Joy et Mr B.
par Angelene
Aveugle
Comment j'en suis arrivée là ? Qu'est-ce qui m'a pris
? Ce n'est pas que je le regrette ... Oh non, je suis heureuse, vraiment
heureuse. J'ai tout ce dont toute femme rêve : un homme dont je
suis folle et un enfant à naître. Pourtant je me sens un
peu perdue, comme si j'allais sauter dans le vide sans élastique.
J'ai peur, je l'admets. Mais c'est une peur si délicieuse...
Je frappe à la porte de l'appartement de Largo. Aussitôt,
j'entends sa voix douce et légèrement éteinte par
son éreintante journée de travail s'élever et les
battements de mon cur s'accélèrent. Mon Dieu comment
va-t-il le prendre ? Ce n'est pas le genre de nouvelle qu'on peut annoncer
comme ça, simplement, entre une tasse de café et une note
à signer pour sa secrétaire. Je crains aussi les répercussions
sur la petite famille qu'on forme avec Kerensky et Simon. Un congé
de maternité prolongé risque de créer un fossé
entre nous, avec en conséquence un flottement dans nos liens si
particuliers.
Je prends mon courage à deux mains et j'entre. Largo ne lève
même pas les yeux vers moi. Charmant. S'il me fait encore la tête,
ça ne va pas être facile de lui dire. Tandis que je m'approche
de lui, d'un pas faussement assuré et détaché, je
ne me pose déjà plus la question de sa réaction.
Il le prendra forcément mal.
" Largo ? "
Tiens, il me regarde. Il ne fait plus semblant de ne pas me voir, c'est
déjà ça.
" Bonsoir. " Dit-il.
Je me détends un peu. Il n'a plus seulement l'air en colère.
Il parait un peu triste, gêné. Peut-être se sent-il
mal à cause de notre dispute.
" J'aimerais te demander quelque chose. "
Il semble surpris. Il devait s'attendre à ce qu'on reparle de "
ça ".
" Bon, qu'est-ce que tu veux ? Trace-t-il en soupirant.
- Je voudrais prendre un congé. "
Largo me fusille du regard. Apparemment, ma désinvolture face aux
événements le met en boule. Je le comprends, j'aurais été
pareille à sa place, bouillonnante, folle de rage.
" Cette semaine sera calme. Prends-la.
- En fait, j'aurais besoin de plusieurs mois. "
Là, je crois que je suis passée en tête de sa liste
noire en une fraction de seconde. Si je n'y étais pas déjà
avant. Alors avant de voir la cocotte-minute Winch exploser, je me décide
enfin à être directe et à m'exposer à la foudre.
Quitte à prendre un coup de tonnerre, autant y aller carrément.
" Largo, je pars en congé de maternité. "
Grand silence. Je crois que son cur a manqué un battement.
S'eut été dommage qu'il fasse un arrêt car je ne me
sens moi-même pas assez d'énergie pour aller le ranimer.
" Tu... Tu veux dire que tu...
- Oui, je vais avoir un enfant. "
Je le coupe dans son élan. Bizarrement, je ne veux pas l'entendre
le dire. Ca ne lui appartient pas.
" Je suis désolée de te planter comme ça, pour
la sécurité, je veux dire. Simon pourra assurer l'intérim
le temps que tu prennes un nouveau garde du corps. Cela dit, si ça
peut t'aider, je connais des noms de personnes très compétentes
qui pourraient reprendre mon poste. Mais il est impératif que je
parte dès maintenant, je fais un métier à hauts risques
et c'est dans les premiers mois de grossesse que je cours le plus de risques
de fausse couche.
- Joy, arrête ça ! " Crie-t-il soudain.
Son éclat de voix ne me surprend pas. J'attends la suite des événements.
" Joy... a-t-il dit plus doucement. Tu te rends compte de ce qu'il
t'arrive ?
- Je ne sais pas. Ca m'arrive en tout cas.
- Et tu comptes faire quoi ?
- Tu ferais quoi à ma place ? "
Il ne dit rien. Je crois qu'il est mort de trouille. Et finalement, il
me défie du regard et me dit ces trois mots :
" Joy, je t'aime. "
Alors tout s'obscurcit. Je me sens si mal tout d'un coup... Je ne sais
pas si c'est le choc, l'accumulation des émotions fortes ou les
hormones qui en ont été à l'origine, mais je suis
tombée dans les pommes, purement et simplement.
*********
Le retour de Baker
L'histoire a commencé il y a six mois. C'était un mardi,
je crois, une journée banale, qui ressemblait à toutes les
autres journées. Je ne m'attendais pas du tout à ce qui
m'est finalement tombé dessus.
A neuf heures, je suis arrivée au Groupe W, j'ai débarqué
dans le bunker où j'ai dit bonjour à Kerensky, qui comme
d'habitude, a à peine daigné faire attention à moi,
attablé devant son ordinateur. Je m'étais lancée
à mes tâches quotidiennes, recherches, recherches, toujours
et encore. La routine.
Vers 10 heures, Largo était passé en coup de vent, entre
deux réunions, pour nous dire bonjour et boire un café.
Il nous a racontés en riant la mésaventure de Simon lors
de leur sortie de la veille au soir, dans une de ces boîtes branchées
de Soho, où notre pauvre petit Suisse avait pris le râteau
de sa vie en essuyant les foudres d'une donzelle déjà conquise
l'an passé et qu'il avait par mégarde oubliée dans
un des recoins de son esprit désordonné.
Résultat : un bon gros cocard à l'il, l'arcade sourcilière
ouverte par le verre que la furie lui avait écrasé sur la
tête et un mal de crâne carabiné, pour une fois, non
imputable à l'alcool. Seul point positif de l'histoire : Simon
avait pu se faire porter pâle pour rester bien au chaud au fin fond
de son lit. Pauvre petite chose...
Largo, lui, avait passé de son côté une bonne soirée.
Sans qu'il ait besoin de donner les détails, j'ai compris : jolie
fille - nuit d'ivresse - draps de soie. Depuis le temps, ça m'énervait
toujours mais je préférais ne plus y penser. Après
tout, j'avais dit stop et je devais assumer les conséquences de
ma décision.
Et la journée a continué. Ca s'est seulement gâté
le soir, vers 20 heures. Simon s'étant fait porter pâle à
cause de sa fierté de mâle bafouée, j'ai dû
accompagner Largo à une de ces stupides soirées mondaines
qui m'insupportent, et auxquelles il est convié sans arrêt.
Avec Simon, on a un accord tacite pour se partager la garde et la surveillance
de notre enfant (comprendre Largo) : je prends tout ce qui est zones de
haute tension à sécurité exacerbée, patauge
dans la boue, psycokillers et terroristes chevronnés, et Simon
prend la jet-set, les soirées mondaines, les boîtes de nuit
et les longues débauches avec des jeunes filles en fleur. C'est
un partage équitable, même si ça n'en a pas l'air,
car Largo prend autant de risques dans les deux situations et Simon et
moi avons nos sphères de compétences dans ces domaines respectifs.
Ca marche bien, généralement.
Mais pas ce soir-là.
C'était une stupide fête sur un bateau, champagne, caviar,
milliardaires, mannequins, actrices, jet-setters et chroniqueurs mondains
à la pelle, réunis pour une grande manifestation cérémoniale
de décadence. Largo ne se sentait pas pleinement à l'aise
dans ce milieu, mais il s'y faisait depuis le temps, à la demande
de Monique, de John ou des membres du Conseil, et passait le temps en
draguant généralement, ou en faisant le gamin avec Simon.
Simon n'était pas là.
Donc il draguait. Vous avez déjà essayé d'éviter
de suivre les péripéties érotiques de votre ex petit
ami tout en ne le perdant pas de vue une seule seconde ? Exercice périlleux...
Loué soit le jour où j'ai eu la brillante idée d'accepter
d'être garde du corps... Si j'avais été sa secrétaire
ou un truc comme ça, ça aurait été plus facile.
Pour lui aussi d'ailleurs : il sentait mon regard qui pesait sur lui et
ça l'handicapait sérieusement. Si j'avais eu un regard de
furie possessive, ça l'aurait gêné. Et si au contraire,
j'avais eu un regard triste de petite fille perdue, ça l'aurait
culpabilisé. Je m'étais donc essayée au regard détaché
et neutre, mais ça ne fonctionnait pas non plus parce que, mine
de rien, Largo tenait à moi et l'absence de réaction le
glaçait sur place.
Bref : voie sans issue.
Contre mauvaise fortune bon cur, j'essayais de m'y faire tout en
testant un nouveau regard : le " je vais tuer Simon pour m'infliger
ça ! ". Je me revois encore, marcher de long en large, le
regard mauvais, la main crispée sur la bandoulière de mon
sac contenant mon précieux revolver et maudissant tout ce que je
voyais autour de moi, voire plus. Ce plus est apparue devant moi, au beau
milieu de la fiesta, une coupe de champagne à la main et son sourire
suffisant aux lèvres.
Baker.
Un de mes pires cauchemars. Charmeur, enjôleur. Dangereux, vaniteux.
Mais indispensable. Une vraie drogue : s'attacher à lui entraînait
une dépendance, une spirale infernale. J'en avais guéri
il y avait longtemps. Du moins le croyais-je. Il a paru surpris de me
voir là. Surpris et mal à l'aise. A peine m'avait-il aperçue
qu'il jetait un regard paniqué et coupable tout autour de lui,
sans doute cherchant à savoir si sa femme était là
et avait surpris cet échange de regards. Mais sa femme, Victoria,
n'avait rien remarqué et papotait avec l'une de ses amies à
l'écart, dans le fond du bateau.
Baker s'est alors risqué à m'approcher, sans me regarder,
en venant se servir une assiette de gambas sur le buffet près duquel
j'étais postée, dans mon rôle de garde du corps, silencieuse,
à l'écart.
" Salut... a-t-il dit, le nez dans ses gambas. Ca va, toi ?
- Ca t'intéresse ? Dernière nouvelle. "
Il m'a lancé un regard perdu. Il ne s'attendait sans doute pas
à un accueil aussi réfrigérant de ma part car de
l'eau avait coulé sous les ponts. Et il était tellement
maladroit avec les gens... A se demander comment sa carrière politique
ne s'était pas cassé la gueule...
" Oh ? S'écria-t-il. Je... Euh...
- Oui, ça va ! L'ai-je coupé finalement. Je suis de mauvaise
humeur et tu ne cadres pas dans mon paysage, c'est tout.
- Je vois. Il y a donc des choses qui ne changeront jamais. "
Il s'est tut, ne sachant quoi faire, raide comme un piquet et s'enfournant
ses gambas les unes après les autres.
" Euh... Moi ça va... rajouta-t-il d'un air vaguement perdu
et perplexe. Enfin, si ça t'intéresse.
- Pas du tout.
- Ok. "
Il a hoché la tête et a regardé une nouvelle fois
dans la direction de sa femme. J'ai eu une soudaine envie de sourire intérieurement
: il était toujours aussi névrosé...
" Et comment va Victoria ? L'ai-je provoqué.
- Très drôle. J'ai toujours adoré ton inénarrable
sens de l'humour, il m'a manqué ces cinq dernières années.
"
Touché. Son esprit de répartie s'est réveillé.
Cinglant, vif, efficace. B8, en plein dans un de mes vaisseaux de guerre.
" Oui, elle va bien, répondit-il finalement. Vic est... pareille
à elle-même, enfin elle est... Vic.
- En résumé, tu ne peux toujours pas la supporter mais tu
restes avec elle. "
H3. Jolie torpille dans son porte-avions.
" J'aime bien ma femme ! A-t-il protesté.
- Moi j'aime bien le chien du voisin, mais je ne l'ai jamais demandé
en mariage !
- Tu devrais, ce serait le compagnon idéal pour une chienne comme
toi. "
Regard noir. Il a coulé mon torpilleur, l'enfoiré.
" Donne-moi une seule raison pour ne pas prendre mon revolver et
te tirer une balle entre les deux yeux qui grillerait ta petite cervelle
?
- Voyons voir... Les remords, la culpabilité, l'affection pour
moi ?
- Essaie encore.
- L'humanité, la loi, la prison... A défaut, éviter
de tâcher de sang et d'éclats de cervelle ta jolie robe hors
de prix... Au fait, depuis quand un agent de la CIA a les moyens de se
payer de la haute couture ?
- Je ne suis plus à l'Agence.
- Ah, tu as écouté mes conseils ?
- Je n'ai pas besoin de toi pour savoir ce qui est bon pour moi...
- Ok, ok... Pardon, tu es une grande fille, une femme indépendante...
Bla bla bla... Alors, tu fais quoi dans la vie maintenant, poule de luxe
?
- Je suis la garde du corps de Largo Winch.
- Oui, c'est ce que je disais, poule de luxe. "
Si j'avais eu sur moi une épée, je l'aurais bien décapité
ce sale petit putois arrogant.
" Continue, et je me mets à hurler que j'ai couché
avec toi quand tu étais un jeune député, déjà
marié.
- Tu ne le ferais pas... sourit-il d'un air suffisant.
- Tu veux parier ? "
Il m'a souri. Un sourire simple et léger, dénué d'hypocrisie,
de provocation, de cynisme. Le genre de sourire qui m'avait fait craquer,
au début. Il y avait très longtemps. Un malaise soudain
s'est emparé de moi alors que je me rendais compte qu'on se fixait
dans le blanc des yeux depuis un moment, sans rien dire, sans faire attention
aux paires d'yeux qui pouvaient se braquer sur nous. Hors de question
de replonger là-dedans.
" On nous regarde... ai-je marmonné entre mes dents, discrètement,
reprenant mes distances.
- Ah oui ? Rien à faire... a-t-il simplement répondu, en
me pénétrant du regard.
- Baker... ai-je repris d'un ton sévère et froid. Retourne
vaquer à tes occupations, avant que je t'étouffe avec ton
assiette de gambas. "
Il a eu un regard très tendre, qui a failli me faire craquer, et
il a souri.
" D'accord... a-t-il cédé d'un souffle. Je prends mes
distances... "
Et il est parti.
Je crois qu'il a quitté la soirée parce que je ne l'ai pas
croisé du regard par la suite, ni lui, ni Victoria. J'étais
un peu déçue, j'aurais aimé pouvoir l'observer encore
une fois, à la dérobée, histoire de me rappeler ce
qui avait bien pu me plaire chez lui, au point de me rendre complètement
folle. Mais finalement, c'était mieux ainsi, mieux valait que je
ne le revoie plus jamais. Il appartenait à mon passé. Et
mon présent c'était...
" Joy, tu rêves ? "
Je me suis tournée brusquement vers Largo, assis à côté
de moi, au fond de la limousine. A ma grande surprise, il avait décidé
de rentrer avec moi à la fin de la soirée et non pas avec
la poupée qui lui avait tenu la grappe toute la soirée.
Sans doute une hystérique obsédée par son compte
en banque à rajouter à la longue liste. Bah, il ne pouvait
pas tomber sur une perle à chaque sortie...
" Qu'est-ce que tu as ? Tu n'as pas dit un mot depuis qu'on est parti
?
- Je n'ai rien de particulier à dire ... Tu veux qu'on discute
de quelque chose qui t'ennuie ?
- Non, non ... Ca va aussi de mon côté ...
- Bien ... Tant mieux alors ... "
Largo me fixait dans le noir. Apparemment, il mourrait d'envie de me demander
de quelque chose mais n'osait pas, pour une obscure raison.
" Tu n'es pas trop ennuyée, ça va ?
- Tu n'es pas resté longtemps, ça a passé vite ...
- Hum. "
Il a hoché la tête, pas vraiment convaincu par ma réponse.
Puis, il a tenté de prendre un air détaché ... (Oh
vous ai-je dit que Largo est le pire comédien que je connaisse
? C'est sans doute pour ça qu'il est foncièrement honnête:
il ne sait ni mentir, ni cacher ses émotions ... ) Bref, il a tenté
de prendre un air détaché et a enfin lancé le sujet
de conversation qui l'intéressait.
" Je t'ai vue parler avec un type pendant la soirée ... Un
ami à toi ? "
Ah nous y étions ! La raison de sa soudaine nervosité, c'était
l'uvre de cette bonne vieille madame jalousie qui depuis des siècles
et des siècles accomplit sa tâche avec une étonnante
promptitude et un perfectionnisme à toute épreuve ... En
temps normal, sa réaction m'aurait flattée, ou du moins
un peu vengée pour toutes les petites nanas qu'il faisait défiler
sous mes yeux, mais bizarrement, ce soir-là, j'étais très
loin de tout ça, mélancolique, plongée dans les souvenirs.
" Non, c'était un type comme ça ... Jamais vu de ma
vie. Il m'a draguée et comme il a vu que ça ne marchait
pas, il est parti.
- Ah. "
Je ne sais pas du tout pourquoi je lui ai menti ... Ah si je sais : parce
que pendant toute la période où j'avais été
la maîtresse de Baker, je n'avais fait que ça, sans arrêt,
mentir sur tout, à tout le monde ... Baker était égale
à mensonge, CQFD, alors quoi de plus normal que de continuer à
mentir ? Bien sûr, Largo n'en aurait pas parlé à sa
charmante épouse, pas plus qu'il n'en aurait parlé à
la presse pour nuire à sa réputation au sein de son parti,
mais je l'ai quand même fait. Je l'ai protégé encore
et toujours. Est-ce inscrit dans mes gènes de toujours vouloir
protéger les hommes dont je tombe amoureuse ? N'ai-je aucune fierté
?
Peut-être que je ne suis pas assez indépendante après
tout. Peut-être qu'en plus de mentir aux autres, je me mens à
moi-même. Oui, sûrement, le mensonge m'est tellement familier
depuis que je suis toute petite. Le mensonge et la dissimulation des émotions,
voilà comment j'ai toujours vécu, comment je vivrai toujours.
Et voilà pourquoi je me coltine toujours des histoires d'amour
impossibles avec des Brent Brubaker ou des Largo Winch. Pauvre fille ...
" C'est bizarre, le visage du mec qui t'a parlé me dit quelque
chose ... J'ai l'impression de le connaître ... a continué
Largo sur sa lancée.
- Peut-être. Je ne me rappelle plus de son nom. "
Encore un mensonge. Décidément. En y réfléchissant,
je crois bien que c'était la première fois depuis que je
connaissais Largo que je lui mentais ... Oui, c'est vrai tiens. La première
fois. Il faut dire que contrairement à lui, je suis très
douée pour ça : à la CIA, j'en avais même fait
ma réputation et j'avais été à bonne école
avec mon cher papa. Le mensonge est mon talent caché alors pourquoi
hésiter à m'en servir ? Parce que Largo me respecte et a
confiance en moi ? Oui, c'est une bonne raison, mais quand on est paumé,
on n'a pas besoin d'avoir des raisons pour ce qu'on fait ou ce qu'on dit,
ça vient et c'est tout. Et si je décevais Largo, et bien
tant pis, c'était fait.
" C'est chez moi ... ai-je déclaré alors que la limousine
se garait devant mon immeuble. A demain au boulot, Largo !
- Oui, à demain. "
J'ai quitté la limousine et je suis rentrée chez moi.
Là, vous allez me dire, c'est tout ? C'est à cause de cette
soirée de rien du tout que tu as des ennuis jusqu'au cou maintenant
Joy ?
Non, en fait il y a eu autre chose.
Une fois chez moi, je me suis changée pour enfiler un boxer et
un caraco. Je suis allée me coucher mais j'ai tout de suite compris
que c'était une très très mauvaise idée alors
pour me détendre, me changer les idées, j'ai décidé
d'aller regarder un DVD. Celui du film le Journal de Bridget Jones. Un
bon petit film pour célibataires trentenaires désespérées
qui ne rencontrent que des déboires sentimentaux avec des salauds
pas du tout faits pour elles. L'histoire de ma vie, quoi ! Enfin, à
la différence près que Largo, lui au moins, n'était
pas un salaud, mais juste un irresponsable volage. Nuance.
Donc, je me suis plongée dans mon film, riant aux facéties
de la pauvre Bridget qui débarquait à un brunch, déguisée
en prostituée, croyant à tort qu'il s'agissait d'une soirée
à thème " Catins et Curés " mais qui avait
été annulée finalement pour un thème classique,
et mon téléphone a sonné. Il était trois heures
du matin. J'ai mis la main sur mon téléphone, en faisant
rapidement la revue des gens qui pouvaient m'appeler à cette heure
du matin. Ca ne pouvait être que le boulot. Pas Simon, parce qu'il
tient à la vie, pas Largo parce que je venais de le quitter, donc
sûrement Kerensky pour un problème grave.
" Allô Kerensky ? Que se passe-t-il ? "
J'ai entendu un rire à l'autre bout du fil. Pas celui de Kerensky.
D'ailleurs il ne rit jamais.
" Kerensky, ce n'est pas le nom de ton petit ami j'espère
? "
Baker.
" Comment tu as eu mon numéro de téléphone ?
- Je te signale que je serai le futur gouverneur de la région,
j'ai des relations ...
- C'est pas drôle, qu'est-ce que tu veux ? "
Grand silence. Je crois qu'il ne le savait pas lui-même.
" Tu ne m'as pas répondu, Kerensky, c'est ton petit ami ?
- Tu crois que j'appellerai mon petit ami par son nom de famille ?
- Pourquoi pas ? Toi ... Comment tu m'appelais déjà ? Baker
? "
J'ai eu un sourire, bref, mais je l'admets, je l'ai eu.
" Oui, quand on se voyait, tu devais rentrer tôt chez toi,
au petit matin, avant le réveil de ta femme. Mais avant de partir
tu allais me chercher des croissants chauds chez un boulanger français
en bas de chez moi ... Alors je t'appelais Baker. Il fallait bien que
je te trouve un nom, tu as toujours détesté ton prénom.
Et les " mon chéri " ou " mon cur " appartenaient
à ta femme. "
Il y eut un long silence, au cours duquel chacun pensait à ce qui
avait été fait et dit pendant la période qu'on était
en train d'évoquer. Je n'entendais que sa respiration saccadée
à l'autre bout du fil et ça me rappelait les longues heures
que je passais à le regarder dormir et à écouter
sa respiration et son cur battre en attendant qu'il se réveille
et parte chez lui. Chez eux. Et comme c'était dur ...
" Joy ? Tu es toujours là ?
- Oui. " ai-je répondu.
Ma voix tremblait. J'essayais de le cacher mais j'y avais toutes les peines.
D'ailleurs même mes mains qui tenaient le combiné tremblaient.
" Qu'est-ce que tu veux ? ai-je réitéré.
- Je voulais t'entendre ... Je ne sais pas pourquoi ... Ca a ressassé
pas mal de souvenirs de t'avoir revue .... Je suis parti aussitôt
après pour ne pas trop y penser mais ....
- Quoi ? l'ai-je incité à continuer, même si je n'aurais
pas dû.
- Mais j'y arrive pas. "
J'ai fermé les yeux. Mon cur avait tremblé en l'entendant
dire ces simples mots. Et pourtant ce n'était pas grand-chose.
" Raccroche. Si ta femme t'entendait ...
- Je ne suis pas chez moi ... Je devais travailler à mon bureau
tard ce soir, pour ma campagne. Mais je n'arrivais pas à me concentrer
....
- Mais où es-tu ? "
Il ne m'a pas répondu. Mon cur se mit à battre plus
fort encore.
" Baker, arrête tes conneries, dis-moi où tu es ?
- Je ... Je suis devant ta porte. "
J'ai lâché le téléphone. Puis, sur la pointe
des pieds, je me suis approchée de la porte afin de m'y coller
et de regarder par le judas. Il était là, dans le couloir,
et poireautait, la mine défaite, hésitant, fébrile,
rangeant son portable dans la poche de sa veste. Il a senti que j'étais
contre la porte et s'y est collé à son tour, de l'autre
côté.
" Joy ... Tu veux m'ouvrir ?
- Non ... " ai-je répondu.
Je l'ai entendu rire.
" J'ai traversé le tout New York pour venir ici ...
