Les révoltés du Bunker
Lorsque John Sullivan, le numéro 2 du Groupe W, pénétra
dans le bunker, Joy Arden et Georgi Kerensky surent tout de suite qu'il était
en colère. Sans même prendre la peine de les saluer, l'homme, pourtant
d'ordinaire affable, les apostropha brusquement.
- " Où est Largo ?"
Joy et Kerensky se regardèrent brièvement d'un air dubitatif :
qu'est-ce qui pouvait mettre Sullivan dans un état pareil ? Joy se tourna
vers son ancien patron :
- " Bonjour John. Nous n'avons pas encore vu Largo ce matin "
A ce moment la porte s'ouvrit sur un nouveau venu
- " Salut tout le monde ! Oh Sullivan, vous êtes là. Comment
ça va ? "
Joy crut bon d'intervenir
- " Bonjour Simon. John cherchait Largo. Tu es passé chez lui ce
matin ? "
- " Non. Je me suis dit qu'il devait déjà être sorti.
Pourquoi, il n'est pas dans le coin ? "
Sullivan répondit, hargneux.
- " Non, manifestement, il " n'est pas dans le coin ". Et tout
le monde l'attend là-haut pour une réunion de la plus haute importance.
Hier je lui avais pourtant bien rappelé qu'il devrait être là
sans faute. C'est toujours le même cirque avec lui décidément
! "
Il y eût un blanc. Les membres de l'IU se disaient qu'il y avait de l'eau
dans le gaz entre Largo et John Sullivan. Joy essaya d'apaiser la situation
en s'adressant calmement à Sullivan :
- " Est-ce que vous avez essayé de le joindre chez lui ou sur son
portable ? "
- " Non pas encore. Je ne tenais pas à m'énerver contre lui
devant tout le Conseil et j'espérais bien le trouver ici ".
Cette fois c'est Simon qui, sentant la tension intervint d'un ton léger.
- " Bon ben, vous dérangez pas. Je vais faire un tour là-haut
et je vous l'envoie par retour du courrier ".
Cela ne dérida pas Sullivan.
- " Bien, je remonte en salle de réunion. Dites-lui d'aller là-bas
directement je vous prie !".
Là-dessus il sortit vivement du bunker. Les trois autres se regardèrent
avec une grimace.
- " Aie. Ca va barder pour le matricule du copain. Bon, je monte le chercher
".
Quelques minutes plus tard, Simon réapparaissait, la mine un peu soucieuse.
- " Il n'est pas chez lui "
Kerensky s'arrêta de tapoter sur son clavier et se tourna vers Simon,
l'air étonné. Joy immédiatement sur le qui-vive le questionna.
- " Tu as remarqué quelque chose de particulier ? "
- " Non rien. Sauf qu'il n'a pas passé la nuit chez lui. Si c'était
le cas, il aurait balancé ses fringues un peu partout comme d'hab ...
et là tout est nickel ".
Les deux autres le regardèrent de plus en plus surpris.
- " Bon, qu'est-ce qu'on fait ? ".
- " Il faudrait peut-être prévenir Sullivan qu'il ne doit
pas compter sur Largo. Du moins pas dans l'immédiat. "
Kerensky avait parlé d'un ton posé et calme. Joy s'efforça
de répondre sur le même ton.
- " Tu as raison. Simon tu veux bien t'en charger ? Pendant ce temps j'essaye
de joindre Largo sur son portable ".
- " Te fatigue pas. Il est resté là-haut. Je l'ai vu posé
sur son bureau ".
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Simon reposa le téléphone. Il avait encore dans l'oreille la
réponse glacée de Sullivan quand il lui avait annoncé qu'il
ne faudrait pas compter sur Largo pour la réunion.
Il grimaça.
- " Pas content le bonhomme. Mais je le comprends un peu, je ne voudrais
pas être à sa place. C'est lui qui doit subir les jérémiades
du Conseil en l'absence de Largo ".
Joy lui adressa un regard lourd de reproches.
- " Simon, on ne sait pas où est Largo. Il est peut-être tout
simplement chez une copine mais ... C'est peut-être plus sérieux.
C'est pas son genre de nous laisser sans nouvelles comme ça ".
