Largo ... Largo, réveillez-vous !
La voix calme et bienveillante dAnabeth arracha Largo aux brumes matinales
dun sommeil peu reposant, peuplé de fantômes et de chimères
créés par son inconscient comme pour mieux le tourmenter. Il cligna
des yeux et remua difficilement, courbaturé. Il sétait endormi
dans un fauteuil du salon, près de la cheminée. Après avoir
longuement parlé avec Joy, la jeune femme, épuisée, était
partie se coucher. Quant à lui, il était descendu pour lire un
peu, espérant se calmer. Alors quil tentait de recouvrer ses esprits,
Anabeth lui tendit une tasse de café.
Tenez, vous avez lair den avoir besoin.
- Merci.
Le jeune homme accepta la tasse et but quelques gorgées du breuvage,
attendant un coup de fouet qui le remettrait sur les rails.
Je suis désolée de vous réveiller, si tôt,
mais je voulais vous prévenir que les lignes étaient rétablies.
- Le temps se calme ?
- Non, au contraire. Une tempête de neige va se lever dans la journée.
Ce nest quune brève accalmie.
Largo hocha la tête en silence. Lidée de rester coincé
ici quelques temps, dans cette maison accueillante, en compagnie de Joy et de
la gentille vieille dame ne lui déplaisait pas au contraire. Ce serait
son accalmie à lui.
Vous navez pas trop mal dormi dans ce fauteuil ?
- Croyez-moi, jai connu bien pire, dit-il avec décontraction, songeant
furtivement tout de même quil aurait passé une meilleure
nuit dans la chambre dami, avec Joy. Encore désolé de vous
déranger.
- Oh ne soyez pas idiot, Largo. Comment croyez-vous déranger une vieille
femme seule comme moi ?
- Vous navez vraiment plus aucune famille ?
- Hélas mon défunt mari ma quittée avant que nous
nayons le loisir de fonder une famille.
- Vous deviez être très jeune. Vous navez pas songé
à refaire votre vie ?
Un sourire élégiaque simprima sur le visage ridé
et fatigué dAnabeth.
Il a été lunique amour de ma vie. Cétait
le meilleur des hommes.
- Comment est-il mort ?
- Il ...
La vieille femme hésita, semblant souffrir douloureusement des souvenirs
quelle évoquait.
La folie des hommes. dit-elle simplement, dans un soupir.
Largo acquiesça. Il en avait déjà vu trop dexemples
depuis quil était à la tête du Groupe W, à
commencer par le décès de son propre père. Une sonnerie
stridente larracha au silence cotonneux du salon, rythmé par le
crépitement du foyer quAnabeth avait ravivé, et qui le reposait.
Il chercha machinalement son portable dans sa poche et répondit, se promettant
de raccrocher si lappel venait dun collaborateur autre que Simon
ou Kerensky.
Jai du nouveau Largo.
Kerensky. Largo se redressa dans son fauteuil tandis quAnabeth séloignait
pour refaire du café.
Zoé Cavachiello nexiste pas.
Largo clôt ses paupières, par lassitude. Il aurait dû se
douter que toute laffaire était trop belle pour être vraie,
que tout se goupillait trop parfaitement et rapidement pour ne pas cacher autre
chose.
Alors qui est cette femme ? lâcha-t-il finalement, exaspéré.
- Je lignore. Jai trouvé une famille Cavachiello, en Sicile.
Mais aucune Zoé.
- Où ça en Sicile ?
- Dans un village nommé San ...
- San Ferdino, compléta Largo.
- Tu as une autre piste ? senquit Kerensky après une brève
pause.
- Jai trouvé des photos de Zoé, dans ce village. Elle y
a vécu et il en existe forcément une trace.
- Ce nest sans doute pas par pur hasard que Zoé a choisi le nom
Cavachiello, elle connaissait peut-être cette famille. Elle était
assez riche et réputée dans la région. Je vais continuer
à chercher.
- Et vois aussi ce que tu peux trouver avec le nom de Martina Vecci, elle avait
un faux passeport à ce nom.
- Martina Vecci ? sétonna le Russe. Ca me dit quelque chose ...
Kerensky ne prit pas la peine de préciser sa pensée et Largo lentendit
pianoter sur les touches de son ordinateur, sans mot dire. Il attendit patiemment
que son collaborateur en ait fini, curieux de savoir quelle était son
intuition.
Cest ça, déclara Kerensky au bout dun instant.
A partir de ce que ma raconté Simon du témoignage de Pedrito,
lancien chauffeur de Nério, jai tenté de reconstituer
les événements de la nuit où ton père a rencontré
Zoé pour la dernière fois, et lui a fait prendre un train. Jai
trouvé une facture pour un billet de train pour le Canada, payé
à la gare de Montrell North Station, datant de cette nuit-là,
aux frais du Groupe W. Je viens de consulter les archives des listes de passagers
que javais déjà téléchargées, et y
figure une dénommée Martina Vecci.
- Où Nério la-t-il envoyée ?
- A Montréal. Attends donne-moi une minute ... Oui cest bien ce
que je pensais ... poursuivit-il dans sa barbe. Il existe dautres factures
payées par le Groupe, les jours qui ont suivi à Montréal.
Un loyer pour une pension dans un hôtel particulier, et divers autres
frais. Il a dû lentretenir pendant un certain temps.
- Tu peux men dire plus ?
- Avec un peu de temps, oui.
Largo hocha la tête, nerveusement.
Sullivan est toujours à Montréal ?
- Oui, tu veux que je lui transmette ce quon vient dapprendre ?
- Non, jirai moi-même. De toute façon, je dois lui parler.
On en sait suffisamment sur cette femme pour lui demander sil la
connue. A plus tard.
Largo raccrocha et rejoignit Anabeth dans la cuisine.
Excusez-moi, vous avez dit quil y aurait une tempête de neige
dans la journée ?
- Oui, sûrement vers midi. Vous voulez vous en aller ?
- Jai besoin daller à Montréal au plus vite, je suppose
que si je veux avoir une chance de décoller, il faut que je parte immédiatement.
Est-ce que je ... ?
- Oui, bien sûr, vous pourrez revenir chercher les affaires de votre mère,
anticipa Anabeth avec un sourire.
- Merci pour tout.
Largo embrassa affectueusement la grand-mère sur le front avant de monter
quatre à quatre les escaliers. Il monta dans le grenier, où il
prit le temps demporter quelques documents susceptibles de laider
pour le reste de son voyage et ensuite toqua doucement à la porte de
la chambre dami, où Joy se reposait encore.
Ne recevant aucune réponse, il entrouvrit doucement la porte et constata
que la jeune femme était profondément endormie, la tête
à demi enfouie dans des oreillers maltraités par une nuit apparemment
agitée. Il sapprocha lentement et sassit sur le rebord du
lit, pour la réveiller en douceur. Il passa sa main dans ses cheveux,
et remit en place quelques mèches qui tombaient dans ses yeux. Il sentit
sous ses doigts qui effleuraient à peine son visage, sa peau tiède.
Il fronça les sourcils. Apparemment, avoir crapahuté dans un kilomètre
de neige la veille au soir avant de trouver la demeure dAnabeth navait
rien fait pour arranger son rhume, elle était fiévreuse. Il décida
de la laisser se reposer et remonta les couvertures sur ses épaules.
Avant de la quitter, il déposa un baiser presque imperceptible sur lune
de ses joues chaudes et lui murmura avec un sourire quelques mots, certain quelle
ne les entendrait pas.
Une demi-heure plus tard, il quittait la maison dAnabeth, faisant promettre
à la vieille femme de prendre soin de Joy.
*****
... 1972
Zoé tirait bouffées sur bouffées de cigarette. Elle savait
que dans son état, ce nétait pas prudent de continuer à
fumer, mais au point où elle en était ... Elle nétait
pas encore sûre de garder lenfant. Et même si elle décidait
de mener sa grossesse à terme, elle ignorait si elle resterait en vie
encore longtemps. Abattre froidement une femme, même enceinte, ça
ne leur ferait pas froid aux yeux à ces salauds.
Le ronronnement dune voiture attira son attention. Sa limousine. Elle
secoua la tête. Il ne changerait jamais : toujours à vouloir montrer
sa puissance, sa réussite et avec une arrogance plus quélégante.
Elle jeta la blonde qui se consumait entre ses lèvres fines et lécrasa
sous son escarpin couleur crème. Elle croisa les bras contre son ventre,
comme pour se réchauffer. On était au mois de mai, mais les nuits
étaient encore fraîches et son gilet bleu nuit ne suffisait pas
à la réchauffer.
Ou alors cétait peut-être son état. Des nausées,
des frissons, des bouffées de chaleur, des caprices hormonaux. Ca faisait
vraiment bizarre de sentir son corps changer, devenir étranger à
lui-même. Son corps ne lui appartenait plus. Il abritait deux vies à
présent.
La limousine se gara. Le chauffeur de Nério, un hispanique originaire
du Nouveau-Mexique, du genre pas très fin et porté sur la bouteille,
fit le tour de limmense véhicule pour ouvrir la portière
à son patron. Celui-ci en émergea lentement, prenant le temps
de lisser avec soin son costume hors de prix, choisi avec un goût naturel
pour les belles choses. Il fit un signe à son chauffeur qui sadossa
à la limousine, laissant son patron aller seul à la rencontre
de la jeune femme.
Il était venu sans garde du corps, chose heureuse puisquelle lui
avait demandé la discrétion la plus parfaite et la plus totale
sur cette rencontre. Nério était intelligent et il savait parfaitement
que son ancienne maîtresse nétait jamais méfiante
sans raison. Lendroit, un dock déserté sur le port, était
neutre, froid et anonyme. Ce serait parfait.
Je te remercie dêtre venu Nério.
Lhomme daffaires ne répondit pas tout de suite, prenant le
temps de la détailler avec hauteur, comme il savait si bien le faire,
marquant à la fois son intérêt et sa répulsion pour
elle. Ses yeux semblaient laccuser dêtre responsable dun
beau gâchis, de ne pas être ce quelle aurait pu devenir si
elle sétait décidée à rester.
Je dois dire que ton appel ma surpris Zoé
. - Depuis quand tu te laisses surprendre ? rétorqua aussitôt la
jeune femme, se remémorant leur exercice compulsif de la joute verbale.
- Il me semblait après notre dernière conversation que tu ne voulais
plus que jaie le moindre rôle dans ta vie, pas même de la
figuration.
Son ton était sec, amer. Zoé comprit alors quelle lui avait
fait encore plus mal quelle sen était crue capable.
Il était important que je te parle.
- De quoi ?
Les deux mots avaient été lâchés difficilement, mordus,
avalés puis comme recrachés. Il ne sintéressait pas
à ce quelle voulait lui dire, il était en colère.
Cest sérieux Nério, je ny arriverai pas si
je nai face à moi quun rempart de haine.
- A quoi tattendais-tu ? répliqua-t-il, bien décidé
à rester le dominant fondant sur sa proie.
- Tu aurais voulu que je reste avec toi ? Avec tout ce quil se passe autour
de nous ? Avec toutes les autres ?
- Elles ne comptaient pas. Tu aurais pu être la seule si tu lavais
voulu.
Zoé poussa un soupir dagacement, la scène semblait se répéter
à linfini. Toujours les mêmes reproches, toujours les mêmes
impasses.
Je ne pouvais pas tépouser Nério. Ils ne nous auraient
jamais laissés faire. Ils mauraient tuée pour ne pas risquer
que je te détourne deux. Non, ils nous auraient tués tous
les deux. Tu les gênes déjà.
- Ils noseraient pas.
- Ils nont de respect pour rien, ni personne.
- Ils ont du respect pour ce que je vaux. Jaurais pu te protéger.
- Foutaises ...
- Ne me sous-estime pas Zoé.
- Et toi ne sur-estime pas la puissance de ton Groupe. Tu es fort, ça
oui, mais pas assez.
- Si tu me le demandais, je les détruirais tous.
- Tu ne pourrais pas. Ca te tuerait. Tu es beaucoup trop arrogant Nério,
tu ne mesures pas tous les risques.
- Et toi, tu nas jamais cru en moi.
Zoé détourna la tête, sans plus soutenir le regard sans
faille de Nério. Elle sentit sans le voir quil tournait les talons
pour sen aller. Cétait sa dernière chance.
Je suis enceinte Nério ! éclata-t-elle.
Elle releva les yeux. Il sétait arrêté mais continuait
à lui tourner le dos. Son cri perçant avait comme déchiré
la nuit. Le chauffeur lavait sûrement entendue, mais cela importait
peu. Elle avait enfin réussi à le dire. Un secret qui la dévorait
de lintérieur depuis plus dun mois déjà.
De moi ?
Ce nétait pas une véritable question.
Ne sois pas ridicule. Je ne serais pas là sinon.
Il se décida à se retourner. Son visage ne marquait aucune émotion,
mais il ne disait rien. Cétait suffisant pour savoir à quel
point la nouvelle le troublait, parce que Nério trouvait dordinaire
toujours quelque chose à dire, dans toutes les situations.
Toi et moi savons ce que ça coûterait, de mettre un enfant
au monde. Nous navons rien à lui offrir. Je suis ici pour te dire
que je ne compte pas le garder.
Nério touchait de la main droite une chevalière quil portait
à la gauche. Ses yeux sombres ne la fixaient plus
. Je voulais juste que tu le saches. Au nom de ce quon a vécu.
Et pour ton avenir. Pour que tu saches ce quil en coûte dêtre
avec eux.
Il ne réagissait toujours pas. Une forme dangoisse proche dun
désespoir sourd sempara delle. Toute sa force et sa détermination
semblaient sévaporer face au mutisme de Nério. La seule
chose qui lui restait à faire était de tourner les talons pour
fuir, à tout jamais.
Reste ici. tonna la voix réfrigérante de Nério
au moment où elle faisait un geste pour sen aller.
Linjonction la cloua sur place.
Tu ne tueras pas mon enfant.
Zoé trembla. Il venait de prononcer la phrase qui lui faisait perdre
définitivement son courage.
Cest la seule chose à faire.
- Si tu oses, Zoé, cest moi qui te tuerai.
- Réfléchis Nério, que feras-tu de cet enfant, tu lui apprendras
à être un bon soldat de la Commission ? A moins quils ne
lui laissent pas le temps de grandir pour sassurer une meilleure obéissance
de ta part.
- Je les quitterai.
Zoé écarquilla les yeux et commença à tourner en
rond, de plus en plus nerveuse, cherchant dans son sac à main son paquet
de cigarettes et son briquet.
Tu rêves ... Tu rêves ... Ou plutôt cest moi
qui fait un cauchemar éveillée, il faut que je men sorte
maintenant. Nério, personne ne les a jamais quittés. Personne.
- Je serai le premier.
- Non, tu ny arriveras pas.
- Je sais que je peux le faire. Jai une bonne raison.
Zoé continuait à secouer la tête, signifiant que ça
ne marcherait jamais. Elle extirpa une cigarette de son paquet, la coinça
entre ses lèvres et lalluma à laide de son briquet
qui éclaira fugitivement son visage soudain livide.
Jai toujours admiré ton audace Nério, mais là,
cest carrément surréaliste ... lâcha-t-elle en même
temps quun premier rond de fumée.
- Je nai aucun doute. Mon Groupe sélèvera contre la
Commission, et deviendra suffisamment puissant pour les détruire. Et
si ça narrive pas de mon vivant, ce sera du sien.
- Du sien ... répéta-t-elle avec dérision. Jamais ils ne
laisseront vivre un Héritier.
- De quoi tu as peur Zoé ?
- Ca ne paraît pas évident ? répliqua-t-elle avec hostilité.
- Tout ça na rien à voir avec la Commission, poursuivit-il
froidement. Tu te caches derrière eux, comme une petite fille effrayée.
Tu as peur de devenir dépendante de lamour dun autre. Tu
préfères rester seule et écarter ceux qui taiment
de ta vie. Ta famille ...
- Ne me parle pas de ma famille ! sécria-t-elle, angoissée.
Et, oui, daccord, jai peur ! cingla-t-elle. Et jai toutes
les raisons : tavoir quitté na pas suffi pour calmer la meute
de loups qui mattend derrière la porte ! Ils sont là, au
tournant, ils mobservent, me suivent, peut-être savent-ils déjà
que jattends un enfant ! Cest de la folie Nério, je ... non
... nous ne pouvons pas le garder ! Ma décision est prise.
- Tu me mens Zoé. Si elle était prise, tu ne men aurais
jamais parlé, prenant le risque que je tente de ten empêcher.
Tu es là parce que tu souhaitais entendre que je voulais de cet enfant.
Eh bien sois satisfaite, je le veux. Il ou elle sera sûrement ce qui pouvait
arriver de mieux dans ma vie. Je compte prendre un tournant. Et tu my
aideras.
- Nério ... protesta-t-elle faiblement.
- Tu nas pas eu la force de rester ma compagne, mais je te jure quil
faudra que tu trouves celle dêtre sa mère.
Nério fit quelques pas vers elle. Elle eut un mouvement de recul, sur
la défensive. Puis réalisant que lhomme debout devant elle
était incapable de lui faire le moindre mal, elle se détendit
et le laissa venir. Il lui prit sa cigarette et la laissa tomber par terre.
Pour commencer, tu vas arrêter tout de suite cette sale manie.
- Je ne suis pas capable de le faire, Nério. Je tassure, je te
jure que je voudrais un enfant. De toi.
Les mots tremblaient dans sa bouche. Son regard fuyait le sien qui tentait désespérément
de laccrocher, mais elle ne pouvait pas se laisser faire, pas cette fois-ci.
Je ne peux pas leur tenir tête.
- Tu las déjà fait durant des années, même
avant quon se connaisse ... argumenta Nério.
- Cétait différent. Nério, il sagit dun
enfant. Dun petit être sans défense, dun innocent.
Jen mourrai si je le mets au monde pour quon me lenlève
aussitôt après. On ne peut pas faire ça, il ne faut pas.
Donner naissance à un enfant dans ce monde-là, cest pas
un cadeau à lui faire. Il naura jamais de vie normale.
- Je te promets quil aura une belle vie.
- Tu ne peux pas.
Nério la pénétra du regard et prit son visage entre ses
mains.
Je tiens toujours mes promesses. A partir de maintenant, tu vas faire
tout ce que je te dirai. Tu vas partir à létranger, sous
un faux nom. Tu as toujours tes faux papiers ?
Zoé se mordit la lèvre et tenta déviter son regard
intense, sans y parvenir.
Oui, lâcha-t-elle à contrecur.
- Je moccuperai de tout. Ca sera risqué, mais on y arrivera. Il
va falloir me faire une confiance aveugle.
Elle se contenta de hocher la tête avec lassitude.
Zoé, dis-moi que tu veux cet enfant, murmura Nério, sur
un ton imprégné dinquiétude.
- Je ne veux plus souffrir Nério.
- Je sais. Mais tu souffriras si tu labandonnes. Tu nas plus le
choix. Toi et moi ...
Il chercha ses mots, non parce quil ne savait pas quoi dire, mais parce
quil nétait pas sûr de vouloir les prononcer.
On sest ratés. On ne sest pas connus au bon moment,
ni dans les bonnes conditions. Dans une autre vie, tout aurait pu être
parfait. Mais si on narrive pas à se rendre heureux tous les deux,
peut-être que lui le pourra.
- Oui, il pourra ... répéta-t-elle dans un murmure.
Il voulut lenlacer, une dernière fois, mais préféra
renoncer.
Viens. Tu dois partir, tout de suite.
Zoé le suivit sans broncher et sans réellement faire attention
aux démarches quil effectuait, aux coups de fil quil passait.
Elle était dans un état second, pensant sans arrêt à
son enfant. Elle avait beaucoup plus peur pour sa vie que pour la sienne et
continuait à se demander si elle avait le droit de lui imposer ça.
Sa main restait posée sur son ventre. Nério le voulait égoïstement
pour lui. Et elle obéissait. Parce quelle aussi était égoïste.
Depuis quil grandissait en elle, elle se sentait vivante pour la première
fois en cinq ans. Cinq longues et pénibles années.
Nério la sortit de ses rêveries pour lui tendre un billet de train.
Elle était sur le quai dune gare. Il lui apprit quelle partait
pour Montréal où un homme de confiance viendrait la chercher et
soccuper delle. Elle navait plus rien à craindre, il
soccupait de tout. Elle lécoutait sans entendre, hochant
la tête pensivement par moments. Puis elle monta dans le train, sans se
rappeler si elle avait pris la peine de lui dire au revoir, ou si lui lavait
fait. Le train démarra, elle trouva un compartiment et sétendit
sur une banquette, espérant trouver un peu de repos. Son regard vitreux
et écarquillé fixait le plafond, si bien quelle ne remarqua
pas dans la pénombre, les yeux sombres et luisants dun homme petit
et trapu vêtu dun imperméable noir, qui lobservait.
On pouvait deviner le squelette dun revolver sous son manteau.
*****
Jai fait un rêve étrange cette nuit. Je rêvais
de Zoé Cavachiello ... Enfin de la femme que nous connaissons sous ce
nom. Nério lui avait fait prendre un train pour Montréal. Elle
dormait dans son compartiment et il y avait cet homme, un homme sans visage,
qui la regardait dormir. Et quand le train sarrêtait et quelle
quittait sa banquette pour descendre, il se levait brusquement, et il lattrapait
par derrière, il tenait une corde à piano enroulée autour
de ses mains, il passait le fil autour de sa gorge et il tentait de létrangler.
Elle étouffait, elle essayait de hurler à laide mais aucun
son ne sortait. Personne ne venait. Un filet de sang finissait par couler le
long de sa gorge parce que la corde à piano la serrait si fort quelle
transperçait sa peau ... Et puis elle finissait par mourir.
John Sullivan fronça les sourcils.
Vous prenez cette histoire vraiment trop à cur, Largo.
- Comment voulez-vous que je la prenne ?
- De là à en faire des cauchemars toutes les nuits, à négliger
vos responsabilités.
- Vous ne comprenez rien !
- Je comprends parfaitement au contraire. Mais vous avez attendu trente ans
avant den savoir plus sur votre mère, quelques jours de plus ny
changeront rien.
- Jai besoin de savoir maintenant. De toute façon, je ne serais
pas capable de me concentrer sur quoi que ce soit dautre.
Son ton était sans appel. Sullivan acquiesça, il savait quil
était sans espoir de vouloir faire changer davis Largo lorsquil
avait cette lueur dans le regard. Non pas que le bras droit du milliardaire
préférât quil joue avec ses milliards plutôt
que de découvrir la vérité sur ses origines, il savait
à quel point cela comptait, mais plutôt souhaitait-il quil
prenne un peu de repos et de distance. John aimait beaucoup Largo, presque comme
un fils, et il était soucieux de le voir obnubilé par cette unique
pensée, par cette soif de savoir. Il savait que le jeune homme foncerait
tête baissée, sans réfléchir aux conséquences,
ni à ce quil pourrait endurer. Mais de toute évidence, il
était prêt à prendre tous les risques, alors autant ne pas
lui mettre de bâton dans les roues.
Eh bien quattendez-vous pour me la montrer cette photo ?
sexclama le bras droit.
Largo esquissa un mince sourire et sortit de la poche de sa veste un cliché
de Zoé Cavachiello. Les deux hommes se trouvaient à bord dune
limousine, appartenant à une filiale du Groupe à Montréal
chez laquelle Sullivan traitait dun contrat. Il avait reçu plus
tôt dans la matinée un coup de fil de son jeune patron lui apprenant
quil le rejoignait au Canada. Sullivan était alors parti le chercher
sur la piste de laéroport privé du jet appartenant au Groupe
à Montréal pour découvrir stupéfait quil nétait
pas là pour affaires mais pour apprendre la vérité sur
sa mère.
Vous dites quelle sappelait Zoé Cavachiello ? reprit
lhomme daffaires après avoir examiné le cliché.
Eh bien le nom ne me disait rien, mais jai effectivement connu cette femme.
Elle a été la maîtresse de Nério.
Largo ne dit rien mais incita du regard son bras droit à poursuivre.
A lépoque je ne connaissais pas aussi bien Nério,
je nétais pas encore son bras droit. Mais je faisais tout de même
partie de ses proches collaborateurs. Pour vous dire la vérité,
il avait multitude de maîtresses. Votre père avait beaucoup de
succès auprès des femmes, tout comme vous dailleurs. Un
vrai séducteur. Et cette jeune femme faisait partie de sa cour dadmiratrices.
- Elle a été bien plus que ça pour lui ... murmura
Largo.
Il sortit de sa poche la fameuse montre retrouvée parmi les affaires
de Zoé, avec linscription gravée par les soins de Nério.
Sullivan lexamina.
Apparemment. Nério ne me parlait pas de ses relations avec les
femmes, Largo. Je pense quexprimer ses sentiments était une preuve
de faiblesse pour lui, il ne voulait pas que ses ennemis profitent de cette
faille pour tenter de le manipuler. Sil a aimé cette femme, il
a en tout cas tout fait pour quaux yeux dautrui elle ne passe que
pour une aventure sans lendemain, comme une autre. En y réfléchissant,
jai vu cette femme au Groupe pendant une longue période, qui a
duré à peu près un an. Elle allait et venait. Mais quand
elle nétait pas là, il y en avait toujours une autre pour
la remplacer.
- Leur relation a été chaotique daprès ce que jai
entendu des témoins de lépoque ...
- Ca ne métonne pas de Nério. Il a toujours été
très sûr de lui dès quil sagissait de business.
Mais il ne savait jamais ce quil attendait des femmes, cest pour
ça dailleurs quil sest marié plusieurs fois
et quil a quitté Monique malgré les sentiments très
forts qui les unissaient.
- Vous croyez quil aurait aimé vivre une vie normale ? Quitter
toute cette violence, ce panier de crabe pour juste mélever, avec
elle à ses côtés ?
Sullivan eut une moue incertaine.
Nério aimait le pouvoir. Il naurait jamais abandonné
le Groupe, pour rien au monde. Après cela, vous lui manquiez, cest
certain. Je le sais pour avoir été la seule personne à
qui il ait parlé de vous, excepté le Père Maurice.
Le bras droit se tut un instant.
A part ça, Nério aurait pu être plus heureux, mais
je crois quil ne regrettait rien.
Largo hocha la tête et frappa à la vitre du chauffeur pour lui
faire signe de sarrêter.
Où allons-nous ? sétonna Sullivan.
- Jai une adresse à visiter, un ancien hôtel particulier
au 117 Harvey Parkside. Autrement dit ici.
Le jeune homme ouvrit la porte, suivi de près par son bras droit.
Mais quespérez-vous y trouver ?
- Daprès les recherches de Kerensky, Nério a entretenu une
personne vivant à Parkside pendant quelques semaines. Il la dissimulé
en faisant passer les dépenses dans les comptes du Groupe W, se doutant
que ses ennemis le repéreraient tout de suite sil utilisait ses
fonds personnels.
- Et la personne quil aurait entretenue serait votre mère ?
- En tout cas, on sait quelle a pris le train pour Montréal la
veille du jour où ces factures ont commencé à être
payées par le Groupe. Et je ne crois pas aux coïncidences.
Les deux hommes traversèrent la rue et longèrent quelques immeubles
insalubres de ce quartier sans essor économique qui virait à labandon.
Au numéro 117 se dressait un haut immeuble de caractère, anciennement
gracieux, et à présent en ruine et abandonné. Lendroit
nétait apparemment plus occupé depuis des années.
Sullivan soupira un nuage de buée dans lair glacial de Montréal
et le désigna dune de ses mains gantées de noir.
Vous ne trouverez rien ici, il ny a plus personne là-dedans
depuis des lustres.