- Ce n'est pas mon problème ... Et puis, tu es riche, ce n'est
pas un petit trajet en taxi qui va te ruiner ...
- Touché. "
Quelques instants se sont écoulés, sans que le moindre mot
ne soit échangé.
" T'as toujours un aussi foutu caractère ... a-t-il finalement
soupiré en s'asseyant par terre, dos contre la porte.
- Et toi, tu es toujours aussi arrogant et vaniteux ... ai-je répondu
en l'imitant.
- Peut-être, mais tu m'aimais quand même avec mes défauts
!
- Tu avais certaines qualités, mine de rien ... ai-je admis.
- Lesquelles ?
- Tu ne veux pas que je flatte ton ego, non ?
- Joy, tu es la seule femme que j'ai vraiment aimée et qui m'ait
vraiment aimé, tu peux me le dire ?
- Hors de question. Je préfère que tu restes seul dans ton
malheur .... "
Baker a éclaté de rire. C'était assez rare chez lui,
tout comme moi.
" Mais je ne suis pas seul dans mon malheur ma chère ... J'ai
une femme, très affectueuse, avec qui je fais l'amour tous les
vendredis ...
- Pitié ! l'ai-je interrompu.
- Et puis d'excellents amis ... a-t-il poursuivi. Le sénateur Kingsley,
par exemple, j'ai joué au golf avec lui ce matin ...
- Quand comprendras-tu que ta vie est totalement artificielle Baker ?
Tu as toujours fait ce que ta mère voulait, sans discuter : ta
femme, tes amis, ta carrière politique ....
- Tu oserais me le reprocher ? Toi tu as passé ta vie à
obéir à ton père !
- Je me suis émancipée, tu vois ....
- Ah oui ? Tu as quitté une prison pour en rejoindre une autre
c'est ça ? Garde du corps ... s'est-il moqué ... Toujours
à jouer les gros bras, Joy ...
- Je suis un gros bras .... ai-je protesté.
- Non, moi je te connais, Joy ... T'es qu'un petit bout de femme très
vulnérable qui rêverait que quelqu'un prenne soin d'elle.
Mais comme tu ne veux pas l'avouer, tu joues les dures ...
- Peu importe ... Tu ne seras jamais celui qui prendra soin de moi. Tu
ne l'as jamais été.
- Comment je pouvais l'être ? Tu ne me laissais pas faire ...
- Normal, tu avais déjà une femme, tu te rappelles ? "
Il ne m'a rien répondu.
" Et rien n'a changé. Tu n'as personne dans ta vie ...
- Qu'est-ce que tu en sais ? ai-je aboyé, écurée
qu'il sache toujours lire en moi après tout ce temps.
- S'il y avait quelqu'un, il aurait défoncé cette porte
depuis longtemps pour me casser la gueule. "
J'ai souri. Il avait raison. J'étais là, plantée
comme une conne, adossée contre une porte, discutant avec la voix
étouffée de Baker, à trois heures du matin. La comédie
avait assez duré.
" Rentre chez toi, Baker.
- Je pourrais te revoir ?
- Non.
- Alors laisse-moi entrer pour te dire adieu ?
- Non plus.
- Tu es dure avec moi ....
- C'est tout ce que tu mérites.
- Je suis si mauvais ?
- Non, l'ai-je rassuré. Mais tu es un homme faible.
- Ca, c'est faux. De toute ma vie, aussi loin que je m'en souvienne, tu
as été ma seule faiblesse, mon seul accident de parcours.
- Merci du compliment. "
Je l'ai entendu se relever à son tour, dans le couloir de mon immeuble.
" Alors je m'en vais ... "
Une seconde de silence.
" Pas même un petit baiser ?
- Baker ! l'ai-je grondé.
- D'accord, d'accord ... Je vais chercher un autre taxi ... Et m'en aller
... "
J'ai entendu des bruits de pas. Ils s'éloignaient de la porte.
J'ai collé mon oreille contre celle-ci, et avec un sourire, je
l'ai entendu revenir faire demi-tour.
" Dis Joy ?
- Quoi ?
- Tu voteras pour moi le mois prochain ?
- Non.
- Quoi ? a-t-il crié, feintant l'indignation. Tu votes républicain
maintenant ?
- Ne dis pas de bêtises ...
- Tu sais, a-t-il insisté, je suis peut-être un très
mauvais petit ami, mais je suis un excellent politicien ... Et je tiens
mes promesses !
- Je sais ... T'as une bonne réputation ... Ok ... Je voterai pour
toi. Tu t'en vas maintenant ?
- Oui ... J'ai perdu une amie, mais j'ai gagné une voix. Finalement
cette soirée n'a pas été si catastrophique.
- T'es ignoble, ai-je souri. Pars.
- A bientôt.
- Adieu. "
Puis, plus un son. Il est parti. Soupçonneuse, j'ai à nouveau
regardé dans le couloir, plus la moindre trace de lui. Mais il
avait laissé quelque chose sur le palier. Je suis sortie, pour
ramasser l'objet, son portefeuille. Je me suis relevée et me suis
trouvée nez à nez avec lui. Il avait un sourire en coin
sur le visage.
" Ooops. Je crois que j'ai oublié mon portefeuille.
- Tu n'es qu'une racaille. "
Il a souri, m'a repris son portefeuille des mains et m'a embrassée.
Je ne l'ai pas repoussé. Je ne lui ai pas rendu son baiser non
plus. Puis il s'est écarté de moi, un sourire triomphant
sur les lèvres.
" Voilà, je suis peut-être une racaille, mais j'ai gagné.
"
Je n'ai rien dit. Il a fait demi-tour et il est parti. Il ne s'est rien
passé de plus ce soir-là, mais je sentais, en écoutant
mon cur battre la chamade, qu'il s'était déjà
en fait passé bien plus.
*********
Soirée à la Convention démocrate
Ma vie a repris son cours. Je n'ai pas eu de nouvelles de Baker. Je
ne m'en plaignais pas : tant qu'il ne rappelait pas, tant qu'il ne revenait
pas chez moi, ça me simplifiait la vie. Mais je vivais dans la
certitude qu'à un moment ou un autre, il reviendrait. Et que se
passerait-il alors ?
Largo était particulièrement attentif avec moi, comme s'il
sentait que mon esprit était occupé par un autre homme que
lui. Il pouvait être tellement déroutant parfois ... J'avais
du mal à le suivre ... Notre relation était bien trop compliquée.
Au début nous étions proches l'un de l'autre. Trop proche
? Je m'en suis persuadée et j'ai repris mes distances, en bonne
professionnelle. Il m'avait laissée faire, sachant qu'essayer de
me faire changer d'avis ruinerait notre amitié ou me forcerait
à démissionner.
C'était une des questions mystères de ma relation avec Largo.
Jusqu'à quel point avait-il envie de moi ? Car il en avait envie,
c'était certain. Mais il désirait tout autant que je reste
près de lui, au sein de l'Intel Unit. Il oscillait avec hésitation
entre sa famille artificielle constituée de Simon, Kerensky, Sullivan
et moi, et cette relation insaisissable qui existait entre nous deux.
Était-il prêt à gâcher l'une pour l'autre ?
Non, sûrement pas. Moi non plus d'ailleurs, et c'était la
raison pour laquelle on poursuivait notre petit bonhomme de chemin, l'un
près de l'autre, entretenant l'ambiguïté de nos rapports,
mais ne cherchant jamais à les clarifier.
J'ai toujours été habituée à ne pas écouter
ce que me soufflait mon cur, je me faisais très bien à
cette situation. D'ailleurs je l'avais provoquée en allant le séduire
après l'incident de Montréal pour me séparer de lui
presque aussitôt. Bizarrement le flou total régnant entre
nous deux depuis me rassurait : avant j'étais juste folle amoureuse
de lui, sans réserves, prête à tout et peinant à
camoufler ma jalousie envers ses conquêtes. J'étais très
mal à l'aise parce que je n'avais jamais été habituée
à subir une quelconque forme de domination. Mais là, tout
était différent. Nous étions sur un pied d'égalité,
je pouvais même me vanter d'avoir repris l'avantage car je savais
pertinemment que si je changeais d'avis sur nous deux, il serait partant
pour retenter l'expérience.
Tout dépendait de moi. Cependant, je n'arrivais pas, ou plutôt
je n'arrivais plus, à m'imaginer sortir avec lui. Peut-être
avais-je pris trop de distances sur notre relation pour ça ou peut-être
parce que je savais qu'il n'était pas prêt. Allais-je attendre
indéfiniment ? Ou est-ce que je me préparais déjà
à en aimer un autre ?
Et c'est comme un signe du destin que Largo a débarqué dans
le bunker en nous annonçant à Simon et à moi qu'on
devait l'accompagner : il était invité à une soirée
au parti démocrate pour soutenir officiellement le candidat Brent
Brubaker au poste de Gouverneur de l'État. Et comme Largo appréciait
les propositions de mon ancien amant-fantôme en matière de
développement, de santé et d'environnement, il comptait
bien lui apporter sa voix. Sans mot dire, je suis rentrée chez
moi pour me préparer, tentant de ne pas penser à lui, de
me concentrer uniquement sur la tache qui serait la mienne au cours de
cette soirée. Mais je savais déjà, en enfilant ma
robe de soirée bordeaux, que j'allais avoir des problèmes.
Quand nous sommes arrivés à la soirée donnée
par la Convention démocrate, j'ai voulu rejoindre tout de suite
mon poste de chienne de garde : un coin isolé de la salle de réception,
d'où j'aurais une vue panoramique qui me permettrait de veiller
sur Largo tout en me faisant la plus discrète possible. Mais Largo
m'a retenue par le bras.
" Reste près de moi, s'il te plaît ... Je ne suis pas
habitué au milieu politique, j'ai besoin d'une présence
amie ... "
J'ai jeté un coup d'il vers Simon, mais constatant que celui-ci,
collé aux basques d'une charmante directrice des relations humaines,
ne serait probablement pas pendant cette soirée la présence
amie réclamée par notre patron milliardaire, je me suis
résignée. Alors j'ai souri à Largo et ai hoché
la tête, signe qu'il n'y avait aucun problème. Pour me remercier,
il m'a embrassée sur le front, et mon sourire s'est encore élargi.
Et oui, ce type d'attention me faisait toujours frissonner un peu partout
...
Un homme grand et élancé, très dynamique, est venu
alpaguer Largo, déblatérant un petit discours inintéressant,
fait de formules choquent, de gimmicks et de mots savants destinés
à impressionner Largo, mais qui en réalité n'étaient
que du vent. Il s'est présenté comme le directeur de campagne
et tenait " ab-so-lu-ment " à ce que Largo sympathise
au plus vite avec le premier étalon de son écurie .... Comprendre
le candidat Brubaker qui avait le vent en poupe dans les sondages.
Largo a hoché la tête à chacune des phrases du trop
empressé homme politique, un léger sourire en coin, et m'a
proposé son bras galamment tandis que Mr Speedy Gonzalez le guidait
à travers la foule vers " Le " candidat. J'ai pris une
grande respiration et j'ai saisi son bras, me laissant emporter par les
mouvements de foule. Dans ma ligne de mire, Baker, un martini à
la main, qui discutait avec le porte-parole du parti démocrate,
sa charmante femme Victoria faisant le pied de grue à ses côtés,
feintant de s'intéresser à ce qui se disait autour d'elle.
A une époque, je souhaitais que Baker quitte sa femme pour pouvoir
l'épouser. Mais en y repensant, jamais je n'aurais supporté
tout ce cirque.
Mr Speedy Gonzalez a déclamé à nouveau un long discours
apprêté et inutile pour présenter Largo à Baker.
Mes pulsations cardiaques se sont accélérées. Baker,
dans son rôle de " chasseur de voix ", très à
son aise (c'était son domaine) prit un ton enjoué et sympathique
: il fallait séduire ce potentiel soutien très important.
Il ne m'a prêté aucune attention. Quand son directeur de
campagne lui avait fait part de la liste des invités à la
soirée et qu'il avait vu le nom de Largo, il avait tout de suite
sut que je serai là et s'était préparé à
cette rencontre. Mais, moi, en une demie-journée pour m'y faire,
ce n'était pas le cas. Et je sentais qu'il profiterait de son avantage
sur ce terrain.
La réaction de Largo en serrant la main du " futur "
Gouverneur ne s'est pas fait attendre. Avec un étonnant sens de
la physionomie, il avait tout de suite reconnu en lui le " type "
qui m'avait draguée pendant cette soirée sur le bateau une
semaine auparavant. Il n'a pu feindre le détachement, ce n'était
pas le genre d'un homme aussi entier et vrai que Largo, et son regard
s'est teinté d'une certaine dureté. Lorsque Baker lui a
présenté son épouse Victoria, s'est ajouté
à son regard une forme de mépris, de répréhension.
Étonnant de la part d'un homme qui ne se gênait pas pour
draguer devant moi, sachant pertinemment que j'étais amoureuse
de lui.
Avec une légère pointe d'agacement dans la voix, il m'a
présentée à Baker et sa femme (ironique, non ? ),
comme une amie. J'étais étonnée par le terme "
amie " au lieu de son " garde du corps " usuel ... C'était
peut-être sa manière à lui de prévenir toute
nouvelle tentative de la part de Baker d'essayer de me séduire.
Ca m'a fait sourire, mon regard s'est voilé de quelques étincelles
malicieuses.
Des étincelles qui ont fortement déplu à Baker. Il
m'a regardé furtivement, m'interrogeant, comme s'il voulait que
je lui confirme qu'il y avait bien plus entre Largo et moi qu'une relation
professionnelle. Comme pour le défier, j'ai agrippé le bras
de Largo et me suis rapprochée de quelques centimètres.
J'ai senti Largo se détendre sous ce contact. Il était très
tendu depuis le début de cette soirée, et ma présence
l'apaisait visiblement.
Baker s'est contenté d'avaler d'une traite ce qu'il demeurait de
son verre de martini. Son visage s'était totalement fermé.
Il était jaloux.
Victoria était très amicale. Cette femme, je ne l'avais
jamais connue autrement qu'à travers ce qu'en déblatérait
Baker : une petite fille à papa, trop riche, trop gâtée,
trop naïve. Il me répétait tout le temps qu'il l'avait
épousée par intérêt, mais je savais qu'il me
mentait, pour ne pas me faire trop de peine. Je savais à l'époque
où j'étais la maîtresse de Baker, que s'il ne la quittait
pas, lui dont la fortune et la réputation étaient déjà
faites, cela signifiait qu'il l'aimait un peu, à sa manière.
Tout ce que j'avais entendu de leur passé commun, c'était
qu'ils avaient grandi ensemble et fréquenté les mêmes
écoles privées, les mêmes prestigieuses Universités.
Baker ne l'aurait jamais avoué, trop absorbé par son jeu
de faux prétentieux cynique, mais j'étais presque certaine
qu'il l'avait aimée, à un moment ou à un autre de
leur vie, post ou pré mariage.
" Alors, depuis combien de temps êtes-vous ensemble ? "
a demandé Victoria d'un ton neutre, mais le sourire aux lèvres.
Réalisant qu'elle parlait de nous, Largo et moi avons échangé
un regard mi-sérieux, mi-amusé, et nous sommes un peu éloignés
l'un de l'autre.
" Nous sommes amis ... " ai-je tout simplement répondu.
J'ai jeté un coup d'il vers Baker. Ma clarification quant
à mes rapports avec mon " patron " ne le rassurait vraisemblablement
pas et ses yeux continuaient à me brûler tout entière.
Il s'est tourné vers sa femme.
" Vic, tu danses avec ton cher mari ? Le parti nous paie un fabuleux
orchestre, pourquoi n'en profiterions-nous pas ? " lui a-t-il dit.
Elle a souri et ils se sont excusés auprès de nous pour
rejoindre les danseurs sur la piste, se fondant peu à peu dans
la foule. Mais le regard enfiévré de Baker me hantait toujours.
" Quel faux-jeton ... " a commenté Largo.
Mon visage s'est couvert d'une expression interrogative.
" Pardon ?
- Tu ne te rappelles pas de lui ? a-t-il poursuivi. C'est lui qui t'a
draguée lors de la soirée sur " le Princesse "
la semaine dernière.
- Ah oui ? Je ne l'avais pas reconnu ...
- Quand je pense qu'il est marié ... "
J'ai haussé les épaules.
" Tu sais, il avait un coup dans le nez ... Et il n'a pas l'air bien
méchant ...
- Moi ça me met mal à l'aise pour sa femme ... "
J'ai avalé le contenu de ma coupe de champagne en baissant les
yeux, mais ma gorge nouée a difficilement accueilli le breuvage
pétillant. Moi qui n'avais jamais fait de cas de ce qu'aurait pu
ressentir Victoria en découvrant que j'avais eu une liaison avec
son cher et tendre, voilà que c'était la personne la plus
inattendue, Largo, qui me faisait la morale sans le savoir.
" Oui ... Elle n'a pas l'air d'être au courant des écarts
de son mari ...
- Hey ? Je croyais que tu ne buvais jamais pendant ton service ? "
a souri Largo, changeant de sujet.
Perplexe, j'ai examiné ma coupe de champagne. Cela faisait la deuxième
que je m'envoyais en moins d'une heure. Grimaçant avec désapprobation
pour ma propre conduite, je l'ai déposée sur le plateau
d'un serveur qui me frôlait et me suis redressée, signe que
je reprenais le contrôle.
" J'avais la tête ailleurs.
- Et qu'est-ce qui a bien pu réussir à troubler mon insaisissable
garde du corps ? " s'est enquis Largo sur un ton amusé.
Je n'ai rien répondu. Deux prunelles sombres brûlantes me
dévisageaient parmi les couples de danseurs de la réception.
Plus tard dans la soirée, il a réussi à me coincer.
Victoria était partie " se refaire une beauté "
et il pouvait enfin m'aborder tranquillement.
" Tu me déçois. " a-t-il dit.
Bam, la bombe est lâchée. Quelle entrée en matière,
pas même un petit bonsoir, charmante soirée n'est-ce pas
?
" Moi ? Je te déçois ? J'avoue que je serai assez curieuse
de savoir pourquoi ...
- Coucher avec son patron n'est pas ce que j'appelle une attitude professionnelle
...
- Qu'est-ce qui te fait croire que je couche avec lui ? "
Il m'a dévoré du regard.
" A une époque je t'ai regardé de la même manière
que lui ... Sauf que tant que tu bossais pour moi, tu n'as jamais cédé
à mes avances.
- Je ne travaillais pas pour toi Baker, mais pour la CIA qui m'avait exceptionnellement
détachée à ta protection rapprochée. Ensuite,
si je n'ai pas cédé à tes avances, c'était
parce que je te savais marier.
- Ce n'est pas ça qui t'a retenue longtemps.
- Que veux-tu ? J'étais jeune, faible, influençable et ma
relation avec toi rendait mon père fou de rage. "
Il s'est approché dangereusement, encore plus près de moi.
" Je veux savoir ce qu'il y a entre toi et Winch ... a-t-il articulé
bien clairement pour que je sente toute la tension et la détermination
qui se bousculaient en lui.
- Pour te dire la vérité, je n'en sais absolument rien.
"
Il a souri.
" Oui, tu n'as jamais rien su dans tes relations avec les hommes.
Tu voulais tout et rien à la fois. "
J'ai interpellé un serveur qui passait près de nous et lui
ai pris un verre de martini pour l'offrir à Baker.
" Bois ça, mon grand, je te sens un peu tendu.
- Joy, Joy, Joy ... a-t-il marmonné d'un ton réprobateur.
- S'il te plaît, contentons-nous d'avoir une conversation amicale,
ai-je répliqué sur un ton amusé. Ca nous changera.
Alors ? Tu es bien placé dans les sondages ?
- J'ai trois points d'avance sur mon principal adversaire si tu veux tout
savoir.
- Toutes mes félicitations ... Tu n'as donc pas besoin du soutien
de Largo ?
- Non mais une fois que je serai élu, il pourra m'être utile.
Et moi aussi d'ailleurs.
- Pas de chance, il ne t'aime pas.
- Tu lui as parlé de notre passé commun ? s'est-il enquis
en fronçant les sourcils.
- Oh non, il est juste beaucoup plus malin qu'il en a l'air et a flairé
tout autour de toi une odeur de pourriture ... Le sens de l'honneur est
très important pour lui. Et un homme marié qui drague d'autres
femmes sur des bateaux ... Tsst tsst tsst ...
- Je vois. "
A ce moment là, comme s'il avait flairé les problèmes,
Largo est arrivé, comme un cheveu sur la soupe.
" Joy, je te cherchais ... a-t-il lancé en jetant une oeillade
suspecte à Baker.
- Je n'étais pas loin. Nous parlions de toi avec Mr Brubaker.
- Vraiment ?
- Oui, il se trouve que vous avez beaucoup de points communs ... "
Ils m'ont tous les deux fixés d'un air ahuri, comme si je parlais
de leur intérêt pour moi.
" En matière de politique sociale, je veux dire .... "
Et un sourire forcé pour la route ...
" Joy me disait qu'elle était votre garde du corps ... C'est
pour ça que j'envie les milliardaires, ils ont toujours les plus
belles femmes, mais je ne savais pas qu'en plus elles se chargeaient de
veiller jalousement sur leur sécurité ... a poursuivi Baker
sur le ton du " diplomate qui cherche à se faire des relations
".
- J'ai de la chance de l'avoir. Mais moi ce que j'admire chez les politiciens,
c'est qu'on leur offre une chance d'améliorer la vie de leurs concitoyens
... a décoché Largo sur le même ton.
- Nous en faisons notre sacerdoce ... Même si malheureusement, tous
n'ont pas le même dessein. Beaucoup de mes confrères cherchent
le pouvoir pour le pouvoir ... "
J'ai eu un regard affectueux vers Baker. Il avait des défauts,
oh ça oui, il en avait même une pelletée. Mais sa
tâche d'homme publique était vraiment importante pour lui,
il la prenait très au sérieux. Quand je l'ai rencontré,
la toute première fois, pour assurer sa sécurité
lors des élections à l'investiture de député,
je l'ai détesté. Je ne supportais pas ses airs arrogants
de fils de bonne famille, trop sûr de lui, trop égoïste,
trop ... " à la Cardignac ". Et puis j'avais craqué
en l'entendant s'enflammer pour ses idées. La politique était
la seule chose qu'il ait jamais prise au sérieux, la seule chose
pour laquelle il était prêt à se mouiller et à
s'engager. Et peu importait ce qu'on pensait de lui : c'était un
domaine dans lequel il fallait lui accorder une confiance absolue. Et
ses électeurs ne s'y étaient jamais trompés.
Même Largo parut s'en rendre compte. Il l'a incité à
parler de ses projets pour New York et son Comté, à ses
envies de réforme, et tandis qu'il développait les mesures
qu'il comptait prendre une fois élu, de sa verve habituelle, sa
voix perdait toute trace d'une quelconque vanité. Il était
juste sincère. Et Largo l'a écouté en hochant la
tête, devant songer que malgré sa méfiance envers
Baker, il devait admettre partager les même opinions que lui.
Alors j'ai compris. J'ai compris qu'ils resteraient en affaire et que
c'était officiel et définitif : Baker avait quitté
ma vie par la petite fenêtre, et à présent il revenait
fièrement, franchissant la grande porte.
*********
Le politicien et le milliardaire
Baker a été élu. Il a gagné sans trop de
difficultés, et ce n'était pas vraiment une surprise. Les
responsables de son parti ne s'y étaient pas trompés en
le choisissant et il y avait fort à parier qu'un jour ou l'autre,
le Gouverneur Brent Brubaker serait élu par la Convention démocrate
pour se présenter à l'Investiture Suprême. Imaginer
Baker en Président des États-Unis me faisait hurler de rire,
je ne savais même pas pourquoi ... Il aurait eu toutes les qualités
nécessaires, bien sûr, mais je n'y pouvais rien, je le connaissais
trop bien lui et ses petites manies, lui et son cynisme trop peu politiquement
correct pour plaire bien longtemps à la masse et surtout son côté
grand gamin insupportable qu'il faisait tout pour dissimuler à
son électorat mais qui finirait par se remarquer un jour ou l'autre.
