. Tout ce que celui-ci faisait ou disait avait l'air de lui déplaire. Plusieurs fois Joy avait voulu arrêter leur petite comédie mais à chaque fois Simon lui avait fait remarquer qu'ils étaient sur la bonne voie : Largo devait reconnaître qu'il était jaloux, il fallait donc en passer par là.
Toutefois après un mois de ce petit manège, Simon avait décrété que les choses n'allaient pas assez vite. Il décida qu'il fallait frapper un grand coup : faire croire à Largo qu'ils couchaient ensemble. Joy d'abord réticente accepta de jouer le jeu. Ils attendirent le bon moment et c'est ainsi que la veille ils avaient saisi l'occasion lorsque Largo les avait tour à tour invités, pour décliner son invitation et ainsi le persuader qu'ils allaient passer la nuit ensemble.

C'est pourquoi ce matin-là, ils se préparaient tous les deux à affronter la colère de Largo.

 

Le bunker. 10 H 45

La porte s'ouvrit sur Joy et Simon hilares. Simon avait passé un bras autour de la taille de Joy et ils lancèrent un grand SALUT à la cantonade.
Un silence glacial les accueillit.
Largo bras croisés, adossé à la console, les regardait s'avancer l'œil noir et les mâchoires crispées.

- " C'est à cette heure-ci que vous arrivez ! "

Simon, un peu surpris de l'accueil malgré tout, répondit

- " Oh là doucement mon pote. Une panne d'oreiller ça arrive "

- " Oui, toi, ça t'arrive d'ailleurs un peu trop souvent à mon goût. Quant à toi Joy tu ne m'as pas habitué à cela. Que ça ne se reproduise pas "

Les paroles claquaient très sèches.
Joy piquée au vif par la remontrance rosit légèrement et redressa le menton en lui jetant un regard froid.

- " Très bien Largo. Ca ne se renouvellera pas "

Simon commençait à trouver que son copain commençait à se la jouer un peu trop " c'est moi le boss ".

- " Dis donc, ça ne te ferait rien d'être un peu plus aimable avec cette jolie jeune fille qui est ton garde du corps ? "

Largo le regarda, les yeux pleins de rage contenue.

- " Kerensky, Joy. Sortez. J'ai à parler avec Simon "

Joy et Kerensky se regardèrent, surpris et inquiets de la tournure prise par la discussion. Simon croisa le regard affolé de Joy et lui fit un petit sourire pour la rassurer. C'en était trop pour Largo que ce signe complice acheva de mettre en fureur.

Sitôt la porte refermée, il explosa

- " J'en ai plus qu'assez de tes remarques déplacées et de tes petites plaisanteries douteuses. Alors tu la fermes parce que je ne suis pas d'humeur à plaisanter. "

Attaqué violemment de front, Simon ne répliqua pourtant pas tout de suite. Il se rendait compte que Largo n'était pas dans son état normal et ne voulait pas se laisser entraîner vers des paroles et qui sait, des actes, que tous les deux regretteraient par la suite. Il dit calmement.

- " Je vois en effet que tu n'es pas en état de discuter. Je reviendrai quand tu seras calmé. "

Là-dessus il tourna les talons

- " Reste ici, j'ai pas fini ! "

Simon se retourna, étonné par la voix déformée par la rage de Largo.

- " T'as pété les plombs ou quoi. T'es malade, qu'est-ce qui te prends ? "

- " Je te signale que c'est encore moi le patron ici et je ne t'ai pas demandé de partir. "

Simon malgré sa patience commençait à s'énerver lui aussi. Il haussa le ton.