Largo ne répondit rien et pénétra tout de même dans
limmeuble insalubre. A lintérieur des vestiges de tapisseries
et de mobilier de grand standing demeuraient ça et là, mais la
plupart des richesses restantes de lendroit avaient été
pillées à son abandon. Tout ce qui se dressait sous leurs yeux
nétait quune vague désolation écho dun
passé glorieux qui avait fait de ce lieu un rendez-vous de la finesse
et du bon goût à son époque. Largo marchait de long en large,
fixant le sol, et son bras droit se demandait bien ce quils faisaient
là.
Largo ...
- Oui, je sais. Kerensky mavait prévenu que cétait
abandonné depuis 1987 après trois faillites et que je ne trouverais
rien dintéressant. Mais javais envie de voir cet endroit
de mes propres yeux. Ma mère y a occupé la chambre 11 pendant
cinq semaines, elle a franchi le même seuil tous les jours. Et après
elle en est partie, jignore pourquoi, et jignore où.
- Est-ce que cest ici que la piste sarrête ?
- Javais espéré que non. On trouvera bien dautres
pistes, à partir de son faux passeport, ou du village de San Ferdino,
en attendant je ...
- San Ferdino ?
Largo dévisagea avec curiosité son bras droit.
Ce nom vous dit quelque chose ?
- Oui, bien sûr ... Attendez ... Maintenant que vous me le dites ... Mais
oui, la famille Cavachiello de San Ferdino ! Je naurais jamais fait la
relation avec cette jeune femme !
- Que savez-vous ?
- Eh bien, en son temps, la famille Cavachiello était très puissante
en Sicile et dans toute la région méditerranéenne. Elle
avait fait fortune dans les industries textiles, puis dans laciérie,
et les nouveaux moyens de communication.
- Jamais entendu parler.
- Cest normal. Cavachiello Père avait une fille unique à
qui il ne voulait pas confier la direction de ses affaires, ça date dune
autre époque. Il a donc arrangé un mariage avec une autre famille
de la région qui devenait forte économiquement, les Gorcci. Les
deux entreprises ont fusionné dans les années cinquante.
- Les Industries Cavagorcci ... murmura Largo. Le Groupe fait des affaires avec
eux je crois ?
- Oui cest vrai. Cela dit, ils sont devenus un partenaire économique
beaucoup moins puissant depuis le début des années soixante-dix.
Après la disparition des membres de la famille, les actionnaires ont
choisi de mauvais gestionnaires qui ont mal tenu la barre. Lentreprise
sest redressée à la fin des années quatre-vingt mais
elle est très loin de son époque florissante.
Lesprit de Largo bouillonnait. Il avait dix mille questions à poser
à Sullivan quand un bruit suspect attira son attention. Il tourna la
tête et aperçut un vieil homme vêtu de noir qui semblait
espionner leur conversation, semi dissimulé par les décombres
de lancien portique, près de lentrée.
Hey !
Largo navait pas poussé son cri que le vieil homme tournait déjà
les talons. Le milliardaire sélança à sa poursuite,
sous le regard perplexe de Sullivan qui lui navait rien remarqué.
Mais une fois hors de limmeuble, le jeune homme ne vit personne. Il scruta
avec attention les alentours, mais aucune trace. Le vieil espion semblait sêtre
évaporé. Largo fronça les sourcils, plus que méfiant,
tandis que Sullivan le rejoignait.
Que se passe-t-il ?
- Rien. Sinon que je suis certainement sur la bonne piste. Les vautours se réveillent.
Kerensky pétrifia Douggie du regard et se redressa de toute sa hauteur,
tentant de limpressionner. LIrlandais, quant à lui, continuait
à mélanger savamment les trois cartes, déblatérant
tout seul, et faisant tout pour éviter le regard de tueur du Russe.
Allez Kerensky, quitte ou double, vous trouvez la Reine de Cur,
je vous rends vos cent dollars. Sinon, deux cents dollars pour ma pomme ! Les
jeux sont faits !
Kerensky acquiesça, vexé de sêtre fait avoir par cet
arnaqueur à la petite semaine, et se promit de récupérer
son argent. Il observa attentivement le mouvement virtuose des mains de lIrlandais,
qui après avoir manipulé la troisième et dernière
carte, désigna le jeu.
A vous de jouer !
Le Russe esquissa un sourire carnassier. Cette fois-ci, il en était sûr,
la Reine de Cur se trouvait à droite. Il pointa du doigt la carte
et Douggie la retourna aussitôt. Valet de trèfle.
Pas possible, vous trichez forcément ! gronda Kerensky.
Pour montrer sa bonne foi, Douggie dévoila son jeu. Kerensky put constater
quaux côtés du Valet de trèfle siégeaient un
As de pique et la fameuse et insaisissable Reine, à gauche.
Ca nous fait deux cents, Msieur Kerensky ! éclata la voix
enjouée de Douggie. Quitte ou triple ?
- Non merci, pas cette fois.
Georgi ouvrit avec une certaine difficulté son portefeuille pour en retirer
les billets verts gagnés habilement par larnaqueur. Puis, sans
un regard, il retourna à son poste, devant son ordinateur, là
où il était certain quil pourrait tout contrôler et
défier les lois du hasard.
De toute façon je préfère les échecs ...
lâcha-t-il. Cest un véritable jeu, qui permet dexercer
ses méninges, sa logique, sa déduction et son esprit stratégique.
- Ah je crois que tu las vexé Douggie ! samusa Simon.
- Solidarité entre escrocs ? grinça Kerensky.
- Hey ! protesta Simon. On nest pas dans la même catégorie,
moi jétais un gentleman, je volais avec panache, pour la beauté
du plan bien mené !
- On sait, on sait ... Cest le plus grand des voleurs, oui mais
cest un gentleman . Tu as passé lâge de te prendre
pour Arsène Lupin, Simon.
- Jaloux !
Douggie continuait à mélanger ses cartes.
Et toi ça te tente ?
Simon fixa Douggie dun air goguenard.
Je regrette Douggie, mais tu ne mauras pas ! Je ne suis pas un
pigeon que tu peux plumer ...
- Bon, si tu es si sûr de toi, joue !
Simon hocha la tête malicieusement. Il avait encore au travers de la gorge
les trois cent soixante dollars quil avait perdus au poker contre Douggie.
Et là, il était certain que lIrlandais avait triché.
Très peu pour moi, reprit Simon. Et je ne désespère
pas de prouver que tu as triché au poker ! Tu cachais tes cartes quelque
part, trois quinte flush royales daffilée, cest impossible.
- Ben tu mas fouillé, javais aucune carte dissimulée
!
- Peut-être mais je ne suis toujours pas convaincu. Et ne fais pas cette
petite tête triomphante, sinon je tenvoie rejoindre Lou Bakerfield
en prison, tu partageras sa cellule avec ses deux porte-flingues ! Je suppose
que ça ne te dit rien ?
- Hey ça va, jai déjà accepté de témoigner
contre eux, alors on ne retourne pas le couteau dans la plaie, ok ? Cest
pas de ma faute si tes nul au poker ...
Simon allait répliquer quand la sonnerie du téléphone retentit.
Ouais, tu ne perds rien pour attendre Sutherland, sil le faut je
te sortirai largent par les narines ! râla-t-il en décrochant.
Allô ?
- Cest moi ! sexclama Largo à lautre bout du fil.
- Ah des nouvelles de notre pigeon voyageur ! samusa Simon en mettant
le haut parleur. Tu sais que Joy nous a appelés ? Elle nétait
pas du tout contente que tu sois parti comme un voleur ... A son ton, jai
limpression que votre petit tête-à-tête ne sest
pas si bien fini que je limaginais ...
- Simon, si tu pouvais arrêter de te faire des idées, ne serait-ce
que cinq minutes, je te jure, ça me ferait des vacances.
Douggie qui rangeait ses cartes, fit un clin dil à Simon.
Jai aussi gagné ce pari. Ca fait vingt dollars en plus !
- Toi, la ramène pas mon vieux ! gronda Simon.
- Tu ne tentends pas avec Douggie, Simon ?
- Pas de commentaire.
Largo émit un petit rire, puis son ton redevint sérieux.
En fait jappelais pour avoir des nouvelles de tes recherches Kerensky
...
- Oui, et je tannonce que jai découvert qui était
ta mère ... lâcha avec assurance le Russe, non sans avoir réfrigéré
du regard Douggie qui lui proposait un autre jeu de cartes.
- Ce que Sullivan ma dit sur la famille Cavachiello a aidé ?
- Tout à fait, en 1949, Antonia Cavachiello, lunique héritière
des Industries Cavachiello, alors âgée de dix-huit printemps, épouse
Pier Gorcci, jeune homme daffaires en poupe de dix ans son aîné.
Leur premier bébé naît deux ans plus tard et sappelle
les Industries Cavagorcci. Cela dit leur union donna aussi et surtout naissance
à quatre enfants, trois garçons et une fille. Le 9 juin 1951 naquirent
leurs premiers enfants, de faux jumeaux, Luigi et Zoé.
- Zoé Gorcci, qui choisit de porter le nom de jeune fille de sa mère,
Cavachiello, en émigrant aux États-Unis ... comprit Largo, lâchant
un grand soupir de soulagement. Les gars, je sais qui je suis ...
- Je continue à faire des recherches croisées sur les familles
Gorcci et Cavachiello, cela dit jai du mal à trouver de la documentation.
San Ferdino est un petit village, qui na pas encore de système
informatique, et je rame pour trouver de la documentation. Dailleurs je
ne saurais toujours pas qui est ta mère si elle nétait pas
née à Agrigente. Et les données sur ces familles ne semblent
pas avoir été mises à jour.
- Cela signifie quoi à ton avis ?
- Quil nexiste plus personne de ces deux familles vivant encore
à San Ferdino.
Largo garda le silence pendant quelques temps, semblant réfléchir.
Il sest forcément passé quelque chose, dit-il au
bout dun instant. Il y a une raison au fait que Zoé Gorcci ait
quitté précipitamment la Sicile pour les USA, changeant son nom
de famille pour celui de sa mère.
- Attends une minute Largo ... marmonna Kerensky. Essayer de suivre les traces
de ta mère, cest une chose. Mais tenter de découvrir des
secrets de famille datant de plus de trente ans, cest une tâche
beaucoup plus ardue.
- Je nai pas fait tout ça pour rien. Je veux aller jusquau
bout, hors de question dabandonner en si bon chemin.
- Tu restes longtemps à Montréal ? senquit Simon.
- Je pensais rentrer rapidement, mais il y a un nouvel élément.
Quand on visitait lhôtel particulier où Zoé a vécu,
quelquun nous espionnait. Je veux essayer de lui mettre la main dessus,
ça me paraît suspect.
- Besoin dun coup de main ? demanda Simon, inquiet.
- Ca ira. Et comment vont les affaires à New York ? Vous avez retrouvé
les ravisseurs de Joy et de Douggie ?
- Pff, râla aussitôt lIrlandais. Men parle pas, ils
mont forcé à faire tous les points de rendez-vous des books
de la ville, pour retrouver Lou. Je suis grillé maintenant, catalogué
balance pour les flics. Plus personne ne voudra de mes paris.
- Tu aurais préféré quil reste dans la nature et
te tue dans ton sommeil ?
- Non, mais comment je fais moi pour gagner ma vie ? Vous menlevez le
pain de la bouche ... bougonna-t-il en comptant les centaines de dollars quil
avait arnaqué à Simon et Kerensky.
- Tu as toujours su rebondir Douggie, je ne men fais pas pour toi ...
- En tout cas, on garde ton copain au Groupe pendant un moment. Lou Bakerfield
a été arrêté mais sa caution a été
payée et il est libre jusquau procès. Et comme Douggie est
un témoin gênant ...
- Joy aussi ... intervint Largo. Vous lavez prévenue ?
- Bien sûr, mais elle est à labri. La tempête de neige
souffle encore sur le Maine, elle est coincée là-bas. - Daccord
... Je dois vous laisser, Sullivan profite de ma présence à Montréal
pour me forcer à travailler ... Appelez-moi dès que vous avez
du nouveau !
La communication fut interrompue et Douggie agita dans les airs les billets
quil avait pris à Simon.
Je te propose dessayer de te refaire !
- Je nai plus de liquide sur moi Douggie ...
- Ok, un coup gagnant, si je perds, tu récupères tout.
- Si tu gagnes ?
Douggie eut un sourire malicieux.
Tu marranges un dîner avec Miss Arden !
Simon éclata de rire.
Ok, je suis partant !
Kerensky fit une moue désapprobatrice.
Simon, tu risques de payer de ta vie ce genre de pari ... Tu sais que
tu as plus de chance de perdre que de gagner ?
Simon eut un sourire faussement angélique.
Oui je le sais ... Cest ça qui est drôle !
*****
... 1972
Zoé se préparait à descendre du train. Elle se sentait
lasse, épuisée, sans force. Sa confrontation avec Nério
lui avait fait leffet dune agression par un vampire. Il lui avait
comme aspiré tout ce qui vivait de fort en elle. Elle se sentait malade
aussi, les nausées matinales. Et elle avait atrocement mal dormi sur
cette banquette du train. Des cauchemars, des réveils en sursaut, oppressée.
Et létrange sentiment quune ombre fuyante la suivait et lobservait.
Elle soupira. Les ombres avaient un nom et la suivaient pas à pas depuis
des années. Avant quelle ne tombe enceinte dun Héritier
du Groupe W. Avant quelle ne rencontre Nério. Avant même
quelle quitte la Sicile.
Cela faisait en réalité des années quelle était
devenue lombre de ces ombres, en tentant de les fuir comme de les combattre.
Rien à faire. Ne jamais se résoudre à la reddition. Elle
mourrait jeune. Aucune autre issue. Une nouvelle nausée. Elle respira
un grand coup, comme pour se retenir, puis courut vers les toilettes de son
compartiment pour vomir. Livide, elle hoqueta au-dessus des cabinets, puis tira
la chasse deau avant de se passer de leau froide du lavabo sur son
visage las. Elle aurait voulu sourire en pensant à lêtre
qui grandissait en elle, mais elle ressentait trop de fatigue pour ça.
Elle se contenta de songer quil fallait quelle résiste, au
moins le temps de le mettre au monde. Après, il adviendrait ce qui était
sa destinée. Elle navait plus eu peur de mourir depuis des années.
Mais cette vie à protéger lui faisait à nouveau sentir
ladrénaline qui parcourait ses veines. Se battre encore.
Elle quitta les toilettes et sapprêtait à débarquer.
Elle se rendit compte quelle navait pas de bagages, toutes ses affaires
étaient restées chez Connie. Elle navait avec elle que son
sac à main, contenant son faux passeport, quelques dollars et un nécessaire
à maquillage qui ne lui servirait sans doute pas avant un bon moment.
En descendant sur le quai, elle se rendit compte quil ny avait presque
personne. Les premières lueurs du jour perçaient et les rares
personnes voyageant de nuit se hâtaient autour delle pour entrer
à lintérieur de la gare, où ils seraient au chaud
et pourraient trouver un café qui leur servirait des boissons chaudes.
Elle frissonnait, dans sa robe crème, uniquement couverte dun gilet.
Délit de coquetterie, cétait idiot, mais elle navait
pas voulu rencontrer Nério en jean et en pull-over épais. Elle
aimait lui plaire. Elle laimait toujours malgré tout.
Un homme debout sur le quai la dévisageait. Il attendait quelle
remarque sa présence. Elle scruta son regard un instant, mais ses yeux
enfoncés dans leurs orbites ne lui apprirent rien sur son identité,
pas plus que les ombres noires qui dissimulaient à moitié son
visage. Elle fit quelques pas vers lui, maladroitement.
Vous êtes envoyé par Nério ? demanda-t-elle.
Elle frissonna en entendant le son de sa voix, rauque, faible. Elle était
mal en point, jamais elle ne sétait entendue parler comme cela.
Lhomme vêtu dun pantalon de toile gris et dune veste
en tweed acquiesça.
Je vais vous protéger. Jai travaillé au service de
sécurité de Nério autrefois. Vous navez plus rien
à craindre maintenant.
- Je voudrais vous croire ... lâcha-t-elle.
Lhomme tenta desquisser un sourire. Son visage se fit un peu plus
doux, à y réfléchir, une certaine lueur de bonté
luisait dans son regard. Il portait une alliance.
Je connais ceux qui vous poursuivent. Ils sont la raison qui mont
poussé à quitter le Groupe W. Mais ne vous en faites pas, jai
une dette envers Nério. Il ne vous arrivera rien.
La jeune femme hocha la tête.
Je mappelle Zoé.
- Moi Vince. Venez, je vais vous conduire à votre nouvelle demeure.
Zoé acquiesça et les deux ombres disparurent dans la pâleur
terne des brumes matinales, avalées par larrivée dun
nouveau train. Lhomme en noir, son revolver près du cur,
dissimulé par limperméable informe, était descendu
un peu avant elle et avait observé la scène. Comme on le lui avait
ordonné, il les suivit.
*****
Le claquement précipité des talons sur le carrelage. Un souffle
haletant, entrecoupé de gémissements dangoisse. Elle court.
Elle est rapide, et lhomme qui la suit marche lentement, pourtant il est
proche, trop proche. Elle na aucune issue. Elle se retrouve dans une impasse,
toutes les portes du corridor se ferment les unes après les autres, elle
tire avec force sur toutes les poignées, elle donne des coups, hurle,
griffe les sombres portes en bois. Ses doigts sont en sang. Rien ny fait,
elle est prise au piège.
Acculée au mur, elle ne peut que le regarder venir. Ses yeux dune
fraîche limpidité baignent dans des larmes de terreur. Au loin,
Nério sen va et labandonne, prenant son fils par la main.
Elle ne veut pas mourir mais cest trop tard. Lhomme est déjà
en train de dégainer son arme en argent. Elle luit dans lobscurité
du long corridor. Le coup part.
Largo se réveilla en sursaut.
Encore un cauchemar.
Il se frotta les yeux, comme pour mieux se tirer de cette phase déroutante
intermédiaire entre le sommeil profond et le réveil. Il sentit
quelques gouttes de sueur qui perlaient le long de son visage, peut-être
aussi sur son corps. Il mit quelques instants avant de reconnaître la
luxueuse chambre dhôtel dans laquelle il était descendu le
temps de son séjour à Montréal. A lintérieur,
tout lui sembla familier. Son sac de voyage, ouvert, sur une chaise. Quelques
uns de ses vêtements traînant ça et là. Un dossier
quil avait étudié avant de sendormir et dont les feuilles
volaient en vrac au pied de son lit. Le verre de whisky à moitié
vide sur la table de chevet. La quiétude de la chambre lenveloppa
et le rassura.
Depuis plusieurs jours il rêvait de sa mère. Et même, depuis
quil connaissait son visage, il rêvait delle, tuée
par une de ces ombres. Les mêmes ombres qui le poursuivent lui aussi aujourdhui
et dont personne ne peut se défaire. La vie peut se montrer dune
redoutable cruauté parfois.
Il soupira et se rallongea au fond de son lit. Il fixa le plafond, et se laissa
hypnotiser par la contemplation de ce blanc crémeux uniforme pour reprendre
un souffle lent et un rythme cardiaque apaisé.
Sa tentative pour se détendre fut brutalement interrompue par une sonnerie
de téléphone. Il décrocha le combiné à laveuglette.
Songeant quil devait sagir de Kerensky il sapprêtait
déjà à ouvrir grand ses oreilles et à lui poser
mille questions.
Laissez tomber Mr Winch.
Largo se redressa.
Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
Du temps, gagner du temps.
Ca na aucune importance, répondit la voix, éraillée,
dun homme plutôt âgé.
- Vous êtes lhomme que jai vu aujourdhui ? A Parkside,
dans lhôtel particulier ?
- Cest un conseil amical. Vous allez les faire fuir. Vous êtes gênant.
- Vous voulez maider ?
- Vous serez tué demain si vous nabandonnez pas. Il ny a
rien ici pour vous, renoncez.
- De quoi vous me parlez ? De mes investigations sur ma mère ? Que pouvez-vous
men dire ? Que savez-vous ?
La voix poussa un soupir, une sorte de plainte, teintée dun léger
agacement.
Votre mère nest sûrement plus depuis longtemps. Vous
subirez le même sort quelle. Elle sen prendra à vous.
A tous vos êtres chers.
- Qui elle ? La Commission ?
Le vieil homme fit une nouvelle pause, plus longue.
Rentrez chez vous.
Double déclic. La conversation sarrêterait là. Une
lueur déterminée passa dans le regard de Largo. Il raccrocha le
combiné et se passa la tête dans les mains.
Sûrement pas ... répondit-il à un écho
fantôme.
*****
Joy fit quelques pas vers la fenêtre, entrouvrit les rideaux bleus et
jeta un coup dil au dehors.
La tempête sest calmée on dirait ... murmura-t-elle.
- Les bulletins météo sont positifs, confirma Anabeth. Vous devriez
rester un peu allongée Joy.
- Je me sens bien mieux, merci, je ne suis plus fiévreuse.
La jeune femme retourna vers Anabeth, qui buvait un thé, assise au coin
du feu.
Vous en voulez ? demanda la vieille femme.
- Non, je vous remercie. Votre hospitalité était très généreuse,
mais il va falloir que je rentre à New York. Jai des responsabilités
à assumer. Et il faut que je rapatrie avec moi les affaires appartenant
à la mère de Largo.
- Bien entendu. Ca ma fait plaisir de vous avoir chez moi.
- Je suis très heureuse de vous avoir rencontrée. Et cétait
adorable de vous être occupée de moi. Dhabitude je ne suis
jamais malade ... rajouta-t-elle en souriant intérieurement de son obsession
à ne jamais admettre ses faiblesses.
- Cest Largo qui ma fait promettre de bien veiller sur vous.
- Oui, celui-là, il entendra parler du pays quand je lui aurai mis la
main dessus.
Anabeth éclata de rire.
Allons, je ne crois pas quil voulait vous écarter. Il semblait
juste vouloir vous laisser loccasion de vous reposer.
- Les derniers jours ont été riches en émotions ... admit-elle.
- En tout cas, vous formez un très joli couple.
- Nous ne sommes pas un couple.
- Disons que vous lêtes à votre manière. Les jeunes
sont trop compliqués à notre époque. Je me souviens que
les choses étaient bien différentes avant, je nai moi-même
connu personne avant de me marier. Quand jai été en âge
de le faire, mon père ma présentée à un charmant
jeune homme. Au début il ne me plaisait pas du tout. Et puis jai
fini par tomber éperdument amoureuse de lui. Par fierté, jai
refusé pendant un an de lépouser. Et puis, par peur de le
perdre, jai mis de côté mon orgueil, et jai vécu
la plus belle de toutes les unions. On peut faire ce quon veut pour fuir
lamour, mais il finit toujours pas nous rattraper.
- Jai limpression dentendre ma Grand-mère Molly. Elle
me racontait toujours de jolies histoires quand jétais petite,
qui se terminaient bien, et qui louaient des valeurs comme lamour vrai,
lamitié, la sincérité. Elle le faisait pour que je
noublie jamais lessentiel.
Joy fronça les sourcils.
Jétais encore jeune quand elle est morte. Mais je sais quelle
naimerait pas voir ce que je suis devenue. Cest comme si javais
oublié tout ce quelle ma enseigné.
- Je suis certaine que vous vous trompez Joy. Vous êtes une jeune femme
dont on peut être fier.
- Vous ne connaissez pas ma vie. Elle comprend beaucoup de parts dombre.
Anabeth hocha la tête.
Nous avons tous nos regrets, et nos sombres secrets. Ca ne fait pas de
nous des êtres mauvais.
- Vous avez aussi vos secrets Anabeth ?
La vieille femme leva un regard humide vers Joy.
Cest très dur de voir les êtres que vous chérissez
disparaître les uns après les autres. Jai eu ce malheur.
Jai commis beaucoup derreurs dans ma jeunesse que jai payées
chèrement. Dorénavant, je naspire quà mourir
dans la paix et la dignité.
Joy prit la main de la vieille femme, et la lui serra, apportant du réconfort.
Je reviendrai vous voir, vous voulez bien Anabeth ?
Elle hocha la tête en souriant.
Bien sûr.
*****
Largo était arrivé à ladresse que lui avait indiquée
Kerensky. Cétait un hôtel miteux et médiocre doté
dun gérant peu regardant sur la clientèle, qui avait renseigné
le jeune homme sans la moindre difficulté. Parmi les clients récents,
le seul homme âgé qui figurait au registre, demeurait à
la chambre douze. Cétait sûrement son homme.
Largo progressait silencieusement dans le couloir, à laffût
du moindre bruit. Lui-même se concentrait pour nen produire aucun.
Sous la porte de la chambre numéro douze filtrait un léger filet
de lumière. Le vieil homme qui lavait espionné, puis appelé,
se trouvait là. Sans doute ne lattendait-il pas, mais mieux valait
être prudent. Le milliardaire saisit son revolver et compta jusquà
trois avant de donner un coup de pied dans la porte pour la défoncer.
Le vieil homme se trouvait assis au secrétaire de la chambre et examinait
des documents. Lentrée fracassante de Largo le fit sursauter, et
sil eut le réflexe de chercher son revolver, il ne fut pas assez
rapide. Largo len dissuada.
Comment mavez-vous trouvé ? demanda-t-il, vaincu et agacé.
- Jai demandé à mon expert en informatique de repérer
votre appel. Un système découte a été mis
en place quand je lai informé que quelquun à Montréal
mépiait. Maintenant je veux savoir qui vous êtes, et pour
qui vous travaillez.
Le vieil homme haussa les épaules et quitta le secrétaire auquel
il était attablé. Pointé par le revolver de Largo qui ne
baissait pas sa garde, il se dirigea vers le mini-bar et se servit un verre
dune petite bouteille de scotch bas de gamme.
Vous en voulez ? proposa-t-il entre deux gorgées.
- Non, je souhaite seulement avoir des réponses.
Le vieil hocha la tête et but plusieurs rasades avant de reposer la bouteille.
Je mappelle Corel. Vince Corel. Jai travaillé pour
votre père, dans le temps. Jétais son gorille.
- Pourquoi me surveillez-vous ? Et pourquoi mavez-vous téléphoné
hier soir ?
- Pour vous mettre en garde. Pour que vous vous en alliez. Vous remuez trop
de vieilles choses, qui, croyez-moi, ne valent pas la peine quon meure
pour elles.
- Ca cest à moi den juger. Et qui en voudrait à ma
vie ?
Corel esquissa un sourire sardonique.
Le Diable en personne, un de ses suppôts, peu importe. Tous les
mêmes.
- Vous voulez parler de la Commission Adriatique ?
- Si cest leur nom, oui, entre autres. Je nen ai jamais su très
long sur eux, je ne voyais que les choses en surface. Zoé les appelait
les ombres pour ne pas men dire trop.
- Comment lavez-vous connue ?
Corel se rassit au secrétaire et se racla légèrement la
gorge avant de commencer.
Comme je vous lai dit, jai longtemps été attaché
à la protection rapprochée de votre père. Jétais
un marines, et jai déserté pendant la guerre de Corée.
Après avoir été jugé en Cour Martiale, et avoir
purgé ma peine, jai trouvé du boulot grâce à
votre père. Il cherchait des hommes forts, malins et, disons, assez flexibles
question moralité. Cest là que les ombres
sont apparues dans ma vie, sauf quau début elles étaient
du même camp que votre père. Et puis, comme ce boulot ne me réussissait
pas vraiment, jai fini par aller voir ailleurs, couvert par Nério.
Comme je lui avais sauvé la vie plusieurs fois, il ne voulait pas que
les ombres me cherchent des problèmes ou tiennent à
sassurer mon silence. Je suis parti vivre au Canada, en 1970. Je me suis
marié, javais une petite vie bien agréable. Mais javais
des comptes à rendre à votre père. Et cétait
le genre dhomme qui faisait toujours payer ses dettes, à un moment
ou à un autre.