Lui et Largo continuaient à entretenir des " relations professionnelles
". Avoir un appui politique était toujours utile à
un homme aussi important que Largo qui songeait qu'un jour ou l'autre,
s'il voulait attaquer la Commission Adriatique, il devrait s'assurer qu'aucun
de leurs membres infiltrés dans les milieux politiques ne l'entrave.
Alors autant avoir un soutien de confiance très haut placé.
Et à défaut d'avoir une quelconque amitié pour l'homme,
il respectait le politicien.
Baker était aux anges. La presse se faisait beaucoup écho
de " l'amitié " nouvelle régnant entre le politicien
jeune et dynamique qu'il était et le séduisant milliardaire
aventurier dont tous deux partageaient une passion de taille : des idéaux
d'un monde meilleur. Chacun à sa manière, bien sûr.
Ce que la presse ignorait bien entendu, c'est que les deux hommes n'avaient
aucune grande estime l'un envers l'autre. Pas parce qu'ils ne s'entendaient
pas, pas parce qu'ils avaient des tempéraments contraires, ni parce
qu'ils avaient des opinions incompatibles, non rien de tout ça.
Ils ne s'aimaient pas parce qu'il y avait quelqu'un entre eux qui empêchait
ces deux hommes de devenir des vrais amis, comme ils auraient pu le devenir
en d'autres circonstances.
Il y avait moi.
Oui, bon je sais, ça fait un petit peu prétentieux à
dire, mais c'était pourtant la vérité.
Baker ne supportait pas, tout simplement, l'idée que je puisse
être seule dans la même pièce que Largo. Il détestait
ces voyages d'affaires où moi seule l'accompagnait, dans des destinations
parfois exotiques, sans même Simon pour faire tampon entre nous
deux. Il détestait les soirées où je restais tard
au Groupe W pour l'aider à travailler sur un dossier complexe ou
pour régler des " problèmes de sécurité
". Et pour couronner le tout, il détestait ses sourires, ses
gestes affectueux et tout simplement le fait que pour Largo, j'étais
son amie, et pas sa garde du corps.
Par contre, il adorait les magasines people qui sortaient fréquemment
des photos de Largo en compagnie de ses conquêtes du moment. Il
aimait beaucoup m'y faire jeter un oeil en disant triomphalement "
ce genre de type, c'est pas pour toi ... ".
Il n'avait pas tort.
Mais je lui répliquais sans cesse que les hommes mariés
n'étaient pas bons non plus pour mon moral.
En fait, tout le mois qui a suivi l'élection de Baker et le rapprochement
de ses liens avec le Groupe W, mes relations avec lui ont été
bizarres. On aurait dit qu'il voulait être mon ami, juste mon ami.
Ca m'allait très bien, je n'avais pas envie de devoir affronter
ses avances, surtout depuis que je connaissais Victoria. J'avais revu
la jeune femme plusieurs fois depuis la soirée au parti démocrate.
On ne parlait pas beaucoup, mais quand Largo et Baker discutaient de "
leurs affaires d'hommes " on n'avait pas d'autres choix que d'entamer
un brin de causette ensemble. Elle était plutôt gentille.
Elle avait cette hauteur et cette attitude maniérée et autocentrée
des filles à papa mais elle était intelligente et cultivée,
ce qui le compensait grandement. Elle s'occupait de plusieurs galeries
d'Art à travers le pays, alors à défaut de pouvoir
l'apprécier (j'en étais pas encore à ce point-là
puisque je l'avais haïe comme personne pendant ma liaison avec son
mari) j'échangeais avec elle mes points de vue sur l'Art. Mine
de rien, c'était enrichissant.
Elle n'a jamais rien soupçonné pour Baker et moi. Largo
non plus d'ailleurs. Dans la même pièce l'un que l'autre,
en présence de témoins, tout se déroulait avec courtoisie,
sans la moindre ambiguïté. Si nous nous retrouvions seuls
par le plus grand des hasards c'était différent. Baker était
très étrange. Il me faisait des avances sans en faire. En
fait il me prenait à part, parlait du bon vieux temps, de sa vie,
me posant des questions sur la mienne. Beaucoup de questions sur la mienne,
sur ce qui avait changé chez moi. Un jour il m'a dit " tu
es une autre femme Joy. Une vraie femme cette fois. ". Ca m'avait
fait un effet bizarre de l'entendre dire ça. Je savais que ma vie
avait changé, mais je n'avais pas conscience d'avoir moi-même
évolué.
Du coup, Baker était curieux, il s'intéressait à
moi. Bien plus qu'à l'époque où nous étions
ensemble. Sa manière de me regarder était différente
également. Je croyais sincèrement au départ que ses
sentiments pour moi avaient changé. Qu'il se contentait de vouloir
être mon ami. Et à sa manière courtoise de demander
de mes nouvelles, sans jamais évoquer mes relations avec Largo,
à vouloir tout simplement savoir si j'étais heureuse, sans
me provoquer, sans me séduire, sans être celui qui me faisait
perdre la tête encore cinq petites années auparavant, ça
semblait presque évident.
J'avais tort.
Un jour, j'ai su. Il était venu discuter avec Largo d'affaires
communes. Tandis que mon patron s'absentait pour parler à John
Sullivan d'un problème que le vieil irlandais qualifiait "
d'urgent ", je me suis retrouvée seule avec Baker, comme cela
arrivait parfois. Il m'a souri amicalement.
" Alors ? Toujours dans les basques de ton patron ?
- Oui, je suis mal à l'aise à l'idée de le laisser
seul dans une même pièce avec une sangsue dans ton genre
...
- Tu n'as pas tort. Il se pourrait qu'un jour je lui saute à la
gorge ...
- Ca ferait mauvais effet devant ton électorat ...
- C'est pourtant pas l'envie qui m'en manque. "
Je me suis tue. Son ton était sérieux, glaçant.
" Je ne savais pas que tu le détestais à ce point.
- Tu veux savoir pourquoi je le déteste ? "
J'ai eu un sourire embarrassé.
" Si tu comptes me dire que c'est à cause de moi ou par jalousie,
laisse tomber Baker !
- Regarde-toi Joy. Tu es radieuse. "
J'ai failli sursauter. Son ton semblait si las et triste.
" Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
- Tu l'as entendu. Ce qu'il m'arrive, c'est que tu es une femme heureuse,
comblée. Tu n'es plus rien de la petite fille triste qui voulait
tellement faire plaisir à son papa, il y a cinq ans, quand je t'ai
connue ... A l'époque tu étais prisonnière de ta
propre vie. Mais tu as gagné ta liberté. Tu es une femme
accomplie. "
Il s'est approché de moi, et a passé sa main dans mes cheveux.
Ses yeux noirs luisaient d'une lueur de tristesse.
" Tu as avancé ... Tu es devenu quelqu'un. Et je sens que
c'est en partie grâce à lui ... "
Il m'a caressé le visage, tendrement. Je n'ai même pas eu
la force de le repousser, j'étais soufflée.
" Et tu veux savoir le pire ? Je suis fou de rage, parce que la Joy
qu'il t'a aidée à devenir, je l'aime encore plus que celle
que j'ai connu autrefois. "
Il m'a eue. Il m'a brisée. Je ne savais plus quoi faire, j'ai tout
simplement perdu mes moyens. Je ne savais plus où j'étais,
ni avec qui. Je suis restée immobile, flouée, tourmentée.
Une déclaration.
Une des plus belles qu'on m'ait faites.
Et Largo qui n'en avait jamais eu le courage ...
Baker n'a rien tenté. Il n'a pas voulu profiter du flux d'émotions
qui s'était emparé de moi. Il est juste resté près
de moi, caressant du pouce le dos de ma main. Il souriait. Son sourire
m'aimait. Ses yeux m'aimaient. Lui tout entier se consumait d'amour pour
moi. Cela m'a paru tellement évident et beau sur le moment que
mon cur s'est emballé. Avais-je déjà été
aimée aussi fort par un homme ?
Oui, par lui. Cinq ans auparavant.
Et je me suis posé une question toute bête, pourquoi est-ce
que j'hésitais ? Pourquoi est-ce que je ne tombais pas dans ses
bras ? Qu'est-ce qui me retenait d'être heureuse ? Pourquoi avais-je
fait la bêtise de le quitter une première fois ?
J'ai baissé les yeux sur sa main qui tenait toujours la mienne.
J'ai vu son alliance.
Mon cur s'est serré et j'allais arracher ma main de la sienne
quand un bruit de porte s'est fait entendre. Aucun bruit de pas. Le visiteur
s'était arrêté sur le seuil, interloqué. Surpris,
Baker desserra son étreinte et j'ai pu libérer ma main.
Je me suis ensuite reculée de plusieurs pas, regardant vers la
baie vitrée de l'appartement de Largo. Il y eut quelques secondes
d'un lourd silence pesant. Puis la voix, inhabituellement froide de Largo,
retentit.
" Je crois que nous en avons fini pour aujourd'hui, Mr Brubaker ...
Vous devriez prendre congé. " a-t-il dit.
Baker n'a rien répondu. J'ai senti son regard qui se posait une
dernière fois sur moi avant qu'il ne quitte l'appartement. La porte
s'est claquée. Toujours à ma contemplation des immeubles
du quartier des affaires de New York, je n'ai pas su si c'était
lui ou Largo qui l'avait fermée si violemment.
" Que s'est-il passé ici pendant ma courte absence ? "
Je ne savais pas quoi lui dire. Pour Largo, je n'avais quasi aucun contact
avec Baker, excepté ce fameux soir où il l'avait aperçu
tenter de me séduire.
" Rien ... " ai-je lâché d'un air las.
Quelques pas. Largo m'a rejointe. Il me regardait fixement.
" Tu sais qu'il est marié ?
- Je le sais. J'ai parlé à sa femme. Quelqu'un de charmant.
- Alors à quoi tu joues bon Dieu ? s'est-il emporté.
- Je ne joue à rien Largo.
- Pourquoi te tenait-il la main ? Pourquoi est-ce qu'il te regarde toujours
comme si tu étais la huitième merveille du monde ? "
J'ai levé les yeux vers Largo. Son regard en disait long. Il devait
en avoir remarqué bien plus que moi sur les nouveaux sentiments
que Baker nourrissait pour moi.
" Je ... Je ne vois pas de quoi tu veux parler ...
- Et ces discussions que vous avez ensemble, dans le dos de tout le monde
? "
Je n'ai rien trouvé à lui répondre.
" Et ton air rêveur et triste à l'instant même
où je te parle ? "
J'ai frissonné.
" Tu te fais des idées Largo, je .... "
Profond soupir. Je n'avais pas envie de lui mentir. Alors soit je lui
racontais tout dès maintenant, soit je la fermais pour de bon.
J'ai scruté mon ami. Son visage était contracté,
ses yeux brillaient d'une lueur d'incompréhension. Et j'ai su que
je n'avais pas le droit de l'écarter de tout ça. Pour la
simple et bonne raison que je l'aimais. Même si rien n'était
clair entre nous deux, il devait savoir qu'il risquait de me perdre. Ou
du moins de perdre une femme dont il était peut-être amoureux.
Lui qui avait toujours été si sincère, si franc et
direct avec moi ... Il méritait que je cesse de jouer avec lui.
Depuis le jour où j'avais dit stop, il n'avait plus rien obtenu
de moi. Aucun sentiment, aucune émotion, je contrôlais tout,
je verrouillais tout. Il était dans l'ignorance la plus totale
de ce qu'il se passait en moi. Et ça ne devait plus durer.
" Baker vient de me dire qu'il est amoureux de moi, Largo. "
ai-je avoué finalement.
Il a écarquillé les yeux. Même s'il soupçonnait
quelque chose, il ne devait pas s'attendre à ce que ça aille
aussi loin.
" Amoureux de toi ? Mais il a un sacré culot ce type ! "
s'est-il emporté.
Voyant que je n'arborais aucunement un air outré, il s'est repris,
retenant un soupir de colère.
" Bon, apparemment il y a autre chose que j'ignore ?
- C'est une vieille histoire Largo ... ai-je expliqué sans le regarder,
plongée dans mes pensées. J'ai eu une aventure avec lui
il y a quelques années. "
Largo a paru à la fois surpris et mal à l'aise.
" Pourquoi tu ne m'en as rien dit ? Pourquoi avoir fait semblant
de ne pas vous connaître ?
- Parce qu'il était déjà marié à l'époque.
"
J'ai lu dans le regard de Largo que ce qu'il venait d'entendre ne lui
plaisait pas du tout, même s'il faisait tout pour le cacher.
" Je vois ... a-t-il lâché au bout d'un moment.
- Vas-y Largo, tu as le droit de me dire que je suis quelqu'un de méprisable
!
- Ce n'est pas ce que je pense Joy, tu le sais ... "
Il s'est arrêté net comme s'il venait de comprendre quelque
chose.
" Il vient de te dire qu'il t'aimait, là, tout à l'heure
? Alors vous remettez ça ? a-t-il demandé, en serrant les
dents pour ne pas crier.
- Non ... Enfin si ... ai-je balbutié.
- Tu couches avec lui oui ou non ? "
J'ai sursauté. Le ton de Largo était devenu sec, agressif.
" Je ne couche pas avec lui. Et tu serais gentil de ne pas te défouler
sur moi ...
- Moi, je me défoule ? s'est-il énervé. Qu'est-ce
que tu racontes ?
- Qu'est-ce que tu fais en ce moment ? "
Largo n'a rien trouvé à répondre et s'est calmé.
" D'accord ... a-t-il admis. J'ai le droit de m'énerver non
?
- Non, je regrette, je ne vois pas pourquoi ...
- Moi je crois au contraire que tu vois très bien ... laisse-moi
au moins ma jalousie comme vestige de notre relation ... " a-t-il
souri.
Je lui ai rendu son sourire.
" De toute façon, tu n'as aucune raison d'être jaloux.
Il ne se passe rien entre Baker et moi.
- Baker ? Charmant petit nom ... "
Largo s'est tut et un long silence s'est installé entre nous deux.
" Tu ne dis rien ? lui ai-je demandé.
- Que veux-tu que je te dise ? Je ne veux pas paraître indiscret
... J'aurais des tas de questions à te poser, des réponses
délicates à exiger, mais je ne suis pas encore maso ...
Et puis, je ne sais pas si je peux le faire ... J'avais remarqué
quelque chose depuis le début entre toi et Brubaker. Mais ... Je
ne voulais rien dire ... Je me disais que j'étais mal placé
pour le faire ... J'en ai parlé à Simon, mais ça
ne m'a pas aidé. Je t'en parle à toi maintenant. Mais je
ne suis toujours pas avancé ...
- Je ne le soupçonnais pas vraiment jusqu'à aujourd'hui
mais Baker semble particulièrement entreprenant ... Il ... Il dit
qu'il m'aime.
- Et toi ? Tu l'aimes ? "
Je n'ai pas pu lui répondre et naturellement ce mutisme a titillé
sa jalousie.
" Joy, merde, il est marié !
- Je sais, pas la peine de hausser le ton ! C'est pour ça qu'on
a arrêté tous les deux il y a cinq ans ... Et c'est pour
ça que ça n'aurait jamais du commencer ...
- Alors affaire classée, à quoi bon ressasser tout ça
? a réagi Largo. Même si tu te remettais avec lui, ça
aboutirait forcément à une impasse !
- Sans doute mais ... Ce n'est pas facile de ne pas écouter ce
qu'on ressent ...
- Arrête ! m'a-t-il stoppée. Je ne suis pas sûr d'avoir
envie d'entendre la suite, tu vois ! Je ne sais rien de ce qu'il se passe
entre vous, mais je suis certain que ce type n'est pas pour toi, ok ?
Je ne veux pas que tu souffres ....
- Mais qu'est-ce que tu en sais, il est peut-être fait pour moi
...
- Tu mérites bien mieux Joy ! Tu mérites bien mieux qu'un
homme déjà marié ! Il est égoïste, il
est immature ! Tu mérites un homme qui ne pense qu'à toi,
qui ne vive que pour toi, pas un type volage et instable qui ... "
Il s'est arrêté dans son élan. Je crois qu'il a compris
que ce qu'il disait sur Baker pouvait tout aussi bien s'appliquer à
lui. Il a du se sentir terriblement mal à l'aise parce qu'il a
détourné son regard du mien et s'est mis à pâlir
à vue d'il.
" Je suis désolé ... " a-t-il murmuré.
Cette phrase avait-elle un double sens ? Parlait-il pour Baker ou pour
lui ? Je n'ai pas eu le temps de le lui demander ...
" Tout ce que je voulais que tu comprennes Joy, a-t-il poursuivi
d'un ton empreint d'un certain malaise, c'est que tu as déjà
trop souffert pour t'embarquer là-dedans. Dis-moi franchement,
comment tu te sentais quand tu entretenais une liaison avec lui ?
- J'avais l'impression d'être en enfer. Mais un enfer qui avait
un goût de paradis ... "
Largo soupira, comme s'il se trouvait devant un petit animal battu qui
retournait sans cesse vers son maître malgré les coups, parce
qu'il n'avait nulle part ailleurs où aller. Il me dévisageait
d'un air mêlant l'incompréhension et l'impuissance.
" Tu ne t'aides pas Joy. Renonce.
- Je sais que ça me simplifierait la vie mais tu vois Largo, je
n'ai rien à perdre à essayer.
- Moi je crois que si. Tu y songes sérieusement ? A recommencer
? "
Je lui ai souri. Ca lui a fait perdre ses moyens, il était paumé,
il ne savait pas quoi me dire pour m'empêcher de tomber dans les
bras de Baker sans avoir à m'avouer ce qu'il voulait garder pour
lui, parce qu'il n'était pas prêt.
" Non, je n'y songe pas sérieusement. J'en ai envie c'est
tout. Mais tu es bien placé pour savoir que je suis très
experte dans l'art et la manière d'aller à l'encontre de
mes envies. "
Je me suis dit qu'il était temps de conclure cette étrange
entrevue avec Largo. Il était tard, j'aurais dû quitter le
Groupe déjà bien avant l'arrivée de Baker. J'y étais
sans doute restée, à faire des heures supp, inconsciemment
pour le voir. J'ai enfilé ma veste.
" A demain Largo.
- Attends ... Joy ... Je suis désolé ... Je me suis mêlé
de ce qui ne me regardait pas ... Je veux juste que tu sois heureuse et
je ne pense pas que ce sera avec ce type que tu retrouveras le sourire
... s'est-il justifié.
- Mais avec qui alors ? "
Sa réponse pouvait se lire sur ses lèvres. Il avait vraiment
très envie de le dire. Il a longuement hésité et
j'ai attendu, me demandant si ces longues minutes d'attente allaient finir
par modifier mon avenir au sein du Groupe W.
Il n'a pas réussi à le dire.
" Bonne nuit Joy ... " a-t-il simplement conclu en m'embrassant
sur le front.
Je suis restée impassible.
" Tu ne changeras jamais Largo ... " ai-je lancé d'une
voix tranquille tout en franchissant le seuil de sa porte, me promettant
qu'il s'agissait de mes dernières heures supplémentaires
au penthouse.
En rentrant chez moi ce soir-là, j'ai pensé à ces
deux hommes, qui avaient tous deux été très important
pour moi, l'un comme l'autre, à leur manière.
Baker m'avait fait découvrir ce qu'était l'amour, la passion,
celle qui fait tourner la tête. Sans lui, j'aurais été
incapable de la reconnaître quand elle m'est tombée dessus,
le jour où j'ai rencontré Largo. Je m'en remémorais
chaque détail, un sourire radieux aux lèvres : du Monastère
de Sarjevane au jour où j'avais jalousement veillé à
sa survie de retour au Groupe W. Et bien sûr son coup de tête
quand il avait décidé de me prendre comme garde du corps.
Une rencontre explosive et improbable. Un peu à l'image de notre
relation.
Pour Baker ça avait été à la fois très
semblable et très différent. Tout avait commencé
par un homme important en danger et un petit agent de la CIA chargée
de le protéger. Baker et son mentor de l'époque, le Sénateur
Kingsley, avaient reçu des menaces de morts de terroristes en réponse
aux mesures qu'ils prévoyaient de prendre en vue de leur éradication
s'ils étaient élus. Pour moi, c'était un boulot comme
un autre. Avec mon co-équipier de l'époque, on se contentait
de faire notre travail, de les surveiller, de passer le temps à
jouer aux cartes quand ils ne se déplaçaient pas, puis de
rentrer chez nous le soir, n'y pensant plus.
Mais la mission de routine a pris des proportions incroyables.
Je ne me rappelle plus le moment exact où je me suis mise à
l'aimer. Le tout premier contact avait été maladroit, plein
de tension. Je l'avais trouvé séduisant, dix ans plus âgés
que moi, trente-cinq ou trente-six ans, grand, brun, les yeux sombres
perçants et intelligents. Son visage commençait déjà
à être marqué par l'écoulement du temps, mais
on y voyait encore très nettement les traits d'un ancien "
beau gosse " du genre à faire s'évanouir les midinettes
... La maturité le rendait bien plus bel homme et j'admets avoir
esquissé un sourire à son agréable contemplation,
la toute première fois que je l'ai vu.
Et c'est quasiment instantanément qu'il avait commencé à
m'agacer. Ayant remarqué que je le dévisageais avec insistance,
il avait eu un regard rieur et un sourire narquois s'était dessiné
sur ses lèvres. Après avoir étouffé un gloussement
moqueur, il m'avait prise par le bras et m'avait soufflé, discrètement,
" retenez un peu vos ardeurs, mademoiselle l'agent de la CIA ...
Ca ferait mauvais genre que vous vous jetiez sur moi au lieu de me protéger
... ". Je lui avais lancé un regard noir et lui, la situation
l'avait beaucoup amusé.
Naturellement j'étais folle de rage. Pour qui se prenait-il, cet
idiot au sourire en coin, à l'attitude faussement charmeuse ? Baker
avait du sentir que s'il voulait me faire marcher, je courrais volontiers.
Il s'était alors amusé, pendant une grosse partie de la
période où j'étais détachée à
sa protection, à me provoquer, à me défier, à
créer d'interminables joutes verbales avec moi. Parfois je gagnais,
parfois c'était lui qui en ressortait vainqueur. Et je ne pouvais
pas le supporter lui et ses airs suffisants quand il lui arrivait de prendre
le dessus.
Mais parallèlement, j'aimais ça. Toute ma vie, je n'avais
été que la suivante de mon père, je faisais tout
ce qu'il me disait, sans protester. Et puis c'était à la
CIA que j'avais eu à subir les ordres, toujours et sans cesse.
On ne m'avait jamais demandé mon avis, on n'avait jamais fait appel
à mon intellect, ni à mes idées. J'étais une
simple exécutante, très douée certes, mais je me
contentais de me battre, sans toucher à la sphère du stratégique.
D'un côté, j'étais fière de ma force. De l'autre,
j'aurais aimé être prise plus au sérieux.
Avec Baker, je me suis sentie brillante. Il s'intéressait à
moi, lui le politicien alerte et vif, promis à un bel avenir. Il
me provoquait pour me faire réagir, pour argumenter, et finalement
pour me permettre de lui rabattre son caquet. Ce tempérament de
feu dont j'ai fait ma fierté et qui effraie tellement Simon quand
je me mets en colère, c'est un peu grâce à Baker que
je l'ai peaufiné.
Au fil du temps, la protection dont Baker bénéficiait avec
moi, est devenue de plus en plus rapprochée. Entre les disputes,
les chamailleries et les provocations, on discutait, vraiment. Il a commencé
à lire derrière ma façade de petit soldat toutes
ces blessures, toute cette fierté qui dissimulait pas si bien que
ça finalement un mal-être et une peur d'être rejetée,
notamment par mon père. Et moi, j'ai pu deviner derrière
ses airs de politicien désabusé, cynique et suffisant, un
homme tout simplement, à qui on avait imposé une conduite,
une ligne à suivre et qui s'y tenait, masquant par un faux détachement
de gamin capricieux, sa répugnance à renoncer à ses
rêves et à sa véritable personnalité.