- " D'accord, c'est toi le patron. On ne risque pas de l'oublier ces temps-ci. Mais ça ne te donne pas le droit de nous parler sur ce ton "

A présent les deux amis s'affrontaient les yeux dans les yeux à cinquante centimètres l'un de l'autre. Ils avaient tous deux oublié le point de départ de leur querelle. Simon lui-même ne se rappelait plus pourquoi il avait provoqué Largo pour l'amener dans cet état.
Largo, se mit à hurler :

- " Je prends le ton qui me plaît. Et pour ce qui te concerne, je te rappelle qu'en tant que chef de la sécurité, tu dois être présent quand j'ai besoin de toi "

- " Ah oui ? eh bien puisqu'on en est là, moi je te rappelle que je suis ici essentiellement par amitié pour toi et que je pourrais très bien décider de m'en aller si tu continues comme ça "

- " Si c'est ça, tu peux te barrer tout de suite. Tu sais où est la porte. Je ne te retiens pas. "

Simon blêmit. Il avait l'impression d'avoir reçu un coup de poing en plein coeur. Il fixa Largo et ne le reconnut pas, tellement il était hors de lui. La voix enrouée et légèrement tremblante, il articula :

- " Très bien. Tu ne me le répéteras pas deux fois. J'me tire. "

Là-dessus il ouvrit la porte du bunker à la volée et la fit claquer bruyamment derrière lui.


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Largo resta seul dans le silence du bunker. Brutalement dégrisé, l'abattement succéda à la rage. Il se sentait vidé, épuisé. Il se prit la tête dans les mains pour essayer de réfléchir à ce qui venait de se passer. Mais il n'y arrivait pas, son cerveau refusait de fonctionner. Sans arrêt le visage décomposé de Simon passait et repassait devant ses yeux et il entendait ses propres paroles " tu sais où est la porte " comme un leitmotiv lancinant.

Il n'entendit pas la porte s'ouvrir et sursauta lorsqu'il sentit une main sur son épaule. Il releva la tête, hagard, et vit Joy accompagnée de Kerensky qui le regardaient d'un air inquiet.

- " Largo, qu'est-ce qui s'est passé ? On vient de voir passer Simon comme un somnambule. J'ai essayé de lui parler mais il ne m'a même pas regardée. Qu'est-ce que ... "

Largo s'entendit répondre d'une voix blanche

- " Je viens de le virer "

Joy eût un air horrifié en même temps que les larmes lui montaient aux yeux.

- " Non !! Tu n'as pas pu faire une chose pareille. Pas à Simon !!! "

Alors seulement il réalisa. La réaction de Joy l'obligeait à voir en face ce qu'il refusait d'admettre depuis le départ de Simon : il s'était conduit comme un salaud avec son meilleur copain, son compagnon d'aventures depuis tant d'années ! D'aussi longtemps qu'il s'en souvenait, Simon avait toujours été là pour l'aider et lui remonter le moral dans les sales moments. Il était plus qu'un ami, c'était son frère.
Et lui venait de le chasser, sans même lui donner de raison. Aveuglé par la rage et l'alcool, il avait piétiné leur amitié pourtant sacrée.
Et tout ça pourquoi ? Par jalousie pure et simple. D'un seul coup l'évidence lui apparaissait. Il était fou de jalousie à cause de Joy. Fou au point de s'en prendre à Simon. Il avait voulu l'atteindre, le punir parce qu'il lui prenait la femme qu'il aimait. Mais en quoi était-il coupable ? Si Joy était tombée amoureuse de Simon, il ne pouvait en vouloir qu'à lui-même, qui n'avait jamais rien divulgué de ce qu'il éprouvait pour elle. Il n'avait jamais parlé de ses sentiments profonds, ni à Joy, ni à Simon et c'était tout juste s'il se les était avoués à lui-même. Il savait bien que s'il avait parlé, jamais Simon n'aurait vu Joy autrement que comme une amie ou une deuxième petite sœur.
Et à présent, il avait chassé son meilleur ami et perdu Joy par la même occasion. Les deux êtres qu'il aimait le plus au monde allaient disparaître de sa vie par sa faute !

Il se prit la tête dans les mains désespéré devant un tel gâchis.