Tandis quil sexpliquait, Vince sétait de nouveau levé
et allait et venait autour du secrétaire pour amasser des documents quil
tendit finalement à Largo. Celui-ci, qui avait rabaissé son arme
en constatant que le vieil homme était coopératif, les saisit
pour les survoler. Ils confirmaient ce que Corel lui racontait au fur et à
mesure.
Le 6 mai 1972, en pleine nuit, votre père ma téléphoné
pour me faire payer ma dette. Je devais passer à la gare, chercher une
femme, et la protéger.
Vince fit un pause et détailla Largo.
Votre mère. Au début, jétais furieux contre
lui. Je ne voulais pas replonger dans cette vie de violence. Javais peur
que ça mette en jeu mon mariage, que ça bouleverse tout. Mais
finalement, quand jai vu arriver Zoé, jai changé davis.
Cétait une fille bien. Qui est devenue une amie. Et qui certainement
ne méritait pas tout ce quil lui est arrivé.
Vince fronça les sourcils, et son visage fut ravagé par une grimace
amère.
Malheureusement jai échoué. Je vivais avec elle dans
un hôtel particulier, celui dont vous avez visité les combles hier.
Je ne sais pas qui a commis une erreur. Peut-être moi, avec mes allers
et retours pour voir ma femme. Ou peut-être elle quand elle a appelé
une amie à New York pour la rassurer. Ou alors étaient-ils au
courant de sa présence à Montréal dès le premier
jour. Toujours est-il quun jour, alors que je prenais des dispositions
pour la déplacer, par sécurité, un homme la enlevée.
- Un homme de la Commission ? sétrangla Largo.
- Certainement. Je men rappellerai toute ma vie, de ce type. Il était
seul, petit et trapu. Le visage chétif. Et un regard si vicieux. Jai
tout fait pour lempêcher de lemmener, mais il nous avait pris
par surprise. Il mavait tiré dessus et je navais plus de
force. Jai bien tenté de dégainer, même à terre,
mais il ma tiré une balle en pleine main. Que les médecins
nont jamais pu sauver dailleurs.
Largo baissa les yeux le long du bras gauche de Corel et constata quil
portait une prothèse en lieu et place de sa main.
Je nai rien pu faire à part la regarder se faire chloroformer
par notre agresseur, et la voir partir, alors que je baignais dans mon sang.
Après jai perdu conscience et je me suis réveillé
dans un hôpital. Nério était à mon chevet et il a
fallu que je lui explique tout. Lune des choses les plus pénibles
que jai faites dans ma vie : annoncer à un homme que la femme quil
aime et qui porte son enfant a disparu. Et quil ne la reverra sans doute
jamais.
Largo déglutit avec difficulté et ressentit le besoin de sasseoir
nimporte où. Il se laissa tomber dans un fauteuil poussiéreux,
ressassant les paroles de Corel.
Qua fait Nério ? articula-t-il finalement après un
interminable silence.
- Je suppose quil a remué ciel et terre pour la retrouver. Pour
vous retrouver tous les deux. Mais il ne ma rien dit, je ne sais pas si
cest parce quil navait plus confiance en moi ou parce quil
men voulait.
Vince Corel marqua une courte pause.
Je ne pensais pas quil arriverait à la retrouver. Quand
je lai vue se faire emmener ce jour-là, jétais persuadé
que non seulement vous ne verriez jamais le jour, mais quen plus, personne
ne la reverrait plus. Et puis, il y a deux ans, jai lu comme tout le monde
dans la presse que Nério Winch avait un Héritier.
Largo hocha la tête distraitement et parut ailleurs lespace dun
instant, comme sil prêtait oreille à un monologue intérieur.
Et vous ? Que faites-vous ici ? Pourquoi croyez-vous que je suis en danger
?
- Il rôde tout autour de vous. Il saisira la première occasion
pour vous éliminer.
- Qui ?
- Lhomme qui a enlevé votre mère autrefois. Je nai
jamais cessé de le poursuivre.
- Depuis trente ans ? Pourquoi ?
Vince lâcha un soupir dagacement.
Regardez-moi ! Regardez ma main ! Au début, jespérais
juste retrouver votre mère, et lui faire payer cet enlèvement.
Parce que je me sentais coupable de ce qui était arrivé.
Le vieil homme se tut un instant, une lueur douloureuse lui traversant le regard.
Mais quand il a remarqué que je me rapprochais de lui, et que
jallais le retrouver, il ... Il a assassiné ma femme.
Largo ne dit rien, sentant toute lamertume et laigreur derrière
les mots de Corel. Mais il éprouva une furtive sympathie pour cet homme
au demeurant fort étrange et froid.
Je suis désolé, murmura-t-il finalement.
- Depuis je le poursuis, où quil aille, et je ne désespère
pas de pouvoir un jour lavoir en face, et le tuer. Pour me venger et venger
tous ceux qui ont souffert à cause de lui.
- Vous connaissez son identité ?
- Je suis lune des rares personnes à avoir vu son visage et à
être resté en vie. Il change de nom sans cesse, impossible de savoir
qui il est réellement. Mais je sais quil est à Montréal
en ce moment. Et je sais quil vous suit. Il vous suit depuis le Nouveau-Mexique.
Largo écarquilla les yeux et fixa Corel, estomaqué.
Vous pensez quil en veut à ma vie ? Il agit sur contrat
de la Commission ?
- De lui-même ou pour le compte des ombres , ça ne
change rien. Ce quil veut cest vous éliminer, et vous empêcher
de découvrir la vérité sur votre naissance.
- Pourquoi la Commission voudrait-elle mempêcher de savoir qui est
ma mère ? En quoi cela peut-il les inquiéter ?
Vince esquissa un vague rictus.
Votre famille est maudite, Monsieur Winch. Savez-vous au moins ce qui
est arrivé aux membres de la famille Gorcci ? Savez-vous pourquoi votre
mère a fui la Sicile alors à peine âgée de seize
ans ?
- Dites-moi.
Corel secoua la tête, signe de désolation.
Ils sont morts. Tous morts. Ils ont été massacrés
par les ombres . Et votre mère est la seule à avoir
survécu.
Lorsque Joy franchit le seuil du bunker, elle eut la surprise de constater
que Douggie, cet escroc Irlandais si irritant dont elle sétait
crue débarrassée à tout jamais, jouait aux cartes avec
Simon et Kerensky, qui plus est installé sur SON siège.
Mais quest-ce quil fait là cet imbécile heureux
? gronda-t-elle pour entrée en matière.
- Oui, Joy, nous aussi on est heureux de te revoir. Tu as fait un bon voyage
? Tu te sens mieux ? ironisa aussitôt Simon.
- Je ne suis pas dhumeur Simon, et je réitère, quest-ce
quil fait là ?
- Ben, vous nêtes pas contente de me revoir Miss ? demanda Douggie
dun air ahuri.
- Non, absolument pas, lâcha-t-elle en articulant bien distinctement.
- On est obligés de le garder en sécurité ici, le temps
quil témoigne contre Lou Bakerfield et ses acolytes. Au début
on la enfermé dans un appartement dhôte, mais il narrêtait
pas dappeler ici, ou de faire venir lassistante de Largo pour nimporte
quoi, comme faire venir des masseuses suédoises ou un pizzaiolo italien.
Cétait une véritable hécatombe. Dautant plus
quil écoutait à fond en stéréo des tubes des
années 80. Je crois que les membres du Conseil nont pas apprécié
de devoir travailler avec Frankie Goes To Hollywood en toile de
fond. Bref, nous avons dû nous résoudre à le faire venir
ici pour retrouver la paix.
- Simon et lui se sont trouvés certaines affinités. Ils font mumuse
pendant que je travaille. nota le Russe.
Joy haussa un sourcil.
Oui, tu as une drôle de façon de travailler Kerensky, en
perdant au Bridge.
- Jallais me refaire ! cingla-t-il, vexé. Et puis je faisais juste
une petite pause de cinq minutes.
- Oui, dis surtout que cest lIrlandais qui ta embobiné
avec ses jeux de hasard. Il ny a pas à dire, il était temps
que je revienne pour remettre de lordre ici. Des nouvelles de Largo ?
- Toujours à Montréal. Il est sur la piste dun intrus qui
épie ses moindres faits et gestes ... expliqua Kerensky.
- Il va avoir besoin daide ! sexclama-t-elle, inquiète.
- Te fais pas de mouron Joy, reprit Simon, il reviendra en un seul morceau et
vous pourrez reprendre là où vous laviez laissé votre
petit tête-à-tête du Maine.
Pour toute réponse, la jeune femme incendia du regard Simon.
Oh et puisque je parle de tête-à-tête, poursuivit
le Suisse sur sa lancée, je tannonce avec joie que tu as gagné
un dîner aux chandelles avec Douggie.
Joy cligna des yeux à plusieurs reprises, comme pour sassurer quelle
navait pas rêvé.
Pardon ?
- Oui, jai parié un dîner avec toi, et ben jai perdu.
Alors je vous réserve une table au Rainbow Room pour vendredi, tu tarrangeras
un peu Joy, hum ? lança Simon avec témérité. Parce
que le côté amazone/garçon manqué, y a plus classe.
Oh et puis arrête avec ce regard noir, cest pas du tout sexy. Quoique
...
- Simon ... marmonna Joy sur un ton particulièrement menaçant.
- Joy ? tenta-t-il dun air légèrement crispé.
- Tu te rends bien compte que je vais être obligée de te tuer ?
- Après deux années dune si belle amitié ? dit-il
avec un sourire charmeur.
- Commence à courir, je te laisse quinze secondes davance.
Simon écarquilla les yeux devant la démarche plus que menaçante
de la jeune femme et sapprêtait à senfuir en courant,
lorsquil fut sauvé par le gong. La sonnerie du téléphone
venait de retentir, et Kerensky leur indiqua que lappel provenait de Montréal.
Joy oublia alors momentanément Simon pour se concentrer sur Largo.
Alors Largo ? Tout se passe bien ? demanda-t-elle.
- Content de tentendre en pleine forme Joy, lâcha-t-il sur un ton
neutre qui inquiéta aussitôt la jeune femme.
- Tu as retrouvé ton espion ? demanda Kerensky.
- Oui je suis avec lui. Il est en train de se rafraîchir dans la salle
de bain. Avoir ressassé le passé, ça la un peu bousculé
... marmonna-t-il.
Les trois compères de lIntel Unit se dévisagèrent,
intrigués. Largo nallait visiblement pas bien
Euh Douggie, tu pourrais nous laisser quelques instants ... fit Simon
sur un ton grave. Ta masseuse Suédoise doit être arrivée
depuis le temps ...
Les yeux de lIrlandais silluminèrent soudain, et oubliant
latmosphère lourde et tendue engrenée par lappel de
Largo, déguerpit aussitôt.
Alors ? demanda Simon, pour briser le silence.
- Eh bien lhomme que jai retrouvé sappelle Corel. Il
était chargé de la protection de ma mère quand elle a vécu
à Montréal. Et puis elle a été enlevée. Par
un homme. Un tueur, de la Commission. Corel ma appris pas mal de choses.
A lautre bout du fil, le jeune homme lâcha un soupir.
Quest-ce que tu as ? Tu as une voix bizarre Largo ... senquit
aussitôt Joy.
- Cest ce que ma raconté Corel. Quand il veillait sur ma
mère, pendant ces cinq semaines à Montréal, elle sétait
un peu confiée à lui, notamment sur sa famille. Il dit quils
ont tous été massacrés par la Commission Adriatique et
que seule ma mère aurait survécu à lhécatombe.
La révélation de Largo leur glaça le sang, seul Kerensky
ne parut pas surpris.
Ca confirme ce que javais découvert. Vu limpossibilité
de pirater des données dans les archives municipales de San Ferdino qui
ne sont pas informatisées, jai fini par me rabattre sur les coupures
de presse de lépoque. Les journaux se sont faits lécho
dun massacre horrible qui a eu lieu lété 1967 à
San Ferdino. Les époux Gorcci et leurs trois fils auraient été
assassinés, puis brûlés dans un incendie qui ruina la maison
familiale. Zoé Gorcci, alors âgée de seize ans, a été
placée chez un tuteur, un ami de la famille, actionnaire important des
Industries Cavagorcci. Seulement, elle nest pas restée chez le
tuteur, et elle a fui la Sicile. Personne ne sait ce quelle est devenue,
et à lépoque, la police la suspectée dêtre
la responsable du massacre de sa famille.
- Quelle horreur ... murmura Joy, sous le choc.
- Et cest la Commission qui en réalité aurait été
à lorigine de ces meurtres ? demanda Simon.
- Cest ce que ma mère a raconté à Corel jadis.
- Donc ta mère connaissait lexistence de la Commission Adriatique
bien avant de rencontrer ton père.
- Peut-être même quils se sont connus à cause de la
Commission, réfléchit Largo à haute voix. Ce que je me
demande, cest pourquoi la Commission sest débarrassée
de la famille Gorcci ? Et pour quelle raison ils ont épargné ma
mère ...
- Pour ta mère, je nen sais rien, mais je sais que peu avant le
massacre, Pier Gorcci, le chef de famille, avait été lobjet
dune sévère campagne anti-corruption, à lissue
de laquelle il a été publiquement rendu coupable de malversations.
Daprès les journaux de lépoque, une semaine avant
le drame, il aurait même essayé de se griller la cervelle.
Les propos de Kerensky furent accompagnés dun long silence.
Tu crois que Cavachiello Père aurait pu faire partie de la Commission
Adriatique ? demanda Largo.
- Cest possible. Et après que ses méfaits pour le compte
de la Commission aient été rendus publiques, ils ont naturellement
décidé de se débarrasser de lui. Trop gênant. Sa
famille a payé en même temps que lui.
- Et ma mère dans tout ça ?
- Peut-être était-elle censée mourir en même temps
que les autres ... suggéra Joy. Mais elle a survécu, et en comprenant
que la Commission voudrait terminer le travail, elle a fui la Sicile, ne donnant
aucune nouvelle à personne, pas même à son tuteur, et sans
même revenir pour toucher son héritage.
- Elle erre plusieurs années, se cachant de la Commission, compléta
Simon, et puis en 1970 émigre aux États-Unis sous le nom Cavachiello.
Là elle rencontre Nério et se retrouve mêlée jusquau
cou aux affaires de la Commission.
- Raison pour laquelle elle a préféré fuir mon père,
conclut Largo. Elle aurait pu se terrer quelque part, loin deux, mais
elle s'est retrouvée enceinte. Ce qui la obligée à
revenir vers Nério, et à sattirer les foudres de la Commission.
Personne ne put dire quoi que ce soit, nimporte quel mot aurait paru dérisoire.
Tous ressentirent le besoin de changer de sujet au plus vite.
Corel confirme cette version ? senquit Kerensky, rompant le silence.
- Il ne sait pas grand-chose. Zoé sétait un peu confiée,
mais restait toujours très vague afin de se protéger. Pour savoir
ce qui est arrivé à ma mère après son enlèvement,
il faudrait retrouver son ravisseur de lépoque. Daprès
Corel, il est en ville, à Montréal, et souhaiterait se faire ma
tête.
- Je prends le prochain avion pour Montréal, sécria automatiquement
Joy.
- Non, Joy, le truc cest que justement il vienne vers moi. Il ne ma
pas encore attaqué. Donc il attend le bon moment, il doit commencer à
se faire vieux pour ce type de boulot. Sil voit arriver mon garde du corps,
il ne se manifestera pas. Or jai besoin de lui parler.
- Cest trop risqué Largo ... protesta Joy.
- Pour une fois je suis daccord avec Joy, intervint Simon. Laisse moi
au moins te rejoindre.
- Non Simon, il me suit depuis le Nouveau-Mexique, et tu étais avec moi
là-bas. Ca la freiné. Je tiens à laccueillir
seul, mais je serai très prudent, ne vous en faites pas. Je vous laisse,
Corel revient. Quand jen saurai plus je vous rappellerai.
- Largo, je persiste à dire que cest de la folie, gronda Joy.
- Je sais. Ne ten fais pas pour moi.
Il raccrocha sans lui laisser le temps de protester une dernière fois.
La jeune femme, visiblement très inquiète, se leva aussitôt
pour enfiler ta veste.
Hey, où tu comptes aller comme ça ? demanda Simon.
- A Montréal.
- Joy ...
- Quil le veuille ou non, il a besoin daide ! Non mais tu las
entendu ? Il avait lair si déprimé, je ne peux pas le laisser
comme ça !
- Je comprends Joy, jaimerais y aller aussi, mais tu las entendu
non ? Il a besoin de retrouver lhomme qui a enlevé sa mère.
Si la cavalerie vient le rejoindre, ça tombera à leau. Cest
peut-être sa dernière chance de découvrir ce quil
sest passé, tu ne voudrais pas être responsable si jamais
ça échouait ?
- Je ne peux pas rester sans rien faire.
- Eh bien tu vas agir, déclara Simon. Toi et moi, on va aller en Sicile.
Joy et Kerensky haussèrent les sourcils.
Quoi ?
- Kerensky rame dici pour retrouver des indices sur la famille Gorcci,
expliqua le Suisse. Alors on va aller sur place, consulter les archives, et
découvrir la vérité sur la famille de Largo. Kerensky,
tu as le nom du tuteur qui était censé soccuper de Zoé
?
- Euh ... Il sappelait Guido Visconti. Il vit encore, à Palerme.
- Alors on ira linterroger, décida-t-il. Cest ce quon
peut faire de mieux pour aider Largo.
Joy, béant devant la détermination soudaine de Simon, sinclina.
Très bon plan Simon. Je te suis.
- Quant à Largo, puisque nous sommes tous inquiets pour son moral, on
va lui envoyer Douggie. Il ne fera pas fuir son agresseur potentiel, et sera
un soutien solide en cas de pépin. Rassurée ?
- Un peu, admit la jeune femme. Mais cest cruel de laisser Largo seul
avec Douggie ...
- Hey y a pas de raison ! Largo nous colle son copain dans les pattes, on lui
renvoie le bébé !
Joy retrouva le sourire, et Simon commença à prendre les dispositions
pour leur voyage en Italie.
*****
On vient de vous confirmer ma version, nest-ce pas ? demanda Corel
en émergeant de la salle de bain.
- Vous vous sentez mieux ?
- Jai parfois des migraines atroces. Les médecins disent que cest
psychosomatique, que ça a un rapport avec le syndrome du membre fantôme.
Mais en fait ça ne me fait ça que lorsque je pense à elle.
- Votre femme ?
Vince acquiesça et regarda vers la fenêtre, évitant le regard
interrogateur de Largo.
Georgia méritait bien mieux que tout ça. Je naurais
jamais dû lui imposer cette vie. Jaurais dû laisser tomber
lidée de poursuivre cet homme. Mais je navais que la vengeance
en tête, et le désir de rendre justice à votre mère.
Jai été stupide. Jai bousillé la seule chance
que javais de vivre une vie normale.
Le vieil homme tourna la tête vers son hôte.
Je vous plains Largo. Je ne vous connais pas, et jignore si vous
valez la peine quon vous plaigne. Mais je sais qui sont vos ennemis. Et
je sais que jamais vous ne pourrez connaître le bonheur daimer une
femme et de lui faire des enfants. Vous pouvez essayer, mais ils détruiront
tout. Comme ils lont fait pour moi, pour votre père et votre mère.
- Sauf si je les détruis avant.
- Cest bien, vous avez la foi. Profitez-en avant quils ne détruisent
ça aussi.
Largo préféra ne pas relever, et se concentra sur son but.
Jai besoin de savoir la vérité. Il faut que je parle
à lhomme qui a enlevé ma mère autrefois. Il faut
quil me raconte ce qui sest passé, cest vital. Vous
qui le poursuivez depuis si longtemps, vous devez savoir comment sapprocher
de lui.
- Comme je vous lai dit, cet homme est en fantôme. Les fantômes
nont pas de substance propre, on ne peut les attraper ni les mettre en
cage. Je peux juste vous dire quil est à Montréal. Cest
la dernière piste que jai de lui, après plus rien. Quand
jai appris que vous y étiez aussi jai compris quil
vous suivait pour vous éliminer. Vous navez pas besoin de le chercher,
il viendra à vous.
- Alors je dois être préparé, dites men plus.
Vince tourna le dos à la fenêtre, croisa les bras contre son torse
et fronça les sourcils comme pour mieux réfléchir.
Il a une cinquantaine dannées, toujours de bons réflexes.
Je crois quil a fait partie de larmée avant dêtre
employé par la Commission, jai reconnu le savoir-faire des commandos,
dans les traces de missions quil laissait derrière lui. Jignore
son nom, mais comme je vous lai dit, je suis lune des rares personnes
à avoir vu son visage.
- Vous pourriez men faire un portrait-robot ?
- Je ...
Vince Corel ne put prononcer un seul autre mot. Une détonation avait
retenti, accompagnée par un bris de verre, celui de la fenêtre
devant laquelle il se tenait. Un filet de sang sécoula de sa bouche,
et les yeux écarquillés par la stupeur, le vieil homme sécroula
sur le sol à genoux.
Par réflexe, Largo saisit son revolver et allongea Corel avant de se
diriger vers la fenêtre en prenant soin de rester accroupi. Il releva
la tête prudemment pour regarder dans la rue, et ne put quapercevoir
un homme dâge mûr, sans doute celui que lui et Corel recherchaient,
se faufiler dans une voiture, ramassant à la va-vite un fusil à
lunette dans un étui posé sur le siège du passager. Puis
le véhicule démarra sur les chapeaux de roues.
Largo ragea intérieurement et rangea son revolver pour attraper son téléphone
cellulaire et appeler une ambulance. Tout en exhortant les ambulanciers à
se dépêcher, il se pencha au-dessus de Vince, qui livide, se tordait
de douleur sur le sol, baignant dans son sang.
Tenez bon Corel, on va vous soigner ! sécria Largo après
avoir raccroché. Surtout écoutez bien ma voix, ne me lâchez
pas !
- Col ... Col ... tenta darticuler le mourant.
- Nessayez pas de parler, respirez, tenez bon ! répéta Largo.
- Non ... Vous le ... Trouvez-le ... Columbine ... Columbine Bank ... 458 ...
Je ...
Vince se tut, fut pris dun spasme et son regard révulsé
sembla fixer un point dans le vide.
Georgia ... murmura-t-il.
Puis, après un dernier soubresaut, il mourut.
*****
Largo fendait le couloir de lhôtel dans lequel il était descendu,
dun pas allongé et assuré. Son bras droit le suivait comme
il le pouvait.
Largo, jaime de moins en moins cette histoire. Je napprécie
pas dêtre appelé en pleine réunion importante, juste
avant mon retour pour New York, pour venir chercher le PDG du Groupe W parce
quil est interrogé par la police ! tonna Sullivan dune voix
sévère.
- Écoutez John, je viens de passer une semaine pénible, je nai
pas dormi de la nuit et jai assisté à un meurtre. Le sermon
peut attendre non ?
Sullivan secoua la tête, signe deffarement.
Ce nest pas le genre de publicité dont nous avons besoin
Largo.
- Jai besoin de savoir la vérité !
- Ca je lavais compris, et je vous apporte mon soutien, vous le savez.
Mais vous devriez être plus prudent et discret. Et où sont Joy
et Simon ? Dhabitude ils assurent vos arrières.
- Je leur ai demandé de rester à New York. Écoutez John,
restez calme, il ny a aucune raison de sénerver. Je ne suis
soupçonné de rien. La police ma juste demandé ce
qui sest passé, mais le meurtrier a tiré à distance
avec un fusil à lunette. La balistique le confirme. Ils voulaient juste
savoir comment je connaissais Corel et pourquoi jétais avec lui.
- Et quavez-vous répondu ?
- Jai été assez vague. Je ne sais pas pourquoi, ça
a eu lair de leur suffire.
- Sûrement parce que je connais personnellement le chef de la police de
Montréal.
Largo esquissa un sourire faible.
Merci John. Comme toujours vous mévitez les difficultés.
- Et si vous pouviez men éviter aussi ... Vous étiez peut-être
visé Largo !
- Peut-être pas cette fois-là. Le tireur était un pro. Mais
je suis sans doute le prochain sur sa liste. "
Sullivan pâlit légèrement et força Largo à
sarrêter de marcher.
Je naime pas le ton détaché avec lequel vous me dites
ça Largo. Je préférerais vous voir plus inquiété,
et plus méfiant. Ca me rassurerait pour votre sécurité.
- Désolé John, je ne suis pas dhumeur à utiliser
un autre ton.
- Jimagine que ça a un rapport avec vos récentes découvertes
sur votre famille ?
- Oui.
- Vous voulez men parler ?
- Sans vouloir vous vexer John, jai envie de tout sauf den parler.
Jai limpression de virer en plein cauchemar. Et je pense à
tout ce que ma mère a dû subir. Je naurais pas aimé
être à sa place. Jai de la peine pour elle.
Largo esquissa un sourire.
Il y a quelque jours je ne savais rien de ma mère. Aujourdhui
jéprouve un sentiment pour elle. De la peine. Cest énorme
vous ne trouvez pas ? De sattacher à quelquun quon
na jamais vu. Dont on a juste entendu parler à travers plusieurs
personnes qui prétendent lavoir connue. Et je les crois sur parole
parce que jen ai assez de ne pas savoir. Je fonce tête baissée.
Sullivan fit la moue et les deux hommes reprirent leur marche, direction la
chambre de Largo.
Je devrais peut-être retarder mon retour pour New York et rester
quelques temps à Montréal avec vous.
- Ce nest pas utile John. Et jai besoin que vous teniez la barre
pendant que jenquête. Vous ne voudriez pas laisser le Groupe aux
mains de nos chers amis requins Cardignac et Compagnie ?
- Non, bien sûr. Heureusement quon vous a envoyé un soutien
de New York.
- Pardon ? sétonna Largo en haussant un sourcil.
- Pendant que vous étiez retenu par la police, vous avez reçu
une visite.
Largo ouvrit la porte de sa chambre dhôtel, et découvrit
avec stupeur Douggie, installé dans un fauteuil, en train de regarder
le câble et de senvoyer une grosse tartine de caviar, aux frais
de Largo, bien sûr. LIrlandais aperçut son ami et le salua.
Coucou Largo ! marmonna-t-il la bouche pleine. Alors ? Fette virée
fhez les flics ?
Le milliardaire secoua la tête, incrédule, et se tourna vers Sullivan
qui arborait un petit sourire amusé. Douggie avala sa dernière
bouchée et se leva pour rejoindre Largo à petites foulées.
Allez, ne tinquiète plus de rien Largo, ton copain Douggie
est là ! On va séclater toi et moi, comme au bon vieux temps
!
Largo esquissa une grimace désemparée.
Oh non ... put-il seulement articuler.
*****
Vive les Compagnies aériennes ... siffla un Simon, aux
anges, admirant le déhanché savant dune hôtesse de
lair.
Joy ravala un soupir agacé. Elle navait aucune vue sur Simon, mais
elle ne pouvait pas sen empêcher : chaque fois qu'elle le voyait
faire son petit manège, elle était jalouse. Elle donna un grand
coup de coude à son collègue. Celui-ci, qui dévorait un
bretzel, manqua de sétouffer avec.
Hey du calme Joy, tout doux ! Tu veux me faire un remake des attentats
aux bretzels contre Bush ?
- Tu pourrais avoir la décence de ne pas draguer devant moi sil
te plaît ! grogna-t-elle.
- Quoi ? Quentends-je ? Mais alors dois-je comprendre que depuis tout
ce temps, moi qui croyais que tu étais amoureuse de Largo, en fait cétait
moi que tu voulais ?
- Un seul mot de trop, et je tarrache la langue, et plus jamais tu ne
pourras tempiffrer de bretzels ! Je ne suis pas jalouse, cest juste
que je trouve cette attitude impolie et irrespectueuse.