Et puis un jour on s'est rendu compte qu'on s'aimait.
C'était la fin de ma mission, il avait été élu
député et les terroristes qui le menaçaient avaient
été arrêtés. Chacun devait rentrer de son côté.
Mais, on n'a pas réussi. Sur un coup de tête, on a tout envoyé
au diable, mes principes, sa femme, mon professionnalisme, son image.
Ca a duré presque un an.
Un an de promesses, de bonheurs furtifs, d'égarements, de pleurs,
de solitude, de disputes et un jour, j'ai accepté une mission d'infiltration
en Colombie. C'était un bon prétexte pour mettre fin à
notre impasse.
Et pendant cinq ans je ne l'avais pas revu une seule fois.
Et maintenant ?
*********
La " Clytemnestre " de Baker
Baker avait une mère possessive. Gloria. Une belle femme, très
élégante et très digne dont seuls les vestiges d'une
ancienne beauté époustouflante permettait de camoufler ce
qu'elle était en réalité : une matrone. Une horrible
mégère, de celles qui veillent jalousement sur leur famille,
sur leurs enfants (particulièrement leurs fils), et pour le cas
de Gloria, sur l'Empire des Brubaker, à la manière d'un
ersatz de Madame Kennedy. Je la détestais.
Dès le premier regard, lorsque je l'ai rencontrée, elle
m'a mise mal à l'aise. Elle avait cette manière de me percer
du regard, comme si elle savait ce qui se tramait entre son fils et moi,
alors que notre relation n'en était qu'à ses balbutiements
et que l'on cachait avec une certaine dextérité l'attirance
montante entre nous deux.
Gloria avait un pouvoir certain sur Baker. Une sorte de complexe d'Oedipe
mal réglé, même si pour moi, Gloria était très
loin de l'image de mère aimante de la Jocaste antique. Elle me
faisait plutôt penser à Clytemnestre, la mère d'Électre,
qui après avoir fait tuer son père voulait à présent
se débarrasser de son frère. Pourquoi? Pour le pouvoir,
pour Égisthe, pour sa vie de femme. Cette Clytemnestre de la mythologie
haïssait tellement sa fille et manipulait son fils avec une telle
dextérité, qu'à chaque fois que je croisais le regard
de Gloria, je voyais en elle une lointaine descendante de cette chimère.
A l'époque, elle avait tiré les vers du nez à son
fils d'une facilité déconcertante. Il avait suffi qu'elle
discute seule à seule avec lui, quelques jours à peine après
m'avoir rencontrée en tant que simple agent de la CIA chargée
de sa protection, pour qu'il lui avoue tout. Son étrange attirance
pour cette femme qu'il connaissait à peine. Puis son amour naissant.
Quand notre liaison a débuté, elle a su, bien entendu.
Pourquoi je pense à elle maintenant ? Je l'ignore. Peut-être
que je me prépare mentalement à l'idée de la revoir.
Peut-être que Baker lui a déjà dit qu'il pensait de
nouveau à moi, que les sentiments étaient toujours là
... Et telle que je connaissais Gloria, elle voudrait certainement s'interposer.
Était-ce ma relation avec son fils qui l'avait rendue " folle
" ou l'était-elle déjà naturellement ? Difficile
à dire. Mais elle me haïssait. Notre première conversation
en tête-à-tête avait été éloquente.
C'était deux jours après que Baker et moi avions entamés
notre liaison. Elle m'avait pris à parte dans la bibliothèque
de leur immense demeure. Comme je n'étais plus chargée de
la sécurité de Baker, nous déguisions notre relation
en amitié. La plupart des gens n'y ont vu que du feu ou ont fait
tout comme. Mais Gloria avait été mise au courant par son
cher fiston.
Garce, traînée, putain ... Tout y était passé
: et oui, elle m'avait insulté, menacée, accusée
de mettre en péril l'avenir brillant de son fils, bla bla bla,
le trip typique de ces atroces mères possessives. Bon, moi, vous
me connaissez, je suis restée stoïque. Voyant que j'étais
totalement insensible à ces menaces, elle m'avait juste crié
" ça ne se passera pas comme ça ! " avant que
je ne quitte en claquant la porte cette foutue bibliothèque.
J'avais rejoint Baker qui discutait tranquillement avec l'un de ses frères
et je lui avais dit " amicalement " que je regrettais de ne
pas pouvoir rester plus longtemps avec lui, mon nouvel " ami ",
mais que j'avais des obligations ailleurs avec d'autres " amis ".
Alors il m'avait " amicalement " saluée et je suis partie.
Le soir, il m'avait retrouvée à mon appartement, et après
l'amour, je lui avais parlé de cet incident avec Gloria. Contrairement
à ce que je pensais, il n'avait pas paru surpris une seule seconde.
" Je sais, ma mère peut être une garce. Mais c'est ma
mère. avait-il simplement noté, avant d'éclater de
rire.
- Tu trouves ça amusant ? avais-je protesté.
- Assez oui. Elle trouve déjà que Vic est une roulure alors
que c'est mon épouse légitime ... Comment voulais-tu qu'elle
réagisse avec ma maîtresse ?
- Et que comptes-tu faire ?
- Rien. Elle ne parlera de nous à personne. Trop peur que ça
me nuise. Quant à nous, nous allons continuer à nous voir
en cachette ... "
Je me rappelle qu'il m'avait embrassée très tendrement et
qu'il s'était allongé sur mon dos, en me murmurant à
l'oreille qu'il m'aimait. C'était la première fois qu'il
me le disait.
Après, Gloria et moi nous sommes croisées, deux ou trois
fois. Elle se contentait de m'ignorer et de me lancer des regards assassins.
Mais je savais que dans mon dos, elle continuait à médire
sur moi. Baker n'en parlait pas, peut-être pour ne pas me faire
de la peine, mais ça m'était égal. Tout ce qui comptait
pour moi, c'était lui.
Elle a quand même réussi à m'atteindre, une ou deux
fois. D'abord, il y a eu mon père. J'ignore comment ils se sont
rencontrés, mais il a su pour Baker et moi. Il m'avait alors traitée
d'irresponsable, d'écervelée, que cette liaison ne m'attirerait
que des problèmes, qu'il se servirait de moi ... etc. Le plus éloquent
avait été le moment où il m'avait reproché
d'avoir mal fait mon travail : tomber amoureuse au lieu de le protéger,
quelle idiotie ! Ne jamais, jamais mélanger le travail et les sentiments,
m'avait-il répété une centaine de fois ce jour-là
... Oui, ça vous rappelle des choses, hein ? Comme quoi, à
force de me bourrer le crâne avec ses principes stupides, j'ai fini
par les appliquer ...
Mon père n'a jamais eu à proprement parler d'influence dans
mes relations avec les hommes. Il y avait juste sa présence qui
rôdait autour de moi, comme un fantôme. Il n'était
ni pour, ni contre le fait pour moi d'avoir une vie sentimentale, mais
à chaque fois, il était surpris. Voire curieux. Pour lui,
j'étais un petit soldat, une sorte de machine qui n'était
censée, ni réfléchir, ni éprouver des émotions.
Il n'était pas contre le fait que j'ai un petit-ami, du moment
que je m'acquittais toujours des devoirs qu'il attendait de moi. Mais
il trouvait ça inhabituel, presque incongru.
Je me rappelle encore l'expression qu'il avait eu la première fois
que je lui avais annoncé que je sortais avec un garçon,
je devais avoir dix-sept ans, quelque chose comme ça .... Il lisait
son journal, et avait haussé les sourcils.
" Pour quoi faire ? " avait-il demandé.
Je m'étais sentie très bête, parce que je n'avais
pas trouvé de raison logique. C'est vrai, pourquoi avais-je ressenti
le besoin subitement d'avoir un petit-copain alors qu'avant je n'en avais
pas et que je ne me portais pas plus mal ? Pour être comme les autres
? Je ne savais pas quoi lui répondre alors j'avais juste dit :
" Pour rien. J'aime bien Peter, c'est tout. "
Et ce n'était pas faux. J'aimais bien Peter. C'était un
beau garçon, plutôt malin et très charmeur. J'avais
eu le béguin pour lui pendant des mois et des mois, même
une éternité (enfin ça me paraissait être une
éternité quand j'étais adolescente), avant qu'il
ne me remarque enfin et m'invite à sortir. J'étais folle
de joie, tout simplement. Et j'avais raison de l'être, puisque la
première semaine avait été géniale : on sortait,
on s'amusait, on dansait, on allait au ciné, on flirtait, et il
m'avait même présentée à ses copains au bout
de deux petites journées, (signe que je devais vraiment lui plaire
... ). Par contre ... La deuxième semaine ...
Pour vous dire la vérité, il n'y a jamais eu de deuxième
semaine. Un soir, alors qu'il m'avait ramené chez moi assez tôt,
après une brève mais agréable sortie au ciné
(je précise pour les curieux que je n'ai aucune idée du
film qu'on était allé voir puisqu'on n'avait pas beaucoup
regardé l'écran ...), et qu'il me donnait un baiser d'adieu,
je m'étais rendue compte de la boulette que je faisais. J'avais
vu filtrer de la lumière du garage, où mon père devait
m'attendre pour mon entraînement quotidien. Je n'étais pas
en retard, donc il ne m'aurait rien dit, d'ailleurs depuis le départ,
tout ce qui avait touché de près ou de loin avec ce fameux
Peter lui avait été parfaitement égal, mais je sentais
que je n'étais pas à ma place.
Qui essayais-je de tromper, à me comporter comme une fille normale,
en flirtant normalement, avec un gentil garçon très normal
? Comment pouvais-je me dire, " ça y est petite brebis galeuse,
tu es rentrée dans le droit chemin " alors que je m'apprêtais
à rejoindre mon père pour qu'il m'initie au Taekwondo et
que j'avais annulé un rendez-vous à la patinoire le lendemain
après-midi pour me perfectionner au tir ? Qu'est-ce qu'une fille
comme moi pouvait apporter à un Peter ou à n'importe quel
autre homme ?
Alors j'ai fui. J'ai rompu avec Peter, LE Peter, celui qui m'avait fait
rêver pendant des mois et dont je n'osais pas affronter le regard
de peur de rougir, après une petite semaine d'une relation au beau
fixe qui s'annonçait merveilleuse. Bizarre, non ? Mais je sens
que ça vous rappelle quelque chose ... Nick Hornby a écrit
" toutes mes histoires d'amour sont une version bâclée
de ma première ". Et à première vue, ça
semble être le cas pour moi. J'aime, je me raisonne, et je fuis.
Trois temps, trois mouvements.
Quand j'ai rencontré Baker, c'était aussi un moyen pour
moi de conjurer le sort. Je me disais qu'avec lui ça ne se passerait
pas comme avec les autres, je m'étais persuadée que je ne
m'enfuirais pas avec lui mais que se serait lui qui me quitterait pour
une seule et simple et bonne raison : une femme qu'il ne souhaitait pas
quitter. Ca m'arrangeait bien dans un certain sens qu'il préfère
rester avec elle, d'ailleurs je ne lui ai jamais posé d'ultimatum,
je n'ai jamais exigé de lui qu'il divorce parce qu'au fond je sentais
que je le fuirais un jour, comme les autres, et que ça ne valait
pas la peine de briser un couple pour ça.
Mais Baker, la preuve que ce type ne faisait jamais ce à quoi je
m'attendais et que chaque moment passé auprès de lui apportait
son lot de surprises, ne m'a jamais quittée. J'ai été
obligée de le fuir lui aussi, comme les autres, le moment venu.
Mais on est resté ensemble un an, record battu. Qui aurait cru
que ma relation la plus stable, je l'aurais avec un homme marié
?
Est-ce que ça valait la peine que je me remette à sortir
avec Baker pour le fuir à nouveau à un moment ou à
un autre ? Je ne lui pas vraiment reparlé, après qu'il m'ait
avoué qu'il était amoureux de moi. En définitive,
c'était tant mieux : je me voyais mal ne pas lui répondre
que je l'aimais moi aussi, car c'était vrai, et c'était
tout ce qui me venait à l'esprit quand je pensais à lui.
Mais l'admettre ? Non, jamais. J'ai ma fierté.
Largo y a très peu fait allusion. Il devait penser qu'il en avait
assez fait. Cela dit, ça ne m'aurait pas déplu, à
ce moment précis, qu'il tente quelque chose. J'aurais dit oui.
J'aurais même sauté sur l'occasion de ne plus penser à
Baker, à mon passé, de ne plus me remettre en question sans
arrêt, de ne plus réfléchir. L'obstacle du "
nous travaillons ensemble " ou du " tu n'es pas mûr pour
une telle relation " qui me semblait quelques semaines auparavant
insurmontable paraissait bien peu de choses comparée à l'idée
de tout recommencer avec Baker.
Mais Largo ne faisait rien. Quel idiot ... Je le voyais bien cogiter,
m'observer ... Parfois il me touchait, un geste tendre de sa main qu'il
passait dans mes cheveux, ou encore il me lançait un de ses regards
fiévreux à se faire damner une sainte et qui signifiait
clairement " let's get it on " (vous savez, comme la chanson
de Marvin Gaye ? ). Bref, il tâtait le terrain, guettait mes réactions.
Celles-ci étaient plus que favorables, j'avais très envie
de lui, et de tenter le coup. Mais il résistait. Il devait se dire
que s'il n'y avait pas eu le retour de Baker, nous serions toujours au
point mort lui et moi.
Il n'avait pas tort. Mais quelle importance après tout ? J'avais
toujours eu envie d'être avec lui, et lui aussi à sa manière.
C'était devenu une sorte de danse entre lui et moi, je veux - je
ne veux pas, je ne veux plus - je veux, je veux - je veux mais pas comme
ça, etc. Ce qu'il pouvait être obstiné et bouché
parfois .... Et sérieusement, ça commençait à
m'agacer.
Après une nouvelle journée à le suivre dans tous
ses déplacements, où entre deux rendez-vous d'affaires,
on se retrouvait seuls à seuls, embarrassé par un lourd
silence chargé de toute cette tension sexuelle, je rentrais chez
moi, frustrée et de mauvaise humeur. Je n'ai pas vu la grosse cylindrée
garée devant mon immeuble, et même si j'y avais fait attention,
je n'aurais pas pensé que c'était de la visite pour moi.
Mais quand je suis arrivée à mon palier, j'ai bien vite
reconnue cette grande dame habillée avec goût, très
bien conservée pour son âge, qui m'attendait en me toisant
d'un air pincé.
" Ca alors, quelle très agréable et surprenante visite
! ai-je souri d'un air moqueur. Gloria ! Dans mes bras mon ex belle-mère
par procuration !
- Croyez-vous que ce soit l'heure pour de pareilles insolences ? a-t-elle
répliqué d'un ton sec.
- Vous n'avez pas changé, Gloria. Toujours aussi chaleureuse. "
J'ai ouvert la porte de mon appartement et y suis entrée. Gloria
m'y a suivie sans que je l'invite à le faire.
" Mais ne vous gênez surtout pas, entrez !
- Je vais être directe mademoiselle Arden. Je refuse que vous vous
approchiez de mon fils. "
J'ai fait la moue, à la fois parce que notre future conversation
m'ennuyait déjà et que je voulais le lui faire savoir, mais
aussi par fatigue réelle.
" Écoutez Gloria, j'ai eu une très longue journée
de travail, alors ....
- Alors contentez-vous de me dire que vous ne reverrez pas Brent et je
vous laisserai.
- Brent ! Pouah ! Vous n'aviez pas un goût des plus sûrs pour
choisir les noms de vos enfants ...
- Mademoiselle Arden ! s'impatienta Gloria.
- D'accord, je vous le promets!
- Vous mentez.
- Et vous avez trouvé ça toute seule comme une grande ?
Bravo Gloria.
- Ce n'est pas un jeu. Vous savez ce qui a coulé Bill Clinton?
- Hum... Voyons voir ... ai-je fait semblant de réfléchir.
Peut-être le fait que dans notre très cher pays, personne
ne peut accomplir plus de deux mandats présidentiels d'affilée
? Ah mais oui, c'est ça ! Mais je suppose que vous parliez de Monica
je-ne-sais-plus-qui ...
- Vous ne devriez pas prendre cette affaire à la légère
! a grondé sèchement Gloria. Vous êtes une plaie,
un parasite, et je veux que vous ôtiez votre visage du paysage visuel
de Brent.
- Vous n'en avez pas assez de vous mêler de ce qui ne vous regarde
pas ? Baker est un grand garçon qui peut se débrouiller
sans sa maman. Quant à moi, je le respecte, et je ne ferai rien
qui nuirait à sa carrière ou à ses ambitions. Cela
m'arrangerait bien moi aussi en ce moment de ne plus le voir, mais vous
voyez Gloria, c'est lui qui revient.
- Vous prendriez combien pour lui fermer la porte au nez lorsqu'il reviendra
? "
J'ai eu un rire nerveux.
" La corruption ne marchait pas quand nous étions ensemble.
Elle n'aura pas plus d'effet sur moi maintenant. Allez-vous-en !
- Vous n'êtes qu'une putain ! "
La colère commençant à bouillonner en moi, j'ai préféré
prendre le parti de la mettre à la porte, plutôt que celui
de laisser exploser mon courroux, qui en certaines occasions, pouvait
se révéler dévastateur.
" Si j'étais une putain, j'aurais pris l'argent voyez-vous
? Maintenant dehors ! ai-je tonné d'un air sans appel.
- Je vous jure qu'un jour je vous aurai ! s'est contentée de grogner
Gloria.
- Bien sûr, essayez toujours, ça pourrait être drôle.
Mais pas trop d'acharnement je vous prie. Je n'ai pas pour habitude de
frapper les vieilles dames !"
Je lui ai claqué la porte au nez. J'étais tremblante de
rage. S'il y avait une chose que je détestais, c'était qu'on
me donne des ordres et qu'on me prenne pour ... ce type de personnes,
lâche, corruptible, égoïste. C'était la goutte
d'eau qui faisait déborder le vase. La petite tentative minable
de Gloria pour m'éloigner de Baker avait eu l'effet contraire sur
moi. Au lieu de renoncer à lui, j'avais de moins en moins envie
de l'abandonner, de le laisser seul à son sort, pris dans les tentacules
géants de ce système, dont il était prisonnier malgré
lui depuis des années. Et je me rappelais avec tendresse qu'à
une époque, j'étais sa bouffée d'air frais, celle
qui le faisait sourire à la vie.
Il a fallu que je me fasse violence pour ne pas l'appeler et lui dire
de venir.
J'étais prête à craquer.
*********
Joy et Mr B.
C'est arrivé une semaine après la visite de Gloria à
mon appartement. Largo était parti avec Simon en voyage d'affaires
au Japon, pour plusieurs jours. Et je ne doutais pas qu'ils prenaient
beaucoup de bon temps là-bas : j'avais surpris une conversation
assez éloquente entre Simon et Georgi où ils parlaient de
deux jolies " Geishas ", qui à n'en pas douter, faisaient
découvrir à nos deux compères les charmes et délices
de leur noble contrée. Que pouvais-je y faire ? Largo était
comme ça, on ne pouvait pas le retenir, ni le forcer à s'engager
auprès d'une femme. Et pour être honnête, je ne lui
laissais pas vraiment croire qu'il y avait une chance réelle entre
nous deux.
Il savait que j'aimais Baker. Jusqu'à quel point, aucune idée.
Il ne devait pas présager qu'on remettrait ça, ou du moins,
pas en l'espace de quelques jours où il aurait le dos tourné.
Et pourtant ...
Un midi, Baker m'a invitée à déjeuner. En toute amitié,
avait-il précisé. Je ne l'ai pas cru, mais de toute façon,
je n'avais pas envie de déjeuner en toute amitié. Et j'ai
retrouvé le Baker qui m'avait tant fait vibrer des années
auparavant : drôle, spirituel, attentif à mes désirs,
charmeur et si adorablement agaçant ...
Il m'a conviée à un pique-nique improvisé dans Central
Park, sous un soleil éclatant, cernés de toutes parts par
de magnifiques géants de verdure et enveloppés par une voûte
céleste d'un bleu limpide. On a mangé, parlé, ri
... Je me sentais parfaitement détendue et insouciante, oubliant
qui j'étais et qui il était. C'était tout bonnement
parfait.
Il m'a ramené chez moi et nous avons fait l'amour.
Et c'était génial. Je me sentais sereine, libérée
de toutes ces frustrations, de ces doutes. Vous n'imaginez pas à
quel point c'est plaisant de ne plus écouter que ses désirs
et de ne plus ressentir qu'avec son corps. Et je me foutais de tout le
reste, des conséquences, pour lui, pour moi et pour tout le microcosme
qui nous entourait. Quelle importance cela avait ?
Après la deuxième fois, j'ai enfilé sa chemise pour
aller m'asseoir à la terrasse de mon appartement et prendre un
peu l'air. Perdue dans le vague, j'essayais de me raisonner, de penser
à tout ce dont j'étais censée penser après
avoir commis cette " grosse bêtise ", mais je n'y arrivais
pas, je me sentais trop bien en totale plénitude, les rayons du
soleil venant chatouiller mon visage radieux.
Il m'a rejointe après quelques instants et s'est assis juste derrière
moi, entourant ma taille de ses deux bras protecteurs. J'aimais tellement
ce contact, celui de mon dos contre son torse, cette chaleur que tous
deux partagions. Lui, il se contentait de déposer baisers sur baisers
tout le long de ma nuque et me soufflait légèrement sur
la peau pour me faire frissonner.
" Ca va ? a-t-il finalement demandé.
- Parfaitement.
- Aucun regret ? "
Je me suis retournée pour croiser son regard sincèrement
inquiet et attentif à ce que je ressentais. Cela me faisait craquer.
" Aucun. "
Et nous avons fait l'amour une troisième fois.
Et tout a recommencé. Comme à la bonne vieille époque.
Conscients que Baker était étroitement surveillé
du fait de sa nouvelle qualité de Gouverneur de l'État,
nous redoublions de discrétion, pour ne pas nous faire prendre.
Nous allions dans un Hôtel de luxe, le Grisham Palace, dont le directeur
devait quelques services à Baker. Nous disposions d'une chambre
en permanence, pour tous les moments où nous pouvions nous voir,
sous le nom de Mr B., pour assurer que personne ne ferait le lien entre
lui l'homme et lui la personne publique.
Ce bon vieux Mr B. que j'avais quitté quelques années auparavant
refaisait donc surface. J'ai repris les petites habitudes très
rapidement. Entretenir une liaison cachée n'était pas plus
difficile qu'une mission de couverture pour la CIA. Un avantage : c'était
moins dangereux. Un inconvénient : c'était beaucoup plus
stressant. Et oui, ce sont les sentiments qui changent tout ...
Les premiers jours, je m'en rappelle assez peu. On passait notre temps
à faire l'amour, sans penser à rien, parlant très
peu, simplement obnubilés par la longue séparation et l'envie
de se retrouver. On agissait un peu par automatisme Baker et moi, testant
les anciens rouages d'une mécanique qui avait fait ses preuves
par le passé : rendez-vous furtifs, pendant les pauses déjeuners,
et parfois la nuit, Baker prétextant une quelconque réunion
tardive. Malheureusement, Baker, pris par ses nouvelles fonctions, n'avait
pas forcément besoin de mentir, et très souvent il était
effectivement retenu tard pour des réunions. Ces soirs-là,
ni moi, ni Victoria ne pouvions profiter de lui. Chacune de notre côté,
je suppose qu'on devait maudire cette pute de New York qui nous volait
celui qu'on désirait.
A part ces inconvénients, tout se passait presque à merveille.
Je dis bien presque. Je me sentais, quelque part, au fin fond de moi-même
mal à l'aise. Pour je ne sais quelle raison, à chaque fois
que je pensais à Baker, une sorte de nausée s'emparait de
moi, des palpitations et cet étau qui me compressait la poitrine
... Quand j'étais avec lui, tout disparaissait. Je profitais du
moment présent. Mais dès qu'il s'en allait, cette sensation
horrible me reprenait.