Simon lui retourna son regard et répondit sèchement
- " Je sais ... Mais qu'est-ce que tu crois ? Que je ne m'inquiète
pas moi aussi ? " .
Une fois encore Kerensky intervint pour calmer les débats.
- " Hé ... l'inquiétude est un peu prématurée
il me semble. Comme l'a dit Joy, il est peut-être avec une 'amie' en ce
moment. Simon, est-ce que vous être sortis ensemble hier soir ? "
.
Simon eut un air embarrassé.
- " Ben ... non. Je suis sorti seul. Je ne sais pas ce qu'il a fait hier
soir "
- " Bon alors je suggère que toi et Joy vous retourniez fouiller
le Penthouse pour trouver un indice pendant que moi je visionne les enregistrements
vidéo d'ici ".
Visiblement Joy hésitait.
- " Vous ne pensez pas qu'on devrait attendre un peu pour fouiller son
appartement. Ca me paraît un peu prématuré ! ".
- " Ecoute Joy. Pour ce qu'on en sait Largo a disparu depuis maintenant
une quinzaine d'heures. Pour moi c'est suffisant pour commencer à le
rechercher. Et si on doit pour ça, fouiller dans ses petites affaires,
alors tant pis. Mais si tu préfères, tu peux aider Kerensky ici
".
Joy fronça les sourcils en réfléchissant. Elle finit par
se décider.
- " C'est bon. Je viens avec toi ".
Une fois dans le Penthouse, ils en firent le tour, fouillant minutieusement
les placards et les tiroirs après s'être répartis les pièces.
Ils se retrouvèrent dans l'entrée.
- " Qu'est-ce que tu as trouvé ? "
- " Eh bien, pas grand chose. Il n'a pas pris ses papiers avec lui en tout
cas. Ni ses cartes de crédit : tout est là. Et toi ? "
- " Il n'a pas pris de sac ou de valise. D'après mes souvenirs,
il ne manque aucun bagage"
Ils écoutèrent les derniers messages sur son répondeur
téléphonique. Rien d'anormal.
- " Bon, on redescend voir si Kerensky a du nouveau "
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- " Alors, t'as trouvé quelque chose ? "
Kerensky prit le temps de retirer ses lunettes et se tourna vers eux.
- " D'après les caméras de surveillance, Largo est sorti
vers 22 H 30 et est parti à pied. Il n'avait pas commandé de taxi
et n'a pris aucune des voitures à sa disposition. "
- " Il était seul en sortant de l'immeuble ? "
- " Oui et personne ne l'attendait dehors. Du moins pas dans le champ des
caméras extérieures. "
- " Il n'avait pas reçu d'appel téléphonique avant
de sortir ? "
- " Non, j'ai vérifié ça aussi. Aucun appel suspect
dans la journée et il n'en a pas passé non plus, du moins en dehors
du cadre de ses activités. "
Ils se turent, chacun réfléchissant. Au bout d'un moment, Joy
prit la parole d'une voix froide, professionnelle.
- " Bon résumons-nous. Hier soir Largo est sorti, seul. D'après
nos recherches là-haut, il est parti les mains dans les poches. Peut-être
avait-il un rendez-vous. Peut-être voulait-il simplement faire un peu
de marche à pied. Dans tous les cas il n'est pas rentré. Quelles
sont les hypothèses ? "
- " Un accident, il a pu se faire renverser ou autre chose. Et comme il
n'avait pas ses papiers sur lui ... "
- " Et tu crois qu'on ne l'aurait pas reconnu ? Il se passe pas un jour
sans qu'on ne voit sa tête dans un de ces magazines pour p'tites nanas
en mal d'amour. "
- "Justement Simon, tout le monde ne lit pas ce genre de presse. Et puis,
après un accident tu sais ... "
Joy laissa sa phrase en suspend, ne voulant pas rentrer dans des détails
pénibles. Elle enchaîna :
- " Il a pu se faire agresser par des petits voyous qui en auraient voulu
à son portefeuille. Dans les deux hypothèses, il faut avant tout
faire le tour des hôpitaux. "
- " Il ne faut pas exclure deux autres hypothèses : l'enlèvement
pour demande de rançon et ... un coup de la Commission Adriatique.
