“ Largo ... Largo, réveillez-vous ! ”
La voix calme et bienveillante d’Anabeth arracha Largo aux brumes matinales d’un sommeil peu reposant, peuplé de fantômes et de chimères créés par son inconscient comme pour mieux le tourmenter. Il cligna des yeux et remua difficilement, courbaturé. Il s’était endormi dans un fauteuil du salon, près de la cheminée. Après avoir longuement parlé avec Joy, la jeune femme, épuisée, était partie se coucher. Quant à lui, il était descendu pour lire un peu, espérant se calmer. Alors qu’il tentait de recouvrer ses esprits, Anabeth lui tendit une tasse de café.
“ Tenez, vous avez l’air d’en avoir besoin.
- Merci. ”
Le jeune homme accepta la tasse et but quelques gorgées du breuvage, attendant un coup de fouet qui le remettrait sur les rails.
“ Je suis désolée de vous réveiller, si tôt, mais je voulais vous prévenir que les lignes étaient rétablies.
- Le temps se calme ?
- Non, au contraire. Une tempête de neige va se lever dans la journée. Ce n’est qu’une brève accalmie. ”
Largo hocha la tête en silence. L’idée de rester coincé ici quelques temps, dans cette maison accueillante, en compagnie de Joy et de la gentille vieille dame ne lui déplaisait pas au contraire. Ce serait son accalmie à lui.
“ Vous n’avez pas trop mal dormi dans ce fauteuil ?
- Croyez-moi, j’ai connu bien pire, dit-il avec décontraction, songeant furtivement tout de même qu’il aurait passé une meilleure nuit dans la chambre d’ami, avec Joy. Encore désolé de vous déranger.
- Oh ne soyez pas idiot, Largo. Comment croyez-vous déranger une vieille femme seule comme moi ?
- Vous n’avez vraiment plus aucune famille ?
- Hélas mon défunt mari m’a quittée avant que nous n’ayons le loisir de fonder une famille.
- Vous deviez être très jeune. Vous n’avez pas songé à refaire votre vie ? ”
Un sourire élégiaque s’imprima sur le visage ridé et fatigué d’Anabeth.
“ Il a été l’unique amour de ma vie. C’était le meilleur des hommes.
- Comment est-il mort ?
- Il ... ”
La vieille femme hésita, semblant souffrir douloureusement des souvenirs qu’elle évoquait.
“ La folie des hommes. ” dit-elle simplement, dans un soupir.
Largo acquiesça. Il en avait déjà vu trop d’exemples depuis qu’il était à la tête du Groupe W, à commencer par le décès de son propre père. Une sonnerie stridente l’arracha au silence cotonneux du salon, rythmé par le crépitement du foyer qu’Anabeth avait ravivé, et qui le reposait. Il chercha machinalement son portable dans sa poche et répondit, se promettant de raccrocher si l’appel venait d’un collaborateur autre que Simon ou Kerensky.
“ J’ai du nouveau Largo. ”
Kerensky. Largo se redressa dans son fauteuil tandis qu’Anabeth s’éloignait pour refaire du café.
“ Zoé Cavachiello n’existe pas. ”
Largo clôt ses paupières, par lassitude. Il aurait dû se douter que toute l’affaire était trop belle pour être vraie, que tout se goupillait trop parfaitement et rapidement pour ne pas cacher autre chose.
“ Alors qui est cette femme ? lâcha-t-il finalement, exaspéré.
- Je l’ignore. J’ai trouvé une famille Cavachiello, en Sicile. Mais aucune Zoé.
- Où ça en Sicile ?
- Dans un village nommé San ...
- San Ferdino, compléta Largo.
- Tu as une autre piste ? s’enquit Kerensky après une brève pause.
- J’ai trouvé des photos de Zoé, dans ce village. Elle y a vécu et il en existe forcément une trace.
- Ce n’est sans doute pas par pur hasard que Zoé a choisi le nom Cavachiello, elle connaissait peut-être cette famille. Elle était assez riche et réputée dans la région. Je vais continuer à chercher.
- Et vois aussi ce que tu peux trouver avec le nom de Martina Vecci, elle avait un faux passeport à ce nom.
- Martina Vecci ? s’étonna le Russe. Ca me dit quelque chose ... ”
Kerensky ne prit pas la peine de préciser sa pensée et Largo l’entendit pianoter sur les touches de son ordinateur, sans mot dire. Il attendit patiemment que son collaborateur en ait fini, curieux de savoir quelle était son intuition.