- " qu'est-ce que j'ai fait, mais qu'est-ce que j'ai fait ... !! "

Au bout d'un moment, hébété, il releva la tête et vit Joy effondrée, puis Kerensky qui le fixait de son regard dur et froid avec en plus lui sembla-t-il, une nuance de mépris.
Ce fut sans doute ce dernier regard qui le fit réagir. Il se secoua : peut-être n'était-il pas trop tard pour essayer de réparer les dégâts. Il sortit en trombes du bunker et se rua vers les ascenseurs. Dans le même temps, il prit son portable et appela le personnel de la sécurité à l'entrée du bâtiment.

- " Winch à l'appareil. Est-ce que vous avez vu passer M. Ovronnaz ce matin ? "

- " Non M. Winch. Nous ne l'avons pas encore vu aujourd'hui "

Largo poussa un soupir de soulagement.

- " Vous ne devez le laisser sortir sous aucun prétexte, vous m'entendez. Vous utilisez la force s'il le faut. C'est bien compris ? "

- " Oui M. Winch "

Il leur demanda de contacter les vigiles du parking et de leur passer les mêmes consignes. Ainsi même s'ils se croisaient dans les ascenseurs, Simon ne pourrait pas s'en aller avant qu'il ne lui ait parlé.
Il rangeait son portable comme l'ascenseur arrivait à l'étage des appartements privés. Il se précipita hors de la cabine et courut dans le couloir. Il fit irruption chez son ami sans même frapper à la porte.

Simon était dans sa chambre. Le dos tourné, il avait ouvert son sac sur son lit et, rageur, le bourrait de tout ce qui lui tombait sous la main.

- " Simon "

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- " Simon, réponds-moi "

- " fous le camp " dit-il sans même se retourner.

- " regarde-moi au moins "

Pas de réponse. Le jeune homme continuait à bourrer son sac .

- " Je te demande pardon. "

Simon boucla son bagage. Il le prit sur l'épaule et se retournant, voulut sortir de la pièce. Largo lui barrait le passage. Les yeux noirs, brillants de colère, regardèrent le jeune milliardaire.

- " Laisse moi passer. "

- " Non Simon."

Simon regarda Largo d'un air exaspéré.

- " Pousse toi , j't'ai dit. J'ai pas envie de te taper dessus alors ne m'y force pas "

- " Je veux qu'on se parle avant "

- " Qu'on se parle ? Mais il me semble que tu m'as dit tout ce que j'avais à savoir : tu viens de me foutre dehors il n'y a pas dix minutes je te signale "

- " Je sais. Si tu savais ce que je m'en veux de ce que je t'ai dit ! J'ai pas envie que tu t'en ailles "

Simon, profondément blessé, regardait toujours Largo avec rancune. Celui-ci répéta :

- " Je te demande pardon. "

Largo le regardait d'un air tellement malheureux qu'il se sentit fléchir. Mais il ne voulait pas céder si facilement.

- " Si c'est le fric qui te rend comme ça, tu ferais mieux de laisser tomber ton foutu Groupe W tout de suite. Tu deviens infect. "

- " Je reconnais, j'ai été infect. Mais c'est pas une question de fric. Je n'étais pas moi-même ce matin. J'avais bu et puis surtout ... j'étais jaloux "

- " Ouais, ben c'est pas une raison pour ... "

Simon le regarda bouche bée, les yeux écarquillés.

- " Pardon, tu peux me répéter ce que tu viens de dire ? "

Largo baissa la tête et avoua.

- " J'étais malade de jalousie de vous voir ensemble Joy et toi "

- " Tu veux dire que tu étais jaloux parce que tu es amoureux de Joy ? "

- " Oui "

- " Et tu l'aimes depuis longtemps ? "

- " Depuis le début "

Largo avait un air misérable en avouant ce qu'il avait tu pendant si longtemps. Les cernes de fatigue, son teint pâle dus à sa nuit blanche ainsi que ses yeux rougis, lui donnaient une mine épouvantable. Simon eût pitié de son copain. Après tout il était en train de vivre un sérieux chagrin d'amour. Pourtant il ne put s'empêcher de pousser son avantage pour une petite vengeance supplémentaire.