Kerensky fit une pause puis rajouta en fixant son clavier
- " Il faudra aussi s'informer auprès de la morgue, à tout
hasard ... "
Tous les trois se regardèrent en silence. A présent l'anxiété
était visible dans leurs yeux même s'ils essayaient de se la cacher
mutuellement.
Joy fut la première à réagir : elle se dit que coûte
que coûte il fallait garder son sang-froid, ne pas céder à
la panique.
- " Bon Georgi, tu t'attelles à la piste de la Commission. De toutes
façons s'il s'agit d'un enlèvement avec rançon, il n'y
a plus qu'à attendre un coup de fil de la part des ravisseurs. Pendant
ce temps là, Simon et moi, on fait le tour de tous les hôpitaux
de New-York. Si on ne trouve rien, on élargira le périmètre.
Les rôles ainsi répartis, chacun se mit à la tâche
devant son ordinateur ou son téléphone.
Cela faisait environ une demi-heure qu'ils avaient commencés lorsque
Sullivan surgit dans le bunker.
- " Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire avec Largo. J'en ai par-dessus
la tête. Si je mets la main sur ce petit imbécile ... "
Simon, à cran, bondit sur Sullivan et le prit par le col de son veston.
- " Vous, vous ne touchez pas à mon pote c'est compris ? "
- " Simon "
La voix impérative de Joy le rappela à l'ordre.
- " Excusez-le John. Il est un peu énervé "
Sullivan, effaré, remettait tant bien que mal sa cravate en place.
- " Que ... qu'est-ce qui se passe ? "
- " On aimerait bien le savoir. On n'a aucune nouvelle de Largo. On est
à sa recherche "
Gagné à son tour par l'inquiétude, Sullivan changea de
visage.
- " Excusez-moi pour tout à l'heure. Je ne savais pas. Puis-je faire
quelque chose ? "
Simon, encore en rogne répondit d'un ton sec
- " Nous laisser travailler ! "
Sullivan les regarda l'un après l'autre puis après une hésitation,
dit d'une voix basse :
- " Bon. Je crois que vous avez raison. Mais tenez-moi au courant surtout.
Vous savez ... hum ... je l'aime bien ce petit imbécile. "
Pensivement, Simon le regarda sortir : il regrettait son attitude hostile.
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Cela faisait maintenant une semaine que Largo avait disparu. Malgré
tous leurs efforts, ils n'avaient trouvé aucune trace de lui. A leur
grand soulagement, leur visite à la morgue n'avait rien donné.
Ils n'avaient pas reçu non plus de demande de rançon ce qui, a
priori écartait la piste d'un enlèvement crapuleux.
Restait la piste de la Commission Adriatique. Georgi passait ses jours et ses
nuits devant son écran prenant à peine quelques heures de repos.
Sans aucun résultat. Joy et Simon, après avoir écumé
les hôpitaux s'étaient attaqués aux hospices et aux foyers
pour sans-abri après que Simon ait émis l'idée qu'il pouvait
être amnésique et ne plus se souvenir de qui il était.
- " On voit ça tout le temps dans les films " avait-il dit
à bout d'arguments.
Joy après avoir levé les yeux au ciel, s'était dit qu'après
tout ils pourraient essayer cette piste. Cela en valait bien une autre. Mais,
après avoir montré sa photo partout, ils n'avaient pas eu plus
de succès.
A présent, réunis tous les trois dans le bunker où personne
ne disait mot, l'angoisse était palpable. Simon leva les yeux sur Joy
et eut pitié d'elle. Elle essayait de ne rien laisser paraître,
mais elle était visiblement morte d'angoisse.
- " Va te reposer Joy. Essaye de dormir un peu. On a encore besoin de toi.
Il ne faut pas que tu t'effondres. "
Joy leva des yeux abrutis de fatigue et les regarda tous les deux.
- " Je crois que tu as raison, je vais aller m'allonger un peu. Vous me
réveillez si ... "
Sa voix trembla un peu sur les derniers mots. Simon alla la prendre dans ses
bras et l'embrassa.
- " T'inquiète pas ma belle. Allez, va. "
Georgi et Simon restèrent seuls tous les deux, silencieux. Ils ne savaient
même plus où chercher. Ils n'avaient aucun indice, aucune trace,
aucune piste. Ils s'étaient rarement sentis aussi impuissants.