J'ai rapidement compris ce qu'ils signifiaient : les regrets.
Oui, il y avait des tas de choses que je regrettais : ma tranquillité
d'esprit, Largo, Victoria.
Parlons-en de Victoria ... Lors de ma première liaison avec Baker,
je ne m'étais jamais intéressée à elle, à
la personne qu'elle était, à ce qu'elle faisait, totalement
aveuglée par mon égoïste " bonheur ". Là
tout était différent. D'abord parce que j'avais mûri.
Ensuite parce qu'au fil des ans j'avais appris ce que c'était de
souffrir à cause d'un homme. Et tout simplement aussi parce que
j'étais beaucoup plus scrupuleuse et " morale " qu'à
l'époque de la CIA où je me contentais de faire ce qu'on
m'ordonnait sans me soucier des conséquences. Tout cela était
différent chez moi. Et Baker avait changé aussi. Je sentais
que lui aussi se morfondait dans la culpabilité ...
Le pire ce fut Ce Jour. J'avais passé une matinée très
désagréable au bunker où j'avais senti sur moi de
surprenants regards lourds de reproches de la part de Simon et de Kerensky,
ceux-ci ayant remarqué " un changement inexplicable "
en ma personne depuis quelques temps. Ces regards semblaient m'accuser.
Mais de quoi ? Ils ne pouvaient pas savoir ... Comment auraient-ils su
? Largo l'aurait dit à Simon, qui naturellement n'aurait pas su
tenir sa langue ? Mais non ... Largo ignorait que je couchais à
nouveau avec Baker ... Alors quoi ? J'étais plus distante ? Secrète
? Je négligeais mon travail peut-être ? Je n'avais aucune
réponse à mes questions et je ne me sentais pas la force
de le leur demander. Ce n'était pas le moment pour une confrontation.
A midi, comme presque tous les jours depuis le début de ma nouvelle
liaison avec Baker, je suis partie pour le Grisham Palace, afin de rejoindre
mon Mr B. Tourmentée par l'attitude de mes collègues et
amis, je me suis machinalement approchée du réceptionniste
pour lui demander la clé de la chambre de Mr B. Je ne l'ai pas
tout de suite aperçue.
" Mlle Arden ? Joy Arden ? "
Ces mots m'ont fait tressaillir. Je me suis retournée pour faire
face à Victoria. Un vent de panique s'est emparé de moi.
Mais que faisait-elle ici ?
" Mad ... Madame Brubaker ... ai-je articulé bizarrement.
Mais que faites-vous là ? "
Elle s'est contentée de me sourire.
" Eh bien je suis au Grisham pour accueillir un client ... Mr Tanaka,
un collectionneur de postimpressionnistes dont j'essaie d'acquérir
certaines fameuses toiles.
- Oh ? Ca a l'air diablement intéressant ... "
Diablement intéressant ? Mais pourquoi je lui ai dit ça
? Je n'aurais pas pu trouver de mot plus stupide ?
" Et vous ? Que faites-vous dans cet hôtel de luxe ? Vous accompagnez
Mr Winch ? "
Et bam! A un moment ou un autre, quelqu'un m'aurait rappelé l'existence
de cet autre homme de ma vie avec qui mes relations étaient si
floues. Et il fallait que ce soit Victoria, au moment même où
je m'apprêtais à rejoindre Baker dans cette foutue chambre
d'hôtel.
" Largo ? Euh non ... ai-je bafouillé, cherchant une excuse
valable à ma présence dans cet hôtel.
- Et bien quoi ? Vous êtes en mission secrète pour le Groupe
W ou quoi ? Ou vous venez rejoindre votre amant ? " a plaisanté
Victoria d'un large sourire.
Moi, ça ne me faisait pas du tout rire. Le sien s'est effacé.
" Oh ? Je ... Je suis désolée ... Je me suis mêlée
de ce qui ne me regardait pas ... s'est-elle excusée, d'un ton
empli de pudeur.
- Ce n'est rien ... "
Je me suis mordue les lèvres. Je me mettais à apprécier
de plus en plus Victoria et j'avais envie de tout lâcher, de tout
lui dire parce que je me répétais au fin fond de moi-même
que cette femme méritait de savoir la vérité. Je
me posais encore la question quand le réceptionniste a interrompu
notre conversation pour me tendre les clés de la chambre.
" Mr B. n'est pas encore arrivé. Vous pouvez l'attendre, mademoiselle."
J'ai hoché la tête, de plus en plus mal à l'aise,
prise d'une envie soudaine de creuser un trou et de m'y camoufler six
pieds sous terre. Victoria quant à elle, arborait un regard étrange
et s'était mise à pâlir à vue d'il.
" Mr B. ? " a-t-elle répété, la voix blanche,
sans vraiment m'interroger.
J'ai soutenu son regard, sans sourciller. Impassible. Dissimulant tous
les doutes qui m'envahissaient. Puis Victoria a balayé l'inquiétude
qui s'incrustait sur son visage d'un sourire embarrassé.
" Je m'excuse encore ... dit-elle, une fois ses vagues doutes dissipés.
Je vous laisse tranquille."
Victoria se dirigea vers le hall d'attente où son Mr Tanaka la
rejoindrait et je me suis dirigée vers l'ascenseur pour aller dans
notre chambre. De là j'ai appelé Baker à son bureau
pour lui dire de ne pas venir, sans lui expliquer pourquoi. Je suis restée
allongée sur le lit, près d'une heure, profondément
triste. Je venais de réaliser que j'étais une garce. J'ai
pris une douche, comme pour essayer de me laver de tout ce mal être
et de cette culpabilité mais ça ne fonctionnait pas et je
me suis écroulée, en larmes, dans le cabinet de douche.
J'ai mis un petit moment à reprendre mes esprits. Quand je suis
revenue au Groupe W, il était déjà trois heures de
l'après-midi. Mais le temps n'avait plus aucune importance pour
moi. Je me sentais comme suivie dans chacun de mes mouvements par une
petite troupe de trois Euménides qui voulaient me persécuter
en soufflant sans cesse à ma conscience que j'étais mauvaise,
débauchée et malheureuse tout de même.
Arrivée au bunker, ça a empiré. Kerensky a fait semblant
de ne pas avoir remarqué ma longue pause du midi. Il ne m'a pas
regardé, sans doute pour résister à l'envie de me
signifier par un de ces regards étranges que lui et Simon me lançaient
depuis des semaines, qu'il savait. Mais Simon n'est pas homme à
dissimuler ce qu'il éprouvait. Il n'arrêtait de me regarder.
Tantôt irrité, tantôt déçu, et j'ai fini
par craquer.
" Allez-y, dites-moi ce qu'il se passe. "
Kerensky ne leva pas les yeux.
" Il ne se passe rien du tout. " se contenta-t-il de dire, pour
calmer la tempête qui se levait.
Simon arrêta tout ce qu'il faisait.
" Si, il y a quelque chose! a-t-il dit en me défiant du regard.
Tu fais ce que tu veux de ta vie privée Joy, mais ça ...
Non pas ça ... Tu nous mens ! Et pire que tout, tu mens à
Largo ! "
Kerensky a lancé une oeillade sévère à Simon.
Ils avaient apparemment convenu tacitement de ne pas m'en parler, mais
le Suisse avait craqué. Simon a dû alors décider d'épargner
une scène qui n'intéressait pas vraiment notre ami venu
du froid et m'a entraînée à l'extérieur du
bunker, dans le couloir, pour mettre les choses au point. Je l'ai suivi,
sans broncher.
" Joy, mais qu'est-ce qu'il te prend? Je sais que j'ai eu tendance
par le passé à être un peu trop protecteur avec toi,
mais là ... Là ... Pourquoi tu veux à ce point être
malheureuse, hein ? Ca t'amuse ou quoi ?
- Largo t'a parlé de ma relation avec Baker ?
- Oui, et d'après lui cette période avait été
difficile pour toi. Alors pourquoi remettre ça ? "
Je me suis adossée au mur. Je n'avais plus de force.
" Comment vous l'avez appris ?
- Avec Kerensky, on se demandait où tu disparaissais tous les midis...
a marmonné Simon, un peu gêné. On a découvert
pour l'Hôtel ... Et tes rendez-vous avec ce mystérieux Mr
B. Et puis un jour Largo m'a appris que tu avais eu par le passé
une liaison avec le Gouverneur Bubaker. On a fait la relation.
- Largo est au courant ? "
Simon a pris une grande respiration, agacé.
" Tu me vois en train de lui dire ça ?
- C'est ton meilleur ami ...
- Oui ben justement, c'est mon meilleur ami ! Et il tient trop à
toi pour entendre ce genre de truc ! "
Là, j'ai tiqué. Il fallait que je me défende.
" Ok Simon, me sentir coupable vis à vis de la femme de Baker,
normal. Mais hors de question que je me sente mal pour Largo ! On n'est
pas ensemble lui et moi !
- C'est trop facile Joy comme excuse. Sans être physiquement ensembles,
ça fait deux ans que vous avez cette relation ! D'accord, personne
ne la comprend très bien, sans doute pas même vous deux,
mais elle existe ! Vos sentiments sont là ! En tout cas ceux de
Largo, parce que pour toi, je commence à me poser des questions
...
- Simon ! ai-je protesté soudain mise en colère par ses
propos. Je te rappelle que môssieur ne s'est pas gêné
pour se lever tout ce qui avait un joli petit minois à New York
ces deux dernières années ! Alors les leçons de morale
ça ne prend pas !
- Au moins lui, il a toujours été honnête. Il a été
clair avec toi, il ne t'a jamais rien caché ! Et il t'a aussi clairement
fait comprendre que si tu voulais plus pour vous deux, tu n'avais qu'à
le décider ! C'est chez toi que ça ne tourne pas rond Joy
! "
Je n'ai rien trouvé à répondre sur le moment. J'avais
presque les larmes aux yeux. Voir Simon dont je me sentais proche d'une
certaine manière, qui ne m'avait jamais jugé, me reprocher
ma conduite, ça me foutait en l'air. Si je ne pouvais pas compter
sur son soutien, que pouvais-je faire ?
" Je ... Je crois que je vais rentrer ...
- Ah tu as l'intention de fuir ? s'est-il à nouveau emporté.
- Mais que veux-tu que je fasse d'autre Simon ? ai-je crié. Tu
veux que je te laisse m'enfoncer pour le plaisir ?
- Ce n'est pas ce que je fais ! Joy, si je suis énervé,
c'est parce que tu m'inquiètes ! Tu veux connaître la fin
de l'histoire ? Tu seras malheureuse, voilà la fin ! Tu vas perdre
ce type qui ne quittera jamais sa femme et tu vas perdre Largo qui ne
te fera plus confiance ! Stoppe tout avant qu'il ne soit trop tard !
- Ce n'est pas si facile Simon. Avec lui, je suis en sécurité
d'une certaine manière. Il n'attend rien de moi, je n'ai pas à
jouer à Dieu sait quel jeu tordu pour lui dissimuler ce que je
ressens ... J'ai envie d'être avec lui. "
Simon a hoché la tête. Il avait l'air triste.
" Alors tu n'es plus amoureuse de Largo ? "
Je ne lui ai pas répondu. Je n'en savais plus rien. Je me suis
contentée de tourner les talons, et d'appuyer sur le bouton de
l'ascenseur. Les portes de celui-ci se sont ouvertes quelques secondes
plus tard, laissant apparaître Largo.
" Hey ! Joy ! Justement, je descendais pour savoir si tu étais
enfin arrivée ! Où tu étais passée ? "
m'a-t-il souri gentiment.
Je me suis contentée de m'engouffrer dans l'ascenseur, évitant
son regard.
" Je ne me sens pas très bien ... Je dois couver quelque chose
... Je rentre chez moi ... "
Les portes se sont refermées non sans que je surprenne un regard
inquiet de Largo qui se tournait vers Simon pour avoir des réponses
à mon comportement. Celui-ci n'a rien dit et est retourné
au bunker.
Je suis rentrée directement chez moi où Baker m'attendait
sur le palier de la porte. Après mon coup de fil le midi, il s'était
inquiété pour moi parce qu'il m'avait trouvée bizarre
au téléphone. Il avait donc pris le risque de venir me retrouver
à mon appartement. Je ne me rappelle plus ce qu'il m'a dit. Je
sais juste que je lui ai dit que jamais ça ne marcherait. J'ai
éclaté en sanglots et il m'a serrée dans ses bras
en me répétant sans arrêt que tout irait bien, qu'il
était là, et qu'il m'aimait. Mais je continuais à
pleurer ...
*********
Le choix
Les choses ont empiré. Je me sentais mal. Mal avec Simon, mal avec
Kerensky, mal avec Largo. Et même mal avec Baker ... Pourtant je
l'aimais. Plus le temps passait, plus j'étais folle de lui et de
sa tendresse parce que je l'inquiétais vraiment. Mais je n'en pouvais
plus. J'étais assise sur une bombe qui allait bientôt m'exploser
au visage, et cela devenait insupportable. Je savais qu'il fallait que
je dise tout à Largo, mais je n'y parvenais pas. Je savais qu'il
fallait que je fasse la paix avec Simon, mais c'était trop difficile.
Et je savais qu'il fallait que je quitte Baker.
Mais il n'est pas facile à quitter. Il a une patience en or, et
il me connaît tellement bien que les excuses bidons que je lui sortais
pour tout arrêter ne tenaient pas la route bien longtemps. Je m'étais
décidée sur un coup de tête pour nous deux. Il y avait
eu Largo qui ne bougeait pas, Gloria qui m'avait mise hors de moi-même.
Et j'avais craqué trop vite, sans prendre la peine de considérer
les conséquences. J'étais prise au piège. Et comme
je m'en voulais terriblement, je faisais tous les efforts les plus insensés
pour provoquer Baker, pour l'irriter, pour lui faire croire que tout était
de sa faute.
Ce soir-là, il était passé chez moi, parce que je
l'avais planté à l'Hôtel plusieurs fois d'affilée.
Il voulait m'emmener quelque part, seuls, tous les deux. Il voulait qu'on
mette les choses au point. Mais je ne l'ai pas écouté. Le
seul moyen que j'ai trouvé pour me dépêtrer de cette
bourbe, fut de provoquer une dispute. Une très violente dispute.
" Je ne veux plus de tout ça ! ai-je hurlé en lui lançant
au visage les billets d'avion pour un week-end au Maine qu'il me proposait.
Qu'est-ce que tu diras à ta femme cette fois ? Que tu vas à
un congrès, rencontrer tes électeurs sur le terrain ? Tu
vas lui dire que tu va passer ton temps à serrer des mains et à
faire le lèche-botte avec les élus locaux, que se sera ennuyeux
à mourir et que c'est pour ça que tu ne veux pas qu'elle
t'accompagne ?
- Joy, j'essaie de trouver une solution, alors ne me parle pas de Victoria
!
- Et pourquoi je ne parlerais pas d'elle ? C'est ta femme après
tout ! Elle a le droit de savoir ce qu'il se passe ! C'est une bonne idée,
ça d'ailleurs ! "
Je me suis dirigée comme une furie vers mon téléphone,
prête à composer le numéro du domicile des Brubaker.
" Joy qu'est-ce que tu fais ?
- Je vais arrêter de prendre cette femme pour une idiote ! Je vais
lui dire quelle garce je suis et quel salaud tu es, voilà ce que
je vais faire !
- Joy, je t'interdis de faire ça!
- Tu n'as rien à m'interdire.
- Tu deviens folle ! "
Il m'a arraché le téléphone des mains. Je me suis
jetée sur lui pour le lui reprendre, mais comme il tenait bon,
j'ai perdu mon sang-froid et je lui ai donné un coup de poing en
plein visage. Il a lâché le combiné, et s'est tenu
le nez qui saignait abondamment en gémissant.
" Joy, tu m'as frappé ! a-t-il crié.
- J'en ai marre ! Marre de toi ! "
Il a sorti un mouchoir de sa poche et s'est essuyé le nez avant
de me regarder tristement.
" Tu mens.
- Non, je ne mens pas, je te déteste !
- Tu m'aimes Joy.
- Non, non, non ...
- Bien sûr que tu m'aimes, sinon tu ne souffrirais pas autant ....
- J'en ai marre d'être ta putain !
- Ce n'est pas ce que tu es Joy, je t'interdis de dire ça ! Je
t'aime ! Je suis fou amoureux de toi ! Je n'ai jamais cessé de
t'aimer toutes ces années ...
- Non, ce n'est pas de l'amour, c'est juste dégueulasse ! "
J'ai pris son manteau, dont il s'était débarrassé
en arrivant et je le lui ai jeté au visage.
" Va-t'en.
- Hors de question.
- Dégage ! ai-je hurlé.
- Joy, on a besoin l'un de l'autre. Je sais que ce n'est pas facile, mais
on ne peut pas aller à l'encontre de tout ça. Écoute
ton cur et tu sauras que tu ne veux pas que je m'en aille. Franchement,
tu me vois sortir de ta vie ?
- Dégage ...
- Joy, ça suffit ! Ecoute-moi maintenant ! a-t-il repris en me
prenant par les épaules. On ne peut pas tout arrêter maintenant,
tu le sais. On doit rester ensemble, on est fait l'un pour l'autre !
- Ah oui ? Et c'est pour ça qu'on est obligé de se voir
dans cet Hôtel, caché des yeux de tous ? Je ne suis rien
d'autre qu'une poule de luxe ... Tu as vu comme ils me regardent tous
?
- Pour moi, tu es la plus belle, la plus merveilleuse de toutes les femmes
.... Joy, tu oserais en douter ?
- Mais je m'en fiche ! Je veux qu'on me laisse tranquille, je veux que
TU me laisses tranquille !
- Ose me dire que tu ne m'aimes pas !
- Espèce d'idiot ! Si je ne t'aimais pas je ne serais pas ici à
essayer de te faire sortir de ma vie ! Et si toi tu m'aimes, il faut que
tu m'aides ! "
Baker m'a lâchée et m'a dévisagé un long moment.
" Je te laisse tranquille, si tu me dis que je te rends malheureuse.
"
Mon cur s'est serré. Je l'ai pris dans mes bras et je l'ai
embrassé de toutes mes forces.
" Je t'aime. Et je suis malheureuse. "
Il m'a rendu mon étreinte en soupirant.
" Maintenant va-t'en.
- Joy ...
- Tu m'avais promis.
- Je t'aime ...
- Laisse-moi. "
Il a fini par abandonner.
Et il est parti, sans un regard.
J'ai passé une partie de la nuit à pleurer, comme une idiote.
J'étais soulagée et en même temps, il me manquait
déjà. Je ne savais plus quoi penser. D'ailleurs, je n'avais
plus la force de penser. Tout ce que je voulais retenir, c'était
que j'étais libre et que je n'aurais plus à mentir à
personne. Mon cur se serrait dès que je revoyais son visage,
dès que je me remémorais sa voix, sa peau, son odeur. J'avais
parfois l'impression que je n'arrivais plus à respirer. Mais quand
je parvenais à chasser son image de ma tête, tout allait
si mieux et je me sentais si sereine. Le tout était de tout faire
pour ne plus y penser du tout, d'aller de l'avant, sans regret.
On a frappé à ma porte au beau milieu de la nuit. J'ai failli
sursauter en pensant que c'était peut-être lui qui revenait.
Je me suis levée, j'ai séché mes larmes et j'ai ouvert
la porte. C'était Largo.
" Largo, mais ...
- Je sais tout. "
Je l'ai laissé entrer, sans rien dire. J'espérais juste
qu'il n'allait pas me faire de scène, mais il paraissait plus triste
et déçu qu'en colère.
" Joy, pourquoi tu ne me l'as pas dit ? Je sais que ça ne
m'aurait pas fait plaisir à entendre, mais ton amitié compte
plus que tout pour moi et j'aurais très bien pu m'y faire avec
le temps. Mais là, j'ai du mal à supporter que tu m'aies
menti, tu sais que je n'accorde pas ma confiance facilement et ...
- C'est Simon qui te l'a dit ? "
Largo s'est arrêté, légèrement agacé.
" Oui. J'ai hésité plusieurs heures avant de venir.
"
Il s'est tut un petit moment. Je lui tournais le dos, je n'avais pas envie
de l'affronter.
" Il est ici ?
- Non ... Je suis sincèrement désolée de t'avoir
fait de la peine Largo. Mais je ne voulais pas que tu voies ça.
Que tu saches tout ça. J'avais tellement honte."
Là, je me suis décidée à le regarder dans
les yeux, mais j'avais du mal à dissimuler mes larmes.
" Je ne voulais faire de mal à personne ... ai-je murmuré,
la voix tremblante. Surtout pas à toi.
- Joy .... a-t-il soupiré, sans doute désarmé par
ma détresse. C'est à toi que tu te fais le plus de mal.
Un jour ou l'autre, tu réaliseras que ça ne peut plus durer
entre vous deux et ce sera d'autant plus dur de le quitter.
- Largo, c'est fini. "
Mon cur battait la chamade. J'avais besoin de soutien et de tendresse.
Je l'ai serré dans mes bras et j'ai enfoui ma tête dans sa
nuque.
" C'est terminé. Je lui ai dit de partir et de ne plus jamais
revenir. J'étais tellement malheureuse ... "
Largo m'a rendu mon étreinte. Il m'a serrée très
fort contre lui, en passant sa main dans mes cheveux, me murmurant des
mots de consolation.
" Tu as bien fait Joy ... Tout ira mieux maintenant, je te le promets
...
- Largo .... Ne m'en veux pas pour tout ça, je t'en prie ... J'ai
besoin de toi ... Ne m'abandonne pas ...
- Chut ... Ne t'en fais pas ... Jamais je ne pourrais t'en vouloir ...
Tu étais libre .... Je n'avais aucun droit sur toi ...
- Merci... Merci ... "
Je me suis écartée de lui et il a paru un peu frustré
de voir notre éteinte avortée si tôt. Il était
tellement adorable et si doux avec moi. Largo est un homme si simple et
respectueux. Oui, tellement simple. Serein. Il n'en était que plus
désirable.
" Largo ... Tu ne me ferais jamais de mal, n'est-ce pas ?
- Jamais.
- Et tu ne me rendrais pas malheureuse ? "
Il a eu un regard troublé, sans doute devant le mien que je ne
contrôlais pas vraiment.
" Je veux bien essayer de te rendre heureuse, si c'est ce que tu
me demandes ...
- Alors je te le demande, maintenant ... "
J'ai voulu l'embrasser mais il m'a doucement repoussée.
" Pas maintenant Joy. Tu n'es pas prête, je ne voudrais pas
profiter de toi ...
- Largo ... J'ai besoin de toi ...
- Ce ... Ce n'est pas le bon moment ... Pas maintenant ... a-t-il faiblement
protesté sous mes avances de plus en plus nettes.
- Si c'est le bon moment. On a trop attendu ... Largo ... "
Son front s'est posé contre le mien, nos deux corps s'étaient
sensiblement rapprochés l'un de l'autre.
" Largo ...
- Oui ? a-t-il fait, suspendu à mes lèvres.
- Je t'aime. "
J'ai senti chaque parcelle de son corps frissonner contre moi.
" Et j'ai envie de toi ... " ai-je susurré très
bas, de manière presque inaudible.
Il n'en a pas fallu plus pour lui. Il m'aimait, il avait envie de moi
et l'idée de pouvoir me reconquérir maintenant, après
m'avoir perdue sans même qu'il en soit vraiment conscient pendant
plusieurs semaines, le rassurait. Il m'a embrassée, m'a caressée,
m'a guidée avec impatience jusqu'à mon lit et nous avons
fait l'amour passionnément, sensuellement, tendrement, amoureusement.
Il me répétait sans cesse qu'il m'aimait et moi que je le
voulais. Ce fut l'une des nuits les plus intenses de toute ma vie. J'aimais
encore Baker. Mais dans les bras de Largo, tout me paraissait bien plus
beau et bien plus tranquille. Et je comptais bien y rester.