- " Et ... t'es plus jaloux ? si jamais je reste, comment est-ce que tu prendras notre histoire à Joy et à moi ? "

Largo eut l'air encore plus malheureux. Mais il regarda Simon dans les yeux.

- " Ce sera très dur mais je te promets que je ne dirai rien. Je préfère encore te voir avec Joy et savoir que tu la rends heureuse plutôt que de ne plus vous voir l'un et l'autre. "

Simon malgré lui s'attendrit de cette déclaration d'amitié. Il décida de ne pas le faire languir plus longtemps : il attrapa le téléphone et appela Joy sur son portable.

- " Joy, tu peux monter chez moi s'il te plaît ? "

La voix de Joy était complètement affolée.

- " En fait je suis devant ta porte. J'étais morte d'inquiétude. Ca va vous deux ? "

- " Oui, oui. Entre "


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La porte s'ouvrit aussitôt et Joy entra. Il y avait encore des traces de larmes sur son joli visage. Elle s'adressa aussitôt à son patron.

- " Largo, tu ne peux pas renvoyer Simon. Il n'a fait qu'essayer de m'aider. Ne lui en veux pas. Si tu tiens à renvoyer quelqu'un, c'est plutôt à moi de partir.

Simon alla vers elle en souriant et lui passant un bras autour des épaules, l'entraîna vers Largo. Il dit doucement :

- " Hey, t'en fais pas ma belle. Tout est arrangé. Devine ce que Largo vient de me dire. "

- " Je ne sais pas. Qu'il regrettait son attitude envers toi peut-être "

- " Oui ça aussi. Mais surtout il vient de m'avouer qu'il était tout simplement fou amoureux de toi. "

Largo regardait Simon interloqué, se demandant s'il avait perdu l'esprit. Mais lorsqu'il vit Joy, son sourire lumineux aux lèvres (le sourire qu'il aimait tant) venir vers lui et se nicher dans ses bras, il crut que c'était lui qui avait des hallucinations.

- " Alors qu'est-ce que tu attends pour l'embrasser triple buse ! "

Simon avait retrouvé toute sa bonne humeur.Largo se dit qu'il essaierait d'y comprendre quelque chose plus tard et il embrassa passionnément Joy qui répondit à son étreinte. Ils avaient totalement oublié où ils se trouvaient si bien que Simon, goguenard, crut bon de signaler sa présence.

- " Si vous voulez je peux vous laisser ma chambre " dit-il en rigolant.

Joy et Largo un peu gênés, se séparèrent quelque peu. Cela rappela à Largo qu'il ne savait pas le fin mot de l'histoire. Il plissa les yeux, prit un air suspicieux et s'adressa à Simon

- " Dis donc toi, tu n'as pas quelque chose à me raconter ? du style, comment on monte une combine pour y faire tomber son copain Largo ? "

- " Avoue que tu ne t'en plains pas trop de ma petite combine "

- " J'avoue. " dit Largo en riant.

Et ils lui racontèrent tout. De l'origine de leur plan jusqu'à l'épilogue du matin.
Largo n'en revenait pas. D'être tombé dans ce piège grossier tout d'abord. Et aussi de cette nouvelle preuve d'amitié de Simon vis-à-vis de lui. Il en avait la gorge nouée d'émotion.

- " Ne me dis pas que tu n'as eu aucune copine depuis tout ce temps ? "

Il essayait de blaguer pour dissiper son émotion. Joy sourit et confirma :

- " Eh si, je suis témoin de son abnégation. Et crois moi, tu aurais eu affaire à moi si les choses ne s'étaient pas arrangées.