D'un seul coup Simon attrapa son verre et le fracassa sur le sol d'un geste
délibéré.
- " Et merde ! "
Il s'effondra sur son clavier. Il sentit bientôt une main sur son épaule
et une voix qui lui disait :
- " Je sais ce que tu ressens "
Il releva la tête et regarda Kerensky les yeux noyés.
- " Non, tu ne peux pas. C'est ma faute tout ça "
- " Mais non voyons. Arrête de dire n'importe quoi. "
- " Si, c'est ma faute. Je ne vous ai pas tout dit l'autre jour parce que
je ... j'étais pas fier de moi. Ce soir-là, je m'en suis pris
à Largo. Je lui ai reproché de ne plus sortir comme avant, de
ne plus penser qu'à son Groupe. Et je l'ai envoyé balader alors
qu'il me proposait une petit virée en boite. Je me dis que si j'avais
accepté, on n'en serait pas là et qu'il serait peut-être
ici ce soir. Si tu savais comme je m'en veux. "
- " Ecoute, tu ne pouvais pas deviner ce qui arriverait. "
- " Non évidemment, mais ... je pense aussi que la dernière
fois que je l'ai vu, j'étais en colère contre lui et que si jamais
... si jamais ... "
Et il s'effondra à nouveau en larmes.
- " Arrête de te torturer comme ça. Je suis persuadé
qu'on va le retrouver "
- " Tu ... tu crois ? "
- " Oui, j'en suis sûr. Il a la baraka ce gars là. Tu ferais
mieux d'aller dormir toi aussi. Je vais veiller. "
A contrecur, Simon se leva.
- " D'accord j'y vais "
Arrivé à la porte il se retourna :
- " Merci "
Il sortit laissant Georgi seul avec le bruit de fond lancinant de la ventilation
et des ordinateurs.
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Le lieutenant de police était arrivé dix minutes après
leur coup de fil. Ca n'avait pas traîné. La personnalité
du disparu y était sans aucun doute pour quelque chose. Le fait que l'on
ait déplacé un lieutenant pour ce qui n'était après
tout qu'une simple disparition, prouvait aussi qu'en haut lieu, on prenait la
chose au sérieux : une personnalité du monde financier de l'importance
de Largo Winch valait la peine de déployer les grands moyens pour le
retrouver.
D'un commun accord avec le conseil, Sullivan et l'IU s'étaient décidés
à appeler la police après avoir constaté que leurs recherches
ne donnaient strictement rien. Le conseil avait émis une recommandation
: rester les plus discrets possibles. Ils ne tenaient pas à ébruiter
dans la presse que l'on avait perdu l'un des hommes les plus puissants du monde.
Le lieutenant Columbo écoutait les trois amis détailler toutes
les recherches qu'ils avaient effectuées. Il prenait des tas de notes.
A la fin de leur exposé il eut une moue admirative.
- " Vous avez fait du bon boulot ! Je ne suis pas sûr que les services de police feront beaucoup mieux : vous savez, tant qu'on n'a pas de demande de rançon ou de - excusez-moi d'être direct - tant qu'on n'a pas de cadavre, on ne peut pas faire grand-chose. Je vais tout de même diffuser son signalement dans les départements de police de tout le pays. On aura peut-être un résultat. Mais vous savez, il y a des centaines de gens qui disparaissent tous les jours et qu'on ne retrouve jamais... "
Surpris, il s'interrompit en voyant le petit brun qu'on lui avait présenté comme le chef de la sécurité sortir en trombes de la pièce sans un mot. Joy, Kerensky et Sullivan se regardèrent tout aussi surpris. Ils avaient vu Simon changer de couleur subitement et détaler sans prévenir. Etait-ce l'allusion au " cadavre " qu'il n'avait pas supportée ? Ils avaient tous eu la chair de poule en entendant le lieutenant parler ainsi et exprimer aussi crûment leur angoisse profonde.
Le lieutenant Columbo reprit :
- " Avez-vous une photo récente du disparu ? Si je peux me permettre,
je vous en demanderais deux. C'est pour ma femme. Elle va être contente
si je lui en ramène une. Hum. Excusez-moi, mais ma femme collectionne
les photos de ce jeune homme. Allez savoir pourquoi ! "
Sullivan s'éclaircit la voix :
- " Venez par ici je vous prie. Je vais vous faire donner ça "
Le curieux lieutenant prit congé et sortit accompagné de Sullivan.