*********
Balle perdue
J'ouvre les yeux. J'ai un peu le tournis, la bouche pâteuse. Je
suis malade, je crois. Mes yeux se réhabituent à la lumière
et la première chose que je vois ce sont des néons. J'entends
les petits bips tranquilles d'un appareil médical quelconque et
je réalise que je suis dans une chambre d'hôpital. Là,
tout me revient à l'esprit. J'ai annoncé à Largo
que j'attendais un bébé et je me suis évanouie.
" Joy ? "
Je tourne la tête et j'aperçois Largo, assis à mon
chevet, la mine fatiguée. Il semble inquiet. Aussitôt, je
m'imagine le pire.
" Mon bébé ! "
Je pousse ce cri et je me redresse brusquement sur mon lit d'hôpital.
Largo pose calmement ses mains sur mes épaules et me force à
me rallonger.
" Ton enfant va très bien, m'explique-t-il doucement. D'après
ton médecin tu as eu une sorte de poussée hormonale. Il
dit que tu as besoin d'être au repos total quelques temps. Naturellement,
tu ne reprends pas le travail. "
Je soupire de soulagement. Pendant une fraction de seconde, j'ai cru que
tout était fini et que mon fragile bonheur s'était écroulé.
Mais Largo ne semble pas soulagé, au contraire. Son visage, plus
grave que d'ordinaire, paraît si tourmenté. Comme je l'aime
encore, mon cur se serre pour lui.
" Je suis désolée Largo. "
Il hoche la tête et évite mon regard.
" Alors cette fois-ci, il n'y a plus aucune chance pour nous deux
? soupire-t-il.
- Après ce que je t'ai fait ? Tu le voudrais encore ? "
Il hésite, cherche ses mots.
" Je ne sais plus rien, Joy. J'étais fou de rage hier encore
mais ... Je t'aime, et c'est tout.
- Je t'aime aussi Largo, tu le sais.
- Oui, mais c'est lui que tu veux. "
Je ne réponds rien. Je suis tellement triste pour lui et je repense
au merveilleux couple que nous aurions pu former si je nous avais donné
une chance.
" Sache que tu compteras toujours énormément pour moi
Largo. Et quoiqu'il arrive, je t'aimerai toute ma vie. Mais on a manqué
notre chance, il y a déjà bien longtemps, tous les deux.
- Peut-être. Ne compte quand même pas sur ma présence
à votre mariage, si jamais il y en a un un jour ...
- Tu as le droit de le détester.
- Merci ... sourit-il.
- Tu peux même me détester aussi, si tu veux ... "
Il passe sa main dans mes cheveux.
" Ce sera plus difficile ... "
Il fait glisser sa main le long de ma joue. Il veut me dire quelque chose
mais il n'ose pas.
" Qu'y a-t-il ?
- Je sais par le médecin que tu es enceinte de deux mois.
- Oh. "
Je sais où il veut en venir, mais je préfère ne pas
l'encourager dans cette voie. Mais il veut savoir alors il me le demande
tout de même.
" Tu sais que je peux aussi être le père de ce bébé
?
- C'est Baker, Largo.
- Comment tu peux en être aussi sûre ?
- Je le sens.
- Ca ne me suffit pas Joy. Il faut que je le sache.
- Il n'y aura pas de test de paternité Largo.
- Tu n'as pas le droit de m'infliger ça !
- Et toi, tu n'as pas le droit de venir ici pour tout gâcher. Je
vais être heureuse, Largo, enfin totalement heureuse, pour la première
fois de ma vie. Tu comprends ça ?
- Tu n'as pas le droit de me mentir sur ça, pour moi, pour toi,
pour cet enfant et même pour cet imbécile de Brubaker ! s'emporte-t-il.
- Largo, l'enfant sera celui de Baker. Biologiquement ou pas. Alors ça
ne sert à rien de me demander ce test. Il n'y en aura pas.
- Tu es égoïste, Joy ! Comment tu peux me faire ça
?
- Je regrette. "
Il me regarde. Une infinie tristesse se dégage de lui, il est anéanti.
Je ne pense pas qu'il ait la force réelle de continuer cette bataille.
" On verra. Repose-toi, Joy. Prends soin de cet enfant. Mais je te
promets que lorsqu'il sera mis au monde, il y aura un test de paternité,
même si pour ça il faut que j'engage tous les avocats de
ce pays. "
Il sort.
Je me sens coupable pour lui, mais je n'ai pas le choix. Toute cette histoire
a été trop pénible pour tout le monde et il est temps
qu'elle s'achève, et en happy end si possible. Mais j'ai tellement
mal pour Largo. Tout ce que je ressens pour lui reste vivant, brûlant
dans mon cur et mon âme. Je ne supporte pas de le faire souffrir
et je me demande encore comment j'en suis arrivée là ...
*********
Une nuit sur son épaule
Je me rappelle encore le lendemain matin de ma première nuit avec
Largo, il y a deux mois. Mon cur battait très vite, bien
trop vite, il s'emballait parce que ce qu'il y avait eu entre nous, représentait
bien plus qu'une simple nuit d'amour. C'était un changement total
dans ma vie. C'était faire une croix sur Baker, sur ma vie solitaire,
sur mes secrets. C'était accepter totalement Largo dans mon jardin
secret, avec toutes les conséquences, vis-à-vis du regard
d'autrui, vis-à-vis de mon travail. J'avais le tournis rien que
d'y penser. Et je me sentais coupable de m'être consolée
si rapidement dans les bras d'un autre du ratage complet de ma relation
avec Baker.
Mes angoisses ont disparu au moment où il a ouvert les yeux.
Il paraissait tellement heureux de se réveiller à mes côtés.
J'avais dormi la tête reposant sur son épaule et la première
chose qu'il a faite a été de resserrer cette étreinte.
Il m'a embrassée tendrement sur le front et ses doigts ont doucement
parcouru ma peau. Sa sérénité et son bien-être
ont été communicatifs. Je me suis blottie contre lui, oubliant
tout.
" Est-ce que ça va ? a-t-il murmuré.
- Oh oui ... "
Je lui ai lancé un sourire si radieux qu'il n'a pu résister
à la tentation de profiter encore de ma douce faiblesse pour lui.
Il a replongé sous les draps pour embrasser chaque parcelle de
ma peau, malmenant mes seins, titillant mon nombril, de plus en plus bas
et ... Oui, enfin on a fini par batifoler allègrement ... Quelle
joie que la luxure ...
Après la deuxième fois, comme il ne cessait de m'embrasser
et de me caresser et que je craignais qu'une troisième fois ne
vienne nous mettre définitivement en retard pour le boulot (et
oui, il fallait bien garder un minimum les pieds sur terre ...), je lui
ai commandé un petit-déjeuner pendant que je me prélassais
sous la douche. Il a bien essayé de m'y rejoindre, mais j'avais
été intraitable sur ce point ...
Une fois que les trombes d'eau chaude se sont dissipées, une agréable
odeur de pancakes est venue titiller mes narines. J'ai rapidement séché
mes cheveux dégoulinants en quelques frottements de serviette,
puis je l'ai nouée autour de ma poitrine pour me précipiter
vers ma cuisine. Là, une vision enchanteresse : Largo, torse nu,
qui avait à peine pris le temps d'enfiler son pantalon, était
aux fourneaux et cuisinait pour moi. Ah oui, il n'y a pas à dire,
c'est agréable d'avoir un homme à la maison et que pour
une fois, tout soit d'une simplicité limpide.
Je me suis approchée de lui à pas de loups et j'ai entouré
mes bras autour de sa taille, déposant un rapide baiser sur son
épaule. Il s'est retourné et m'a souri.
" Dites donc Mademoiselle Arden, vous avez une drôle de manière
de me regarder ... Vous n'auriez pas une idée derrière la
tête ?
- J'en ai beaucoup ... "
Il m'a embrassée et j'ai savouré cette sensation comme une
gourmandise. Mon cur battait la chamade, je me sentais légère,
libre.
" Je t'aime Largo ... "
Il n'a pas répondu et m'a dévisagée gravement, en
passant du bout des doigts sa main dans mes cheveux.
" Tu es sûre de toi Joy ? Tu ... Tu n'essaies pas de l'oublier
... ? "
Je me suis blottie contre lui, la tête contre son torse, écoutant
les battements affolés de son cur inquiet.
" Peut-être un peu ... Mais je t'aime, c'est sincère.
Je t'aime depuis le premier jour. "
Je l'ai regardé droit dans les yeux. Il a saisi mon menton entre
sa main et m'a embrassé du bout des lèvres. Puis plus passionnément.
Je me rappelle juste que cinq minutes plus tard, j'étais allongée
sur la table de ma cuisine, Largo m'embrassait passionnément, ma
serviette avait volé à travers la pièce, et les pancakes
grillaient ...
La seule chose qui nous a ramené à la réalité,
triste et matériellement basse, il faut l'avouer, a été
la casserole de pancakes qui prenait feu ... Largo s'est chargé
de régler le problème du début d'incendie, avec une
efficacité à toute épreuve, et moi j'attendais, prenant
mon mal en patience, qu'il vienne souffler sur ma braise ... Mais, signe
que notre relation démarrait vraiment sous des augures plutôt
discutables, au moment nous nous allions reprendre les choses là
où nous les avions laissées, un intrus est venu couper court
à nos étreintes, en frappant à ma porte.
Largo a voulu me retenir, mais j'y suis quand même allée.
Je savais de qui il s'agissait. J'avais reconnu sa manière de frapper
à ma porte, deux coups brefs et sonores. J'ai fait à Largo
un signe disant que tout allait bien, j'ai ramassé ma serviette
de bain qui jonchait sur le sofa, je l'ai attachée sur moi pour
camoufler mes formes, et j'ai ouvert la porte à Baker.
Il avait l'air fatigué, le teint blafard, les yeux rouges et cernés.
Il avait sans doute passé une nuit blanche à penser à
nous deux.
" Joy ... "
Il hésitait, ne savait pas par où commencer. Il devait sans
doute chercher un moyen de recoller les morceaux mais devant le chantier
qui l'attendait, les mots lui manquaient.
" Bonjour ... Euh ... Ca ne sent pas le brûlé ici ?
- Si. "
Il m'a dévisagée longuement. Je pense qu'il a deviné
instinctivement que quelque chose avait changé depuis la veille
au soir.
" Tu n'es plus en colère ?
- Non. "
Je ne savais pas quoi faire. Si la conversation se prolongeait, Largo
finirait par intervenir et la situation pourrait empirer. Il fallait que
je le fasse partir tout de suite, et pour qu'il ne revienne plus.
" Baker, ma position n'a pas changé depuis hier. Pars, maintenant,
c'est bien mieux pour nous deux ... Retourne avec ta femme et moi ...
"
Je n'ai pas fini ma phrase. Il a esquissé un sourire triste.
" Tu n'es pas seule ? " a-t-il compris.
J'ai acquiescé.
" J'aurais dû m'en douter ... "
Il a jeté un coup d'il dans mon appartement et a aperçu
Largo, qui se tenait à l'écart pour l'instant, préférant
me laisser régler la situation seule.
" Bonjour, Mr Winch. C'est une belle journée, vous ne trouvez
pas ? La semaine commence bien au moins pour certains .... "
La situation commençait à m'oppresser.
" Va t'en maintenant Baker.
- D'accord, je m'en vais. Fais ce que tu veux, tu es libre !
- Ne t'énerve pas ... ai-je soupiré.
- Je ne suis pas énervé du tout. En fait je m'amuse comme
un petit fou ! Oui, c'est vrai que lorsqu'on me regarde, j'ai le visage
crispé et contorsionné par la douleur, mais en réalité,
je m'éclate. Vas-y, couche avec lui ! De toute façon tu
reviendras vers moi !
- Ca suffit ! ai-je crié.
- Tu reviens toujours Joy ...
- Bon, maintenant, allez-vous en ... s'est décidé à
intervenir Largo en me rejoignant sur le seuil de la porte.
- Oui, c'est ça, volez à son secours, comme un preux chevalier
! Profitez-en Mr Winch. Ca ne durera pas. Vous n'êtes rien pour
elle ! En tout cas rien de comparable à ce que moi je suis pour
elle ...
- Mr Brubaker, il se pourrait que je perde mon sang froid et que je vous
casse la gueule, alors partez maintenant.
- Fais ce qu'il te dit Baker ! C'est terminé, je sais que tu m'aimes
et que tu veux mon bonheur. Je serai heureuse avec lui, alors respecte
ça. "
Baker s'est penché au creux de mon oreille.
" Je suis l'homme de ta vie. " a-t-il murmuré.
Largo a avancé d'un pas, prêt à le jeter dehors, mais
je l'ai arrêté. Je savais que Baker allait se calmer.
" J'y vais. J'espère qu'elle vous fera encore plus mal qu'à
moi quand elle vous quittera ! " s'est-il écrié à
l'intention de Largo.
Et il est parti, en claquant la porte derrière lui. Il y a eu un
long silence. J'avais les larmes aux yeux parce que je savais à
quel point je faisais de la peine à Baker. Mais cela valait mieux
pour nous deux. J'ai fini par affronter le regard de Largo au bout d'une
minute. Il arborait un air dérouté et agacé à
la fois.
" Je crois qu'il est temps que je m'en aille. " a-t-il dit simplement.
Il s'est dirigé vers ma chambre où je l'ai suivi, l'observant,
indécise, retrouver sa chemise pour l'enfiler. Sans mot dire, je
me suis approchée de lui et je l'ai boutonnée moi-même,
très lentement. Il m'a laissée faire mais je le sentais
impatient, bouillonnant, prêt à exploser.
" J'aimerais que tu restes ...
- Il faut que je retourne au Groupe W. Toi aussi, d'ailleurs, on a pas
mal de boulot.
- Non, Largo, que tu restes avec moi. Peu importe ce qu'il a dit.
- Tu veux que je te fasse confiance aveuglément ? m'a-t-il demandé.
- C'est bien ce que je fais moi ? "
Il a soupiré et s'est assis sur mon lit pour enfiler ses chaussures.
" On devrait en reparler, plus tard, au calme. Je suis énervé,
tu es fragile et ce type, ce ... Ce n'est pas le bon moment pour prendre
une décision pour nous deux. "
Il s'est relevé et a attrapé sa veste qui jonchait sur un
fauteuil.
" Tout est allé trop vite, on fonce droit dans le mur. Il
faut se laisser du temps Joy. "
Il allait franchir le seuil de ma chambre, mais hésitait, assez
peu sûr de ce qu'il faisait et de ce qu'il ressentait.
" Tu ... Tu comprends Joy ?
- Non pas vraiment. "
J'ai posé mes mains sur le col de sa veste, les faisant descendre
tendrement. Puis je me suis mise sur la pointe des pieds pour l'embrasser
sur la joue.
" Moi j'ai déjà décidé. Je suis là,
si tu changes d'avis. "
Mes lèvres ont glissé sur les siennes. Il m'a rendu un baiser
hésitant que j'ai avorté en le serrant dans mes bras, plongeant
mon visage dans son cou.
" Décide-toi vite. J'ai besoin de toi Largo Winch. Dans tous
les sens du terme ..." lui ai-je murmuré en desserrant mon
étreinte pour l'en libérer.
Il a eu un regard très troublé et a hoché la tête
avant de quitter ma chambre, puis mon appartement. Je l'ai laissé
partir, et préférant ne plus y penser pour ne pas me faire
de mal, je suis retournée dans ma salle de bain pour m'habiller
et me préparer pour le boulot. Cinq minutes plus tard, je prenais
mes clés de voiture pour me rendre au Groupe W. On a frappé
à ma porte. Largo était revenu.
" J'ai décidé. " a-t-il dit.
Il est entré et m'a embrassée.
*********
Vic
" A force de tourner autour du pot, on finit par tomber dedans.
"
J'ai éclaté de rire, imitée par Largo.
" Il a bu le mec, quand il a écrit ça ? Ca ne veut
rien dire ... s'est-il amusé.
- Tu me fais marcher, ce n'est pas vraiment écrit !
- Je t'assure ! "
Largo m'a tendu le petit morceau de papier trouvé dans un de ces
" biscuits de la destinée " servis par tradition dans
les restaurants chinois. Je l'ai lu et ai à nouveau souri.
" C'est une arnaque, ils devraient virer leur auteur !
- Oh je te trouve bien dure, il y a un certain bon sens dans cette phrase
... Ce n'est après tout qu'une variante de " tant va la cruche
à l'eau qu'elle se casse " ...
- Heureux soient ceux qui agissent au lieu de tergiverser ...
- C'est vraiment ce que tu penses Joy ? "
Mes sourcils se sont haussés. Soudain, le ton de Largo était
devenu sérieux.
" Et bien ... Tu sais que je suis une femme d'action ...
- Oui ... " a-t-il souri d'un air intéressé.
Je me suis levée de mon siège et ai fait le tour de la table.
" Et tu es un homme d'action .... ai-je poursuivi plus sensuellement
en m'asseyant sur ses genoux.
- Oui ...
- Et ... "
Largo ne m'a pas laissée terminer pour m'embrasser passionnément.
Joli tableau hein ?
Cela faisait un mois que ma relation avec Largo durait. Et chaque journée
se suivait, sans se ressembler, avec le même mélange de complicité,
de tendresse, de passion et ... De folle débauche sexuelle. J'étais
aux anges, tout allait pour le mieux. Baker n'était plus reparu,
et je pensais de moins en moins à lui, savourant mon bonheur présent
avec Largo. Tous les obstacles d'une relation avec lui qui m'effrayaient
tant depuis notre rencontre et le début de notre attirance, avaient
été gérés les uns après les autres,
tranquillement, grâce au bon sens de Largo et ma propension quasi
surhumaine à rester maîtresse de moi-même en toutes
circonstances.
J'ai continué paisiblement mon travail de garde du corps. Nous
avions très peu de remarques, négatives ou pas, de la part
des collaborateurs de Largo, excepté bien sûr Simon et Kerensky
qui ne se gênaient pas pour nous chambrer et nous embarrasser. C'était
devenu pour eux un jeu si délectable, qu'ils en étaient
devenus copains comme cochons. Ils étaient même, ô
stupeur et stupéfaction (oui, je sais, ça fait deux substantifs
de stupéfait, mais ce n'est pas grave), sortis une nuit en goguette
tous les deux, Dieu sait où ... Cela dit l'expérience n'avait
pas été vraiment concluante : dès que Simon mentionnait
cette soirée, Kerensky devenait subitement peu loquace et notre
ami Suisse commençait déjà à chercher un nouveau
copain de beuverie avec lequel il pourrait emballer de jolies filles plus
belles les unes que les autres.
Nous nous étions fait plutôt discrets jusque là, et
la presse à scandales ne devait apparemment pas avoir découvert
notre liaison puisqu'on prêtait toujours et encore des relations
plus ou moins rocambolesques à Largo avec telle actrice ou tel
mannequin en vogue .... Ca ne me dérangeait pas plus que ça,
puisque cela nous permettait de profiter l'un de l'autre en toute quiétude,
mais je commençais à me demander si un jour on ne me prendrait
pas pour une mythomane si jamais je venais chercher nos gosses à
l'école en me faisant appeler Mme Winch ...
" Joy, tu veux vivre avec moi ? "
J'ai failli sursauter et j'ai dévisagé Largo en écarquillant
les yeux, me demandant s'il n'avait pas, par le plus pur des hasards,
la capacité de lire les pensées.
" Qu ... Qu ... Quoi ?
- J'ai envie qu'on vive ensemble ... a-t-il poursuivi sans se démonter
en me serrant plus fort à la taille. Ca ne te dirait pas ? Qu'on
se réveille tous les matins dans le même lit, qu'on partage
tous nos repas ...
- On fait déjà tout ça !
- ... Qu'on prenne nos douches ensemble ... a-t-il rajouté d'un
air coquin.
- Ca aussi on le fait déjà, Largo ... "
Il s'est contenté de sourire et m'a pris le bras pour y déposer
baisers sur baisers.
" Je ne veux pas précipiter les choses Joy ... Mais j'ai tout
le temps envie d'être avec toi ....
- Ca va un petit peu vite ...
- Ce n'est pas toi qui vient de dire que tu étais une femme d'action
? "
Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire devant son audace et sa malice.
Et au vu de son petit air satisfait, il devait plutôt être
content de son effet.
" Tu me proposes ça sérieusement Largo ? "
Il m'a regardé, a embrassé la paume de ma main. Ses yeux
brillaient.
" Oui, je suis sérieux. Je ne le prendrais pas mal si tu refuses.
Mais, j'aimerais qu'on franchisse ce pas.
- Au bout d'un tout petit mois ? l'ai-je arrêté.
- Je te rappelle que si on n'est ensemble que depuis un mois, ce n'est
pas de ma faute ! Et puis, on a eu deux ans pour apprendre à se
connaître, pour avoir confiance l'un en l'autre, pour être
sûrs de nos sentiments. Donc, je ne vois pas quel obstacle nous
empêcherait d'aller jusque là. "
J'ai voulu m'empêcher de sourire, mais je n'y arrivais pas. Il a
du voir que j'étais radieuse parce que son petit air satisfait
est devenu de plus en plus visible. J'étais séduite par
l'idée. J'étais même plus que séduite, mon
cur tremblait littéralement. D'accord, je trouvais tout ça
un peu soudain, surtout que je commençais tout juste à tenter
de faire le ménage entre mes sentiments et mes esprits désordonnés
et confus, mais tout allait si bien. Parfaitement bien, aucun nuage à
l'horizon et même si en cherchant un peu j'aurais pu trouver des
centaines de raisons qui faisaient que ce n'était pas une bonne
idée, je n'avais pas du tout envie d'aller les dénicher.
J'ai voulu donner ma réponse tout de suite à Largo, mais
voyant que celui-ci arborait un sourire triomphant signe qu'il avait déjà
deviné ce que j'allais lui dire, j'ai décidé de le
faire un peu mariner ...
" Hum hum ...
- Quoi " hum hum " ?
- C'est une idée ....
- Mais encore ? "
Je me suis arrachée à son étreinte pour retourner
à ma place.
" Je crois que j'ai besoin d'être convaincue ... " ai-je
lancé d'un air mutin.
Il a paru très intéressé par l'idée de ce
défi.
" Je crois que je saurais trouver de bons arguments ... A priori,
tu n'es pas plus coriace qu'un Conseil d'Administration ...
- A ta place, je ne serais pas si sûre de moi ...
- Mais j'ai toutes sortes de moyens de vous faire plier, mademoiselle
Arden ...
- Oui ?
- Oui ... "
Après un échange de clin d'il entendu, nous avons
décidé de quitter le restaurant pour rentrer au penthouse.
Profitant du beau temps et n'étant pas très loin du quartier
des affaires où se situait le siège du Groupe W, nous avons
décidé de laisser notre chauffeur rentrer seul et de nous
balader en amoureux. Largo a passé son bras autour de ma taille
et m'embrassait dans le cou pendant que je nous guidais à travers
la foule de flâneurs qui émergeaient de leur pause déjeuner,
traînant des pieds pour rentrer au boulot.
Je me suis arrêtée net, le cur transpercé par
une vision d'horreur. Largo m'a imitée, un peu surpris.
" Qu'y a-t-il ?
- Problème, droit devant. "
Le problème s'appelait Victoria et Brent Brubaker et se dirigeait
droit vers nous, à contre-courant du trottoir. Tandis que Largo
jetait un vague regard désespéré tout autour de lui
pour repérer son chauffeur ou du moins un trou de souris où
l'on pourrait se camoufler, moi j'observais le couple Brubaker. Ils se
disputaient. Baker avait l'air maussade et Victoria paraissait désemparée,
au bord de la crise de nerfs, à la manière de Carmen Maura
dans le film d'Almodovar ( " Mujeres al borde de une ataque de nervios
", je précise).