Simon sourit en regardant affectueusement Largo qui visiblement était très mal à l'aise.

- " C'est rien. Je lui pardonne. Mais c'est bien parce qu'il est amoureux de toi. Sinon, je crois que je lui aurais cassé la figure avec plaisir "

Largo le regarda, très grave.

- " Merci vieux frère. "



Limousine - 21 H 00


Joy et Largo étaient confortablement installés à l'arrière de la limousine du jeune milliardaire.
Après le joyeux épilogue du matin, ils avaient passé le reste de la journée ensemble tous les deux dans l'appartement de Largo à se dévoiler l'un à l'autre (à prendre dans le sens que vous désirez). Le soir ils étaient passés au bunker pour dire au-revoir à Simon et Kerensky avant de sortir pour une petite soirée en tête à tête.
Ils ne disaient plus rien, savourant le fait d'être ensemble, l'un contre l'autre.
C'est alors que le portable de Largo sonna. Il pesta en se disant qu'il aurait dû le couper.

- " Winch à l'appareil. "

Joy le vit se redresser d'un bond dans son fauteuil.

- " Quoi ? "

Un peu inquiète elle essayait de suivre la conversation, mais avait du mal avec les quelques onomatopées que lâchait Largo.

- " J'arrive. "

Il rangea le portable et demanda au chauffeur de faire demi-tour. Puis il s'adossa au fauteuil en poussant un gémissement.

- " Cette fois-ci c'est sûr. Il va me tuer ! "

- " Mais qui donc ? "

- " Simon ! "

Joy ouvrait de grands yeux avec une expression amusée : s'il s'agissait de Simon, ça ne pouvait pas être bien sérieux.
Largo lui raconta alors que le matin, il avait donné la consigne formelle à la sécurité qu'on empêche Simon de sortir. Le problème c'est qu'il avait complètement oublié de lever la consigne. Si bien que quand Simon avait voulu sortir, trois vigiles l'en avaient empêché. Et comme Simon s'était obstiné, les costauds obéissant aux ordres, avaient dû l'assommer pour le compte.
Joy, dès le début de l'histoire avait senti le fou-rire la gagner, pressentant la chute. Et au fur et à mesure que Largo racontait ça n'avait fait qu'empirer. Si bien qu'à la fin, elle hurlait et se tordait de rire sur les coussins de la voiture. Et Largo, gagné lui aussi eût bien du mal à terminer son récit.

- " On ne devrait pas rire " hoqueta-t-il en s'essuyant les yeux

- " Non tu as raison. Mais tu imagines : ton chef de la sécurité mis KO par ses propres hommes "

Et ils repartirent de plus belle.

- " Quand je pense (ah ,ah, ah...) que c'était sa première petite soirée après un mois d'abstinence "

Ils n'en pouvaient plus. En sortant de la voiture, ils essayèrent de retrouver un peu de sérieux.

- " Où est-il ? " s'informa Largo à l'accueil.

- " Les gardes l'ont transporté dans le local du veilleur de nuit. "

Joy et Largo s'y rendirent et, un peu honteux d'eux-mêmes, virent que Simon était toujours inconscient. Il était étendu sur une couchette avec du sang à la commissure des lèvres, un œil qui n'allait pas tarder au virer au beurre noir et un superbe œuf de pigeon sur le sommet du crâne.
Largo furieux après lui-même ne réprimanda pas les gardes, conscient que tout était de sa faute et qu'ils n'avaient fait qu'obéir à ses propres ordres. Il leur demanda d'appeler un médecin et pria l'un d'entre eux de l'aider à monter Simon dans sa chambre. Là ils le déposèrent sur le lit et Largo décida de le mettre au lit : il avait jugé au vu son état, qu'il ne ressortirait plus ce soir-là.

- " Tu m'aides ? "

A eux deux, ils commencèrent à le déshabiller. Lorsque Largo s'attaqua à la ceinture de son pantalon, Joy fit un geste désignant la porte en souriant.