“ C’est ça, déclara Kerensky au bout d’un instant. A partir de ce que m’a raconté Simon du témoignage de Pedrito, l’ancien chauffeur de Nério, j’ai tenté de reconstituer les événements de la nuit où ton père a rencontré Zoé pour la dernière fois, et lui a fait prendre un train. J’ai trouvé une facture pour un billet de train pour le Canada, payé à la gare de Montrell North Station, datant de cette nuit-là, aux frais du Groupe W. Je viens de consulter les archives des listes de passagers que j’avais déjà téléchargées, et y figure une dénommée Martina Vecci.
- Où Nério l’a-t-il envoyée ?
- A Montréal. Attends donne-moi une minute ... Oui c’est bien ce que je pensais ... poursuivit-il dans sa barbe. Il existe d’autres factures payées par le Groupe, les jours qui ont suivi à Montréal. Un loyer pour une pension dans un hôtel particulier, et divers autres frais. Il a dû l’entretenir pendant un certain temps.
- Tu peux m’en dire plus ?
- Avec un peu de temps, oui. ”
Largo hocha la tête, nerveusement.
“ Sullivan est toujours à Montréal ?
- Oui, tu veux que je lui transmette ce qu’on vient d’apprendre ?
- Non, j’irai moi-même. De toute façon, je dois lui parler. On en sait suffisamment sur cette femme pour lui demander s’il l’a connue. A plus tard. ”
Largo raccrocha et rejoignit Anabeth dans la cuisine.
“ Excusez-moi, vous avez dit qu’il y aurait une tempête de neige dans la journée ?
- Oui, sûrement vers midi. Vous voulez vous en aller ?
- J’ai besoin d’aller à Montréal au plus vite, je suppose que si je veux avoir une chance de décoller, il faut que je parte immédiatement. Est-ce que je ... ?
- Oui, bien sûr, vous pourrez revenir chercher les affaires de votre mère, anticipa Anabeth avec un sourire.
- Merci pour tout. ”
Largo embrassa affectueusement la grand-mère sur le front avant de monter quatre à quatre les escaliers. Il monta dans le grenier, où il prit le temps d’emporter quelques documents susceptibles de l’aider pour le reste de son voyage et ensuite toqua doucement à la porte de la chambre d’ami, où Joy se reposait encore.
Ne recevant aucune réponse, il entrouvrit doucement la porte et constata que la jeune femme était profondément endormie, la tête à demi enfouie dans des oreillers maltraités par une nuit apparemment agitée. Il s’approcha lentement et s’assit sur le rebord du lit, pour la réveiller en douceur. Il passa sa main dans ses cheveux, et remit en place quelques mèches qui tombaient dans ses yeux. Il sentit sous ses doigts qui effleuraient à peine son visage, sa peau tiède.
Il fronça les sourcils. Apparemment, avoir crapahuté dans un kilomètre de neige la veille au soir avant de trouver la demeure d’Anabeth n’avait rien fait pour arranger son rhume, elle était fiévreuse. Il décida de la laisser se reposer et remonta les couvertures sur ses épaules. Avant de la quitter, il déposa un baiser presque imperceptible sur l’une de ses joues chaudes et lui murmura avec un sourire quelques mots, certain qu’elle ne les entendrait pas.
Une demi-heure plus tard, il quittait la maison d’Anabeth, faisant promettre à la vieille femme de prendre soin de Joy.


*****
... 1972
Zoé tirait bouffées sur bouffées de cigarette. Elle savait que dans son état, ce n’était pas prudent de continuer à fumer, mais au point où elle en était ... Elle n’était pas encore sûre de garder l’enfant. Et même si elle décidait de mener sa grossesse à terme, elle ignorait si elle resterait en vie encore longtemps. Abattre froidement une femme, même enceinte, ça ne leur ferait pas froid aux yeux à ces salauds.
Le ronronnement d’une voiture attira son attention. Sa limousine. Elle secoua la tête. Il ne changerait jamais : toujours à vouloir montrer sa puissance, sa réussite et avec une arrogance plus qu’élégante. Elle jeta la blonde qui se consumait entre ses lèvres fines et l’écrasa sous son escarpin couleur crème. Elle croisa les bras contre son ventre, comme pour se réchauffer. On était au mois de mai, mais les nuits étaient encore fraîches et son gilet bleu nuit ne suffisait pas à la réchauffer.
Ou alors c’était peut-être son état. Des nausées, des frissons, des bouffées de chaleur, des caprices hormonaux. Ca faisait vraiment bizarre de sentir son corps changer, devenir étranger à lui-même. Son corps ne lui appartenait plus. Il abritait deux vies à présent.
La limousine se gara. Le chauffeur de Nério, un hispanique originaire du Nouveau-Mexique, du genre pas très fin et porté sur la bouteille, fit le tour de l’immense véhicule pour ouvrir la portière à son patron. Celui-ci en émergea lentement, prenant le temps de lisser avec soin son costume hors de prix, choisi avec un goût naturel pour les belles choses. Il fit un signe à son chauffeur qui s’adossa à la limousine, laissant son patron aller seul à la rencontre de la jeune femme.