- Pf, toujours pareil avec les jolies filles ! Dès quelles ne sont
plus le centre dattention, elles se mettent à râler !
- Alors tu me trouves jolie ? sourit la jeune femme malicieusement.
Simon lui fit un clin dil goguenard.
Et voilà, un petit compliment, et ça retrouve le sourire.
Ah les femmes !
- Je taime bien finalement ! répliqua-t-elle en lembrassant
sur la joue. Mais si tu le répètes à qui que ce soit, je
nierai !
- Ok, ok ... Bon ben jai pas perdu ma journée moi ! Puisque tu
madores, jai le droit daller draguer les hôtesses ?
- Simon ...
- Ben quoi ? Elles me manquent, moi, les filles de lair ! Cest ce
que je regrette le plus, depuis que je me déplace en jet ...
- Pauvre garçon ...
Le Suisse éclata de rire et se leva de son siège.
Je vous laisse, toi et monsieur hublot. Il y a une petite blonde qui
réclame mon attention près du cockpit.
- Vas-y abandonne moi !
Joy secoua la tête avec désolation devant le comportement incorrigible
de son ami, et sapprêtait à retourner à la lecture
dun roman de Salman Rushdie quand elle fut interrompue par une hôtesse
qui lui tendait un téléphone.
Mademoiselle Arden ?
- Oui ?
- Téléphone pour vous, de Montréal.
La jeune femme hocha la tête et se saisit du combiné.
Alors Largo ? Toujours en vie ? demanda-t-elle un peu sèchement.
- Ne me fais pas la tête Joy, sil te plait. Je comprends que tu
sois inquiète, mais je sais ce que je fais.
- Cest sûrement pour ça que Corel est mort sous tes yeux.
Si je ne mabuse, à quelques centimètres près, cétait
toi qui perdait la vie.
- Ne ten fais pas pour moi, je connais les risques que je prends, et je
me suis déjà trouvé dans des situations beaucoup plus critiques.
- Tu pourras dire ce que tu voudras, ça ne mempêchera pas
de minquiéter.
- Et sermonne moi tant que tu veux, je ne changerai pas davis.
- Largo tu es impossible ! sénerva-t-elle. Comment veux-tu que
je veille sur quelquun qui ne souhaite pas se protéger ! Autant
présenter ma lettre de démission !
- Ne dis pas nimporte quoi. Jaurai toujours besoin de toi, tu le
sais. Et je ne suis pas tout seul ici. Vous mavez fait un cadeau, disons,
surprenant, en menvoyant Douggie.
Joy retrouva le sourire.
Quoi tu napprécies pas sa compagnie Largo ?
- Oh beaucoup. Bon, Douggie est un peu collant. Mais javoue que même
si je ne suis pas dhumeur à mamuser, sa présence est
destressante. Bonne humeur communicative.
- Remercie Simon pour ça. Cest lui qui a pris cette initiative.
- Oui, et daprès ce que ma dit Kerensky, vous êtes
en route pour la Sicile ?
- On espère en apprendre plus sur ta famille, une fois sur place.
- Merci pour vos efforts. Tu me passes Simon ?
- Je voudrais bien, mais il est en grande discussion avec une hôtesse
de lair. De quoi voulais-tu lui parler ?
- Oh de rien en particulier. Je voulais juste lui demander dessayer de
te calmer. Je nai pas envie que tu métripes quand on se reverra.
- Tu rentres bientôt à New York ?
- Pas encore. Jai une dernière piste à vérifier,
à Columbine Bank.
- Promets-moi de ne pas y aller seul.
- De toute façon, Douggie ne me lâche pas. Il est étonnamment
zélé.
- Cest sans doute parce que je lui ai promis un dîner aux chandelles
sil ne te lâchait pas dune semelle.
Largo émit un petit rire amusé.
Je vois, le genre de proposition quon ne peut pas refuser.
- Tout à fait. Bon, je te laisse. Simon et moi on te rappellera quand
on aura parlé à lancien tuteur de ta mère.
- Merci, tiens-moi au courant. Avant que tu ne raccroches, Joy ...
- Quoi ?
- Tu seras toujours là pour moi, nest-ce pas ? demanda-t-il dune
voix à peine audible.
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Je lignore.
La jeune femme sourit imperceptiblement.
On est tous là pour toi. Et personne na lintention
de tabandonner. Compte sur nous.
*****
Ahhhhh ! La chaleur, le soleil ! Je suis comme un poisson dans leau
ici moi !
- Oui ben au lieu de faire glou glou, regarde la route. Ils conduisent nimporte
comment les gens ici ... A force cest dangereux ...
Simon haussa les épaules, sûr de lui.
Tinquiète, je connais. Cette région, cest comme
ma deuxième maison. Jy ai vécu quelques temps ... A Palerme,
jai connu une fille, mais dune beauté, mwouah, exquise, rien
que dy penser, ça me colle des frissons. Eh bien cette fille, elle
...
- Simon, passe-moi les détails graveleux.
- Je suis un gentleman, moi, madame ! Bref, elle habitait dans le même
quartier que Visconti.
- Oh ? Alors elle tentretenait ?
- Pf, je ne relèverai pas cette insinuation douteuse. Tout ça
pour dire, quil ny a aucun risque que je nous perde.
- Mouais, on est bientôt arrivés ? demanda-t-elle peu rassurée
par un presque accrochage avec une Lamborghini qui venait de les frôler
à toute allure.
- Dans une petite minute ma belle.
Daprès les renseignements fournis par Kerensky, Guido Visconti,
homme daffaires italien très riche, vivait dans un quartier aisé
voire huppé de Palerme, vers lequel Simon et Joy roulaient à vive
allure. Natif de Naples, Visconti avait emménagé avec sa famille
en Sicile encore enfant et navait plus jamais quitté cette île.
Après de brillantes études, il sétait lancé
dans les affaires, et était lun des associés actionnaires
principaux des Industries Cavagorcci. Ami de la famille, cest à
lui que les époux Gorcci avaient confié léducation
de leurs quatre enfants au cas où il leur serait arrivé quelque
chose.
Après la disparition de la famille Gorcci, Guido sétait
retrouvé l'unique dirigeant des Industries Cavagorcci et avait du gérer
les parts majoritaires de Zoé, seule héritière. Seulement,
comme celle-ci disparut à lâge de seize ans et ne réclama
jamais ses actions à sa majorité, celles-ci furent mises en vente
et redistribuées au sein du Conseil dAdministration de la Société
qui renvoya Visconti de son poste de gérant.
Lhomme daffaires était suffisamment brillant pour se refaire
et avait dabord dirigé une industrie de transports, avant de créer
sa propre affaire, pariant sur les nouvelles technologies. Aujourdhui
il était riche, et avait pris sa retraite, laissant ses deux filles gérer
ses affaires. Aussi, même surpris par lappel de Simon, avait-il
accepté de les rencontrer pour parler de Zoé Gorcci.
Une fois arrivés à proximité de la maison, Simon gara leur
voiture de location, et lui et Joy furent invités à rejoindre
la demeure sans tarder. Une servante les précéda dans les escaliers
de marbre de la luxueuse villa quhabitait lancien homme daffaires,
et les mena jusquà son bureau où il les reçut.
Oh bonjour, ravi de vous connaître, dit-il dans un parfait accent
anglais, leur serrant tour à tour la main et leur proposant un siège.
Je dois avouer que lobjet de votre visite ma surpris. Je pensais
que des émissaires du Groupe W me contacteraient pour parler affaires
... Je ne comprends pas pourquoi vous voulez me parler de cette jeune fille.
- Cest un sujet qui tient beaucoup à cur à Monsieur
Winch, répondit simplement Joy.
- Pardon, mais puis-je savoir pourquoi ?
Simon échangea un regard hésitant avec Joy.
Disons que Zoé Gorcci avait peut-être des liens de parenté
avec Monsieur Winch, lâcha-t-il finalement.
- Des liens de parenté ? sétonna Visconti. Eh bien voilà
qui nest pas banal. Veuillez excuser ma surprise, mais je garde de la
petite Zoé, limage dune adolescente guillerette et intelligente
qui prenait un malin plaisir à faire tourner la tête de chacun
des garçons de son village. Et quand elle venait à Palerme, accompagnant
ses parents pour leurs affaires, elle avait un succès fou. Je ne lai
plus jamais revue après cette époque, le temps de linsouciance.
Alors des étrangers qui trente ans après viennent me parler delle
et de liens possibles quelle aurait avec la famille Winch, comprenez ma
stupeur.
- Parlez-nous de la famille Gorcci, et des circonstances du drame qui a eu lieu
lété 1967. enchaîna Joy.
Visconti saisit une carafe deau pour se verser un verre et en but quelques
gorgées, les sourcils froncés.
Je déteste reparler de cette histoire. Cest un fait divers
particulièrement sordide en soi. Mais quand les protagonistes ont été
vos proches, cest encore pire. Je connaissais très bien Antonia
et Pier Gorcci. Pour tout vous dire, jai même fait une partie de
mes études avec Pier, ici, à Palerme. Il ma rapidement pris
comme associé quand il a monté sa propre affaire. Et après
avoir épousé Antonia, et fait fusionner leurs deux sociétés
pour fonder les Industries Cavagorcci, je suis devenu son bras droit. La vie
était belle, et Antonia et Pier ont rapidement fondé une adorable
petite famille. Ils ont eu quatre enfants, Zoé et Luigi, des jumeaux,
et puis deux autres garçons, Mattéo et ... Mais bien sûr,
je naurais jamais fait la relation !
- Que voulez-vous dire ?
- Leur quatrième enfant, le plus jeune, il sappelait Largo.
Joy et Simon eurent le même soubresaut en entendant le prénom de
leur ami, et en comprenant que Zoé avait dû insister pour appeler
son fils ainsi, en mémoire de son frère.
Largo était le plus jeune des frères de Zoé. Ils
sentendaient très bien, je me souviens quelle était
très protectrice avec lui. Le pauvre garçon. Il navait que
dix ans quand il a été tué, ce jour-là.
Guido perça de son regard sombre Simon, puis Joy tour à tour.
Rappelez-moi quel lien de parenté est-il censé exister
entre Zoé et Largo Winch ?
Simon ne consulta pas Joy du regard, et lui répondit sans détour,
se fiant à son instinct sur la fiabilité de lhomme.
Zoé serait sa mère.
- Sa mère ? reprit Guido, estomaqué. Bon. Je vais avoir besoin
de boire quelque chose de fort ...
Visconti se leva de son bureau pour aller se servir un verre de gin.
Dans ce cas ça change tout. Je vais tout vous raconter, dans les
détails.
- Sinon vous ne lauriez pas fait ?
- Pour raconter des secrets de famille à des étrangers ? Bien
sûr que non. Jaurais aimé parler directement à Monsieur
Winch, cela dit.
- Largo suit une autre piste à Montréal. Nous lui répéterons
mot pour mot ce que vous direz.
Lhomme daffaires acquiesça et plongea son regard dans le
verre quil tenait à la main, crispé.
Leurs enfants ny étaient pour rien dans cette histoire.
Mais ils les ont quand même tués. Jignore qui sont ces monstres,
et pendant plus de trente ans, jai passé chaque journée
à tout faire pour ne plus penser à eux.
- Vous parlez de ceux qui ont orchestré le massacre de la famille Gorcci
? senquit Joy pour lencourager à parler.
- Je nétais au courant de rien. Enfin ... Javais entendu
parler de procédés brutaux flirtant avec lillégalité,
qui avaient été utilisés à Cavagorcci pour lobtention
de certains marchés, mais jétais loin de mimaginer
jusquoù ça allait. Pier nétait pas au courant
non plus. En réalité, cest sa femme qui était avec
eux. Antonia faisait partie de cette organisation, ces hommes, je ne sais pas
qui ils étaient, mais ils étaient organisés et puissants.
Antonia était très ambitieuse, elle sest associée
à eux, sans en parler à son époux, et sans mesurer ce quelle
risquait. Puis elle sest rendue compte de ce quelle avait fait.
Cette femme nétait pas mauvaise, elle sautorisait certaines
entorses avec la légalité, pour aller plus vite au sommet, mais
je crois que si elle avait soupçonné quils pouvaient blesser
des gens, voire les tuer, elle ne serait jamais restée avec eux. Malheureusement,
quand elle a compris, cétait trop tard. Ils lavaient déjà
prise au piège. Je me rappelle encore le jour où elle a révélé
ce quelle avait fait à son époux. Il était fou de
rage, il hurlait, je peux presque encore entendre ses cris. Avant ce jour-là,
jamais il navait élevé la voix contre sa femme.
- Antonia a-t-elle quitté lorganisation après cela ? demanda
Simon.
- Elle a essayé, sans succès. Pier a tenté de laider
à se sortir de là, mais ils ont commencé à menacer
leur famille. Et puis, un jour, il a passé un coup de fil anonyme à
la presse pour leur révéler les malversations qui avaient cours
au sein des Industries Cavagorcci. Il sest sabordé volontairement.
Il pensait quune fois leurs agissements rendus publics, ces hommes ne
leur trouveraient plus aucune utilité et les laisseraient tranquille.
Il a tenté le tout pour le tout, au risque de faire faillite.
- Mais la tentative a échoué ... fit Simon, la voix étouffée.
- Lorganisation a tourné les révélations publiques
à son avantage. Elle sest couverte en chargeant Pier, qui a été
diffamé dans la presse, mis en accusation par la justice. Ils ont détruit
sa réputation. Pier allait très mal à ce moment-là.
Il se disputait sans cesse avec Antonia, et leurs enfants terrifiés ne
comprenaient pas ce qui arrivait. Dailleurs le couple navait aucun
mot pour leur expliquer, trop jeunes. Ils ont même été obligés
de les retirer de lécole, car des hordes de journalistes les poursuivaient
jusque là. Un soir, Pier était tellement au bord du gouffre, quil
a tenté de se tuer. Si je navais pas été là
pour len empêcher, il se serait grillé la cervelle.
Guido avala le fond de son verre de gin, le visage blême, comme si les
souvenirs défilaient au fur et à mesure sous ses yeux, avec un
réalisme terrifiant.
Quand il sest senti mieux, Antonia la ramené chez
eux. Je les ai moins vus la semaine qui a suivi, Pier mavait ordonné
de prendre mes distances. Il ne voulait pas que le scandale rejaillisse sur
moi. Mais je sais quil semblait aller mieux, il sétait en
tout cas réconcilié avec Antonia. Je les ai vus deux jours avant
le drame. Ils semblaient confiants. Ils mont dit quils allaient
sen sortir, quils avaient trouvé une parade pour se débarrasser
de lorganisation qui tentait de les détruire. Ils disaient quune
fois quils auraient réglé les derniers détails, ils
quitteraient le pays, avec leurs enfants, et quils referaient leur vie
sous une autre identité. Je crois quils projetaient de fuir dans
les jours qui suivaient. "
Guido serra son verre dans sa main, tendu.
Ils ont dû découvrir leurs projets. Deux jours après,
toute la famille brûlait vive dans lincendie criminel de leur maison.
Cétait fini. Ces salauds avaient bien réussi leur coup.
- Comment Zoé a-t-elle survécu ?
- Elle était censée se trouver avec eux ce soir-là, elle
devait être dans la maison familiale de San Ferdino. Mais elle ne supportait
pas toute la pression qui régnait sur la famille depuis que le scandale
avait éclaté. Elle en voulait à son père quelle
croyait responsable et ne lécoutait plus. Il lui avait ordonné
de ne pas quitter la maison, parce quil craignait quon ne sattaque
à elle. Mais elle avait fait le mur. Cette enfant nen faisait toujours
quà sa tête. Et cette nuit-là, ça la
sauvée.
- Par la suite cest à vous que les services sociaux lont
confiée ?
- Oui, elle navait pas dautre famille, ni du côté Gorcci,
ni du côté Cavachiello. Même sil y en avait eu, je
doute quils se seraient manifestés. Jétais un vieil
ami de la famille, je lavais vue grandir, et jétais prêt
à lui offrir tout ce dont elle aurait besoin. Mais la mort des membres
de sa famille lavait terrorisée et traumatisée. Elle sen
voulait dêtre partie en si mauvais terme avec ses parents. Et elle
sen voulait aussi davoir survécu. La pauvre enfant allait
très mal, rongée par la culpabilité. Elle mangeait peu,
nallait plus nulle part, si ce nest la maison en cendres de ses
parents. Elle y passait presque toutes ses journées. Et un jour elle
sest enfuie. Jai ameuté la police, mais le chef des carabiniers
roulait sa bosse pour ces types, pour lorganisation. Il a profité
de sa fuite, pour monter une histoire horrible. Il a fait avaler à la
presse et à lopinion publique que lenfant était folle
et que cétait elle qui avait mis le feu à la maison de ses
parents. Comme elle a fui et disparu, tout le monde a cru cette hypothèse,
cétait la solution de facilité. Et laffaire a été
classée sans suite. Je nai jamais su ce quelle était
devenue.
Guido alla se rasseoir sur le fauteuil de son bureau, le visage creusé,
épuisé par les souvenirs douloureux quil venait de ressasser.
Dites-moi, dites-moi ce quelle est devenue par la suite ! leur
demanda-t-il sur un ton presque suppliant.
- Nous ne savons rien de sa vie, des trois années qui ont suivi sa fuite
de Sicile, répondit Joy, voyant Simon encore sous le choc des révélations
de Visconti. Nous savons quen 1970 elle est arrivée aux États-Unis,
sur la Côte Ouest. Elle aurait vécu un an à San Diego, puis
un an à New York. Là-bas, elle a connu Nério Winch et ils
ont eu une liaison chaotique.
- Et elle a eu un enfant avec lui, compléta Simon. Largo.
- Et où est-elle maintenant ? poursuivit Guido.
- Nous lignorons. Nous tentons de remonter sa trace. Mais nous navons
que de maigres indices. Nous ne savons pas si elle est encore en vie.
- Je lespère de tout cur, murmura Guido, comme une prière.
- Que savait Zoé des ennemis de sa famille ? poursuivit Joy, sur le ton
le plus neutre possible. De ceux qui sont responsables de lincendie ?
- A ma connaissance, rien. Elle nétait pas idiote, et elle savait
que des gens menaçaient ses parents, et que tout avait un rapport avec
les scandales qui secouaient les Industries Cavagorcci. Mais Antonia et Pier
ne lui ont rien expliqué, pour la préserver. Pourquoi me demandez-vous
cela ?
- Parce que les ennemis de ses parents ont continué à la poursuivre
toutes ces années par la suite. Ils lont poursuivie jusquaux
États-Unis. De deux choses lune : soit elle était un témoin
gênant dune chose quelle aurait vu certainement le soir du
drame, soit elle était au courant des affaires de ses parents avec eux.
- Je ne vois pas comment elle aurait été au courant ... sétonna
Guido. A moins que ... Le bunker ...
- Le bunker ? répéta Simon, mal à laise.
- Oui, il y avait un bunker sur les terres de la famille Gorcci, qui était
là depuis la Seconde Guerre Mondiale. Parfois, Pier sen servait
pour entreposer certains biens et documents importants à ses yeux. Jy
suis allé plusieurs semaines après le drame, et je nai trouvé
que de vieux portraits et des meubles poussiéreux. Mais Zoé était
déjà retournée plusieurs fois à son ancienne maison
entre-temps et connaissait mieux lendroit. Peut-être y avait-il
un coffre ou une cavité quelconque que je nai pas remarquée
et dans laquelle Pier et Antonia auraient conservé des documents concernant
leur fuite prochaine. Je ne sais pas. Je ne vois pas comment elle laurait
découvert, sinon.
- Quelquun a touché à ce bunker depuis ? senquit Joy.
- Non bien sûr. Personne na racheté ces terres depuis. Le
souvenir du massacre est encore trop présent, dautant plus que
les ruines de la maison en cendres sont restées debout. Le paysage est
vraiment lugubre, je nai rien vu de plus sinistre. Personne ne passe plus
dans le coin. Moi-même je ny ai plus mis les pieds depuis des années.
Joy et Simon échangèrent un regard entendu.
Vous accepteriez de nous y guider ?
. Douggie, mallette à la main, suivi par un Largo grimaçant,
pénétrèrent dans le hall de la Columbine Bank, en discutant
vivement.
Fais-moi confiance Largo.
Le milliardaire écarquilla les yeux.
Moi ? Te faire confiance à toi Douggie ?
- Écoute, cest mon domaine, je suis un pro ! Jai déjà
fait ce genre darnaque dix mille fois !
- Tu te rends compte que si on se fait prendre, jaurai des problèmes
sérieux ?
- Bah moi aussi !
- Oui mais toi tu nas aucune image internationale à préserver
!
- Détends-toi Largo et laisse-moi faire.
- Loption jutilise mon pouvoir et mon argent pour soudoyer
le directeur de la banque est encore envisageable tu sais ...
- Largo, laisse-moi faire. Oh, et fais un joli sourire à la guichetière,
ça devrait la distraire.
- Douggie !
- Allez, n'aie pas honte de jouer de tes charmes, profite des dons que la nature
ta gracieusement offert.
- Je narrive pas à croire que je suis en train de faire ça
...
- On arrive ! Plus un mot : sourires et clins dil coquins à
la demoiselle.
- Et si cest un gros barbu ?
- Ca marche aussi.
- Cest pas vrai ...
Les deux amis parvinrent au bureau dune employée de la banque et
la saluèrent avant de prendre place sur deux chaises.
Que puis-je faire pour vous messieurs ? demanda la jeune femme, un sourire
légèrement aguicheur envers Largo.
- Je mappelle Corel, Vince Corel, commença Douggie, mentant avec
aplomb. Jai un coffre ici, à la Columbine, le numéro 458,
seulement jai perdu ma clé, cest idiot, pendant un week-end
à Toronto, chez Maman. Oui voyez-vous, Maman est toute seule depuis ...
Depuis ...
La lèvre inférieure de Douggie trembla légèrement,
et lIrlandais sortit un mouchoir de sa poche, quil tamponna sous
ses yeux rougis.
Excusez-moi mademoiselle ... Jai du mal à men remettre
... Cest papa ... Papa nous a quittés ... Il nous a quittés
il y a un mois. Un drame tragique.
- Et si soudain ... reprit Largo, la mine contrite. Il était encore si
vigoureux, et puis une rupture danévrisme ... Cest horrible.
Papa nous manque tellement.
- Je suis désolée messieurs, toutes mes condoléances, fit
la jeune femme, sur un ton sincère.
- Mon frère et moi vivons à Montréal, mais depuis le drame
nous allons souvent voir Maman.
- Ca lui change les idées ...
- Et le week-end dernier, elle nous a réclamé une montre à
gousset qui appartenait à papa, et quelle voulait garder comme
souvenir.
- Seulement il me lavait donnée et je lavais mise dans mon
coffre ici en attendant de la faire réparer. Nous voudrions la récupérer.
- Je comprends, mais si vous avez perdu la clé ... commença lemployée.
- Oh cétait un accident stupide de ma part. Tu te rappelles Steve
?
- Oh oui, un accident stupide, reprit Largo, toujours souriant en coin à
la jeune femme, on se baladait sur un pont avec Maman, et puis cet idiot perd
sa veste qui tombe dans leau. A lintérieur bien sûr
son trousseau de clés. Stupide, stupide ! Mon frère a toujours
été un étourdi.
- Cest bizarre, vous ne vous ressemblez pas ... nota la jeune femme.
- Euh jai tout de maman, et Steve ressemblait tellement à ... A
... A papa ... expliqua Douggie en se remettant à sangloter.
- Veuillez excuser mon frère, il est très émotif, et il
a beaucoup de mal à supporter cette disparition.
Largo passa son bras autour des épaules de Douggie et le tapota légèrement,
dun air consciencieux.
Cest sa première expérience avec la mort, rajouta-t-il
à voix basse.
- Écoutez ... Écoutez mademoiselle, poursuivit Douggie, en ravalant
ses larmes de crocodile, cest horrible de ressasser ces souvenirs, si
nous pouvions juste avoir une nouvelle clé et prendre la montre. Nous
aimerions en finir au plus vite.
- Euh oui. Bon donnez-moi une seconde que je vérifie ... dit-elle en
pianotant sur son ordinateur. Oui, le coffre 458 est bien au nom de Vince Corel.
Vous auriez une pièce didentité Monsieur ? Cest la
procédure !
- Oui bien sûr ...
Douggie fouilla dans la poche intérieure gauche de sa veste, fronça
les sourcils, puis fouilla dans sa poche intérieure droite. Puis il étouffa
un juron.
Oh ce nest pas possible.
- Quoi ? demanda Largo.
- Steve, je suis vraiment nul, jai oublié mon portefeuille.
- Oh Vince, on avait promis à Maman de lui ramener cette montre aujourdhui.
- Je sais, je sais ...
- Eh ben voilà, encore une fois tu fais nimporte quoi ! Mais où
est-ce que jai dégoté un frère pareil, hein ? On
prend le train pour Toronto dans une heure, on na pas le temps de retourner
chez toi trouver ton portefeuille ! Si dailleurs tu ne las pas laissé
dans un snack, ou à la station service !
- Ca va, ça va, je sais ! Je suis vraiment nul, en-dessous de tout. Papa
avait raison de mappeler mauviette, je vaux rien !
- Oui bon ça va, ce nest quun oubli, tu ne vas te flageller
non plus !
- Mais si, je suis un vaurien ! Papa il me le disait tout le temps ! En fait
Papa maimait pas ... sanglota Douggie.
- Oh mais non, arrête, Vince, ne dis pas nimporte quoi ... tenta
de le consoler Largo.
- Siiiiiiiiiiiiiiii ! Jétais le raté de la famiiiiiiiiiille
! Ca a toujours été toi son préféré !
- Arrête, papa taimait autant que moi ...
- Alors pourquoi il ne se déplaçait quà tes matchs
de foot hein ? Et pourquoi il te prêtait toujours son pick-up adoré
et pas à moi ?
- Parce que tétais nul au foot et que tu conduisais comme une patate
! Ca ne voulait pas dire quil ne taimait pas !
- Siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! Papa maimait paaaaaaaaaaaaaas !
- Oh non !
Douggie éclata en sanglots, et Largo le prit dans ses bras, sexcusant
dun hochement de tête auprès de lemployée de
banque, totalement dépassée.
Excusez mon frère, mais lui et papa ne se sont pas quittés
en très bons termes, et il sen veut beaucoup, vous comprenez.
- Oui, je vois, je suis vraiment très triste pour lui. Écoutez,
laissez tomber la pièce didentité, je vous crois sur parole,
vous avez donné le bon numéro de coffre. Je vous donne la clé
et je vous conduis à la salle des coffres.
- Merci, merci cest très généreux, fit aussitôt
Largo, avec un sourire à la faire cramer sur place. Cest maman
qui sera contente ! Tas entendu Vince ?
- Quoi ? demanda Douggie en séchant ses larmes.
- La Dame va nous conduire au coffre, tu vois tout sarrange.
- Vrai de vrai ? dit-il avec un regard plein despoir.
- Oui, Monsieur Corel, attendez-moi une seconde.
La jeune femme disparut un instant et Largo lâcha aussitôt Douggie
qui traînait encore dans ses bras.
Tu crois pas que tu en as fait un peu trop là ? le gronda Largo.
- Mais non jétais très convaincant. Cette fille, cest
le genre à sangloter tous les jours devant les épisodes des Feux
de lAmour. Ca lui a plu.
- Jaime pas utiliser ce genre de méthodes.
- Peut-être, mais tu vas avoir accès à ce coffre et cest
ce que tu souhaitais non ?
Largo acquiesça.
Daccord, merci Douggie.
- Remercie moi quand on sera sortis dici. Une fois dans la salle des coffres,
tu devrais loccuper un peu pour quelle ne regarde pas ce que je
fais.
- Loccuper ? Comment ?