Kerensky alla s'asseoir près de Joy qui se tenait recroquevillée sur une chaise. Il lui passa un bras autour des épaules pour tenter de la réconforter. Depuis la disparition de leur ami ils ressentaient le besoin de se rapprocher les uns des autres pour faire front. Abattus, ils restèrent ainsi un moment sans parler. La mort dans l'âme, ils s'étaient résignés à demander l'aide de la police et pour eux cela équivalait déjà à une défaite. Mais l'attitude du lieutenant n'avait rien eu de rassurant, c'était le moins que l'on puisse dire.
L'entrée de Simon leur fit lever la tête. Ils le regardèrent
avec inquiétude : Il avait une drôle d'expression dans les yeux
: du soulagement mais aussi ... quelque chose d'autre qu'ils ne purent définir.
Il s'assit à côté d'eux et se prit la tête dans les
mains.
- " Bon sang, comment a-t-il pu nous faire ça ? C'est pas possible
! ... Pourquoi est-ce qu'il a fait ça ?
Joy, les nerfs à vif, s'impatienta.
- " Mais enfin Simon explique toi. Nous faire quoi ? Mais réponds
!!!
Simon releva la tête.
- " Je suis retourné dans son appart pour revoir ses papiers d'identité.
Oui, je sais, on avait déjà regardé. Mais je n'avais pas
pensé à ce moment-là à vérifier si son passeport
au nom de Winczlav était là. "
Joy et Kerensky étaient suspendus à ses lèvres. Ils attendaient
la suite.
- " Il n'y est plus. "
Joy le regardait fixement avec des yeux qui s'élargissaient.
- " Tu veux dire que ... "
- " Oui ma belle. Je veux dire que pendant qu'on est là à
se morfondre, notre milliardaire a pris la clé des champs. Il s'est fait
la malle. Au revoir tout le monde. Et encore même pas. Il s'est taillé
sans rien dire à personne ! "
Au fur et à mesure qu'il parlait, Simon avait la voix qui enflait de
colère. Il finit par se lever et par marcher de long en large en traitant
Largo de tous les noms d'oiseaux qu'il connaissait (et son catalogue était
inépuisable !)
Joy essayait de digérer la nouvelle hésitant encore à croire
aux révélations de Simon.
- " Mais enfin comment peux-tu être sûr qu'il ne l'a pas rangé
ailleurs son passeport ? "
- " J'en suis sûr parce qu'il me l'avait montré il y a très
peu de temps pour me prouver qu'il pourrait faire ça justement : partir
quand il le voudrait. Tout lâcher. Je sais qu'il y pensait de temps en
temps. Mais ... il m'associait toujours à ses projets dans ces moments
là. C'est pour ça que je n'y ai pas pensé avant. "
Simon avait un air tellement malheureux en disant ça que Joy tenta de
le réconforter
- " Pense au moins que si tu as raison, ça veut dire qu'il est sans
doute vivant. N'oublie pas qu'il y a un quart d'heure on le croyait mort. "
Simon hocha la tête.
- " Oui, tu as raison. J'ai l'impression d'avoir une tonne de moins sur
les épaules. N'empêche que si je mets la main sur ce #$$§£
de Largo ... "
Joy ne put s'empêcher de sourire.
- " Voilà que tu te mets à parler comme Sullivan "
Simon la regarda avec un grand sourire.
- " Je suis content de te voir sourire à nouveau ! "
Pendant ce temps, Kerensky sans rien dire, s'était remis à pianoter.
D'un seul coup il s'arrêta, posa ses lunettes et impassible, se tourna
vers eux.
- " Ca se tient. Je viens de visionner plus où moins sa journée
la veille de sa disparition. Vous voulez un résumé ? Ca commence
dès le matin à huit heures : empoignade avec Cardignac et Del
Ferril dans les couloirs. A neuf heures il se fait remonter les bretelles par
Sullivan. A dix il a tout le conseil à dos pendant la réunion.