Ils nous ont vus. J'ai lancé un regard à Largo lui intimant
implicitement d'agir avec calme, naturel et décontraction. La situation
serait délicate et Victoria n'était pas du tout censée
savoir que la situation était délicate. Sans doute par égard
pour cette femme, il a acquiescé, mais son visage demeurait implacablement
fermé et méfiant.
Le couple a stoppé devant nous. Baker, visiblement encore plus
agacé par notre présence que par sa dispute avec sa chère
et tendre, nous a vaguement salué d'un signe de tête et s'est
mis à fixer un point invisible, Dieu sait où. Victoria,
éduquée dans l'obsession du paraître et de l'étiquette,
nous a fait un large sourire, légèrement spasmodique par
moments, mais qui aurait pu passer pour un sourire charmant si nous n'avions
pas été témoins de leurs éclats de voix précédents.
" Bonjour ... Mr Winch, Mlle Arden, quelle surprise de vous voir
! s'est exclamée Victoria.
- Oui, pour une surprise ... a repris un Largo un peu faiblard, qui fixait
nerveusement l'attitude de Baker.
- Je suis ravie de vous revoir ... " ai-je menti poliment.
Victoria a jeté un regard malveillant vers son mari.
" Et bien, Brent, tu ne salues pas nos connaissances ? "
Mon ex amant s'est décidé à nous regarder, mais il
arborait un sourire carnassier et crispé.
" Bonjour. Ravi de voir que vous couchez toujours ensemble ! "
nous a-t-il dit.
Victoria a paru pétrifiée par cette phrase, comme s'il s'agissait
d'une goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Largo était
mal à l'aise et moi ... Moi je préférais ne pas me
laisser penser.
" Brent, ça suffit ! Que tu m'en veuilles pour quelque chose,
je ne sais même pas pourquoi, et que tu sois infect avec moi, passe
encore ! Mais ces personnes ne t'ont rien fait !
- Ah oui ? Tu crois ça Vic ? a repris un Baker vindicatif. Et bien
tu as tout faux, comme toujours d'ailleurs. Tu n'as rien vu ? Non, tu
es aveugle, tu préfères voir ce que tu as envie de voir,
c'est tout. Tu as trop peur de perdre ton apparence de " petite vie
parfaite ", et bien je vais me faire un plaisir de bousiller ta "
petite vie parfaite " minable, je vais même lui donner un grand
coup de pied là où ça fait mal !
- Brent ! s'est mise à hurler Victoria.
- Tu vois cette femme ? a-t-il poursuivi en me désignant du doigt.
Et bien, il y a encore un mois, je couchais avec elle ! "
J'ai eu un haut-le-cur. Je n'y croyais pas, ce n'était pas
possible, il ne pouvait pas avoir fait ça .... Il ne pouvait pas
lui avoir tout dit, là, devant moi, devant Largo, alors que tout
semblait s'être arrangé. J'ai lancé un regard pétrifié
à Largo et j'ai lu sur son visage que je n'avais pas rêvé,
que tout cela se déroulait vraiment sous nos yeux.
" Et tu veux savoir ce qui ne fonctionne plus entre nous deux Vic
? continuait Baker, ulcéré. Ce qui ne fonctionne plus, c'est
que je suis amoureux de cette femme et que je ne peux même plus
te regarder sans avoir envie de vomir, parce que je sais que c'est à
cause de toi que je suis privé d'elle ! Voilà, ce qui ne
va pas, mon amour ! "
Victoria était littéralement pétrifiée, choquée,
paralysée sur place. Je n'en menais pas large et je sentais la
main de Largo qui se crispait sur mon bras. Baker ne m'a pas regardé.
Ni sa femme d'ailleurs. Il a appelé un taxi, est entré à
l'intérieur et a disparu. Victoria était tremblante. Des
larmes silencieuses coulaient le long de son visage. Elle a levé
les yeux vers moi, hagarde. Je l'ai sentie me donner une gifle retentissante,
mais je n'ai pas sourcillé, j'étais complètement
anesthésiée. Elle a dû me traiter de garce, ou d'un
nom de ce style. Et elle est partie.
Largo n'a rien dit. Nous sommes rentrés au Groupe W, côte
à côte, sans nous toucher en regardant droit devant nous.
Quelque chose s'était brisé. Nous étions terriblement
mal à l'aise. Tout le reste de la journée, nous avons travaillé
chacun de notre côté, préférant laisser la
tension s'évaporer d'elle-même. Mais le mal était
fait. Baker avait apparemment quitté sa femme. Il m'aimait toujours.
Et Largo savait pertinemment que je les aimais tous les deux. Le soir,
il m'a proposé de me raccompagner chez moi. J'ai décliné
son offre, disant que j'avais envie de m'aérer les idées.
Je l'ai embrassé le plus amoureusement et le plus tendrement qu'il
m'était possible, je lui ai soufflé que je l'aimais et je
suis partie. Nous n'avons pas reparlé de l'idée de vivre
ensemble.
*********
Nouveau départ
" Il est malheureux. Il ne sort plus de chez lui. "
J'ai dévisagé Gloria en tentant de camoufler mon trouble
le mieux possible.
" J'ai quitté votre fils il y a un mois maintenant. Je suis
sortie de sa vie. C'était bien ce que vous vouliez non ? Pourquoi
revenez-vous me relancer ici, chez moi ? Qu'est-ce que je vous ai fait
?
- Vous avez gâché la vie de mon fils ! Tout se serait merveilleusement
passé si vous n'aviez pas détruit sa vie !
- Je n'ai rien fait !
- Oh je vous en prie, ayez au moins la décence de l'admettre !
- Ce n'est pas moi qui suis allée le séduire !
- Vous êtes hypocrite, Mademoiselle Arden. Et vous êtes une
garce pitoyable. "
J'ai cherché les mots pour me défendre, mais je ne les trouvais
pas. Pour dire la vérité, je ne me sentais pas fière
de moi, ni de toute cette histoire. Je commençais mieux maintenant
à comprendre pourquoi l'adultère est mentionné dans
les dix Commandements : c'est une torture atroce, à la fois pour
ceux qui en sont coupables et pour ceux qui en sont victimes.
Gloria se trouvait chez moi, au milieu de mon appartement. Je ne sais
pas pourquoi je l'avais laissée entrer. Elle faisait les cent pas,
en me toisant sévèrement de temps en temps. La mère
de Baker semblait furieuse à mon égard, comme toujours,
mais elle était visiblement aussi très préoccupée
par l'état de son fils.
" Vous savez qu'il a quitté Victoria ? Il vit à l'hôtel.
Il dit qu'il veut divorcer ... "
Gloria a soupiré et allumé une cigarette.
" Foutaises ! Vous lui avez mis de drôles d'idées dans
la tête !
- Je n'ai rien fait, je vous répète que tout est terminé
entre votre fils et moi. Je suis avec un autre homme à présent.
- Ah oui ? a-t-elle marmonné en lâchant un nuage de fumée.
Et où est-il ce fameux homme ? "
Sans me démonter, j'ai croisé mes bras contre ma poitrine,
histoire de la défier avec plus d'assurance. Mais je n'étais
sûre de rien. Officiellement, Largo et moi étions toujours
ensemble, mais nous ne nous étions pas touchés depuis l'annonce
de la séparation de Baker et de sa femme. Pour Largo, il devait
s'agir d'un test, il me laissait du temps pour réfléchir
à notre relation et à celui que je choisirai en définitive.
Pour moi, c'était une torture. Je souhaitais plus que tout laisser
ce passé derrière moi et rester auprès de lui, mais
il me repoussait. Il voulait savoir, avec précision, lequel je
voulais. Même si pour cela il prenait le risque de me perdre.
" Vous devriez vous en aller Gloria. Vous et moi savons que nous
n'avons plus rien à nous dire.
- Parlez-lui.
- Mais que voulez-vous que je dise à Baker ?
- Mon fils a une très haute opinion de vous, pour quelle raison,
je l'ignore. Mais s'il est vrai que vous avez refait votre vie et que
vous tenez un tant soit peu à lui, allez le raisonner. Il est en
train de gâcher sa vie à cause de vous ! Il détruit
son mariage, néglige ses fonctions politiques ... Il m'est insupportable
de voir mon fils dans cet état. Mais il refuse de me parler. Il
refuse de parler à quiconque. Essayez, vous.
- Pourquoi moi ? Pourquoi me demander ça, vous me haïssez
!
- J'aime plus mon fils que je ne vous hais, mademoiselle Arden. Allez
lui parler. Si vous ne le faites pas, c'est que vous êtes bien cette
garce opportuniste que je pensais ... "
Gloria a écrasé sa cigarette sur le sol de mon appartement,
et s'est éclipsée, sans un regard.
Elle avait laissé les coordonnées de Baker sur une carte.
Je l'ai appelé. Et nous nous sommes retrouvés dans un café,
dans Greenwich Village.
Je l'ai attendu une vingtaine de minutes. Il a fini par arriver, en apparence
décontractée, en jean et en pull-over, mais ses traits étaient
tirés, ses yeux cernés. Même s'il paraissait impassible,
je sentais le plus profond vide qui le ravageait de l'intérieur.
Sans mot dire, il s'est assis à côté de moi, au comptoir
du bar et a commandé un martini au barman.
" Tu as mauvaise mine. "
Il m'a regardé. Son regard était vide de toute expression,
un vrai zombie.
" Toi aussi, a-t-il décoché avec aigreur. Ton chevalier
servant ne te fait plus grimper aux rideaux ? Tu n'as plus l'air aussi
radieuse .... "
J'ai préféré ne pas lui répondre. Le barman
lui a apporté son verre et il a trinqué dans ma direction.
" A la future madame Winch ? " proposa-t-il en levant son verre.
J'ai eu une moue réprobatrice.
" L'aigreur ça ne te va pas au teint Baker.
- Laisse-moi tranquille, Joy ! Pas de sermons de ta part ! Tu m'as fait
mal en te jetant dans les bras de ce type !
- Tu as un sacré toupet Baker ! Qui de nous deux est marié
depuis dix ans ?
- Tu ne m'as jamais demandé de quitter ma femme !
- Parce que tu l'aurais fait peut-être ? "
Baker avala une gorgée de son martini.
" Bien sûr que je l'aurais fait. Je t'aime. Tu es la plus belle
chose qui me soit arrivée ... Dans ma triste vie si " artificielle
" comme tu aimais à me le répéter. Maintenant,
tu m'as laissé tomber ... Je suis seul et tu sais quoi ? J'en ai
rien à faire ! Je me fous de tout ! Et Victoria ...
- Tu te fous d'elle aussi ?
- Non, je ne me fous pas d'elle. C'est une amie d'enfance. C'est ma meilleure
amie ... Je l'ai aimée très fort ... Mais elle n'est pas
toi .... Ma plus grosse erreur est de l'avoir épousée. Si
je m'étais contenté de rester son ami, je ne l'aurais pas
perdue en même tant que toi ...
- Elle te manque ?
- Oh oui .... Mais elle me connaît bien ... J'aimais son soutien
...
- Alors il n'est peut-être pas trop tard ... Essaie de te réconcilier
avec elle Baker.
- Non, je ne peux pas ... Elle ne mérite pas de porter une épave
comme moi ... Sur ses frêles épaules ...
- Tandis que moi je le mériterais ? "
Il a éclaté de rire.
" Quand je me réveille à tes côtés, Joy,
je suis tout sauf une épave. Je revis. "
A mon tour j'ai trempé mes lèvres dans mon gin tonic.
" Tu tiens à elle Baker ... Ca suffit peut-être pour
vivre ensemble ...
- Oh ... On croirait entendre ma mère ... C'est elle qui t'a demandé
de venir ici ?
- Elle est inquiète pour toi.
- Je sais ... Ma mère a passé sa vie à s'inquiéter
pour moi ... Mais j'en ai marre qu'on s'inquiète pour moi, pour
mon couple ou pour ma carrière. J'aimerais qu'on me foute la paix,
voilà ce que je voudrais.
- Tu mens Baker ... ai-je souri. Tu aimes qu'on s'occupe de toi ... Tu
n'es qu'un grand gamin ... Tu souhaites que les gens aient besoin de toi
... Si tu n'avais pas fait de la politique, tu aurais fait du show-biz
pour que les gens t'acclament ...
- Ouais, et où est le mal ? D'ailleurs c'est ce que je vais faire
.... Je vais laisser tomber la politique et me lancer dans le cinéma
porno... "
Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire, pourtant ce n'était
pas le moment de faire des plaisanteries médiocres.
" Hey ... s'est-il amusé. J'ai réussi à te faire
rire ? Moi qui te rendais pourtant si malheureuse il y a encore un mois
...
- C'était une terrible erreur de m'être remise avec toi.
Je n'étais pas prête à revivre cet enfer ... Un homme
marié ... Qu'est-ce qui m'est passé par la tête ?
- Tu veux mon opinion ?
- Donne-la-moi.
- Tu m'aimais et tu te sentais seule. Ton preux chevalier ne s'intéressait
pas encore à toi ... D'ailleurs comment va-t-il ?
- Ne t'inquiète pas pour Largo, il va très bien.
- Il a de la chance. "
Il a tenté de me sourire mais il était trop crispé
et triste pour ça. Sa moue le rendait adorable, il ressemblait
à un gros chien perdu sans son maître ...
" Baker, n'essaie pas de m'attendrir ....
- Alors ça marche ? a-t-il plaisanté.
- Il y a des limites à tout. Je connais tous tes coups par cur.
- Joy, va-t'en. Laisse-moi tranquille maintenant. "
Mon cur s'est serré.
" Tu es sûr ?
- Ca me fait mal de te voir comme ça ... S'il te plaît, laisse-moi.
J'ai déjà un divorce à gérer ... Tu me compliques
la tâche.
- Tu n'es pas obligé d'aller jusqu'au bout de ce divorce Baker.
- Bien sûr que si. Vic me hait. J'ai tout fait pour ça d'ailleurs,
j'ai été particulièrement infect avec elle. Je me
suis dit que le seul moyen de lui faire accepter le divorce serait d'être
insupportable ... La haine est la réponse à biens des maux.
- Peut-être, mais elle va te plumer.
- Quelle différence ça fait, d'être riche ou pas ?
"
J'ai hoché la tête et j'ai laissé un billet sur le
comptoir pour payer mon verre. J'ai enfilé ma veste et en la réajustant,
j'ai dévisagé Baker.
" Pourquoi la quitter maintenant ? Alors que tout est fini entre
nous ?
- Je ne sais pas. J'ai fait le tour de ma relation avec elle.
- Tu sais que ce n'est pas ça qui me fera revenir ? "
Il m'a soufflé un " oui " silencieux. Il paraissait serein
et sûr de lui.
" Alors pourquoi ?
- Je n'ai plus d'attache. Ni avec toi, ni avec elle. Peut-être que
je veux juste être libre. "
Il m'a souri tranquillement. Et là, j'ai eu une impulsion, un coup
de folie. J'ai pris son visage entre mes mains et je l'ai embrassé.
J'ai éprouvé une réelle jouissance à ne pas
écouter ma raison, à me laisser porter par mon envie, à
être irresponsable. Sa nouvelle liberté me séduisait.
Et j'en voulais ma part moi aussi. Je voulais qu'on me libère.
Après notre baiser, il m'a repoussée.
" Joy, ne joue pas avec moi ... Pas maintenant .... Pas comme ça
...
- Je ne joue pas ... " lui ai-je répondu.
Il a passé ses bras autour de ma taille, nous étions serrés
l'un contre l'autre, front contre front. Une larme a coulé sur
mon visage. Je le voulais. C'était définitivement lui que
je voulais. Je pouvais aimer Largo avec toute la force du monde, ça
ne changerait rien. C'était lui que je voulais.
*********
Infans Conceptus
Un nouveau mois a passé. Baker a emménagé chez
moi. Je n'avais pas envie de le laisser vivre à l'hôtel ...
C'est idiot, mais j'avais envie de le bichonner. J'étais très
heureuse. La procédure de divorce avec Victoria avait été
enclenchée et je sentais vraiment au fond de moi, que cette fois-ci,
entre nous deux, ça marcherait. Ca me rendait tellement heureuse.
J'avais toujours voulu Baker, mais je pensais que nous n'allions nulle
part, que nous n'avions aucun avenir et que pour toujours notre union
serait illégitime.
J'avais retrouvé la paix et je me sentais en même temps extrêmement
nerveuse, sémillante, frétillante, comme une gamine qui
vivait ses premiers émois, rien à voir avec la quiétude
et la sérénité de ma relation avec Largo. Sans doute
parce que je m'étais en partie mise en couple avec lui pour oublier
et aller de l'avant. Là, j'étais avec Baker uniquement par
passion.
Au début, la situation a été très difficile
avec Largo. J'ai eu du mal à lui dire que c'était fini.
Dans les bras de Baker, ça me paraissait d'une simplicité
limpide. Mais devant Largo, devant son regard si tendre, devant son sourire,
mes sentiments refaisaient surface et je n'y arrivais pas. J'avais peur
de lui faire de la peine, de gâcher notre amitié.
Il faut que j'avoue aussi que je craignais de perdre son amour.
Vous est-il déjà arrivé d'être sincèrement
amoureux de deux personnes, d'une manière différente mais
réelle et sincère ? Moi je ne pensais pas que cela soit
réellement possible. Baker me comblait. Mais quand j'étais
avec Largo, j'avoue que je n'avais aucune envie de le quitter, que je
voulais retourner dans ses bras pour me faire aimer tendrement.
C'est lui qui m'a facilité la tâche.
Après une semaine de tergiversations, pendant laquelle je n'osais
pas lui dire que je m'étais remise avec Baker, il m'a " convoquée
" dans son bureau et m'a carrément posé la question
: " Joy, qui as-tu choisi ? ".
Je ne pourrais pas oublier son regard lorsque je lui ai fait part de ma
décision. Il paraissait si déçu et confus. Je savais
qu'il devait se sentir trahi et j'ai préféré lui
cacher que Baker avait emménagé chez moi. En fait, je lui
ai caché beaucoup de choses, je voulais qu'il en sache le moins
possible sur ma nouvelle vie avec lui.
Je me suis contentée de prendre sa main et de lui expliquer tendrement
que même avec tout l'amour du monde, je n'aurais jamais pu vivre
avec lui ce qui m'était offert de vivre avec Baker : une vie normale.
Il avait l'air si perdu, vaincu ... Je me détestais de l'abandonner
comme ça et à plusieurs reprises, j'ai failli le prendre
dans mes bras et lui dire d'oublier tout ce que je venais de lui annoncer,
que c'était avec lui que je me sentais bien, que c'était
avec lui que je ferai ma vie ... Mais j'ai tenu bon.
Je lui ai proposé ma démission. Je pensais qu'il allait
l'accepter et que je quitterai sa vie pour toujours. Mais ce n'est pas
ce qu'il s'est passé. A l'idée que je puisse quitter le
Groupe W et le laisser seul à son sort, à l'idée
de perdre mon amitié, il a paru tout aussi paniqué, voire
bien plus, qu'à l'idée de me perdre en tant que maîtresse.
Il m'a juste dit qu'il voulait que je fasse partie de sa vie, même
si se serait dur au départ. Et j'ai accepté.
Et le temps a passé. J'ai repris mon travail au bunker avec Simon
et Kerensky. Ils étaient déçus que ça n'ait
pas marché entre moi et Largo, ça se sentait, mais ils ne
m'ont rien dit, par respect pour moi. Les premiers temps, Largo évitait
de se retrouver dans la même pièce que moi et c'était
Simon qui jouait les gardes du corps. Et puis, au fil du temps, il a fini
par accepter ma présence près de lui. Je le sentais mal
à l'aise, toujours le regard fuyant, une attitude nerveuse, un
air hébété sur le visage signe qu'il cherchait désespérément
quelque chose à me dire mais qu'il ne trouvait pas les mots. Et
moi je lui faisais signe en souriant que ça n'avait aucune importance,
et qu'il pouvait prendre tout le temps qu'il lui faudrait pour accepter
notre nouvelle situation.
Baker était très jaloux. Il n'aimait pas que je continue
à travailler au Groupe W et que je continue à veiller sur
Largo, à m'en faire pour lui. Il se gardait bien de me le dire,
mais je le connaissais suffisamment pour le savoir. Je n'ai jamais revu,
ni Victoria, ni Gloria, mais Baker avait de fréquents entretiens
avec elles, pour régler les détails du divorce, puisqu'ils
étaient en conciliation. Le mieux était de trouver un accord
satisfaisant pour toutes les parties. Gloria assistait à tous les
entretiens car elle savait son cher fils pas assez intéressé
par l'argent pour ne pas se laisser plumer par sa future ex-femme.
Le pauvre devait faire face à toutes sortes de pressions : sa mère,
Victoria, son parti qui essayait de gérer ce divorce dans l'image
de leur politicien en poupe du moment et puis la presse, qui naturellement
suivait le moindre de ses faits et gestes pour découvrir le fin
mot de cette histoire, la raison de son divorce et si elle existait, l'identité
de sa maîtresse potentielle.
Moi, j'étais emportée dans ce flot et je soutenais comme
je le pouvais Baker, qui pétait assez régulièrement
les plombs devant la pression. Et à chaque fois qu'il disjonctait,
que la situation était trop pénible et compliquée
pour lui, j'étais là pour apaiser ses doutes, juste en le
serrant dans mes bras, juste en étant là pour lui, sans
le juger.
Bref, nous traversions tous les deux une grosse tempête, signe qu'un
divorce ne suffirait pas à rendre notre idylle simple. Mais nous
nous accrochions. J'y croyais vraiment, comme je n'avais jamais cru à
rien d'autre dans ma vie. Je sentais que des jours meilleurs viendraient.
Je sentais que j'allais connaître le bonheur. Il y avait toute cette
force qui bouillonnait en moi, toute cette énergie, si folle, si
puissante, quasi-inexplicable, qui, comme une petite voix dans ma tête,
me répétait inlassablement, que je gagnerais cette bataille.
Et puis un journal à scandales a réussi à découvrir
ma relation avec Baker. Ca a fait la une des journaux de l'État.
Moi, je m'en foutais, et Baker aussi, puisque de toute façon, il
était déjà dans les emmerdes jusqu'au cou. Mais ça
a été difficile pour les personnes de notre entourage. Gloria
a piqué une crise en disant qu'à cause de cet adultère
la moitié de l'héritage familial passerait dans ce divorce.
Victoria a dû se sentir extrêmement humiliée de devoir
subir cet affront de plus. Mon père m'a reproché mon manque
de discrétion, il ne faisait pas bon de mettre un coup de projecteur
sur la famille Arden.
Et Largo.
Largo, ça lui a fait de la peine, ça lui a explosé
au visage. Il savait que j'étais en couple avec Baker. Mais c'était
tout. Il ne connaissait pas les détails, il ignorait jusqu'à
quel point c'était sérieux, il ignorait qu'il allait réellement
divorcer de Victoria, il ignorait qu'il avait pris des risques pour sa
carrière, il ignorait qu'il vivait chez moi. Il ignorait qu'en
réalité j'étais prête à commencer une
nouvelle vie avec un autre et qu'il n'y avait plus aucun espoir pour nous
deux.
Je l'ai retrouvé le soir-même de la publication des détails
de mon histoire avec Baker dans les journaux. Je n'avais pas vu Largo
de la journée parce que j'étais partie ausculter la sécurité
d'un nouveau site du Groupe W dans le Maryland. Mais en rentrant le soir,
j'ai ressenti le besoin de lui parler, de voir comment il allait. Je me
disais que si nous étions vraiment en voie de faire la paix tous
les deux, c'était le moment ou jamais.
J'aurais sans doute mieux fait de m'abstenir.
J'avais à peine franchie le seuil de sa porte que sa voix triste
et dure à la fois avait retenti.
" Pourquoi tu ne m'as rien dit de tout ça Joy ? "
Il était derrière moi, émergeant de sa cuisine. Moi,
je m'étais avancée jusqu'à son bureau, sur lequel
trônait le fameux journal à scandales.
" Je ne voulais pas t'ennuyer avec les détails de tout ça
...