- Tu veux que je te fasse un dessin ? Imagine que tu es enfermé dans
un placard à balais avec Miss Arden.
- Jaurais pas du te laisser si longtemps avec Simon ... marmonna
Largo.
Sur ces entrefaites, la jeune femme revint, brandissant une clé quelle
donna à Douggie. Tenez monsieur Corel, une clé qui ouvrira
le coffre 458. Accompagnez-moi, nous allons à la salle des coffres.
Largo et Douggie la suivirent docilement jusquà la fameuse salle.
Elle les guida jusquau coffre 458 que lIrlandais retira de son compartiment
avant de linstaller sur une table pour louvrir. Il jeta un petit
coup dil évocateur à Largo qui aussitôt se mit
à faire un brin de causette avec lemployée de banque.
Encore merci mademoiselle, vous nous rendez vraiment service.
- Oui, on prend souvent les employés de banque pour des gens inhumains,
on a une mauvaise réputation pour rien.
- Laissez-moi vous dire que vous êtes charmante ...
- Vous allez me faire rougir ... dit la jeune femme en baissant légèrement
la tête.
- Et cest quoi votre petit nom ?
- Claudia.
- Claudia. Ravissant. Et vous habitez dans le coin Claudia ? poursuivit-il en
lançant un petit regard vers Douggie qui survolait des documents contenus
dans le coffre.
- Oui je vis à Montréal, mais depuis peu. Jai été
mutée de Colombie Britannique il y a six mois de cela.
- Ah ! La Colombie Britannique, Vancouver. Cest très joli !
- Vous connaissez ?
- Je voyage beaucoup !
Tandis que la dénommée Claudia se dandinait devant Largo, celui-ci
continuait à surveiller Douggie qui rangea la documentation qui les intéressait
sous sa chemise avant de replacer le coffre dans son compartiment. Puis il rejoignit
le grand séducteur et son employée de banque.
Ca y est ? senquit la jeune femme, légèrement déçue
de voir son entretien avec Largo avorté si tôt.
- Oui, la voilà ! répondit Douggie en brandissant la montre à
gousset de son oncle OBrady quil utilisait depuis des années
pour cette arnaque. On peut sen aller !
- Très bien. Claudia, ce fut un réel plaisir de vous connaître,
dit Largo en faisant un baise-main à la jeune femme. A très bientôt
!
Il la terrassa dun regard ravageur et la jeune femme les salua vaguement
en balbutiant, restant plantée sur place, le temps de se remettre de
cette charmante rencontre.
Une fois hors de la banque et installé au volant de leur voiture de location,
Douggie sortit de sous sa chemise les documents quil avait volés
et les tendit à Largo.
Voilà, mission accomplie, on applaudit lartiste !
- Je te revaudrai ça Douggie.
- Ah non cest moi qui avais une dette envers toi. Jai feuilleté
le dossier. La plupart des effets contenus dans le coffre étaient des
bijoux et des biens ayant appartenu à sa femme. Seul ce dossier concernait
lhomme que tu recherches. Il y a son portrait-robot.
Largo retrouva aussitôt le dessin et lexamina en fronçant
les sourcils, tentant dy retrouver le visage de lhomme qui avait
abattu Corel, même sil ne lavait que brièvement aperçu,
dans lobscurité. Le reste du dossier retraçait méthodiquement
tous les maigres renseignements que Corel avait pu glaner sur linconnu
ainsi que ses déplacements et missions supposées des dernières
années.
On le tient ... murmura simplement Largo, plongé dans la
lecture du dossier.
*****
Largo marchait de long en large dans sa chambre dhôtel, pressé,
voire oppressé par lidée quun tueur rôdait autour
de lui, et quil se rapprochait de plus en plus. Le téléphone
collé à loreille, il discutait avec Kerensky.
Des nouvelles de Joy et Simon ? senquit-il.
- Non, ils sont peut-être sur une piste solide. Ils appelleront.
- Tu as reçu mon scan du portrait-robot ?
- Affirmatif, répondit le Russe en examinant le portrait que Largo lui
envoyé par mail. Jai lancé un programme de reconnaissance
faciale, avec les renseignements que tu mas donnés sur son passé
probable en commando de marines, et sur ses déplacements des dernières
années, et jai fini par réussir à lidentifier.
Red Turner. Tueur à gages.
- Affilié à la Commission Adriatique ?
- Impossible de le savoir avec le peu dinformations que jai sur
lui, mais cest probable.
- Que sait-on sur Turner ?
- Pas grand-chose. Jai tenté de pirater les fichiers de la CIA
sur lui, mais ils ne savent pas grand-chose. Ce type est un fantôme, il
ne laisse que peu de traces derrière lui. Il est sûrement très
malin, alors je ne saurais trop te conseiller de redoubler de vigilance.
- Mais je suis déjà prudent, ne ten fais pas. Dès
que tu en sais plus sur lui, rappelle.
- Daccord patron.
La communication fut interrompue et Largo raccrocha le combiné, saisissant
au passage son verre de lait qui lattendait paisiblement pendant sa conversation
avec le Russe. Il se posait dix mille questions sur ce qui avait pu arriver
à sa mère après son enlèvement par Turner. Que lui
avait-il fait ? Dans quelles conditions était-il né ? Sa mère
avait-elle accouché de lui, prisonnière de la Commission Adriatique
?
Ne trouvant aucune réponse à ces questions lancinantes, il décida
de tenter de décompresser en sortant quelques instants. Douggie prenait
sa douche dans la chambre voisine, il serait sorti dici peu, et il pourrait
se changer les idées avec son vieux complice.
Largo avala le fond de son verre de lait, le reposa sur la table et se dirigeait
vers la porte communicante à la chambre de Douggie, quand il fut arrêté
net par le cliquetis familier dun chien de revolver. Son cur manqua
un battement, une peur sourde parut comme laveugler fugitivement, puis
il prit une grosse respiration et se retourna lentement.
Red Turner se tenait debout à un mètre de lui, le pointant dun
neuf millimètres doté dun silencieux. Âgé dune
cinquantaine dannées, le visage marqué, mais encore trapu
et robuste, il dévisageait sa proie dun regard froid et sans consistance.
Son imperméable gris et informe soulignait le surréalisme de cette
apparition inquiétante.
Turner ... murmura Largo, réfléchissant à
toute vitesse à un moyen de se sortir de là.
Le tueur à gages parut fort contrarié et exprima un rictus en
conséquence.
Vous connaissez mon nom ? Ca ne me plaît pas.
- Quelle importance ? Vous êtes bien là pour me tuer non ?
- Juste.
- Cest la Commission qui vous envoie ?
- Non, ils ont dautres projets pour vous je crois. Mais je ne travaille
pas uniquement pour cette Organisation. Et pour les besoins de mon job je dois
éliminer quiconque suit ma trace, connaît mon nom ou mon identité.
Je nétais pas encore certain de vous tuer, jusquà
ce que vous parliez à cet imbécile de Corel. Ca na rien
de personnel.
- Rien de personnel ? Étrange que vous me disiez ça, trente ans
après avoir kidnappé ma mère.
- Contrairement à vous, je sais apprécier lironie du sort.
- Quavez-vous fait à ma mère ?
- Cest si lointain. Vous voulez vraiment le savoir?
- Quitte à mourir, oui.
- Je navais pas pour ordre de la tuer, pas tout de suite. Je devais la
garder prisonnière jusquà votre naissance. Après
il aurait été temps de la supprimer. Le but était surtout
de faire pression sur Nério à travers vous pour l'obliger à
rester fidèle à la Commission Adriatique. Mes employeurs le sentaient
sur le départ depuis quelques temps ... Cétait assez gênant
pour eux.
- Et que sest-il passé ?
Turner esquissa un sourire en coin et replaça son index sur la détente.
Ce quil sest passé ? Eh bien vous voyez, votre père
avait un point commun avec vous : un irrésistible besoin de voler au
secours des demoiselles en détresse. Nério a engagé des
mercenaires, ils mont localisé et lont délivrée.
Je ne sais pas où il la cachée par la suite, la Commission
Adriatique na pas réussi à remettre la main sur votre mère.
En tout cas, pas à ma connaissance.
- Elle serait peut-être encore en vie ?
- Si cest le cas, vous ne le saurez jamais.
Turner sapprêtait à presser sur la détente.
Arrêtez. Écoutez, on pourrait peut-être essayer de
sarranger. Si vous me tuez en agissant à lencontre des indications
de la Commission, vous allez vous attirer de sérieux problèmes.
- Je regrette, je nécoute pas les personnes comme vous. Vous me
dérangez, je vous tue. Ca marche comme ça.
Turner visa Largo et le milliardaire commençait sérieusement à
paniquer, et à croire quil vivait sa dernière heure. Pourtant
le tueur était à proximité et il pouvait espérer
avoir de meilleurs réflexes que lui étant donné leur différence
d'âge. Sil pouvait se jeter sur lui, il arriverait sans difficulté
à le déséquilibrer et à lui prendre son arme. Il
avait besoin dune diversion, quelque chose, nimporte quoi.
Oh Largo tu naurais pas du shampoing ultra doux pour cheveux secs
? sécria Douggie en débarquant dans la chambre vêtu
dun peignoir de bain.
Surpris par larrivée inattendue de lIrlandais, qui avait
débarqué sans frapper, et en criant, les oreilles bouchées
par leau de la douche, Turner fut déconcentré lespace
dune seconde, assez longtemps pour que Largo réagisse et se jette
sur lui pour lui prendre son arme.
Douggie hurla de peur en apercevant lhomme en imperméable gris
et surtout en reconnaissant le canon brillant de son revolver, tandis que Largo
plongeait sur Turner. Le tueur eut le réflexe de lui donner un coup de
poing mais Largo ne fut pas sonné assez longtemps. Il se jeta à
nouveau sur lui pour lui prendre son arme et les deux hommes roulèrent
au sol. Dans leur chute, un coup de feu partit.
Douggie, horrifié, sapprocha des deux hommes à terre, immobiles,
prenant un annuaire pour se défendre au cas où lagresseur
serait le survivant.
Largo ? Largo ça va ? demanda-t-il en brandissant lannuaire,
prêt à frapper.
Allongé sur la moquette, le jeune homme cligna des yeux et se débarrassa
du corps sans vie de Turner qui lui pesait sur la poitrine. Il était
indemne.
Ca va Douggie ... le rassura-t-il en se relevant doucement, les jambes
légèrement chancelantes sous lémotion.
- Tes sûr ?
- Oui. Appelle la police.
Douggie acquiesça vivement, encore nerveux, sapprocha du téléphone
son annuaire sous le bras, ne sachant quoi en faire, et composa le numéro
de la police. Largo se pencha sur le corps de Turner et le retourna. Il lui
prit son pouls. Plus rien. Il était mort sur le coup, et son sang commençait
à se répandre sur la moquette. Largo se sentit nauséeux
et se releva sur-le-champ, faisant face à Douggie qui venait de raccrocher,
et qui faisait passer son annuaire de main en main, refusant obstinément
de sen séparer.
Cest bon Largo, ils arrivent.
Le milliardaire hocha la tête mais était trop fatigué pour
prêter attention aux tics nerveux de lIrlandais, encore mort de
trouille.
On rentre à New York, déclara-t-il finalement sur un ton
las. Ca fait deux cadavres en trop pour courir après un fantôme
...
*****
Un paysage désolant se dressait face à eux. Le squelette de l'ancienne
demeure familiale des Gorcci, sur leurs terres jadis luxuriantes et à
présent rongées par les ronces et les mauvaises herbes, se dressait,
estropié et tronqué, en quelques ruines épargnées
par les flammes. Un frisson parcourut léchine de Joy tandis que
Simon détournait le regard. Devant eux, lunique témoin de
lhorrible incendie qui ôta la vie aux époux Gorcci et à
leurs trois fils innocents, Luigi, Mattéo et Largo.
Guido, à peu près aussi mal à laise queux,
détourna leur attention du cadavre de la maison, que le hurlement du
vent rendait particulièrement fantastique.
Le bunker se trouve à une centaine de mètres plus loin,
près des oliviers, là-bas, vous voyez ?
Les deux jeunes gens acquiescèrent et suivirent Guido, le visage giflé
par le vent frais qui mordait les terres siciliennes par ce temps hivernal.
Lhomme daffaires les précéda à lintérieur
de lancienne construction nazie, et ils le suivirent sans hésiter,
pressés dôter de leur vue lapparition fantomatique
de la maison, se dressant au beau milieu de nulle part. A lintérieur,
il faisait moins frais, mais le vent continuait à se faire entendre,
sifflant dangereusement, leur rappelant le caractère maudit des terres
quils foulaient.
Sans plus attendre, et sans se concerter, ils se mirent à fouiner dans
le bunker, déjà pillé, qui ne contenait plus que quelques
meubles sans valeur ou toiles sans intérêt. Dans un recoin sombre,
Joy se sentit obligée dallumer une petite lampe torche qui zébra
aussitôt un tableau, gras de poussière. Elle sarrêta
devant luvre picturale, qui représentait une mare recouverte
de nénuphars. Sans comprendre pourquoi elle y pensait à ce moment-là
précisément, cela la renvoyait au roman de Boris Vian, Lécume
des jours, lun des livres quelle avait retrouvés parmi les
affaires de Zoé avec Largo. Instinctivement, elle se dirigea vers la
toile, la retira, elle, puis les suivantes, et derrière les peintures
elle tomba sur un petit coffre.
Simon ! Monsieur Visconti ! les appela-t-elle aussitôt.
Les deux hommes accoururent, tandis quelle saccroupissait près
du minuscule coffre, et Guido écarquilla les yeux.
Incroyable, comment jai pu passer à côté de
ça ? murmura-t-il.
- Joy, je louvre ?
- Pas la peine, la serrure a déjà été forcée.
Peut-être par Zoé.
La jeune femme ouvrit le petit coffre et examina lintérieur en
fronçant les sourcils.
Quest-ce que tu as trouvé ?
- Des carnets. Des carnets noirs, il y en a plusieurs.
- Oh Mon Dieu, je les reconnais ! sécria Guido. Cétait
dans ces carnets que Pier tenait son journal. Jai toujours cru quils
étaient conservés dans son bureau et quils avaient brûlé
lors de lincendie.
- Ils sont datés ... nota Joy en survolant le début de chacun
des ouvrages. Jai limpression quil en manque. Peut-être
que Zoé en a emporté avec elle.
Simon saccroupit près de Joy et examina à son tour les carnets,
en tendant certains à Guido.
Il y en a qui datent des mois précédant le décès
de Pier Gorcci.
- Tenez, jen ai trouvé un écrit trois semaines avant le
drame ! sexclama Guido.
Joy et Simon se redressèrent et allèrent lire par-dessus lépaule
de Visconti, lécriture à lencre irrégulière,
en italien, qui noircissait les vieilles pages jaunies par le temps.
21 Juin 1967
Je ne sais plus quoi faire pour ma famille. Antonia ma tout révélé,
ce que je soupçonnais depuis quelques temps. Je suis entré dans
une rage folle en apprenant ce quelle avait fait. Peut-être aurais-je
dû prendre sur moi. Elle a besoin que je la protège, elle a besoin
de moi maintenant plus que jamais. Mais je ne peux toujours pas me résigner
à admettre que ma femme, celle qui a partagé toutes les peines
et les bonheurs depuis toutes ces années, ma menti et manipulé.
Cette idée est insupportable.
Si ça navait concerné que nous deux, jaurais pu facilement
lui pardonner. Mais elle a mis en danger notre famille toute entière,
nos amis, notre affaire et par là-même nos employés, qui
comptent sur nous. Je ne parviens pas à entrevoir le bout du chemin,
tout sest obscurci. Aucune solution ne vient, et je crains de connaître
de sombres jours, sans pouvoir épargner ceux que jaime.
Pourquoi a-t-elle fait ça ?
Peut-être aurais-je dû lui expliquer qui ils étaient et pourquoi
je refusais de les rejoindre. Si elle avait su, elle naurait pas fait
cette folie. Je porte ma part de responsabilité. A présent il
faut que nous détruisions cette menace qui plane sur nous. Mais comment
lutter contre eux ? Comment sopposer à la Commission Adriatique
?
Guido interrompit sa lecture et interrogea du regard Joy et Simon.
Commission Adriatique ? Cest cela leur nom ?
Les deux jeunes gens ne répondirent pas tout de suite.
Non, ne me dites rien ... se rétracta Guido. Je préfère
en savoir le moins possible sur eux. Jai une famille, deux filles, et
des petits-enfants.
Il tendit le carnet quil lisait à Simon et recula.
Je vous attends dehors.
Joy regarda le vieil homme sen aller tandis que Simon continuait à
survoler le carnet.
Si Zoé a lu ces lignes rédigées par son père,
ça expliquerait quelle ait compris le danger qui la menaçait
et quelle se soit enfuie, commenta-t-il.
- Ceux datant des derniers jours avant la mort de Pier Gorcci ont disparu, reprit
Joy. Il devait expliquer comment lui et son épouse comptaient sy
prendre pour fuir la Commission et recommencer une nouvelle vie ailleurs. Zoé
a dû suivre scrupuleusement les dispositions que ses parents comptaient
prendre. Ce qui la protégée de la Commission. Du moins jusquà
ce que son chemin croise celui de Nério.
- Je me demande ce que cétait, réfléchit Simon à
haute voix. Ce nest pas chose facile de semer la Commission, même
Largo qui pourtant fait partie des hommes les plus puissants de la planète
a du mal à les faire décrocher. A ton avis, quest-ce que
ça cache ?
- Seule Zoé Gorcci doit le savoir.
- Elle pourrait être encore en vie ? Et se terrer quelque part ? Protégée
par Dieu sait quoi ?
Joy secoua la tête.
Pas un mot à Largo. Ce ne sont que des spéculations. Si
elle était en vie, elle se manifesterait tu ne crois pas ?
- Peut-être pas, si elle juge que ça pourrait la mettre en danger,
ou mettre en danger son fils.
La jeune femme fronça les sourcils et referma le carnet qui trônait
entre ses mains.
Ca suffit. On en a découvert suffisamment. On prend les carnets
de Pier Gorcci, et on les ramène à Largo. Ce sera à lui
de tirer les conclusions qui simposent.
- Tu as raison. On ne découvrira rien de plus en Sicile. Retour à
New York.
*****
Largo alluma linterrupteur qui inonda de lumière son appartement.
Lair las, il traîna les pieds jusquau canapé où
il sécroula comme une masse, suivi par un Douggie guilleret qui
visiblement ne se sentait pas gagné par le sommeil.
Bon quest-ce quon fait maintenant ? senquit lIrlandais.
- Dormir ... marmonna Largo, étouffant un bâillement.
- Quoi ? Tu veux dormir ? Avec tout ce que tu viens dapprendre ? Ta mère
est peut-être encore en vie, cachée quelque part ! Tu nes
pas curieux ?
- Je suis surtout fatigué et découragé. En deux jours jai
assisté à un meurtre, et jen ai commis un. Jai découvert
que toute la famille de ma mère avait été massacrée
par des ennemis communs, et mon arbre généalogique se révèle
particulièrement sordide. Jai besoin de digérer, et de me
reposer. Jai les idées confuses.
- Bah tu sais, si tu veux men parler je ...
- Écoute Douggie, le coupa-t-il, japprécie ta présence
et ton amitié, mais là je suis crevé. Jai juste envie
de mécrouler comme une masse, et de dormir une bonne quinzaine
dheures daffilée.
- Mais dis-moi, tu ne vas pas abandonner ? Hein ? Si près du but ?
- Je ne sais pas. Je narrive plus à réfléchir, je
suis épuisé. Je te dirai ça à mon réveil.
LIrlandais sourit et jeta une couverture vers Largo qui sinstallait
confortablement dans son canapé.
Ok, pique un bon roupillon. Si on a du nouveau on te réveille
?
- Oui, mais à condition que jai déjà dormi au moins
six heures.
- Bon je te laisse la Belle au Bois Dormant !
Douggie laissa Largo à son sommeil réparateur et éteignit
les lumières de son appartement avant de refermer la porte. En sortant,
il croisa Kerensky qui foulait le couloir dun pas tranquille.
Salut Sutherland, dit-il de sa voix caverneuse. Jallais voir Largo.
- Je te conseille pas de le déranger maintenant, il dormait debout sur
le chemin du retour ! Sommeil à rattraper. Cest important ?
- Hum, jai identifié lun des mercenaires que Nério
a engagé en 1972 pour retrouver sa mère. Cest un type que
je connais pour avoir bossé avec lui. Je me disais quil voudrait
que je lui arrange un rendez-vous avec lui. Mais sil est à côté
de ses pompes, je suppose que je peux moi-même me déplacer.
- Bonne idée. Je taccompagne ?
Kerensky esquissa un sourire sadique.
Je men voudrais sil essayait de te manger tout cru.
- Sympathique remarque de la part de quelquun que jai plumé
de trois cent soixante quinze dollars ! rétorqua Douggie.
Le Russe le pétrifia du regard.
Je nai pas besoin de baby-sitter. Simon a appelé, lui et
Joy rentrent de Sicile. Ils ont du nouveau, tu préviendras Largo quand
il se réveillera ?
- Bien sûr. Bonne chance !
Kerensky ne releva pas et prit le chemin de lascenseur.
*****
Kerensky fit son entrée dans la taverne où il pensait retrouver
Tobo MBala, un mercenaire avec lequel il avait partagé quelques
contrats, post KGB et pré Mafia Russe. Il avait à peine fait quelques
pas dans le bouiboui miteux quil reconnut la carrure immense de son ancien
comparse, qui buvait une bière au comptoir de la taverne.
Tobo MBala ! Tu joues les piliers de bar maintenant ?
Le géant se retourna et sourit vaguement en reconnaissant Kerensky.
Tiens donc, une visite du Ruskov ! Que me vaut lhonneur ? Tu te
fais rare généralement ...
- Tu me connais, moi et les mondanités ... Tu es consultant en sécurité
maintenant ?
- Et toi tu joues les experts en informatique de Largo Winch. Étonnant
de te voir traîner avec ceux-la même que tu qualifiais de hyènes
capitalistes ?
- Que veux-tu, avec lâge on perd la vigueur de ses convictions.
- Je toffre une vodka ?
- Tu sais que je suis toujours partant pour une vodka.
MBala commanda un verre au barman, puis conduisit Kerensky à lécart,
dans une salle à l'arrière de la bicoque.
Tu es comme chez toi ici si je comprends bien ? senquit Kerensky
en examinant le bureau de fortune installé dans cette ancienne réserve.
- Jai besoin dun centre dopération pour des raisons
personnelles. Je ne peux pas tout gérer de mon bureau à la Security
Corp, ça ferait tâche.
- Je vois. Toujours du mal à te débarrasser de certaines sangsues
?
- Tu connais le problème. Les gens comme nous Kerensky, ont beaucoup
de mal à rentrer totalement dans le droit chemin. Dailleurs, si
ça tintéresse, en ville court le bruit que Topolski te recherche.
- Je suis au courant. Jai pris mes précautions. Merci quand même.
- Je te devais bien ça depuis 1994, Melbourne.
- Tu as une excellente mémoire. Cest dailleurs pour faire
appel à ta mémoire que je suis ici.
- Tiens donc ? Tu mintéresses, fit MBala en sasseyant
derrière son bureau tandis que Kerensky demeurait debout, adossé
à une étagère, son verre à la main.
- Ce que je vais te demander date du début de ta carrière, il
y a trente ans.
- Oh la, tu vas chercher loin le Ruskov. Passons, annonce la couleur.
- Tu as déjà rempli des contrats de mercenaires pour le compte
de Nério Winch ?
MBala éclata de rire, et repiqua dans sa bière.
Alors tu es ici pour le compte du Groupe W ? Tu fais du zèle,
étonnant de ta part.
- Jaime bien ce job. Alors si je peux aider le patron ...
- Ne te justifie pas Ruskov, après tout jai une dette envers toi.
Oui, jai effectué quelques contrats pour Nério Winch. Ca
ne date pas dhier. Il ne ma pas toujours fait faire des jolies choses.
- Et si je te parle du mois de juillet 1972 ? Et dune femme, une italienne,
enceinte de cinq mois à lépoque.
MBala eut une moue intéressée.
Oh tu métonnes que je men rappelle de ce coup-là
! Winch mappelait généralement pour des affaires louches.
Jétais plutôt surpris quand jai appris que ma mission
était de délivrer une jeune femme en détresse. Jamais je
naurais pu imaginer quil maurait fait ce coup-là, le
milliardaire ! Et en plus une fille en cloque ! Délicat. Très
délicat.
- Cest toi qui commandait le job ?
- Non, jétais trop jeune, javais peu dexpérience.
Cétait un Cajun, dénommé Friedman, qui avait mené
le barque. Les instructions en clair étaient de tout faire pour que la
femme nait rien et dabattre sans hésitation quiconque se
dresserait entre elle et nous.
- Vous lavez délivrée saine et sauve ?
- Tout juste. Léquipe était partie à deux véhicules.
Mon job, une fois quelle était localisée, cétait
de lemmener dans une des deux voitures, sans attendre les autres, et de
la conduire à un point de rendez-vous déterminé à
lavance. Alors cest ce que jai fait. Jai flippé
quand je suis entré dans la chambre où elle était prisonnière,
parce que jai vu quelle était enceinte. Je me suis dit quil
fallait la sortir de là sans bobo et sincèrement jai cru
que je ny arriverais pas. Mais la fille, elle avait beaucoup de sang-froid.
Quand elle a compris que jétais là pour la délivrer,
elle la fermé, et elle ma suivi aveuglément. Pas une
seule fois elle a chialé ou crié, et pourtant elle aurait eu des
raisons avec le bordel que cétait. Ils étaient une dizaine
de mecs à la garder. Dailleurs il y a eu pas mal de bobos dans
nos rangs. Trois de léquipe nen sont pas revenus. Mais bon,
cétait payé proportionnellement aux risques. Un de mes premiers
gros contrats.
- Après lavoir délivrée, tu las emmenée
où ?
- Au point de rendez-vous prévu. Là-bas, jy ai retrouvé
Nério Winch, en personne. Quand je lai vu soccuper delle,
jai compris que cétait sa nana. Mais jai pas posé
de question. La fille était livide, et il lui a dit quil la conduisait
à lhôpital. Il la fait grimper dans sa voiture, ma
dit que je serais payé en même temps que les autres et il ma
planté.
MBala délaissa sa bouteille de bière pour allumer un cigarillo.
Jimagine que cette nana était en cloque du petit Largo ?
tenta-t-il entre deux bouffées de fumée.
- Où est-ce que ça sest passé ? demanda Kerensky
sans prêter attention à sa remarque.
- En Virginie Occidentale. Pas loin de Folkstone. Il a dû la conduire
dans lhôpital le plus proche, mais il la sûrement faite
enregistrer sous un faux nom. Tu auras du mal à retrouver sa trace.
- Tu as oublié que je sais faire des miracles ? rétorqua Kerensky
avec un sourire sardonique.
- Les Russes nont aucun sens de la modestie.
Kerensky avala cul sec le fond de son verre de vodka et le posa sur le bureau
de MBala.
Jai du plain sur la planche.
- Tu ten vas déjà Ruskov ?
- Je préfère les rousses. Au plaisir.
*****
Largo ne savait pas sil devait ouvrir les paupières ou pas. Il
sentait les rayons du soleil caresser son visage, et se sentait dans une étrange
quiétude, à moitié endormi dans son canapé, en état
de somnolence. Il avait limpression quen ouvrant les yeux tout lui
exploserait au visage, les révélations sur sa famille, les meurtres
de Corel et de Turner. Or il voulait profiter encore un instant de la douceur
de ce moment, de sa respiration calme et régulière, du cocon qui
lenveloppait. Rien naurait pu lui donner envie douvrir les
yeux.