A midi, j'ai le regret de dire qu'il tombe en pleine dispute entre Joy et moi
et qu'il doit intervenir. L'après-midi, il doit régler le cas
d'une usine en grève en France et d'une autre en Colombie qui ferme et
dont on doit réinsérer tout le personnel. Fin d'après-midi,
petit rappel de la Commission Adriatique qui fait sauter nos bureaux heureusement
vides à Londres. Et pour couronner le tout, le soir, il se fait engueuler
par son meilleur ami parce qu'il ne lui consacre pas assez de temps. "
Simon baissa la tête, honteux. Kerensky reprit.
- " Moi, je peux comprendre qu'il ait eu un coup de blues (*) et envie
de tout laisser tomber. "
Kerensky fit une pause, voulant ménager ses effets. Les deux autres attendaient
pleins d'espoir.
- " Et c'est bien ce qu'il a fait. Je viens de trouver la trace d'un Largo
Winczlav qui se trouvait dans un motel de la banlieue de San Francisco hier
soir. "
Joy et Simon se levèrent d'un bond en riant et ils s'embrassèrent
avant de se tourner vers un Kerensky toujours assis mais souriant et qui dût
subir à son tour leurs effusions de joie.
- " Il est vivant ! Il est vivant ! "
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Lorsqu'il pénétra ce matin-là dans le building du Groupe
W à New-York, Largo s'attendait presque à ce qu'on lui demande
ses papiers d'identité. Cela ne faisait pourtant que deux semaines qu'il
était " parti " mais il avait l'impression qu'il avait quitté
cette vie depuis des mois. Il regardait avec étonnement le personnel
de l'accueil qui le reconnaissait et le saluait naturellement, comme si rien
ne s'était passé. Il n'avait donc pas rêvé, cette
nouvelle vie, toutes ces choses extraordinaires qui lui étaient arrivées
depuis un an, tout cela était bien réel. Tout cet argent, cette
tour de verre, cet empire que son père lui avait légués
étaient toujours là, tels qu'il les avait laissés.
Au contraire, c'était cette sensation de liberté retrouvée
qu'il avait éprouvée l'espace d'un moment, qui n'avait été
qu'un leurre.
Il était parti sans réfléchir. Un coup de tête. Ou
plutôt non, un besoin vital. Il avait l'impression de se noyer, qu'on
lui maintenait la tête sous l'eau. Désespérément,
il cherchait l'air et se débattait. Partout autour de lui, où
qu'il se tourne, il ne voyait que des visages en colère, il n'entendait
que reproches et récriminations.
Depuis des semaines, il lui semblait que tout se précipitait, qu'il n'avait
plus une minute pour lui et pour ses proches. Il n'avait même plus le
temps de réfléchir posément, objectivement.
Comme dans un état second, il s'était vu prendre son passeport
au nom de Winczlav, son compagnon de tant d'aventures, et il était parti
sans rien d'autre. Avec tout juste un peu d'argent liquide qu'il avait sur lui
ce jour là. Dehors il avait aspiré à grandes goulées
l'air de l'extérieur. L'air de la liberté.
Mais l'air de New-York n'était pas respirable. Il avait besoin d'air
pur, de vastes étendues, d'une ligne d'horizon s'étendant à
perte de vue. Il avait marché, longtemps. Il s'était retrouvé
à la gare routière. Là, il n'avait plus eu qu'à
choisir sa destination : des dizaines de cars partaient toutes les heures et
dans toutes les directions. Sans réfléchir, il avait pris un billet
pour la Californie. Pourquoi cette destination ? Peut-être était-ce
un rêve de gosse, peut-être que c'était ce qui lui paraissait
le plus éloigné de New-York, le plus éloigné de
sa vie actuelle ! Et puis traverser ainsi tout le pays d'est en ouest lui rappellerait
les vieux westerns qu'il avait vus étant gamin.
A présent il était de retour. Prêt à faire face de
nouveau. Il savait qu'il lui faudrait affronter le Conseil et ses requins. Il
allait devoir s'expliquer avec John, et, soutenir son regard lourd de reproches,
ne serait pas le plus facile.
Mais avant toutes choses, il avait hâte de rejoindre ses amis. A présent,
il se rendait compte qu'ils lui avaient manqué terriblement. Eux aussi
devaient lui en vouloir et il préférait éviter de penser
à la réaction de Simon. Pourtant c'était bien dans leur
antre qu'il souhaitait se retrouver et commencer ce nouveau départ avec
des visages dont il était sûr qu'ils seraient heureux de le revoir.