- " Hum, je vais peut-être y aller ... "

- " Mais non penses-tu ! Je lui enlève son pantalon et je m'arrête là. Tu l'as déjà vu en caleçon de bain ! "

Simon portait un magnifique caleçon vert avec des petits éléphants roses. Joy éclata de rire.

- " C'était plus sobre en apparence, mais là je retrouve notre bon vieux Simon ! "

Elle s'assit au bord du lit et passa la main tendrement sur son front, repoussant une boucle rebelle.

- " Le pauvre " dit-elle " Après tout ce qu'il a fait pour nous "

A ce moment Simon commença à bouger et à gémir. Largo s'assit à son chevet de l'autre côté du lit. Lorsque le blessé ouvrit les yeux, il vit tout d'abord Joy et lui sourit mais se demanda ce qu'elle faisait dans sa chambre. Il fit un effort pour se rappeler pourquoi il avait si mal au crâne. Puis il tourna péniblement la tête et aperçut Largo. Alors tout lui revint : l'interdiction de sortir du building, la bagarre avec les vigiles, les coups. Puis le trou noir. Fou de rage contre Largo, il voulut se redresser ... mais reposa bien vite la tête sur l'oreiller.

- " Toi mon salaud ... je vais t'étriper ... dès que je tiendrai debout "

Largo l'obligeait à rester tranquille en lui maintenant les épaules contre l'oreiller.

- " Calme-toi Simon, le médecin va arriver. Tu ne dois pas bouger en attendant. "

- " Tu ne perds rien pour attendre ... "

- " Alors bonhomme, comme ça il paraît que tu as voulu tester le nouveau système de sécurité de l'entrée de l'immeuble ? Ta conscience professionnelle m'étonnera toujours ! "

Simon le fusilla du regard.

Joy avait rejoint Largo de son côté du lit et se tenait tendrement contre lui. Largo lui sourit et l'enlaça. Elle le regarda avec une ironie amusée :

- " Je crois que tu ferais mieux de faire profil bas sur ce coup-là si tu ne veux pas faire la une des journaux. Je vois d'ici les gros titres : " LARGO WINCH ETRANGLE PAR SON CHEF DE LA SECURITE " .

Largo se mit à rire.

- " Ecoute Simon, je suis vraiment désolé. Je voudrais me faire pardonner pour tout de ce que je t'ai fait aujourd'hui. De quoi tu as envie ? "

Simon le regarda d'un air faussement choqué.

- " Pour qui tu m'prends, tu crois que tu peux m'acheter aussi facilement ? "

- " Ben .... ouais ! Tiens je suis sûr que tu as besoin de vacances. J'avais pensé à une petite croisière ... "

- " Bof ! "

- " Sur un très joli petit yacht ... "

- " Ouais, faut voir. "

- " Dans les îles polynésiennes ... "

- " Continue. "

- " Avec tout plein de jolies petites infirmières rien que pour toi. Ca t'irait ? "

Simon avait l'air d'un chat qui vient de vider le pot de crème.

- " Ca pourrait aller ... pour un commencement d'excuses ... "

Largo lui envoya une petite tape sur la joue et tous trois se mirent à rire.

Simon regarda ses deux amis d'un air attendri, content de son œuvre
- " Bon vous deux, vous n'avez rien de mieux à faire que de rester là ? Allez-y. Sortez. Je survivrai "

Au moment où Largo ouvrait la bouche pour acquiescer, Joy le prit de vitesse.

- " Il n'en est pas question. Tu es ici à cause de nous. Alors nous allons rester pour attendre le médecin et ensuite te tenir compagnie. N'est-ce pas Largo ? "

- " Euh ... oui ... bien sûr " dit-il d'un air dépité.

Malgré son mal de crâne Simon éclata de rire se sentant définitivement vengé en voyant la tête de Largo.

- " Cache ta joie mon pote ! "


FIN