Largo ? Tu es réveillé ? retentit une voix douce
et chaude.
Rien sauf ça, réflexion faite.
Il cligna des yeux, pour les ouvrir finalement en grand, en direction de Joy,
assise sur sa table basse, qui le regardait émerger.
Désolée de tavoir tiré de ton sommeil ...
dit-elle dune voix calme, étouffée par le silence régnant
dans lappartement.
- Je ne dormais plus.
- Ca va ?
- Parfaitement.
- Tu as mauvaise mine.
Largo eut un sourire.
Cétait pire hier soir, javais lair dun
mort-vivant. Au moins là, jai réussi à dormir.
Le jeune homme sétira et sassit sur son canapé. Il
fit face à Joy et fronça les sourcils.
Tu nas pas très bonne mine toi non plus.
- Le décalage horaire.
- Cétait comment la Sicile ?
- Instructif. On a retrouvé le journal de ton grand-père.
Largo demeura interdit lespace dune seconde, se demandant si la
femme assise devant lui était bien Joy, ou si cétait à
un autre que lui quelle sadressait. Mais il ny avait aucune
méprise : il avait effectivement eu un grand-père. Et il connaissait
même son identité. Sauf que cétait trop frais dans
son esprit pour quil puisse lassimiler.
Je voulais parler de Pier Gorcci, rectifia aussitôt Joy, comprenant
la signification de son mouvement dincrédulité.
- Oui, désolé, jai un temps de retard.
Il y eut un bref silence que la jeune femme brisa rapidement.
Tu ne veux pas le lire ?
- Si, jen meurs denvie. Mais jhésite. Il y a des révélations
fracassantes sur ma famille à lintérieur ?
- Oui.
- Oh. Il faudrait peut-être que je prenne un café dabord
dans ce cas.
- Jen ai déjà mis à chauffer dans la cuisine.
Largo acquiesça et se leva péniblement, massant ses muscles endoloris,
tandis que Joy se dirigeait rapidement vers la cuisine. Lorsquil la rejoignit,
elle saffairait déjà à lui verser une tasse de café.
Il sinstalla sur une chaise et se laissa servir.
Je devrais tavoir plus souvent à la maison ... commenta-t-il
entre deux doses de caféine.
- A circonstances exceptionnelles, traitement exceptionnel.
- Pour que tu me bichonnes comme ça, cest que tu nas pas
dû voir de jolies choses en Sicile.
- Daprès ce que nous savons, ta grand-mère aurait intégré
la Commission Adriatique, sans savoir ce qui lattendait. Cest ça
qui a précipité la chute de ta famille.
- Toujours la Commission ... Je suis tellement habitué à ce quils
viennent me gâcher la vie, que je navais imaginé que des
scénarii les impliquant. Et là, je suis franchement fatigué
davoir eu raison dimaginer le pire.
Joy prit une chaise et la disposa en face de lui.
Hey, courage : tu es presque au bout de la route. Et tu as des réponses
aux questions que tu tes toujours posé. Ca compte non ?
- Oui ça compte.
Largo effleura de sa main le visage de Joy.
Je me demande comment était ma mère avec Nério.
Si elle faisait pour lui tout ce que tu fais pour moi ... murmura-t-il.
- Ce nest pas comparable.
- Tu sais bien que si.
- Est-ce que cest le moment où le héros embrasse la fille
pour lui jurer amour et fidélité éternels ? tenta de sourire
Joy.
- Le héros aimerait beaucoup.
Largo soupira et sécarta de la jeune femme, quittant sa chaise
et faisant quelques pas dans la cuisine.
Je préfère que tu restes à mes côtés
Joy. Je ne veux pas, comme Nério, être un jour obligé de
te faire prendre un train pour Dieu sait où, sous une fausse identité.
Joy accusa le coup.
Bien. Cette fois-ci, toi et moi, on est définitivement fixés.
Pas de nous deux.
- Ce nest pas non plus ce que je veux.
- Pourtant il va falloir que tu choisisses entre lune de ces alternatives.
- Ou tu pourrais attendre.
- Et combien de temps ?
Joy eut un mouvement de tête exaspéré et quitta la cuisine,
aussitôt talonnée par Largo.
Non attends Joy ne pars pas ! Sil te plaît !
- Écoute, je nai plus envie den parler. Finalement jai
pris la meilleure décision pour nous il y a un an, il faut sy tenir.
Je ne sais pas pourquoi on a ressassé tout ça !
- Je vais te le dire pourquoi. Parce que ça ne finira jamais comme ça
entre nous Joy. Il ne suffit pas de le décider pour ne plus rien ressentir
du jour au lendemain.
- Tu viens de le dire toi-même Largo, tu ne veux pas aller plus loin !
poursuivit-elle, haussant le ton.
- Je le veux, mais je ne peux pas ! Jai peur pour toi !
La jeune femme esquissa un sourire triste.
Le pire, cest que cest sûrement la plus belle chose
quon mait dite.
- Joy, je ...
- Largo ! sécria un Simon agité qui entrait sans frapper
dans lappartement, talonné par Kerensky. On a du nouveau !
Le Suisse stoppa net en voyant les têtes denterrement que faisaient
Largo et Joy.
Vous parliez de ce quon a appris en Sicile ? senquit-il.
- Oui, répondit Joy, maîtresse delle-même. Quest-ce
que vous avez ?
- Jai retrouvé une femme, qui sappelle Marion Selway, expliqua
Kerensky. Nério la payée pour veiller sur Zoé pendant
sa grossesse.
- Comment las-tu trouvée ? demanda Largo en tentant de se concentrer
sur ce fait nouveau.
- Jai dabord consulté les archives de lHôpital
de la Pitié de Folkstone en Virginie, après quun de mes
informateurs mait indiqué que Nério avait probablement conduit
ta mère là-bas après son enlèvement. Et jai
effectivement retrouvé une patiente du nom de Martina Vecci, enceinte
de cinq mois, qui avait été emmenée aux urgences en pleine
nuit.
- Elle allait bien ? senquit Largo.
- Santé de fer. Anémique, mais le bébé se portait
bien. Elle nest pas restée hospitalisée plus de trois jours,
Nério a voulu la déplacer rapidement. Puis jai remarqué
que linfirmière qui sétait occupée delle,
une dénommée Marion Selway, avait démissionné le
lendemain du départ de lhôpital de Zoé.
- Étrange coïncidence ... commenta Joy.
- Cest aussi ce que je me suis dit. Jai donc recherché cette
infirmière et je lai contactée. Elle ma confirmé
que Nério lavait embauchée pour assister ta mère
jusquà son accouchement.
- On peut lui parler ? sanima aussitôt Largo.
- Elle nous attend, expliqua Simon. On a son adresse.
- Alors on fonce !
Marion Selway dominait la pièce. Elle casait son imposante corpulence
entre les accoudoirs d'un large fauteuil recouvert d'un velours vert bouteille
passé, tout en dévisageant attentivement ses convives. Ceux-ci
lui faisaient face, étroitement entassés dans un canapé
olive aux ressorts déglingués.
Sa bouche rose et petite en cur et son visage joufflu encadré par
une chevelure châtain trop épaisse et parsemée de quelques
barrettes blanches sans utilité, appelaient à la bonhomie. Pourtant
son regard vairon connotait une sévérité qui infusait une
raideur complète en elle. Pas mauvaise, la femme, âgée dune
bonne soixantaine dannées, laissait transparaître une profonde
rigidité liée à une nature autoritaire, à limage
de celle dun policier, dun militaire ou dun professeur de
mathématiques à la retraite.
Lancienne infirmière avait pourtant décidé de collaborer
sans faire de manière, offrant tout simplement un peu dun thé
vert sans saveur, et un coin de canapé où Largo, Joy, Simon et
Kerensky avaient pris place. Elle accepta de leur parler de Zoé Cavachiello-Gorcci,
alias Martina Vecci, de son séjour à lHôpital public
de Folkstone, de son embauche par Nério et naturellement des derniers
mois de la grossesse de la mère de Largo.
Celui-ci buvait sagement ses paroles, assis au bout du canapé, tout près
du fauteuil de son oratrice, semblable à un premier de la classe écoutant
son institutrice consciencieusement et avec discipline. Le jeune homme se contenait
et réagissait froidement aux révélations ainsi quaux
nouvelles informations, à la fois par respect pour lautorité
naturelle de son interlocutrice, que par lassitude.
Simon et Joy se tenaient serrés l'un à l'autre, au milieu d'un
canapé trop bas, dont les coussins et ressorts usés les faisaient
s'enfoncer dedans. Menant lentrevue, ils coupaient par moments le récit
de la matrone médicale à la retraite pour poser quelques questions
ou émettre certaines remarques. Marion Selway les toisait alors, prenait
un temps de pause afin de signifier quelle était le centre dintérêt,
celle qui détenait les clés, celle qui tenait le plus grand rôle
de la scène, puis répondait, avant de poursuivre son récit
sur un ton régulier et monocorde.
Son ton dénué de toute émotion, daffection ou autre
en évoquant Zoé rendait les choses plus faciles aux intéressés,
et notamment Largo. Son récit en paraissait moins réel, moins
lourd de sens. Ils avaient le sentiment dêtre étrangers à
lhistoire, d'écouter un conte relaté par leur nourrice,
un conte avec ses fées, ses princes et dragons. Puis ils iraient se coucher,
comme des enfants sages. Sans risque de faire de cauchemar, car ce type de conte
de fées se termine toujours bien, dans le meilleur des mondes.
Kerensky observait le spectacle avec plus de recul, sans rôle actif. Il
écoutait dune oreille lhistoire de Marion Selway, la jaugeant,
et cherchant dans la maison les traces confirmant le profil quil avait
tracé delle auparavant, daprès ce quil avait
vu, entendu et lu, sur son dossier personnel quil avait, bien sûr,
piraté avant de la contacter.
Un mobilier désuet, dénotant d'un manque total de bon goût.
Sur les meubles à pas chers, sombres, bancals et mal assortis qui remplissaient
les rares vides du petit pavillon dans lequel vivait Marion, des couches de
poussière à provoquer un choc anaphylactique à Superman,
des bibelots sans valeur et obsolètes provenant don ne sait où,
et quelques broderies ou coussins aux points de couture grossiers dune
débutante nouvellement à la retraite.
Un raclement de gorge arracha le Russe à sa contemplation méthodique
des lieux, pour le faire revenir dans le vif du sujet. Avec linfirmière
Selway, impossible de resquiller, les brebis galeuses ne sont pas admises dans
son cercle. Kerensky remarqua toute une série de médailles et
de décorations militaires fièrement accrochées dans une
vitrine au-dessus de limmonde fauteuil vert bouteille. Le père
de Marion Selway, le Lieutenant Colonel Humphrey Tiburste Selway 3è du
nom, faisait partie des Marines et avait été un des héros
de la boucherie, euh pardon, du débarquement de Normandie.
Marion devait avoir été élevée dans un milieu strict
et conservateur de droite, ce qui expliquait sa sévérité
de façade et son autorité naturelle. Le patriotisme était
également latent chez elle, si lon en jugeait par la bannière
étoilée américaine fièrement punaisée sur
la tapisserie à fleurs oranges jaunie datant de la fin des années
70, et par la présence d'un calendrier des pompiers de New York 2001,
demeuré depuis tout ce temps à la page de septembre, seulement
annotée de trois rendez-vous :
- 8/12 : check-up chez Dr Ried
- 13/12 : Réunion de co-propriété
- 25/12 : déjeuner chez papa.
Vieille fille et vie sociale limitée voire réduite au strict minimum.
Tout un programme. Kerensky rencontra son regard sévère à
nouveau. Difficile déprouver le moindre sentiment de compassion
pour cette vie recluse et solitaire que menait lancienne infirmière
Selway. Elle navait rien de pathétique : droite, digne, sans faille.
De toute évidence, elle menait la vie quelle avait choisie.
Kerensky pensa quaprès tout, sa vie nétait pas si
différente de la sienne, à la différence près quil
était doté dun goût certain pour lart mobilier,
et quil avait en horreur toute manifestation dun quelconque patriotisme.
Cette pensée le fit esquisser bien malgré lui un léger
sourire sardonique que linfirmière nota aussitôt avant de
lui adresser un froncement de sourcils réprobateur. Il fila droit et
mit un terme à ses digressions internes, pour se focaliser sur la conversation.
Cest là que Nério Winch vous a engagée ? demanda
inutilement Joy.
- Tout à fait, mademoiselle. Jai pris un grand soin de Mlle Vecci,
puisque tel était le nom sous lequel je la connaissais, chose que Mr
Winch avait fort appréciée. Et je navais posé aucune
question sur son état : anémie, hypoglycémie, hypertension,
déshydratation, multiples plaies et contusions, ni sur ce qui lavait
provoqué. Mon manque de curiosité a été particulièrement
apprécié par votre père. Jai su plus tard que son
dossier médical ne mentionnait que lanémie. Jignore
à qui il a graissé la patte pour obtenir cette falsification.
A moi, il ma juste proposé ce travail. Il disait que sa cousine
... Cest ainsi quil la présentait, une cousine, pour ne pas
attirer lattention, comme si moi, jétais assez stupide pour
avaler ça ... Bref, il disait que sa cousine avait quelques
ennuis. Il souhaitait la mettre à labri, quelques temps. A lécart,
bien cachée. Et il avait besoin dune personne au sang froid, qui
avait du cran et une expérience médicale pour prendre soin delle.
Il a précisé que ce serait très bien payé. Et ça
la été. Avec ce pécule, jai ouvert un snack
avec mon père, du côté de Fairville. La construction dune
autoroute près de mon fonds de commerce ma contrainte à
mettre la clé sous la porte et à reprendre mon métier dinfirmière
pour rembourser les dettes occasionnées par ma faillite. Je naurais
pas dû me lancer dans les affaires. Si javais gardé cet argent
placé pour le faire fructifier, jaurais pu macheter une belle
maison en Floride pour mes vieux jours, et placer papa dans une bonne maison
de retraite. Voyez-vous, sa pension de larmée lui est insuffisante.
La Défense nest pas pingre, mais avec tout ce quil se passe,
ils ont raison de mettre tous leurs fonds dans notre guerre.
Marion soupira et lissa légèrement sa jupe comme elle le faisait
à intervalles réguliers depuis le début de son entretien,
pour se donner de la contenance et se laisser le temps de remettre ses idées
en ordre.
Je nai jamais eu un bon nez pour prendre les décisions quil
fallait. Jaurais dû mengager dans les antennes médicales
en Corée. Peut-être aurais-je pu faire carrière dans larmée.
Mais voyez-vous, je caressais ce rêve depuis longtemps, la restauration.
Jéconomisais péniblement les fonds pour monter mon affaire
et la proposition de votre père tombait à pic. En plus, ça
me permettait de quitter la Virginie. Cétait un coin que je naimais
pas, moi qui avais toujours vécu à New York.
- Que vous proposait exactement Nério ? senquit Simon pour aller
dans le vif du sujet.
- Une très belle somme, un dévouement sans bornes, le secret total.
Il ma bien précisé que le deal comportait certains risques.
Des risques importants. Javais bien compris, rien quen regardant
le visage tuméfié de la petite. Ah, cétaient pas
des tendres ceux qui lui étaient tombés dessus ! Alors, jai
dit ce quil en était à Mr Winch : ces blancs-becs ne risquaient
pas de mimpressionner, jétais solide comme un roc. Pas pour
rien que mon père était un héros de la guerre. Il ma
élevée à la dure, jétais laînée
de six enfants, et comme maman est morte en couche des deux derniers, je devais
être perpétuellement au front. Rien ne me faisait peur. Jai
dit à votre père que sa cousine serait entre de
bonnes mains avec moi. Il n'a rien dit et a griffonné quelques phrases
sur un bout de papier. Mais avant de me le donner, il ma demandé
si javais déjà assisté et pratiqué un accouchement.
Jai dit que oui, tu parles, ça marrivait sans arrêt
depuis que javais endossé le costume dinfirmière,
comme si les morveux ne voulaient que moi pour donner leur premier bonjour au
monde. Ma réponse la satisfait. Il ma dit que votre mère,
le jour de laccouchement _ oh il ne devait plus lui rester que deux ou
trois mois de grossesse à tout casser _ eh bien elle ne devait pas être
conduite à lhôpital. Sinon elle aurait des problèmes.
Et lenfant lui serait peut-être enlevé par les mêmes
types qui lavaient amochée. Il ma bien précisé
plusieurs fois que ce serait à moi de procéder à laccouchement,
et ma demandé plusieurs fois si je men sentais capable. La
réponse était évidente. Alors, il ma donné
le bout de papier et il est parti.
- Quy avait-il décrit ? demanda Joy.
- Des instructions. Je devais emmener Mlle Vecci dès le lendemain, une
voiture mattendait. Le tracé de mon parcours disait que je devais
marrêter dans plusieurs villes de différents États,
pour changer de véhicule. Ne jamais utiliser mon vrai nom pour les hôtels
et tout ça, toujours payer en liquide pour la nourriture et autre. Faire
le moins de pauses possible. La destination finale, cétait San
Francisco.
Marion cessa brusquement son débit vertigineux de paroles, lissant à
nouveau compulsivement sa robe, et fronça les sourcils.
En arrivant à San Francisco, jai cru que votre père
sétait bien foutu de moi. Ladresse quil mavait
donnée était lune de ces stupides baraques accueillant des
communautés de hippies. Tous des bitniks et des drogués. Jai
cru atterrir chez les fous. Jai voulu faire demi-tour et puis Mlle Vecci
ma expliqué calmement quelle serait en sécurité
ici, et que personne ne viendrait ly chercher. Et cest vrai que
ce nétait pas bête. La petite était maligne. Très
sage pour son âge. Elle avait lair de traîner derrière
elle un assez lourd passif. Bref, jai fini par baisser les armes, et nous
sommes restées chez ces hippies. Au demeurant accueillants, même
sils navaient rien dans le ciboulot. Moi jévitais de
me mélanger à ces fous, mais Mlle Vecci avait le contact facile
et sétait fait quelques amis. Il y avait tout de même une
sage-femme avec nous. Dans ces communautés, elles étaient utiles,
avec le nombre de gamines en cloque et célibataires qui traînaient
dans ce milieu. Elle ma bien aidé, surtout le jour de laccouchement.
Une brave femme, même si elle sétait faite rebaptiser Arc
en Ciel. Ridicule pour une femme de son âge. Mais enfin, la vie na
pas été totalement désagréable, en attendant le
terme de la grossesse de Mlle Vecci. A part quelques jeunes drogués stupides,
qui faisaient un boucan infernal avec leur musique, et qui donnaient mal au
crâne avec leurs effluves de chanvre, la communauté était,
disons, sympathique dans lensemble. Après tout, je nétais
pas là pour parler politique avec ces jeunes gens, même si je pensais
que leur place était au Viêt-Nam, avec nos pauvre Boys. Mais tant
quils maidaient à soigner et à protéger Mlle
Vecci, je ne leur disais rien. Votre mère était une personne bien,
une jeune femme avisée. Jai apprécié sa compagnie.
Elle facilitait les choses, à tout le monde. Mais on sentait la pauvre
enfant si triste par moments. Il lui arrivait, certaines journées, de
passer des heures entières prostrée sur un fauteuil, la main sur
son ventre rond, le regard dans le vide. Je ne posais pas de questions, ce nétait
pas prévu dans mon contrat avec Mr Winch. Mais, il est arrivé
quelle me fasse de la peine.
Marion fit une nouvelle pause, lissa le tissu blanc synthétique de sa
robe, et regarda Largo droit dans les yeux pour la première fois depuis
son arrivée.
Vous êtes né le 4 Novembre 1972 à une heure et demie
du matin, par une nuit froide et pluvieuse. Jai procédé
moi-même à laccouchement, aidée de Mme Judith Arc
en Ciel Bowman. Cela sest bien déroulé, aucune complication.
Votre mère était épuisée, mais heureuse et en bonne
santé. Une bonne partie de la communauté a assisté à
votre naissance. Il y a même une de ces écervelées droguée
du nom de Fleur de Lilas qui a procédé à une danse païenne
commémorant votre naissance et célébrant le don de la vie,
pendant que vous poussiez votre premier beuglement.
Marion but une gorgée de sa tasse de thé vert sans goût
ni odeur, et reprit dune voix tranquille.
Un beau bébé. Vous aviez les fesses roses.
Ce fut le signal qui balaya la tension ambiante. Simon ne put sempêcher
déclater de rire tandis que Kerensky haussait un sourcil intéressé
et que Joy esquissait une moue amusée. Largo hocha la tête, à
la fois embarrassé, curieux et content.
Merci du compliment ... dit-il finalement.
- Cétait sincère, rajouta Marion, mi sérieuse, mi
goguenarde. Votre mère était si heureuse. Elle a décidé
de vous appeler Largo, en souvenir de son jeune frère quelle avait
perdu à lâge de dix ans. Ses yeux brillaient dun tel
bonheur la première fois quelle vous a tenu dans ses bras.
Linfirmière à la retraite fronça les sourcils, un
voile sombre passant furtivement sur ses traits.
La pauvre enfant na pas eu le loisir de profiter de vous très
longtemps.
- Que sest-il passé ?
- Je ny ai pas compris grand-chose vous savez. Leurs histoires étaient
compliquées, je nétais pas suffisamment importante pour
être mise dans la confidence. Je peux juste vous répéter
ce que jai vu. La nuit de votre naissance, jai fait prévenir
votre père, comme cétait convenu. Il est arrivé dès
le lendemain matin. Et il vous a enlevé à votre mère.
*****
... 1972
Nério franchit la porte de la chambre où se reposait son ancienne
compagne. Le teint livide, les traits tirés, elle tentait de regagner
quelques forces, en restant allongée et en prenant un petit-déjeuner
copieux. Mais son plateau de nourriture ne lintéressait pas. Tout
ce quelle voyait dans son monde, cétait un petit bébé
quelle gardait dans ses bras, serré contre son cur.
Elle souriait, et cétait comme si son magnifique sourire balayait
tous les soucis et toutes les épreuves quelle avait endurés
toute sa vie. Cétait comme si ce garçon, son garçon,
lui avait finalement rendu justice, avait justifié son parcours, ses
souffrances. Sa présence aussi suffisait à justifier quelle
seule ait survécu au massacre de sa famille, cinq années plus
tôt. Au travers des yeux bleus et curieux de ce nouveau-né, cétait
un monde nouveau quelle entrevoyait. Un monde où lespoir
renaissait pour elle.
Nério regardait Zoé, songeur. Son visage irradiait dun bonheur
sans borne, elle navait même pas remarqué sa présence.
Dun signe de tête, il fit comprendre à linfirmière
Selway quil souhaitait rester seul avec elle, et celle-ci sexécuta.
Elle referma la porte derrière elle, et Nério se détendit,
sans se soucier plus longtemps de laide-soignante qui demeura loreille
collée contre la porte, espionnant leur conversation. Lhomme daffaire
fit quelques pas, puis saisit finalement une chaise quil disposa au chevet
du lit, avant de sy installer.
Zoé sembla remarquer pour la première fois sa présence
mais ne détourna pas son regard de lenfant.
Alors voici mon fils ? dit Nério, presque sans voix.
- Jai décidé de lappeler Largo. Tu es daccord
?
Nério prit le temps de la réflexion.
Et après tu oserais me dire que tu nes pas obsédée
par la disparition de ta famille ...
Zoé leva un regard rapide vers son ancien amant, regard qui signifiait
que même tout son cynisme et sa dureté ne pourraient larracher
à sa plénitude. Il ninsista pas.
Largo Winch. Un nom de battant. Ca me plaît.
Nério observa un instant le portait de famille, la mère lasse
et heureuse, et lenfant beau et tranquille qui remuait ses petites mains
en direction de son père, comme pour vouloir lattraper. Sans avoir
besoin de se concerter, Zoé se détacha lentement de son fils et
le confia à son père, légèrement maladroit, qui
mit un moment avant de le caler naturellement entre ses bras. Le garçon
émit un petit gazouillis satisfait.
Il sait qui tu es ... commenta à voix basse Zoé.
- Non, il ne sait rien. Il na aucune idée de ce qui lattend.
Ni de ce que représente lenjeu de sa naissance.
- Alors tu las fait ? Tu les as quittés ?
Nério ne répondit rien et se plongea dans le regard éveillé
de son fils. Il esquissa un léger sourire. Puis son sourire sélargit.
Zoé pensa que cétait la première fois depuis bien
longtemps quelle voyait Nério sourire à pleines dents. Il
lui semblait même quil était heureux.
Cette nuit ... dit-il finalement, sur un ton presque anodin, absorbé
par la contemplation de son héritier. Je les ai quittés dès
que jai su quil était arrivé. Cest terminé.
- Alors jai devant moi un homme neuf ? murmura Zoé. Espérons
que lhomme neuf restera en vie suffisamment longtemps pour voir grandir
lenfant quil tient dans ses bras. Tu sais quil va avoir besoin
de son père ?
- Et son père sera là pour lui. Je nai aucun doute à
ce sujet.
Zoé regarda son fils, une lueur de tristesse soudaine brillant dans son
regard devenu humide.
Jétais tellement absorbée par ce bonheur que javais
tout oublié. Quallons-nous faire maintenant Nério ?
- Lélever et le protéger.
- Comment ?
Nério détacha pour la première fois son regard de son fils.
Je le garderai avec moi. A labri de tous les dangers.
- Et moi ?
Lhomme daffaires détourna les yeux.
Tu peux choisir de venir avec nous.
- Ou je pourrais partir seule avec lui.
- Ne dis pas nimporte quoi Zoé ! gronda soudain Nério.
- Si tu le ramènes à New York alors que tu viens à peine
de quitter la Commission, ils sen prendront à lui. Tu le sais.
Ils vont le tuer, ou se servir de lui, peu importe, le résultat sera
le même. Avant de mourir, mes parents avaient pris des dispositions, ils
avaient acheté les documents de Van Patten. Je les ai. Ils mont
protégée, pendant plusieurs années, et ils pourront encore
nous protéger tous les deux. Il suffit que tu acceptes de me laisser
partir avec lui.
- Hors de question.
- Nério, cest la meilleure solution, si tu ne me le confies pas,
tu seras obligé tôt ou tard de labandonner.
- Jamais je ne ferais ça à mon fils !
- Pense à son avenir ... le supplia Zoé.
- Jy pense sans arrêt. Son avenir, cest le Groupe W. Cest
pour ça quil repartira avec moi, avec ou sans ton accord.
- Et tu le priverais de sa mère ?
- Comme toi tu veux le priver de son père. Si vous disparaissez tous
les deux, je ne le verrai jamais grandir.
- Et tu sais très bien que si tu lemmènes à New York,
cest moi qui serais séparée de lui.
Nério la dévisagea dun air sombre.
Tu naurais jamais dû partir. Si tu ne mavais pas quitté,
nous ne nous poserions même pas la question.
- Et prendrions-nous la bonne décision ? Au Groupe W, la Commission lui
tombera dessus. Je veux que mon fils grandisse en paix, et en sécurité.
- Il ne sera pas plus en sécurité avec toi quavec moi.
- Nério, calme-toi, nous devons en discuter, je ten prie.
- Cest déjà décidé.
Nério se leva, serrant son fils contre lui qui commençait à
pleurer, perturbé par les éclats de voix autour de lui.
Non Nério, ne me lenlève pas, sil te plaît
! le pria-t-elle, la voix tremblante.
- Tu nas pas le choix. Peu importe la décision que nous prendrons,
les dés sont jetés. Cet enfant a des ennemis qui ne le lâcheront
jamais parce quil a un destin à accomplir. Toi, tu essaieras de
retarder ce moment, aveuglément, jusquà ce que linévitable
frappe à sa porte. Moi je ly préparerai. Ses meilleures
chances sont avec moi.