Lorsqu'il pénétra dans le bunker, il fut soulagé de voir
que ses trois amis étaient là. Chacun occupé devant un
ordinateur. Concentrés.
A son grand étonnement ils relevèrent à peine la tête
en le voyant entrer et se remirent aussitôt à leur travail.
- " Euh, bonjour ! "
- " 'jour. "
Un choeur lui répondit mais il n'eut droit à aucun regard. Penaud,
il restait planté au milieu de la pièce ne sachant trop que dire.
Il avait espéré un accueil un peu plus chaleureux.
- " J'espère que vous ne vous êtes pas trop inquiétés
! "
- " Penses-tu. J'vois pas pourquoi !!! Bon, Joy, Georgi, j'ai envie de
faire une pause et de boire un café. Vous venez ? "
Tous les trois se dirigèrent tranquillement vers la sortie, sans une
invitation à les suivre pour Largo qui les regardait partir, incrédule.
Cependant, arrivé à la porte, Simon n'y tint plus. Il se retourna
et explosa.
- " J'espère qu'au moins tu t'es bien amusé pendant ces deux
semaines, qu'il y ait au moins l'un d'entre nous qui ait pris du bon temps.
Parce qu'ici tu vois, on n'a pas trop eu le temps. Regarde les yeux rougis de
Georgi : il a passé pratiquement tous ses jours et ses nuits devant son
écran pour essayer de retrouver ta trace. Joy et moi on a retourné
tout New-York pour en faire autant. On est tous les trois sur les rotules. Et
Môôôssieur se ramène la bouche en cur (petite
voix imitant Largo) " j'espère que vous ne vous êtes pas trop
inquiétés ". Non mais tu te fous de qui là ? Non on
ne s'est pas " inquiétés " figure-toi, on était
malade d'angoisse c'est tout. "
Joy tout aussi remontée rajouta d'un ton glacial :
- " Et la prochaine fois que tu auras envie de faire du tourisme incognito,
tu nous préviens ! Tu ne nous payes pas pour qu'on joue au jeu de piste
que je sache. "
Largo, raide comme un piquet, était très mal à l'aise sous
les trois regards courroucés. Tout ce qu'il trouva à dire ce fut
:
- " Je suis désolé. "
- " T'es désolé hein ! Tu sais ce que tu mérites ?
Une bonne fessée ! Bon allez, venez vous autres parce que j'ai la main
qui me démange. "
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Largo se retrouva seul dans le bunker. Il décida de patienter quelques
minutes dans l'espoir de les voir revenir. Il s'assit devant un ordinateur et
commença machinalement à pianoter pour s'occuper. Mais aucun de
ses amis ne réapparut. Manifestement ils avaient décidé
de lui donner une petite leçon.
Il devait bien reconnaître qu'il avait agi de manière égoïste,
ne pensant qu'à ses propres états d'âme, sans réfléchir
un seul instant, à ce que pourraient éprouver ses amis. Il avait
des remords. Simon avait raison : il avait agi comme un gamin irresponsable
qui fait une fugue.
Il se leva, décidé à les retrouver. Il savait où
aller : ils avaient parlé d'un café, c'est donc vers la cafétéria
de l'immeuble qu'il se dirigea.
C'était un endroit très agréable auquel le personnel avait
accès à n'importe quelle heure de la journée. Claire, aérée,
les tables y étaient largement espacées et séparées
par d'immenses plantes vertes telles des îlots de verdure. Le bunker était
leur antre mais de temps à autre, pour faire une pause, déconnecter,
ils aimaient bien venir là.
Largo sourit en les voyant attablés ensemble, discutant joyeusement devant leur tasse. Il se dit que si cette histoire avait quelque chose de positif, c'était de les avoir indiscutablement rapprochés. Il se dirigea vers leur tablée ne sachant pas encore comment il allait s'en sortir avec ces trois fortes têtes.
Ils se turent lorsqu'ils le virent debout devant eux et le regardèrent
avec une indifférence polie très bien simulée.
- " C'est bon les gars, je reconnais que j'ai eu tort. Je vous demande
pardon. Alors on fait la paix, vous voulez bien ? "
Pour toute réponse, ils se contentèrent de siroter une gorgée
de leur café.