- M'ennuyer ? a-t-il souri d'un air dérisoire. C'est trop aimable
de ta part de vouloir m'épargner Joy ...
- S'il te plaît, ne le prends pas mal ... Tu devais bien te douter
que ma relation avec Baker était sérieuse ?
- Tu ne m'as pas dit que vous viviez ensemble, tu ne m'as pas dit qu'il
était en instance de divorce ! Dis-moi, comment j'aurais appris
votre mariage ou la naissance de votre premier enfant, hein ? Par la presse
? Tu pourrais avoir un peu plus de respect pour moi Joy ! "
Je ne savais pas quoi lui dire alors je me suis contentée de m'excuser.
" Je pensais qu'il était encore top tôt pour qu'on parle
de tout ça. Mais rassure-toi, je ne veux pas t'écarter de
ma vie ... Tu comptes beaucoup pour moi ...
- Ouais, c'est ça, à d'autres ... Pas la peine de faire
ton numéro de la compassion, tu me fais pitié ! a-t-il cinglé.
- Je ne fais aucun numéro ! me suis-je emportée. Que tu
le veuilles ou non, Largo Winch, je tiens à toi et je ne veux pas
te faire de mal !
- Trop tard pour ça.
- Je ... J'aimerais pouvoir faire quelque chose pour que tu te sentes
moins mal mais ...
- Mais c'est trop tard. Tu m'as trahi ! Tu as joué avec mes sentiments
!
- C'est faux !
- Bien sûr que c'est vrai ! Admets-le ! Tu m'as fait courir après
toi pendant deux ans, tu m'as fait croire que tu avais quitté ce
type pour être avec moi mais il a suffi qu'il claque des doigts
pour que tu reviennes ! Je n'ai jamais rien été pour toi
! Tu n'as jamais aimé que lui ! "
Ses mots me tranchaient le cur. J'aurais voulu trouver les mots
pour lui expliquer à quel point il se trompait, mais je n'y arrivais
pas. Il était malheureux, et j'aurais pu dire n'importe quoi, ça
n'y aurait rien changé.
" Je t'ai aimé sincèrement Largo. Je t'aime toujours
à l'instant où je te parle. J'ai choisi. J'aurais préféré
que tu l'acceptes, mais je ne peux rien pour toi si ce n'est pas le cas.
Mais si tu crois vraiment à tout ce que tu viens de me déballer,
c'est que vraiment tu ne me connais pas ! Un jour tu oublieras. Et ce
jour-là, je serai là si tu veux renouer notre amitié.
"
Et je suis partie.
Je pensais avoir définitivement tourné la page de ma relation
avec Largo.
Mais le lendemain matin, je suis allée voir mon médecin
pour mon shake up annuel. Il m'a annoncée que j'étais enceinte
de deux mois.
*********
Point de non-retour
" Joy ! Joy, attends-moi bon Dieu ! "
Je soupire et je me retourne. Mon médecin m'a dit que je pouvais
quitter l'hôpital. Je me suis préparée à partir
et j'ai appelé un taxi. Je suis prête à rentrer chez
moi. Mais Largo est revenu me voir. Je pensais pouvoir l'éviter
mais apparemment personne ne veut se décider à me laisser
en paix ....
Il accourt à petites foulées et me rejoint. Je suis devant
l'ascenseur qui va me mener à l'accueil de l'hôpital. Les
portes s'ouvrent et j'entre, sans dire un mot à mon ami. Il me
suit, mais ne sait toujours pas quoi dire et reste les bras ballants devant
moi.
" Que pense Brubaker de tout ça ?
- Je ne lui ai pas encore dit. "
Il paraît surpris et troublé à la fois.
" Donc c'est à moi que tu annonces en premier que tu portes
un enfant et pourtant je ne suis pas censé en être le père
?
- La discussion sur ce point est close, Largo.
- Réponds-moi !
- Tu ne devais pas me laisser tranquille ? Ce n'est pas ce que tu m'as
dit ?
- J'ai changé d'avis, je ne peux pas rester les bras croisés
à attendre. Joy, je vais peut-être être père.
Je t'en prie, ne me laisse pas dans l'ignorance. "
Je reste planquée derrière mon mutisme. J'espère
que si je ne lui réponds pas, il me laissera enfin tranquille.
Mais je me berce d'illusions ...
" Alors c'est ça, pas vrai ? Je suis le père ? "
me dit-il.
Je lui lance un regard exorbité, j'en ai assez de cet interrogatoire.
" Largo, je n'ai jamais dit ça !
- Pourquoi tu n'en as pas parlé à Brubaker alors ? "
Je le transperce du regard avec détermination, espérant
être suffisamment convaincante pour dissiper ses doutes.
" Baker est dans le Maine, chez sa mère. J'attends son retour
pour le lui annoncer de vive voix ... Ce n'est pas quelque chose qui se
dit par téléphone.
- C'est quand même à moi que tu l'as annoncé en premier
!
- Parce qu'il fallait que je quitte mon travail au plus vite .... Largo,
ne prends pas tout ça pour ce que ce n'est pas ! Tu interprètes
tout de travers ! Tu n'es pas le père de cet enfant !
- Je ne te crois pas Joy. Même si tu en es persuadée, tu
ne peux pas le prouver ! "
L'ascenseur s'arrête. Je le quitte et traverse le hall d'accueil
pour me diriger vers la sortie. Largo me suit et reste avec moi le temps
que mon taxi arrive.
" Joy, je te connais bien. Un jour ou l'autre, toi aussi tu voudras
être sûre ... Tu feras ce test ... Mais j'aimerais ne pas
perdre tant de temps ... S'il te plaît ... Tu sais aussi bien que
moi ce que c'est que de grandir dans une famille déchirée.
Il faut mettre les choses au clair dès maintenant, pour le bien
de cet enfant ...
- Je ne peux pas.
- Mais de quoi tu as peur ? s'emporte-t-il finalement. Que Brubaker te
quitte s'il n'est pas le père ? "
Je tressaille. Mon regard évite le sien, je baisse la tête
et fixe le sol. Je me sens tellement mal à l'aise.
" Alors c'est ça ? " comprend-il.
Je ne réponds pas. Mon silence est plus qu'explicite.
" Joy, s'il fait ça, c'est que c'est un salaud et qu'il ne
te mérite pas. Mais s'il a un minimum de jugeote, il ne te quittera
pas. Alors parle lui, maintenant. Si tu ne le fais pas, je m'en chargerai
moi-même. "
Je hoche la tête.
" J'irai.
- Quand ?
- Bientôt.
- Quand ? insiste-t-il.
- Aujourd'hui ... " je finis par lâcher dans un soupir.
Mon taxi arrive. Je m'engouffre à l'intérieur et lance un
dernier regard vers le visage inquiet de Largo. J'ai peur.
Je rentre chez moi, je prends un bain pour me détendre. Même
si je suis heureuse, éperdument heureuse à l'idée
qu'un petit être grandit en moi, j'avoue que je crains la réaction
de Baker. J'ai essayé de le lui dire, à plusieurs reprises.
Mais c'est difficile de lui parler en ce moment. Il est si nerveux et
si perturbé. Tout le monde lui met la pression, Victoria, sa mère,
son parti, son électorat. Il est sollicité de toutes parts,
et son état vire à l'épuisement nerveux. Quand il
rentre le soir, il est blême, livide, oppressé. Je le sens
au bord de la crise d'angoisse. Baker n'est déjà pas par
nature quelqu'un de très serein, ni de très équilibré.
C'est un angoissé, qui a toujours besoin d'être rassuré,
d'avoir au moins dans l'image de lui-même que lui renvoient les
autres l'apparence de contrôler la situation. Mais en ce moment
tout lui échappe.
Et moi, il faut que je tombe enceinte, maintenant.
Si je lui annonce maintenant qu'il va être père, il va sans
doute péter un plomb. Une responsabilité en plus. Il faut
que je me rajoute à la longue liste des personnes qui attendent
de lui qu'il prenne ses responsabilités alors que tout ce qu'il
a toujours aimé chez moi, c'était la liberté que
je lui offrais. Je ne sais pas du tout comment il va réagir.
Nous n'avons pas parlé de notre avenir. Nous n'avons pas parlé
mariage, ni enfants. J'ai toujours pensé qu'implicitement, ces
sujets viendraient sur la table un jour, mais pas maintenant. Je me disais
qu'on allait se donner du temps, et que tout ça viendrait au fur
et à mesure, une fois l'ouragan passé.
Maintenant que j'y pense, Baker a dépassé la quarantaine
mais il n'a jamais été père. Soudain, je panique.
Je réalise que je ne lui ai jamais demandé s'il aimait les
enfants, s'il en voulait. Je me demande s'il n'a jamais eu d'enfants,
non pas parce qu'il ne formait pas un couple heureux avec Victoria, mais
peut-être uniquement par choix ...
Ce qui complique encore plus ma tâche, c'est que je ne peux pas
lui dire avec certitude qu'il sera le père de l'enfant. Et il est
tellement jaloux de Largo que ça se passera peut-être très
mal ...
Je sors de mon bain sans prêter attention aux larmes silencieuses
qui coulent le long de mon visage. Je doute. C'est atroce de voir à
quel point je doute. Je m'habille et je me décide à prendre
ma voiture direction le Maine. Je vais aller le surprendre chez sa mère
et le lui dire texto, parce que j'en ai assez de me morfondre sur l'éventuelle
réaction qu'il pourrait avoir. Je préfère me morfondre
sur la réaction qu'il aura.
Sur la route, je me dis que je me sentais tellement heureuse lorsque je
l'ai appris. Je me disais que cet enfant était la clé de
mon futur bonheur. Maintenant, je me rends compte que son père,
s'il s'agit bien de lui, n'en voudra peut-être même pas ...
Peut-être que le sentiment seul de porter un enfant me rendait heureuse.
Peut-être que cela me suffisait et je n'avais pas besoin de penser
à Baker, Largo ou Dieu sait qui ...
J'arrive au domicile de Gloria. Je sais que je n'y suis pas la bienvenue,
mais ça m'est égal, il faut que je vois Baker.
Et je le vois. Assis sur le divan de l'immense salon de sa mère.
Gloria est installée sur un fauteuil confortable, un verre de bourbon
à la main, l'air satisfait.
Victoria est là aussi.
Elle est adossée contre le mur, près de la cheminée
et regarde distraitement des trophées disposés en vitrine
non loin d'elle. Elle fait comme si je n'étais pas là. Baker
n'ose pas me regarder.
" J'interromps une petite réunion familiale ? " je demande,
la voix étranglée.
Gloria boit une nouvelle gorgée de son bourbon.
" Vous n'avez pas votre place ici mademoiselle Arden. Vous devriez
rentrer chez vous. "
Je suis hébétée. Je n'ose même pas exiger des
explications. Rien qu'à imaginer ce qu'il peut se tramer dans mon
dos, j'en ai la nausée ... Baker se lève brusquement, me
prend par le bras et me conduit dans le corridor, à l'écart.
Il me ne regarde pas droit dans les yeux, il cherche ses mots. Il a honte
de lui.
" Je regrette Joy.
- Quoi ? Ca veut dire quoi ça au juste " je regrette Joy "
... j'articule péniblement. Qu'as-tu fais encore ? Je dois avoir
peur ?
- Je ne suis qu'un sale lâche dégueulasse, maudis-moi pour
le restant de tes jours, je ... J'ai craqué. J'ai pas pu aller
au bout de tout ça ... Je ne peux pas Joy. "
Je suis abasourdie, abrutie. Je me suis encore fait avoir.
" C'est fini ? "
Il ne répond pas. Ses yeux sombres sont vitreux. Il ne peut pas
me regarder droit dans les yeux.
" Baker ...
- Je n'y suis pas arrivé. Tout est de ma faute ... explique-t-il.
- Tu te rends compte de ce que tu me fais ? Tu te rends compte ? Mais
qu'est-ce qu'il ne va pas chez toi ?
- Je voulais vraiment être avec toi Joy ... Je le souhaite encore
... Mais il y a trop de choses en jeu, trop de problèmes ... Je
n'ai pas le courage de tous les affronter ... Finalement, je crois que
je ne tiens pas tant que ça à ma liberté ... Joy
...
- Non, ne dis plus rien. Je te hais. "
Ma fierté me commande de repartir dignement, mais mon corps ne
m'écoute pas. Je pleure. Comme j'ai rarement pleuré dans
ma vie. Je pense que j'étais venue lui annoncer que nous allions
avoir un enfant. Et les larmes reprennent de plus belle. Il est pétrifié
de me voir si malheureuse à cause de lui. Il veut me prendre dans
ses bras, me consoler, me prouver que malgré tout, il m'aime. Mais
je le repousse. Il me dégoûte. Je l'aime tellement que personne
ne m'a jamais autant dégoûtée.
Et je pars.
Lorsque je rentre à mon appartement, le soir, après des
heures de route, je suis épuisée nerveusement. Je pleure
encore. De loin, je vois Largo, qui m'attend, assis contre la porte, l'air
perdu dans le vague. Je ne sais pas ce qu'il fait là et je n'ai
pas le courage de l'affronter. Je sèche mes larmes et lui demande
de se lever pour que je puisse rentrer chez moi. Il obéit. Il scrute
mon visage et devine que j'ai pleuré.
" Tu lui as parlé de l'enfant ? " demande-t-il.
J'ai un sourire douloureux et ironique, un rictus sur le visage qui inquiète
Largo.
" Ca s'est mal passé ? "
Je hausse les épaules.
" Rentre chez toi Largo. Et ne t'en fais plus pour cet enfant. Tu
sauras. "
Je veux refermer la porte de mon appartement et m'isoler, le laisser dehors,
mais il m'en empêche en la retenant.
" Attends ... Joy ... Explique moi ... proteste-t-il.
- Écoute, Largo, je suis très fatiguée. On en reparlera
une autre fois. Mais je te fais la promesse que lorsqu'il ou elle naîtra,
il y aura ce fichu test de paternité. J'ai changé d'avis,
rassure-toi. Et je me tiendrais à cette position. Tu peux dormir
sur tes deux oreilles. "
Il pousse un soupir de soulagement et me sourit. Je suis réticente
mais il me prend quand même dans ses bras.
" Merci, Joy ... Je savais que tu ne me ferais pas ça ...
Je t'en suis reconnaissant ... Merci ... "
Il m'enlace et je ressens toute sa quiétude et son apaisement soudain.
Il me serre contre lui et cette chaleur me fait du bien. Je me laisse
aller et j'éclate en sanglots. Il prend mon visage entre ses mains
et me force à le regarder droit dans les yeux.
" Qu'est-ce qu'il t'a fait ? " demande-t-il, tristement.
Mes pleurs s'accentuent. Je souffre horriblement, je me sens ravagée
de l'intérieur. Je n'arrive toujours pas à croire qu'il
ait pu me faire ça.
" Il m'a encore eue ... Il m'a abandonnée ... Je l'ai perdu
... Je l'ai perdu ... "
Largo semble triste pour moi. Il me ramène à l'intérieur
et me prépare une tasse de thé. Il me fait parler, longuement.
Et cela me soulage de pouvoir vider mon sac.
Toute la nuit, il reste avec moi, en toute amitié, et me soutient.
Nous retrouvons notre complicité d'antan et cela me console un
peu. Je me dis que tout n'a pas été détruit par le
retour de Baker dans ma vie. Et je pense à mon enfant. A son enfant.
Ou à celui de Largo.
Je comprends soudain pourquoi Largo a balayé d'un coup toutes ses
doléances envers moi. Il y a la vie d'un petit être entre
nous deux. Et même s'il n'en est pas le père en définitive,
je sais qu'il en prendra soin parce que maintenant, je suis seule.
Cette nuit, il se comporte comme un ami : parce qu'il ne m'en veut plus?
Parce qu'il déteste Baker et qu'il n'est pas mécontent que
je l'ai plaqué ? Parce qu'il se dit qu'il y a peut-être encore
de l'espoir pour nous deux ? Je l'ignore... Mais il est là. Et
je suis rassurée.
*********
En amis
J'ai accouché d'une petite fille en parfaite santé, Faye,
sept mois plus tard. J'avais perdu les deux hommes de ma vie, mais en
serrant cet adorable petit ange contre moi, je n'avais aucun regret. Ma
vie n'était plus vide. J'avais enfin quelqu'un à aimer,
quelqu'un qui me rendrait cet amour sans me mentir. Et puis, la vie continuait.
J'étais encore jeune, j'avais tout le temps de fonder " une
vraie famille " et de trouver la perle rare qui l'accompagnait. Mais
que cela arrive ou pas un jour ou l'autre m'était complètement
égal. Je possédais tout ce dont j'avais besoin et je me
sentais en parfaite plénitude.
Faye avait envoûté tout de suite Largo, Simon et Kerensky.
Ils adoraient tellement cette enfant que j'en étais presque jalouse.
Pour Largo, c'était une véritable merveille, un don du ciel,
il ne se lassait jamais de la regarder et de la cajoler. Simon quant à
lui était un véritable Tonton gâteau, à tel
point qu'il acceptait régulièrement d'annuler des rendez-vous
avec ses " sublimes petites copines mannequins ", selon ses
propres termes, pour jouer les baby-sitters de Faye. Même Kerensky
n'était pas resté de marbre très longtemps et avait
franchement du mal à conserver sa dignité depuis que nous
l'avions surpris à faire le nounours parlant pour la faire rire
...
La complicité avec mes trois meilleurs amis était revenue,
enfin, après ces longs mois difficiles. Et même si je souffrais
toujours d'avoir été abandonnée et trahie par Baker,
leur présence était bien suffisante. Un jour, Largo m'a
appris par un de ses amis sénateurs (oui, car maintenant, il a
des amis sénateurs ...) que Baker avait divorcé. Il me l'avait
dit d'un air anxieux, songeant que mes vieux démons reprendraient
le dessus. Peur que je souffre. Ou peur de souffrir lui aussi de nouveau.
Mais j'avais tiré un trait sur tout ça. J'étais trop
folle de rage pour pouvoir pardonner un jour à Baker.
Je l'ai revu.
La naissance de Faye a été annoncée dans les journaux.
Même si Largo et moi n'avions fait aucune déclaration à
la presse, l'arrivée de cette héritière était
très bien vue et martelée dans les journaux. Alors, je suppose
par curiosité, Baker est venu me revoir.
C'était par un bel après-midi ensoleillé. Largo et
moi avions prévus de nous balader avec Faye, dans le parc de mon
quartier. Au bas de mon immeuble, Baker m'attendait, adossé à
sa Lamborghini. Largo portait Faye dans ses bras. Le regard de mon ancien
amant s'est porté sur elle un instant avant qu'il salue vaguement
Largo.
" Très belle enfant, Joy. Toutes mes félicitations.
- Merci. "
Long silence embarrassé. Il m'a fait signe, pour qu'on s'éloigne
un peu. J'ai dit à Largo de m'attendre, que je n'en avais que pour
un instant. Baker et moi avons fait quelques pas.
" Alors ... Tu vas bien ? s'est-il finalement enquis.
- Comme tu peux le constater.
- Oui, la maternité te va très bien Joy. "
Il s'est tut, un court instant.
" Vraiment une très belle enfant. Elle a tout de sa mère.
Heureusement pour elle d'ailleurs. "
J'ai souri.
" Largo n'est pas mal non plus ...
- Oui ... C'est une façon de voir ... "
Il a jeté un petit coup d'il vers Largo qui ne se préoccupait
pas vraiment de nous et s'amusait avec Faye, un peu plus loin.
" Donc ... Tu as eu un enfant avec lui. Quel âge a-t-elle ?
Les journaux disent trois mois.
- Les journaux ne se trompent pas.
- Hum ... a-t-il marmonné, vaguement inquiet. Aucune chance que
je sois le père ?
- A sa naissance, nous avons procédé à un test de
paternité.
- Oh. "
Il s'est frotté les mains nerveusement.
" Je vais te laisser alors. Je voulais vérifier. Tu transmettras
toutes mes félicitations à ton Don Juan décoloré
....
- Et pour toi ? Les félicitations s'imposent ? Pour ton divorce
inespéré ? "
Il a haussé les épaules.
" Vic a craqué. Elle en avait assez de jouer à ce jeu
stupide auprès des autres. Et puis, je crois qu'elle s'est entichée
d'un de ces foutus artistes qu'elle exposait dans sa galerie de Los Angeles.
- Elle a bien fait. Sans vouloir te vexer, Baker.
- J'ai eu ce que je méritais, vas-y, frappe-moi. On met toujours
à terre les politiciens, mais ils se relèvent, quoi qu'il
arrive.
- Tu as quelqu'un d'autre ? "
Il a mis ses mains dans ses poches, amusé par la question.
" Non je crois que je vais me mettre au célibat quelques temps.
Je ne pense pas être fait pour rendre une femme heureuse, trop capricieux
pour ça ... Et égoïste. Je vais profiter de cette liberté
inattendue pour trouver d'autres passions dans la vie que torturer tes
congénères féminines.
- C'est une bonne initiative.
- Qui sait, je vais peut-être apprécier l'ironie de la situation
! Me redécouvrir comme un célibataire endurci qui s'ignorait
... "
J'ai eu un petit rire.
" Ravie de savoir que tu es resté toi-même. Pas trop
malheureux ?
- Je suis un peu triste. Et j'avoue que je me sens seul parfois. On aurait
peut-être dû décider d'avoir des enfants avec Vic ...
Au moins, il nous serait resté quelque chose de notre mariage.
- Oh oui, brillante idée, et ils auraient été déchirés
par votre divorce ?
- Un point pour toi. J'aurais fait un père pitoyable. Ton preux
chevalier a l'air de pas mal se débrouiller dans ce rôle,
non ? "
J'ai eu un sourire de tendresse vers Largo qui prenait toujours soin de
Faye, pendant que nous discutions.
" Oui, il est parfait.
- Vous ... Vous vous êtes remis ensemble ? a demandé avec
hésitation Baker.
- Non. Nous sommes amis.
- Un couple d'amis avec un enfant ? s'est-il moqué.
- Tu vois Baker, ce qu'il y a de très différent entre toi
et Largo, c'est que quoiqu'il arrive, je suis sûre de toujours l'aimer
à ma façon. On n'arrive pas à s'en vouloir très
longtemps.
- Dois-je en déduire que vous allez vous remettre ensemble ?
- Je ne crois pas. Je lui ai brisé le cur ... ai-je répondu
simplement.
- Ca peut toujours s'arranger, ça, non ? "
J'ai fixé mon ancien amant droit dans les yeux.
" Moi, quand j'ai le cur brisé, ça ne s'arrange
jamais. "
Il a hoché la tête. Il avait compris le message.
" Je vois que nos chemins se séparent à nouveau Joy.
A dans cinq ans.
- A dans cinq ans ... " ai-je souri tranquillement.
Je l'ai raccompagné à sa Lamborghini et il est parti. Largo
m'a rejointe.
" Alors ?
- Alors quoi ? "
Il m'a fait la moue.
" Ne joues pas à ça avec moi, Joy Arden ! Tu lui as
dit ?
- Non. "
Largo m'a lancé un regard désapprobateur.
" Tu aurais dû Joy. Je ne porte pas Brubaker dans mon cur,
mais il a le droit de savoir. Même si je serais toujours là
pour toi et pour Faye, elle doit savoir qu'elle a un véritable
père.
- Je sais. Mais ce n'est pas le moment pour nous mettre en danger. Je
veux la protéger Largo ... Le jour où Baker refera son entrée
dans ma vie, je le lui dirai. Là, nous serons assez fortes. Mais
pas maintenant.
- Et en attendant il vivra dans l'ignorance ?
- Je le fais aussi pour lui Largo. Qu'il goûte à sa liberté
temporaire. Un jour ou l'autre, son passé le rattrapera.
- En es-tu si sûre ? "
J'ai haussé les épaules.
" Il revient toujours. "
Largo allait protester mais je lui ai fait promettre de me laisser faire
et de se contenter de profiter de cette journée ensoleillée
avec moi et Faye. Il a promis et nous avons fait comme si, insouciants.
En amis.
FIN
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