- Nério cest mon fils ! protesta-t-elle dans un sanglot.
- Cest mon nom quil portera. Et il vaut mieux pour lui quil
ne sache jamais doù il vient.
- Pourquoi veux-tu me punir à ce point ? Je tai fait si mal ?
- Ca na rien à voir. Cest mon fils. Cest avec moi quil
doit vivre.
- Tu nas aucun droit de parler de lui comme ça ! Il nest
pas lun des multiples maillons de ton Empire. Il est notre enfant. Et
moi je ne compte pas ?
Nério réfléchit un moment, caressant la tête de son
enfant, espérant le calmer des pleurs qui le secouaient.
Tu peux encore choisir de repartir avec moi.
Zoé laissa glisser silencieusement ses larmes sur son visage.
Non.
Nério hocha la tête.
Alors le sort en est jeté. Si tu veux le voir, ma porte sera toujours
ouverte. Si tu ne viens pas, je lui dirai que tu es morte. Il vaut mieux quil
le croit.
Zoé baissa la tête, laissant le torrent de larmes lui dévaster
le visage sans rien faire pour larrêter.
Jespère que tu comprendras assez vite lerreur que
tu fais ... lâcha-t-elle à peine audible . Avant quil ne
soit trop tard. Largo risque sa vie.
Nério ignora sa remarque et franchit la porte de sa chambre. Il quitta
San Francisco avec son fils, et ne revit plus jamais Zoé.
*****
Allô Largo ? Largo, cest toi ? Je tentends très
mal ...
Le milliardaire, installé dans le fauteuil de son bureau, venait détablir
une communication téléphonique avec le Père Maurice du
Monastère de Sarjevane. Les pistes sarrêtant toutes au moment
où Nério larrachait à sa mère pour lemmener
à New York, son seul recours était lhomme déglise
qui avait participé à son éducation.
Bonjour mon père. Comment allez-vous ?
- Eh bien nous aurions besoin dun peu plus de main duvre pour
réparer notre toiture, le Père Fabrice sest luxé
une hanche en tombant ce matin. A part ça, tout va bien. Mais tu as une
voix bizarre Largo. Ca ne va pas ?
Le jeune homme eut un sourire dérisoire en entendant la question, puis
prit sur lui pour expliquer la situation à son père spirituel.
Jai découvert qui était ma mère.
Le silence qui suivit cette déclaration fut évocateur. Le moine
accusa le coup, sûrement pas préparé à une révélation
de ce genre. Largo imagina quil sasseyait quelque part ou prenait
appui pour faire passer lémotion.
Et qui était-elle ?
- Elle sappelait Zoé. Zoé Gorcci. Jaurais beaucoup
à vous dire sur elle, jespère que vous aurez la patience
de mécouter. Mais jai avant-tout quelques questions à
vous poser.
- Largo, je nai jamais su qui était ta mère, tu viens de
me lapprendre et ...
- Je sais. Le lendemain de ma naissance, Nério ma enlevé
à ma mère. Jaimerais savoir ce quil sest passé.
Daprès un témoin de lépoque, il semblait bien
décidé à me garder auprès de lui. Alors pourquoi
ma-t-il abandonné ?
Le père Maurice toussota à lautre bout du fil. Largo prêta
attentivement loreille pour ne pas perdre une miette de ce quil
allait dire malgré les fritures sur la ligne.
Après ta naissance, ton père ta effectivement gardé
près de lui, pendant quelques semaines. Mais il a vite compris que ce
nétait pas une bonne idée. Au cours de ces semaines, il
y a eu trois attentats dirigés contre toi, soit pour te tuer, soit pour
tenlever. Nério nen trouvait pas le sommeil, craignant à
chaque minute quon ne sattaque à toi. Tu étais sans
défense. Cétait presque trop facile pour ses ennemis de
la Commission. Il était débordé par les événements.
Après le troisième attentat, au cours duquel il avait pris une
balle dans la cuisse pour te sauver, il a pris sa décision. Sans même
prendre le temps de passer à lHôpital pour sa blessure, il
ta emmené, en avion, ici, à Sarjevane. Il disait quil
navait plus le choix. Il ta laissé au Monastère, et
ma demandé de te trouver une famille irréprochable qui te
prendrait en pension. Un mois plus tard, avec laccord de Nério,
je temmenais chez les Glieber, au Luxembourg. La suite, tu la connais.
Largo soupira, le cur tremblant et serré.
Je vois mon Père. Merci.
- Tu veux men parler ?
- Plus tard mon Père. Plus tard. Je dois vous laisser. Je vous rappellerai.
Largo raccrocha rapidement et resta prostré au-dessus du combiné
un long moment. Tout se bousculait dans sa tête, et les révélations
étaient difficiles à avaler. Lhistoire de Marion Selway,
ce quelle lui avait rapporté de la dernière conversation
entre Zoé et Nério. Son père lavait enlevé
à sa mère. Comme bien souvent lorsquil pensait à
son père et à ses agissements passés, un sentiment de mépris
et de dégoût lenvahissait. Nério était un homme
complexe, quil ne pouvait pas comprendre sans lavoir réellement
connu. Aussi ne pouvait-il sempêcher de le juger, sans essayer de
se mettre à sa place.
Comment avait-il osé le séparer de sa mère ? Peut-être
croyait-il faire au mieux. Peut-être avait-il eu mal. Mais Zoé
était sa mère, il en avait privé son fils. Et il avait
blessé délibérément cette femme quil avait
si ardemment aimée, au point de lui faire un enfant. Lavait-il
seulement aimée sincèrement ? Comme toujours dès quil
sagissait de son père, le jeune homme partait dans des conjectures
et hypothèses insatisfaisantes. Il ne savait pas quoi penser et se contenta
de se dire quil lui en voulait. Pour tout. Et pour avoir traité
sa mère de cette façon, alors quelle était couchée
sur un lit et quelle venait de le mettre au monde.
Puis ses pensées bifurquèrent vers sa mère. Il navait
plus de piste à suivre. Plus personne à interroger, la brèche
sétait éclusée. Daprès Marion Selway,
elle était restée une semaine supplémentaire dans la maison
de San Francisco puis était partie un beau matin sans laisser de traces.
Plus tard, des hommes malfaisants et armés étaient venus la demander,
tabassant ceux qui ne leur répondait pas assez vite. Mais ils arrivaient
trop tard, elle sétait enfuie, à labri. Et quavait-elle
fait par la suite ?
Sétait-elle camouflée, grâce à ces fameux documents,
les documents de Van Patten ? Etait-elle en vie ? Si oui, savait-elle que lui
létait et quil avait repris le Groupe W ? Oui, elle devait
certainement le savoir. Alors pourquoi demeurait-elle muette ? Pourquoi ne se
manifestait-elle pas ? Etait-elle encore en danger ?
Ou bien était-elle morte, comme Nério ?
Largo se sentait frustré. Avoir appris tout ça, pour finalement
buter au dernier moment, pour rester coincé à la dernière
marche le rapprochant de la vérité. Il frappa du poing sur la
table et tenta de récapituler ce quil savait. Et il revenait toujours
à ces documents dont Zoé avait parlé à son père
le jour de leur dernière entrevue. Les documents de Van Patten. Ceux
quelle tenait de ses parents et qui daprès ses dires lavaient
protégée de la Commission. De quoi pouvait-il sagir ?
Aussitôt, il fonça vers la besace noire que Joy et Simon lui avaient
laissée, et dans laquelle ils avaient rangé les carnets ayant
appartenu à son grand-père, Pier Gorcci. Il choisit de consulter
les plus récents, ceux datant des dernières semaines avant le
drame qui coûta la vie à ses grands-parents et à ses oncles.
Puis il se plongea dans cette lecture obsessive et compulsive, jonglant avec
ses souvenirs ditalien quelques peu effacés par les années,
avec la lassitude et avec sa passion pour la vérité.
Van Patten, Van Patten ... Le nom défilait, tournoyait dans sa tête,
il voulait savoir ce que cela signifiait, espérant obtenir lultime
piste qui le conduirait vers sa mère. Au détour de chaque page
quil survolait il cherchait ce nom, avec le plus dobjectivité
possible, luttant contre lenvie de se laisser émouvoir par le personnage
qui avait écrit les lignes quil lisait et dont la personnalité
se devinait au fil des mots. Il lisait lhistoire de sa vie. Ses joies,
ses peines, sa famille dont il était si fier, sa foi et sa passion dans
son travail. Son grand-père nétait pas très différent
de lui, il sagissait dun homme fort et déterminé,
qui ne cherchait quà être entouré par ceux qui laimaient
et à leur rendre son amour.
Son cur se serra lorsquil lut les pages les plus récentes,
celles où Pier apprenait que sa femme avait intégré la
Commission Adriatique sans len avertir. Il lut dans sa détresse,
dans son affolement. Son grand-père connaissait depuis toujours leur
existence, et terrifié par cette ombre qui planait sur son entreprise
et qui voulait en prendre le contrôle, il navait osé en parler
à personne, ni à son fidèle bras droit, Guido Visconti,
ni à sa propre femme. Et celle-ci était tombée dans le
piège.
Puis la peur, le désarroi. Pier commençait à relater les
journées les plus sombres de son existence. Les menaces de la Commission
sur sa femme, sur ses enfants. Ses deux aînés qui lui posaient
de plus en plus de questions. Et Zoé. Son impétueuse et
brillante Zoé qui lui en voulait, et qui le croyait malhonnête.
Sa femme se morfondait, et se confondait en excuses, tentait de se racheter,
mais un lien sétait brisé entre eux. Lhomme qui écrivait
ces lignes était mélancolique et déprimé.
Puis plus rien. Les carnets datant des deux dernières semaines de la
vie de Pier Gorcci manquaient à lappel. Probablement pris par Zoé
ou quelque pilleur. Largo ne vit apparaître le nom de Van Patten quune
seule fois.
9 Juillet 1967
Aujourdhui, Antonia et moi avons dû nous résoudre à
retirer les enfants de leur école. Ils sont harcelés par la presse,
méprisés par leurs professeurs. Et les autres enfants peuvent
se montrer si cruels. Ai-je bien fait de dénoncer les malversations ayant
cours au sein des Industries Cavagorcci ? Tous maccusent de corruption,
de racket et dintimidation. Ma réputation vole en éclat.
Mes enfants ne me regardent plus de la même manière, à tel
point que le matin, lorsque je me vois dans la glace, je commence à me
persuader que je suis coupable, que je suis mauvais.
Antonia tente de se rapprocher de moi. Jai envie de lui pardonner, je
voudrais tant quon se soutienne comme par le passé. Nous en aurions
tellement besoin. Mais cest au-dessus de mes forces. Et je ne veux pas
que les enfants la croient associée à tout cela. Elle doit rester
indemne, loin du scandale, pour eux.
Elle me manque.
Elle me demande tous les jours ce que nous pouvons faire contre la Commission.
Elle me répète quils ont forcément un talon dAchille,
un point faible que nous pourrions exploiter pour protéger notre famille
et fuir. Il existe bien les documents de Van Patten, qui ont disparu après
la guerre. Jai entendu dire quils avaient été rachetés
par un collectionneur membre de la Commission, qui les cache.
Mais pour me les procurer, il faudrait que je trouve quelquun dassez
fou pour les voler, or cest trop risqué. Et je suis trop las pour
me battre. Demain je suis convoqué par le Procureur. Que vais-je lui
dire ? Mes mensonges seront-ils suffisamment convaincants ? Je dois à
tout prix innocenter Antonia et tout prendre à sa place. Nos enfants
ont besoin de leur mère. Tant pis pour le déshonneur.
Le déshonneur ...
Le texte sarrêtait là. Il sagissait de lune
des dernières pages du dernier carnet dont il disposait. Van Patten.
Que pouvaient bien être ces documents ? En quoi étaient-ils dangereux
pour la Commission Adriatique ?
Largo poussa un profond soupir et se frotta les yeux. Il abandonna les carnets,
décidant de se reposer sur les efforts de Kerensky qui faisait déjà
des recherches sur le nom. Que pouvait-il faire dautre ? Rien à
part attendre. Il dégagea la multitude de carnets noirs qui encombraient
son bureau, en fit glisser quelques uns sur le sol, le tout pour remettre la
main sur les photos de famille. Il admira pour la millième fois le cliché
de Zoé pris à San Diego, dans sa robe parme. Son sourire parut
lapaiser. Lidée quelle était vivante quelque
part lapaisait aussi. Ainsi son sourire ne sétait peut-être
pas éteint. Cétait une belle démonstration despoir.
Il fouilla un peu son désordre pour reprendre de plus vieilles photos,
retrouvées dans la malle de la maison dAnabeth dans le Maine. Il
contempla avec plus de soin et de curiosité les photos de sa mère
enfant, de ses oncles. Il examina longuement le plus jeune des enfants Gorcci,
son homonyme, un gamin au visage doux et à lallure intrépide
qui avait du mal à rester en place sur les photos.
Puis, il chercha hâtivement une photo de lhomme quil avait
limpression de connaître, après avoir pénétré
dans ses pensées : Pier Gorcci. Il trouva une photo de lui, vêtu
dun pantalon à pinces à rayures, dune chemise dun
blanc éclatant et dun gilet gris, tenant une casquette à
la main. Son regard était lumineux, entouré de rides dexpressions.
Son sourire chaleureux et magnifique. Zoé avait le même sourire
que son père. Sur le cliché, il passait son bras autour de la
taille de sa femme, Antonia. Une grande et belle brune, élancée,
dont le visage dune sensualité et dune grâce exquises
était illuminé par un sourire en coin dénotant toute son
assurance. Elle avait de petits yeux gris et intelligents, plissés, qui
brillaient encore sur le vieux cliché.
Son regard lui semblait si familier. A tel point quil finit par obséder
Largo. Il rechercha dautres photos delle, seule, en plan plus serré.
Il en dénicha deux autres et limpression de familiarité
grandissait. Il avait déjà vu ce regard, il connaissait cette
femme, il en était certain.
Un éclair de lucidité.
Cétait évident.
Cela lui paraissait tellement évident quil voulut se maudire pour
ne pas lavoir vu plus tôt. Il emporta lun des clichés
avec lui et se rua vers la porte pour se diriger vers le bunker.
Joy se renfrognait, calée dans son siège et ne faisant pas un
seul mouvement, espérant quon finirait par loublier. Simon,
quant à lui, était hilare.
Tes une petite cachottière Joy ! se délecta le Suisse.
Je ne savais pas que tu allais jusquà marchander tes charmes pour
la sécurité de Largo.
- Simon si tu veux que je te fracasse le crâne avec cet écran dordinateur,
dis-le tout de suite !
- Aïe, jai touché la corde sensible.
- Ce nest quun dîner ! Pas de quoi en faire une histoire ...
- Hey ! protesta Douggie. Je lai gagné chèrement moi, mon
dîner en tête-à-tête avec Miss Arden ! Jai tout
bien surveillé Largo à Montréal, moi, je lai même
sauvé héroïquement quand le tueur à gages cinglé
a voulu lui faire exploser sa belle gueule ! Appelez-moi SuperIrishMan !
- Ta nouvelle conquête est sympathique Joy, samusa Kerensky. Il
attire les ennuis comme un aimant, il perd aux courses de lévriers, triche
au poker, et en plus de tout ça, il ment comme un arracheur de dents.
- Ben quoi ? Vous me croyez pas ? Pourtant cest vrai que je lai
sauvé, Largo !
Douggie ignora les sourires goguenards de Kerensky et Simon et se rapprocha
de Joy.
Allez-y, moquez-vous, mais il nempêche, on arrive à
la fin de lhistoire, et cest moi qui part avec la jolie fille !
- Hola t'emballe pas Douglas ! le stoppa Joy. Un dîner, ça ne signifie
pas partir faire le tour du monde avec toi à bord dun voilier.
- Ah ? Dommage. De toute façon javais pas les moyens pour louer
un voilier. Enfin ... Jai un super tuyau pour un canasson sur la course
de vendredi après-midi et ...
- Douggie ! crièrent-ils tous ensemble.
LIrlandais eut un sourire penaud.
Daccord, daccord ... Jarrête avec les paris ...
Simon allait rétorquer quelque chose quand larrivée brusque
de Largo les interrompit.
Joy ! cria-t-il en ouvrant avec fracas la porte du bunker.
La jeune femme tourna la tête vers lui, avec curiosité.
Quy a-t-il ? demanda Simon à sa place.
Le milliardaire descendit les marches et se dirigea droit vers la jeune femme,
lui montrant la photo de sa grand-mère.
Quoi ? senquit Joy en saisissant la photo, sans comprendre.
- Regarde, regarde cette femme attentivement.
La jeune femme sexécuta, concentrée, puis au bout dun
moment leva un regard perplexe vers son patron.
Quest-ce que tu essaies de me faire dire ? tenta-t-elle, méfiante.
- Tu las vu toi aussi, nest-ce pas ?
La jeune femme nosa pas répondre.
Écoute Largo ...
- La ressemblance est frappante ! Ne me dis pas que ce visage ne test
pas familier Joy !
- Elle lui ressemble cest vrai, mais de là à dire que cest
elle ... Largo ...
- Cest forcément elle !
- Cette photo a presque 40 ans et ...
- Joy, cest elle !
- Tu prends peut-être tes désirs pour des réalités
Largo ... Tu te rends compte du nombre infime de chances pour quelles
soient la même et unique personne ! Antonia Gorcci est morte dans un incendie
en 1967 je te signale.
- Le truc avec les incendies, cest quon ne retrouve pas les cadavres.
Kerensky, fais-moi une recherche immédiate sur Anabeth Librazzo.
Le Russe ne se laissa pas surprendre très longtemps et se mit aussitôt
à pianoter frénétiquement sur son ordinateur. Douggie se
gratta le crâne, tentant de comprendre.
Attendez ... Anabeth Librazzo ce nest pas la vieille dame que vous
avez vue dans le Maine ?
- Elle-même, répondit Largo. Et sa ressemblance avec ma grand-mère,
Antonia Gorcci, est trop frappante pour que ce soit une coïncidence.
- Joy ? fit Simon, demandant confirmation.
- Cest vrai quelles se ressemblent mais ... Ca me paraît dingue.
- Mais elle vous laurait dit, quelle était la mère
de Zoé, si cétait le cas, non ? demanda Simon.
- Nous avons préféré rester discrets pour ne pas attirer
lattention sur notre enquête, et nous ne lui avons jamais dit comment
s'appelait ma mère ... expliqua rapidement Largo, regardant Kerensky
travailler, par-dessus son épaule. D'ailleurs, elle n'a jamais vu le
contenu de la malle qui était entreposée dans un grenier avec
les affaires personnelles de sa propriétaire, Connie Spellman ...
- Il nempêche que ça me paraît toujours dingue, déclara
une Joy sceptique.
- Eurêka ... marmonna Kerensky. Je suis tombé sur lacte de
naissance de Anabeth Librazzo et ... Sur son acte de décès.
- Elle est morte ?
- Oui, il y a plus de 75 ans maintenant, à lâge de six jours.
Lidentité idéale à voler quand on veut en changer.
La femme que vous avez vue dans le Maine est une usurpatrice.
- On est sur la bonne voie ... déclara aussitôt Largo.
- Attends, le calma Joy. Elle nous a dit quelle na jamais eu denfants,
ni de famille.
- Elle a très bien pu mentir. On a essayé de la tuer en 1967,
elle a changé didentité, elle doit tout faire pour éviter
dattirer lattention sur elle. Ce qui expliquerait quelle vive
seule, recluse, et quelle ne se soit jamais remariée, ni rien.
- Je ne sais pas, cest fou ... lâcha Joy pour la forme, même
si elle commençait à être gagnée par lenthousiasme
de Largo.
- Il ny a quun moyen de le savoir. On doit aller le lui demander.
On part pour le Maine, dans lheure.
- Ca me va. Mais promets-moi de ne pas te jeter sur elle avide de réponse.
Si ça se trouve Anabeth na rien à voir avec ta grand-mère,
elle a très bien pu changer didentité à cause dun
passé tumultueux qui na rien à voir avec ta famille.
- Je sais, ce serait plus raisonnable de le penser. Mais Joy, elle lui ressemble
tellement.
- Je comprends.
Kerensky attira leur attention dun raclement de gorge.
Avant que vous ne vous en alliez, jai du nouveau sur Van Patten.
- Tu as découvert de qui il sagissait ?
- Oui, cétait un ancien Commandant nazi pendant la Seconde Guerre
Mondiale, un proche dHitler, qui a échappé aux procès
de Nuremberg. Un homme daffaires très fortuné qui a financé
les campagnes dHitler avant son accession au pouvoir, afin davoir
sa part du gâteau quand celui-ci a régné sur lAllemagne.
Dailleurs ses usines darmement ont tourné à plein
régime pendant le conflit mondial, ce qui la rendu encore plus
riche quil ne létait déjà. Après la
Guerre, il sest réfugié aux États-Unis et a obtenu
limmunité grâce à son fils, un brillant scientifique
qui utilisait les résultats de ses expériences sur les juifs au
profit de lOncle Sam. Que du beau monde. Il est mort en 1962 dune
attaque cardiaque.
- Mais quels sont ces documents qui intéressent la Commission Adriatique
et lui ayant appartenu ?
- Ben peut-être que votre Commandant nazi était de la Commission,
suggéra Simon. Après tout ça colle, il était dans
les affaires, il avait un pognon monstre, il a joué un rôle dans
la Guerre, en a tiré profit et puis cétait un suppôt
de Satan.
- Et ces documents évoquaient peut-être la Commission ou les compromettaient
peut-être en quelque chose.
- La piste mérite dêtre creusée. Je vous laisse faire,
décida Largo. Joy et moi allons rendre une petite visite à Anabeth
Librazzo.
Joy hocha la tête et se leva pour enfiler sa veste quand Douggie fit la
moue.
Et notre dîner ?
- Ca attendra mon retour ... dit-elle avec un sourire enjôleur.
- Waw, la température monte dun cran ... samusa Simon.
- Je vais finir par être jaloux ... commenta Largo.
- Arrête de dire nimporte quoi, le coupa Joy, et avance droit devant,
je ferme la marche.
Largo sexécuta en secouant la tête dun air amusé
et les deux jeunes gens quittèrent le bunker sur un sourire triomphant
de Douggie.
Avec les filles, jai un succès fou ... lâcha-t-il
sans la moindre modestie.
*****
La maison de caractère, petite et charmante dAnabeth Librazzo était
couverte par une fine et éclatante couche de neige. Aucune tempête
à lhorizon, le temps était dégagé, le soleil
brillait, un soleil blanc qui ne réchauffait pas les os glacés
des visiteurs, mais qui commençait à faire fondre la neige dans
laquelle ils senfonçaient pour accéder à la demeure.
La porte souvrit sur le visage souriant et surpris dAnabeth. Son
regard se posa tour à tour très rapidement sur Largo et Joy, puis
ses yeux gris se mirent à briller. Largo tressaillit. Ces yeux gris.
Les mêmes que sur ceux des vieilles photos dAntonia. Son cur
se mit à battre à folle allure : il navait plus aucun doute
à présent.
Déjà de retour ? senquit la vieille femme, sur un
ton badin. Vous auriez dû appeler, je nai pas fait mes courses et
...
- Nous ...
La voix de Largo sétrangla. Il se sentait incapable de poursuivre
et lança un regard suppliant à Joy pour quelle prenne les
choses en main. La jeune femme hocha la tête, signe quelle comprenait.
Pouvons-nous entrer ? demanda-t-elle. Nous avons à vous parler.
La vieille femme parut intriguée et les fit entrer. Elle leur proposa
de passer dans le salon pour discuter, mais Largo restait cloué sur place,
la dévisageant attentivement.
Vous commencer à minquiéter tous les deux, tenta
de sourire maladroitement Anabeth, gagnée par leur crispation. Vous êtes
si graves. Pourquoi tous ces mystères ?
- Nous devons vous poser quelques questions.
- A moi ? Mais pourquoi ?
Joy se tut une seconde, cherchant la meilleure approche. Elle opta pour la manière
directe.
Nous savons que vous vivez sous une fausse identité et que vous
avez usurpé votre nom. Nous voulons savoir qui vous êtes.
De linquiétude, le regard gris dAnabeth passa à la
peur et à la colère.
Allez-vous en ! Tout de suite !
- Ecoutez-nous !
- Sortez tout de suite de ma maison !
- Etes-vous Antonia Gorcci ? demanda froidement Joy, passant outre.
La vieille femme parut frémir de colère et ouvrit la porte de
sa maison, laissant le vent glacial sengouffrer dans le chaud corridor.
Partez ! leur ordonna-t-elle. Je ne vois pas de quoi vous parlez et vos
questions mimportunent ! Si vous maccusez de quoi que ce soit, allez
voir un juge et laissez-moi en paix.
Largo fit quelques pas vers la porte et la claqua dun coup sec de la main.
Je ne pars jamais sans réponse. Vous êtes Antonia Gorcci.
Jen suis certain. Dites-le moi, je vous en prie.
- Je vais appeler la police si vous ne quittez pas ma demeure immédiatement
!
Largo poussa un soupir dexaspération, et fouilla à lintérieur
de sa poche de veste pour en retirer la photo de la jeune femme en parme. Il
la montra à Anabeth qui blêmit en une fraction de seconde avant
de détourner la tête.
Cette femme, Zoé Gorcci, est votre fille.
- Je ne connais pas cette jeune femme ... murmura-t-elle la voix tremblante.
Je ne sais rien.
- Ecoutez-moi, je la cherche et ...
- Je ne dirai rien ! cria soudain Anabeth. Retournez les voir ! Allez voir vos
chers patrons de la Commission, dites-leur ce que vous voulez, faites-moi assassiner
si ça vous fait plaisir, ça mest égal ! Brûlez
en enfer, vous navez votre place nulle part ailleurs !
La vieille femme était grelottante, secouée par la rage, et suffoquant
de peur. Elle défiait du mieux quelle le pouvait ceux quelle
croyait être ses ennemis, mais son angoisse palpable se lisait dans chacune
des manifestations spasmodiques de son corps.
Détrompez-vous Anabeth. Nous ne faisons pas partie de la Commission
Adriatique ... dit lentement Joy dune voix apaisante en posant
une main sur lépaule dAnabeth.
Celle-ci eut un mouvement de sursaut quand la jeune femme la toucha puis la
dévisagea avec stupeur en comprenant le sens de ses mots.
Nous ne vous voulons aucun mal, Anabeth, poursuivit Joy, rassurez-vous.
Au contraire. Ni à vous, ni à votre fille.
- Mais alors que me voulez-vous ? articula la vieille femme.
Largo prit une profonde respiration et donna à Anabeth la photo de la
jeune femme en parme.
Zoé est ma mère, Anabeth.
Les doigts de la vieille femme se crispèrent sur le cliché en
entendant ses mots. Elle leva vers Largo ses deux petits yeux gris, plissés,
hagards, incrédules. Elle le scruta attentivement.
Zoé ? Ma Zoé, maman ? bredouilla-t-elle finalement.
Largo acquiesça, sans voix, un sourire indélébile sur le
visage : il avançait. De la lumière, enfin. Oui. Oui, Zoé
est ma mère. Cest elle que je recherchais quand nous sommes venus
ici. Ce sont ses affaires que nous avons emportées. Elles étaient
là, tout près de vous, pendant tout ce temps.
Anabeth encaissa le choc difficilement, et sans mot dire, regagna le salon pour
se laisser tomber précautionneusement dans son large fauteuil calé
au coin du feu.
Inimaginable ... Inimaginable ... put-elle seulement prononcer. Vous
seriez mon petit-fils ? Vous dites la vérité ou est-ce encore
un de leurs mensonges ?
- Tout ce que je dis est vrai, assura Largo en sasseyant en face delle.
Je peux vous le prouver, si vous en avez besoin.