Devant leur mutisme, Largo se dit qu'il n'obtiendrait rien de cette manière.
Il décida d'opérer différemment. Il se tourna vers Kerensky
:
- " Ecoute Georgi. Je te présente mes excuses. Je sais que tu es
un ami sur qui je peux compter et m'appuyer. Je n'aurais pas dû agir comme
ça. Je le regrette. Je sais que je ne peux pas t'y obliger mais j'aimerais
que tu reviennes. S'il te plaît.
Décontenancé, le russe regarda un instant son milliardaire de
patron qui lui présentait ses excuses. Il eut un petit sourire.
- " Bon je crois que pour cette fois, je peux passer l'éponge et
considérer que c'est ce système capitaliste pourri qui t'a fait
disjoncter "
Il se leva pour serrer la main de Largo qui l'attrapant par les épaules
le serra contre lui.
Simon ricana.
- " Aucune résistance ces espions russes. De vraies girouettes.
"
Il continua ignorant le regard ulcéré de Kerensky :
- " Mais c'était le maillon faible. Tu auras plus de mal maintenant.
"
Largo se tourna vers sa jolie garde du corps.
- " Joy "
Et comme elle faisait semblant de l'ignorer, il mit un genou à terre
et lui prit une main. Il entendit la voix sarcastique de Simon :
- " Waooh, cette fois on va avoir droit au grand numéro de Dom Juan
"
- " Joy, je suis désolé si je t'ai blessée. Ce n'était
pas dans mes intentions car tu m'es très précieuse. "
Sur ces paroles, toujours à genoux, il amena sa main à ses lèvres
et baisa l'intérieur de son poignet à la naissance de la paume.
Joy était écarlate, sentant le regard des autres consommateurs
qui regardaient, sidérés, leur patron se comporter ainsi. Elle
retira doucement sa main et bredouilla :
- " Relève-toi Largo "
- " Pas avant que tu ne m'aies pardonné. "
Confuse, elle était prête à accepter n'importe quoi pour
se sortir de cette situation embarrassante.
- " C'est d'accord, je te pardonne mais relève-toi."
Il se releva, prit sa main à nouveau et, la regardant dans les yeux,
lui embrassa le bout des doigts en souriant.
- " Merci "
Joy, comme hypnotisée, était visiblement scotchée à
sa chaise.
Largo se tourna vers le troisième de la bande. Simon le regardait, bras
croisés avec un sourire ironique et tout de même une lueur d'admiration
au fond des yeux.
- " Alors là chapeau mon pote. Non vraiment, tu m'épates.
Mais c'était des p'tits joueurs. Ca va pas être aussi facile avec
moi. Tes boniments, ton cinéma, ça ne prend pas avec un dur à
cuire comme moi. Tu vas devoir trouver autre chose. Regardez-vous autres, et
prenez-en de la graine. "
Largo eut son petit sourire en coin. Il s'approcha négligemment de Simon
et, se penchant... il l'embrassa sur le front.
- " Je t'adore Simon "
Simon s'écroula alors sur la table, la tête dans les bras, vaincu.
- " Bon ça va, ça va. T'as gagné ! "
Les trois autres le regardaient en riant. Joy ne put s'empêcher d'ajouter
:
- " Ouh, quel dur à cuire le garçon ! "
- " Rappelle-moi de te demander ta recette pour résister à
l'ennemi ! "
Ignorant les sarcasmes, Simon se leva et prit Largo dans ses bras.
- " On est quand même sacrément content de te revoir mon p'tit
vieux... mais t'as pas intérêt de nous refaire ce coup là
! "
- " Moi aussi je suis content de vous revoir. Et ... pour ce qui est du
châtiment que tu m'as promis ?
Simon sourit d'un air narquois.
- " On laisse tomber pour le moment. Mais on verra peut-être plus
tard. N'est-ce pas Joy ? "
Ceci dit avec un grand clin d'il vers la jeune fille qui, amusée,
leva tout de même les yeux au ciel.
- " T'es un peu lourd là Simon ! "
Ils repartirent tous les quatre vers le bunker, bras dessus, bras dessous, riant,
heureux de se retrouver tous ensemble.
FIN
(*) Petit clin d'il au roman " Business Blues ".