La vieille femme le dévisagea longuement, la tension quittant peu à
peu les traits ridés de son visage.
Je te crois. Largo. Ton prénom me suffit pour savoir que tu dis
vrai.
Le visage du jeune homme simprima dun large sourire. Il prit les
mains de sa grand-mère dans les siennes, et la scruta dun regard
écarquillé, intense et avide.
Votre ... commença-t-il. Un de tes fils sappelait comme
moi. Ma mère voulait que jaie le même nom que lui. Je sais
si peu de choses ... Jai tenté de reconstituer lhistoire
de notre famille, mais cétait si dur, seul.
Anabeth retira lune de ses mains de lemprise de Largo pour caresser
lentement son visage, le regard soudain humide, un sourire mélancolique
aux lèvres.
Largo était le plus fragile de mes enfants. Et le plus attachant.
Zoé le protégeait comme une deuxième mère.
Une larme silencieuse vint couler le long de son visage usé par les années.
Et tout a été détruit par ma faute. Je suis la seule
responsable.
Elle retira ses mains et se recula de Largo, senfonçant dans son
fauteuil.
Que sais-tu sur ta famille ? demanda-t-elle, lasse, triste.
- Je sais quils ont été tués dans un incendie en
1967. Je croyais dailleurs que tu avais disparu en même temps que
les autres. Je sais que les coupables sont la Commission Adriatique.
Il fit une légère pause.
Je sais aussi que tu en as fait partie. Jai retrouvé les
carnets de ton mari.
Anabeth clôt ses paupières, comme par dégoût : delle-même,
de ce quelle entendait, de ses souvenirs ...
Pier. Mon époux. Lhomme de ma vie. Sil ne mavait
pas pardonnée ma conduite idiote avant sa mort, je naurais jamais
pu lui survivre toutes ces années. Je ne voulais de mal à personne,
Largo. Je nétais pas une femme mauvaise. Jétais jeune,
arrogante, persuadée que le monde était à mes pieds. Cétait
la mentalité de la famille Cavachiello : nous devions régner à
tout prix. Jai été élevée comme ça.
Mon père était un membre de la Commission Adriatique. Il na
jamais pris la peine de mexpliquer de quoi il sagissait. Cétait
une affaire dhommes. Et quand jai épousé Pier, il
ma fait promettre de les éviter et de ne pas poser de questions.
Mais les années ont passé. Pier et moi étions très
riches et puissants. Plus jétais puissante, plus je voulais de
pouvoir. Je désirais surpasser mon père, même si je navais
plus rien à lui prouver puisquil était mort depuis longtemps.
La Commission Adriatique ma abordée à ce moment-là,
me faisant miroiter leur puissance. Jétais jeune, irresponsable,
stupide, avide, sans scrupules. Et malhonnête, je dois le dire. Je ne
cherche pas à me disculper mais cest ainsi que les choses se sont
passées. Jignorais que je venais de signer un pacte avec des criminels.
Dieu me pardonne un jour davoir ainsi jeté ma vie dans les gorges
du Purgatoire. Jai commis une erreur horrible, quon a chèrement
fait payer à ma famille. Jai tout perdu. Ils ont tout perdu. Il
nétait que justice que je survive à ce châtiment pour
expier mes fautes dans la solitude et le recueillement. Dans la peur.
La vieille femme esquissa un sourire perdu.
Et voilà quà laube de ma mort, le destin vient
mapporter un petit-fils. Javoue être perdue. - Tu nes
pas la seule ... lui sourit Largo. Je viens dapprendre lhistoire
de ma famille en quelques jours. Et je ne sais absolument pas quoi en penser
...
- Tu dois me trouver méprisable.
- Non, pas du tout. Mon père a commis les mêmes erreurs que toi.
- Nério Winch ? Jai du mal à imaginer que ma Zoé
ait fait un enfant avec cet homme. La vie de ma fille ne mappartient plus
depuis cet été de 1967.
- Que sest-il passé cette nuit-là ? Comment as-tu survécu
?
Anabeth laissa son regard se perdre un instant dans le crépitement des
flammes.
Grâce à Zoé. Cette enfant était mon ange-gardien.
Connais-tu les détails de nos dernières semaines ? Je pense que
oui, si tu as récupéré les carnets de Pier. Il sétait
dénoncé publiquement pour me protéger. La Commission Adriatique
nous menaçait, craignant que nous soyons trop bavards sur leur compte.
Nous en savions beaucoup. Pier et moi ignorions ce que nous devions dire à
nos enfants, particulièrement nos aînés, Zoé, Luigi
et Mattéo, qui avaient seize et quinze ans respectivement. Ils se posaient
beaucoup de questions. Zoé était la plus dure. Elle a cru tout
ce qua raconté la presse sur son père, elle a cru quil
était coupable des malversations dont on laccusait. Et ça
lui a fait du mal. Son père était son héros. Tout sécroulait.
Elle le pensait responsable de la chute de notre famille et était tellement
en colère contre lui. Elle ne lui adressait plus la parole, elle agissait
comme si elle avait honte dêtre sa fille. Cétait tellement
déchirant. Ce soir-là, elle sétait enfermée
dans sa chambre, sans dîner, pour ne pas le voir. Pier interdisait aux
enfants de quitter la maison seuls, à cause de la menace de la Commission.
Moi, je ne supportais plus la détérioration des rapports entre
Zoé et son père. Alors jai décidé de parler
à Zoé, de tout lui expliquer. Je suis montée dans sa chambre.
Elle ny était plus, elle avait fait le mur, comme bien souvent
à cette époque. Sans en parler à Pier, pour ne pas linquiéter,
je suis partie à sa recherche. Je ne lai jamais trouvée.
Je suis rentrée chez moi au petit matin, pour prévenir Pier. La
maison était en cendres.
Anabeth se tut pour maîtriser sa voix chevrotante. Elle essuya longuement
les larmes qui perlaient sous ses yeux fatigués.
Cétait la vision le plus atroce et la plus inhumaine quil
mait été donnée de voir. Complètement perdue
et terrorisée, jai mécaniquement pris la route pour voir
un ami de la famille, Guido Visconti. Je pensais que lui seul pourrait maider.
Et sur la route, jai soudain réalisé. Mon mari et mes enfants.
Tous tués. Brûlés vifs. Jétais bouleversée,
jai perdu le contrôle de mon véhicule et jai eu un
accident. Je me suis réveillée après quelques semaines
de coma dans une clinique privée. Je navais pas de papier sur moi,
ma voiture avait explosé. Aucune trace de mon identité, et le
personnel de la clinique na jamais fait la relation entre mon accident
et lincendie. Ils ignoraient qui jétais. Pour ne pas être
obligée de leur donner mon nom, jai simulé une amnésie
et je me suis informée sur ce quil sétait passé
en consultant les vieux journaux. Jai eu confirmation des décès
de mes enfants et de lhomme de ma vie. On me croyait morte avec eux. Quant
à Zoé ... La presse disait quon la soupçonnait dêtre
à lorigine de lincendie criminel qui avait pris ma famille,
et quelle avait fui la Sicile. Elle ne savait même pas que je vivais
encore.
- Et quavez-vous fait ? senquit Joy, rompant difficilement le silence
qui sétait instauré après les derniers mots dAnabeth.
- Plus rien ne me retenait en Sicile, reprit-elle. Je ne pensais quà
essayer de retrouver ma fille. Comme la Commission Adriatique me croyait morte,
je navais pas à minquiéter deux, et je voulais
retrouver ma fille avant quils ne la fassent disparaître.
- Et tu as réussi ? Tu las retrouvée ?
- Non. Jai eu quelques pistes en Europe, les mois qui ont suivi son départ
de Sicile. Puis plus rien. Elle a disparu. Je lai cherchée des
années sans résultat. Puis comme je craignais dattirer lattention
de la Commission sur nous deux et que je me désespérais de la
revoir un jour, jai fini par abandonner. Je me suis installée ici,
sous une fausse identité. Vivant assez recluse pour me cacher des démons
qui me menaçaient. Ca va faire dix-huit ans que je vis ici. Tout à
lheure, quand vous mavez dit que vous saviez qui jétais,
jai eu si peur. Jai cru quils mavaient retrouvée,
après toutes ces années.
Largo posa sa main sur son bras, protecteur.
Tu nas rien à craindre deux. A part nous, personne
ne sait que tu as survécu. Tu es en sécurité.
- Comment as-tu su ?
- Jai retrouvé de vieilles photos de toi, avec une dizaine dautres
de ta famille, dans les affaires de ma mère. Ca ne ma pas frappé
tout de suite, mais jai fini par te reconnaître.
- Dire que nous étions si proches et que nous aurions pu ne jamais savoir
... Mais parle-moi de Zoé. Que sais-tu de sa vie ?
- A vrai dire, jespérais que tu aurais pu men dire plus.
Jen sais très peu sur sa vie après sa fuite de la Sicile.
Elle a vécu un peu à San Diego, entres autres, avant de rencontrer
mon père à New York. Mon père était membre de la
Commission Adriatique et a décidé de les quitter quand il a su
quil allait être père. Je nétais pas censé
venir au monde, je les gênais et ils ont poursuivi ma mère pour
menlever à ma naissance. Heureusement ils ont échoué.
Mais après ma venue au monde à San Francisco, mon père
ma enlevé à ma mère, soi disant pour me protéger.
Jignore ce quelle est devenue par la suite. On ma toujours
dit quelle était morte. J'ai juste appris récemment que
toutes ces années, elle a réussi à se protéger de
la Commission grâce à de mystérieux documents ayant appartenu
à un dénommé Van Patten.
Un éclair passa dans le regard encore humide dAnabeth qui commençait
tout juste à se remettre de ses émotions. Son visage simprégna
dune moue éclairée, comme si elle venait de comprendre un
mystère qui la taraudait depuis longtemps.
Alors cest elle qui les avait ... Toutes ces années je les
ai cherchés pour ma protection. Mais ils étaient déjà
bien utilisés daprès ce que tu me dis ...
- Parle-moi de ces documents. De quoi sagit-il ?
- Le Commandant Van Patten des forces nazies dHitler était un membre
influent de la Commission Adriatique, expliqua calmement Anabeth. Cétait
un homme avide, dangereux, et aussi très stupide. Il souffrait dune
sorte de délire de mégalomanie, sûrement contagieux à
force davoir côtoyé Hitler toutes ces années ... Il
était tellement fier de sa réussite, de celle de la Commission
et de leur puissance, que de le révéler à la face du monde
pour quon se prosterne devant lui le démangeait sévèrement.
Il manqua à plusieurs reprises de dévoiler lexistence de
la Commission. Pour le bien de la cause il a toujours réussi à
sabstenir, mais il a tout de même laissé ces documents pour
la postérité. Des sortes de Mémoires mais qui ne relataient
que sa vie au sein de la Commission Adriatique, lhistoire de lOrganisation,
et les membres de lépoque. Un document très dangereux. Une
preuve. Quand la Commission nous a menacés en 1967, Pier a immédiatement
pensé que ces documents nous seraient profitables : ils constituaient
une preuve de leur existence et donc ce quils redoutaient le plus, quon
les découvre, que le secret soit connu. De plus, la plupart des membres
mentionnés dans les documents de Van Patten vivaient encore à
cette époque, ou leurs descendants avaient pris le relais au sein de
la Commission. Cétait la meilleure garantie dont nous disposions
pour nous défendre deux. Un contact de Pier lui a révélé
que les documents de Van Patten avaient été volés au collectionneur
de la Commission qui les détenait. Nous avons alors réuni une
grosse partie de notre fortune pour pouvoir les lui acheter, cétait
notre ticket vers la liberté. Après les avoir acquis, nous les
avons cachés et avons préparé un dispositif pour fuir à
létranger sous de fausses identités après avoir marchandé
avec la Commission. Mais ils nous ont pris de vitesse. Il y a eu lincendie.
Quand je suis sortie de la clinique après mon accident de voiture, jai
tenté de retrouver ces documents, que Pier et moi avions dissimulés
dans une antiquité, un secrétaire que nous entreposions dans un
bunker qui se trouvait sur nos terres depuis la Guerre. Mais les documents de
Van Patten ny étaient plus. Jai toujours pensé que
la Commission Adriatique les avaient repris.
- Non, reprit Joy. Nous avons découvert le bunker, pillé depuis
toutes ces années, mais cest là que nous avons mis la main
sur les carnets de votre époux. Et nous savions par le tuteur de votre
fille, Guido Visconti, que Zoé passait toutes ses journées sur
votre propriété ravagée les semaines ayant suivi le drame.
Et puis elle avait soudain disparu sans laisser de traces au cours de lune
des journées quelle passait là-bas. Sans doute a-t-elle
découvert les documents de Van Patten, compris leur utilisation et sest
enfuie avec pour se protéger.
Anabeth esquissa un doux sourire.
Ma fille était si vive desprit. Elle avait aussi la sale
manie découter aux portes. Peut-être a-t-elle toujours su
pour la Commission ... Peut-être la-t-elle même su avant que
je nen parle à Pier. Zoé ne passait pas une seule journée
sans surprendre son monde. Elle était si imprévisible.
La vieille femme perdit à nouveau son regard dans les flammes qui crépitaient
dans sa cheminée.
Elle me manque tellement. Ils me manquent tous. Il ne se passe pas une
seule journée sans que je ne pense à eux. Je vis seule ici depuis
si longtemps, je vois peu de monde. Le monde extérieur et sa folie me
rappellent trop lhorreur que jai vécue. Les perdre tous,
par mon inconscience.
- Hey ! murmura Largo en lui pressant la main, ne la laissant pas se perdre
dans la tristesse. Je suis là, maintenant.
Anabeth esquissa un sourire tendre et prit son visage dans ses mains.
Oui tu es là. Je suis si fière que Zoé ait enfanté
un homme comme toi. Maintenant parle-moi de toi. Je veux tout savoir de ta vie.
Je ne veux plus me morfondre et penser à ce que je nai plus. Je
veux songer enfin à lavenir et cesser dêtre obsédée
par le passé.
Largo hocha la tête puis jeta un coup dil discret vers Joy,
qui était restée en retrait pendant une bonne partie de la scène
de retrouvailles. Il accrocha le regard de cette femme qui le connaissait et
le comprenait mieux que personne. Elle lui fit signe découter Anabeth.
Car sa grand-mère avait raison et cest ce que Joy avait vu : il
ne restait plus rien du passé, plus rien à part quelques mots,
quelques souvenirs rapportés, quelques documents et des photos.
Le jeune homme parla alors longuement avec sa grand-mère, se fit connaître,
apprit à la connaître. Du passé il ne lui resterait probablement
jamais rien de plus que limage dun sourire. Celui dune jeune
femme en parme.
*****
Je te jure Largo, cette fille elle était miam miam ! senthousiasma
Simon. Et une chose est sûre, elle était folle de mon corps ! Bon,
elle cachait bien son désir exacerbé pour ma petite personne par
un faux air dédaigneux et des phrases comme laissez-moi tranquille,
sil vous plaît monsieur mais je nétais pas dupe
! Jai bien vu ses signaux : elle en voulait à ma virilité.
Alors je lai suivie jusquau rayon parfumerie du centre commercial
et ...
- Simon ! retentit une voix sévère derrière lui tandis
quil racontait ses exploits à son meilleur ami hilare.
- Oh ... murmura-t-il, embarrassé, tentant déviter son regard
inquisiteur. Madame la grand-mère de Largo ! Vous savez que vous êtes
en beauté aujourdhui ?
- Trêve de flagornerie jeune homme ! Je constate avec tristesse chez vous,
mon cher Simon, toute une éducation à refaire. Il va falloir que
je vous explique comment vous y prendre avec les vraies femmes ...
- Mais je my prends très bien ....
- Tut tut, ne discutez pas jeune homme, et venez avec moi, je vais vous apprendre
comment les jeunes gens faisaient la cour à mon époque ...
- Mais ... Largo ! protesta-t-il, suppliant. Largo aide-moi !
- Oh là Simon, ne me demande pas dessayer de me dresser entre elle
et toi ! Ce serait forcément à mes dépends !
- Mais ... Ah tu parles dun ami !
- Allons-y Simon, reprit Anabeth, tout sourire. Je ne suis pas si terrible.
Il est temps que vous appreniez un peu la délicatesse avec la gent féminine.
- Mais je suis délicat ! Je suis un exemple de délicatesse ! Il
y a même ma photo dans le dico à côté de la définition
du mot ...
- Bon voyons ...
Sans plus prêter attention aux vaines protestations de Suisse, la vieille
femme entreprit de lui apprendre les bonnes manières, sous les regards
amusés de Largo et Joy. Une belle journée de printemps. Un déjeuner
convivial. Une décontraction salutaire, loin du chaos de New York et
des soucis attenant au Groupe W. Voilà quel était leur programme
pour ce jour, et ils comptaient bien en profiter au maximum.
Largo en avait besoin. Depuis deux mois quil avait découvert quAnabeth
Librazzo nétait autre quAntonia Gorcci, son enquête
sur sa mère stagnait. Ignorant totalement ce quil était
advenu de Zoé, sa grand-mère navait rien pu lui apprendre,
plus de témoins, des pistes sans rebondissements. Et aucune trace des
documents de Van Patten qui auraient permis de le guider jusquà
sa mère. Plus rien. Et cen était dautant plus frustrant
pour le jeune homme quil se sentait si près du but, caressant la
vérité du bout des doigts.
Il savait enfin qui était sa mère. Il savait de quoi avait été
fait son passé, quel genre de personne elle était. Mais il ignorait
toujours ce quil lui était arrivé après sa naissance,
ni si elle avait survécu. Et même sil nen parlait jamais,
ses proches sentaient que cette douloureuse incertitude le rongeait de lintérieur.
Cela faisait donc bientôt deux mois que Largo avait retrouvé sa
grand-mère, Antonia. La vieille femme préférait quon
lappelle Anabeth, à la fois parce quelle portait ce nom depuis
de nombreuses années et quelle sy était habituée,
mais aussi parce quelle voulait tirer un trait sur son passé tumultueux
et vivre une nouvelle vie.
Largo profitait pleinement de cette nouvelle famille retrouvée, sa seule
famille, et arrangeait son emploi du temps de manière à passer
le plus de temps avec sa grand-mère. Les premiers contacts avaient été
maladroits, hésitants. Malgré tout, comme si les liens du sang
avaient été les plus forts, ils sétaient finalement
trouvés pour se sentir parfaitement à laise lun avec
lautre. Les fantômes du passé rôdaient tout autour
deux, mais restaient silencieux. La grand-mère et le petit-fils
demeuraient sourds à leurs appels et se contentaient de rattraper le
temps perdu.
Souvent, Anabeth lui parlait de sa mère, du reste de sa famille, mentionnant
le bon, et évitant toujours dévoquer leur fin tragique.
Largo, lui, avait entrepris dexpliquer de quoi était faite sa vie,
mais la vieille femme comprit rapidement quil lui faudrait sûrement
plus dune vie pour connaître les détails des aventures et
mésaventures de son tumultueux petit-fils.
Naturellement, personne nétait au courant des liens qui les unissaient,
Commission Adriatique et presse obligent. Seuls les membres de lIntel
Unit et Douggie savaient la vérité.
Douggie, puisquon parle de lui, n'était pas demeuré bien
longtemps au sein du Groupe W. Après le procès de son ancien bookmaker,
Lou Bakerfield et Consorts, condamnés pour paris illégaux, extorsion
et kidnapping, lIrlandais avait pourtant décidé de rester
sur New York, afin de profiter de ses nouveaux amis et de la protection de Largo
(oui, quand on est une petite frappe, cest pratique de garder un milliardaire
puissant dans ses relations au cas où ... ).
Et son unique dîner avec la charmante Miss Arden , pourtant
épique, et qui restera sûrement à jamais gravé dans
les annales du Rainbow Room, fut loin de lui faire démordre de cette
passion soudaine pour New York.
Par contre, la crainte de la police, si.
Douggie ne sabsenta pas très longtemps des tables de jeux et des
champs de course. Les dettes saccompagnant malheureusement très
souvent dans le cas Douggie du montage darnaques pour en venir à
bout (soupir !) lIrlandais se mit rapidement à dos les autorités
new yorkaises pour escroquerie et exercice illégal de la profession de
notaire ( re soupir !).
Contraint à fuir la Grosse Pomme, notre ami arnaquovore prit rapidement,
et sans demander son reste, un avion pour sa mère patrie lIrlande
...
Où il eut la bonne, ou mauvaise selon langle quon prend pour
aborder laffaire, surprise de découvrir la mort de son Grand-Oncle
OGrady, celui-là même qui lui avait offert sa montre à
gousset (mais si ... Rappelez-vous ... Celle qui lui sert pour larnaque
des coffres de banque ! ) ...
Et de découvrir avec stupeur que le même Oncle OGrady que
Douggie prenait pour un vieux fou sénile, plaçait son argent depuis
quil avait gagné un pactole à la guerre en héritant
dun vieux général sans descendance. Cet argent avait été
investi au début des années 60 dans trois petites entreprises,
devenues aujourdhui trois grosses sociétés anonymes européennes.
Schring schring schring !
Vous entendez ce doux bruit ? Celui de la caisse enregistreuse, pour le Sieur
Douggie, choisi comme héritier, partageant la moitié de la fortune
OGrady avec son petit cousin Roger.
Fort en veine, une semaine après avoir hérité, Douggie,
en vacances méritées à Paris, rencontra une jeune et sémillante
voleuse du nom de Marie-Jeanne. La petite effrontée qui avait tenté
de lui extorquer de largent ( de la joie dêtre un nouveau
riche ... ), se fit prendre en charge par Douggie lexpert ès arnaques
en tout genre, qui lui apprit les ficelles du métier afin quelle
améliore son style.
La leçon fut brillante, le professeur expérimenté, mais
Marie Jeanne neut pas loccasion de développer ses nouvelles
aptitudes, envoûtée quelle était par le charme de
notre Irlandais préféré.
Et de convoler en justes noces une semaine après leur rencontre.
Largo et compagnie reçurent une sympathique carte les conviant à
leur mariage en pleine campagne Irlandaise, celle de Joy étant annotée
dun bref désolé de vous briser le cur, Miss
griffonné à la va-vite par le futur jeune marié.
Cétait il y a une dizaine de jours, depuis les époux Sutherland,
dits Bonnie and Clyde Bidochon, avaient regagné leur Irlande adorée,
suite à une lune de miel aux Caraïbes. La belle vie quoi !
Y a de la veine que pour la canaille ...
Pensant à son vieil ami Irlandais, Largo héla Simon.
Ma grand-mère a raison Simon ! samusa-t-il. Si Douggie a
réussi à se caser avant toi, cest que tu dois avoir un problème
avec les femmes ... Peut-être un dysfonctionnement !
- UN ... UN DYSFONCTIONNEMENT ? hurla Simon, bafoué dans sa fierté
de mâle. Non mais oh, je vais ten coller, moi, des dysfonctionnements
!
Anabeth éclata dun rire franc.
Oh Simon, arrêtez vos bêtises et venez plutôt maider
à sortir mon rôti du four !
- A vos ordres Gente Dame ! Et voyez, je suis trèèèèès
délicat avec les Ladies. Na !
Simon exécuta une petite courbette respectueuse et suivit Anabeth à
lintérieur de la demeure, sous ses rires. Joy inspecta les alentours
dun rapide coup dil, en bonne professionnelle. Puis elle désigna
la maison.
On devrait les suivre et rentrer.
- Il fait un temps splendide, dit Largo, faisant semblant de ne pas comprendre.
- Question de sécurité Largo. De simple sécurité.
- Il ne va rien nous arriver. Personne ne sait que nous sommes ici, à
part Kerensky.
- Je préfère être trop prudente. Hors de question quil
vous arrive quoi que ce soit, à toi ou à ta grand-mère.
Allez, ne discute pas.
Joy le prit par la main pour le guider vers la maison mais Largo ne bougea pas
dun centimètre et profita de sa prise sur le bras de la jeune femme
pour lattirer à lui. Il prit son temps pour accrocher son regard
fuyant devant leur soudaine proximité, et passa lentement sa main sur
son visage.
Joy, tu dois mattendre. lui souffla-t-il.
Elle hocha la tête, par lassitude.
Quel genre de vie mattend Largo ?
- Je nen sais rien, répondit-il avec franchise. Je te le demande,
cest tout.
La jeune femme se mit sur la pointe des pieds et lembrassa tendrement
sur la joue.
Je peux essayer .... murmura-t-elle, le visage toujours muré
dans la tristesse.
Il acquiesça presque imperceptiblement puis profita de la proximité
de leurs deux visages pour lui voler un baiser passionné. La jeune femme
le lui rendit quelques secondes puis le repoussa doucement, apposant ses deux
mains sur son torse.
Rentrons à lintérieur. Cest moins risqué.
- Je te rejoins. lâcha-t-il dune voix lasse.
Joy tourna les talons et disparut à lintérieur de la maison,
sengouffrant dans sa sombre fraîcheur.
Largo resta sur place, au même endroit, dans lallée. Les
poings sur les hanches, il levait son visage vers le soleil, laissant ses rayons,
encore doux et délicats dans cette saison, le lui caresser. Il était
serein.
Une femme lobservait.
Elle était assise au volant dune voiture, crispée. Son véhicule
était dissimulé par une haute allée darbustes, mais
elle disposait dun bon angle pour lobserver sans être vue.
Machinalement, elle saisit son alliance portée à lannulaire
gauche et jouait à la faire tourner autour de son doigt. Cétait
ce quelle faisait toujours lorsquelle était nerveuse.
Elle nétait pas censée se trouver là.
Elle avait changé maintenant. Elle avait refait sa vie, changé
son nom. Elle sétait même mariée pour fonder une nouvelle
famille, une vraie famille.
Sil la voyait ...
Il suffirait que le soleil fasse briller sa voiture, et il la découvrirait,
lamentablement cachée derrière son volant. Il était si
proche delle.
Son fils.
Les gens quelle payait pour surveiller la maison où vivait Antonia
lavaient prévenue quil passait souvent chez elle ces dernières
semaines. Elle avait tout de suite compris quil savait.
Même si elle connaissait les risques : pour lui, pour elle, elle navait
pas pu sempêcher de venir pour voir ce spectacle de ses yeux. Sa
mère et son fils réunis. Un portrait de famille dont elle avait
souvent rêvé, avec elle au milieu.
Elle pensa quAntonia devait souvent lui parler delle. Oui, cétait
évident, elle lui parlait forcément delle. Son fils savait
qui elle était, enfin, après toutes ces années dignorance
et de silence.
Si seulement elle pouvait lui parler. Et lui dire quelle aussi savait
lhomme quil était devenu, et combien elle était fière
de lui. Davoir réussi là où son père et elle
avaient échoué : défier la Commission Adriatique.
Une envie folle la brûla, celle de se ruer hors de cette voiture pour
accourir près de lui et le serrer dans ses bras, comme elle nen
navait plus eu loccasion depuis trente ans.
Sa main frôla son alliance. Elle revint sur terre, se rappela qui elle
était et ce quelle faisait. La Commission Adriatique. Son mari
Richard. Ses deux fils, Francis et Perry. Ils ne devaient jamais savoir.
Une de ses larmes vint sécraser contre le cuir de son volant. Elle
secoua la tête dun air désolé, ses lèvres formèrent
un je taime inaudible, puis elle démarra la voiture.
Largo entendit un moteur de voiture, puis aperçut à travers lallée
qui fermait la propriété dAnabeth aux regards indiscrets
la traînée rouge dune voiture de sport. Il haussa les épaules
et rejoignit ses amis et sa grand-mère à lintérieur
pour déjeuner, sans se poser de questions.
Au loin fuyait à toute allure une femme dâge mûr, dont
le visage, malgré les larmes linondant, irradiait dun sourire
superbe. Elle venait de voir son enfant.
FIN