Il était venu sans garde du corps, chose heureuse puisqu’elle lui avait demandé la discrétion la plus parfaite et la plus totale sur cette rencontre. Nério était intelligent et il savait parfaitement que son ancienne maîtresse n’était jamais méfiante sans raison. L’endroit, un dock déserté sur le port, était neutre, froid et anonyme. Ce serait parfait.
“ Je te remercie d’être venu Nério. ”
L’homme d’affaires ne répondit pas tout de suite, prenant le temps de la détailler avec hauteur, comme il savait si bien le faire, marquant à la fois son intérêt et sa répulsion pour elle. Ses yeux semblaient l’accuser d’être responsable d’un beau gâchis, de ne pas être ce qu’elle aurait pu devenir si elle s’était décidée à rester.
“ Je dois dire que ton appel m’a surpris Zoé
. - Depuis quand tu te laisses surprendre ? rétorqua aussitôt la jeune femme, se remémorant leur exercice compulsif de la joute verbale.
- Il me semblait après notre dernière conversation que tu ne voulais plus que j’aie le moindre rôle dans ta vie, pas même de la figuration. ”
Son ton était sec, amer. Zoé comprit alors qu’elle lui avait fait encore plus mal qu’elle s’en était crue capable.
“ Il était important que je te parle.
- De quoi ? ”
Les deux mots avaient été lâchés difficilement, mordus, avalés puis comme recrachés. Il ne s’intéressait pas à ce qu’elle voulait lui dire, il était en colère.
“ C’est sérieux Nério, je n’y arriverai pas si je n’ai face à moi qu’un rempart de haine.
- A quoi t’attendais-tu ? répliqua-t-il, bien décidé à rester le dominant fondant sur sa proie.
- Tu aurais voulu que je reste avec toi ? Avec tout ce qu’il se passe autour de nous ? Avec toutes les autres ?
- Elles ne comptaient pas. Tu aurais pu être la seule si tu l’avais voulu. ”
Zoé poussa un soupir d’agacement, la scène semblait se répéter à l’infini. Toujours les mêmes reproches, toujours les mêmes impasses.
“ Je ne pouvais pas t’épouser Nério. Ils ne nous auraient jamais laissés faire. Ils m’auraient tuée pour ne pas risquer que je te détourne d’eux. Non, ils nous auraient tués tous les deux. Tu les gênes déjà.
- Ils n’oseraient pas.
- Ils n’ont de respect pour rien, ni personne.
- Ils ont du respect pour ce que je vaux. J’aurais pu te protéger.
- Foutaises ...
- Ne me sous-estime pas Zoé.
- Et toi ne sur-estime pas la puissance de ton Groupe. Tu es fort, ça oui, mais pas assez.
- Si tu me le demandais, je les détruirais tous.
- Tu ne pourrais pas. Ca te tuerait. Tu es beaucoup trop arrogant Nério, tu ne mesures pas tous les risques.
- Et toi, tu n’as jamais cru en moi. ”
Zoé détourna la tête, sans plus soutenir le regard sans faille de Nério. Elle sentit sans le voir qu’il tournait les talons pour s’en aller. C’était sa dernière chance.
“ Je suis enceinte Nério ! ” éclata-t-elle.
Elle releva les yeux. Il s’était arrêté mais continuait à lui tourner le dos. Son cri perçant avait comme déchiré la nuit. Le chauffeur l’avait sûrement entendue, mais cela importait peu. Elle avait enfin réussi à le dire. Un secret qui la dévorait de l’intérieur depuis plus d’un mois déjà.
“ De moi ? ”
Ce n’était pas une véritable question.
“ Ne sois pas ridicule. Je ne serais pas là sinon. ”
Il se décida à se retourner. Son visage ne marquait aucune émotion, mais il ne disait rien. C’était suffisant pour savoir à quel point la nouvelle le troublait, parce que Nério trouvait d’ordinaire toujours quelque chose à dire, dans toutes les situations.
“ Toi et moi savons ce que ça coûterait, de mettre un enfant au monde. Nous n’avons rien à lui offrir. Je suis ici pour te dire que je ne compte pas le garder. ”
Nério touchait de la main droite une chevalière qu’il portait à la gauche. Ses yeux sombres ne la fixaient plus
. “ Je voulais juste que tu le saches. Au nom de ce qu’on a vécu. Et pour ton avenir. Pour que tu saches ce qu’il en coûte d’être avec eux. ”
Il ne réagissait toujours pas. Une forme d’angoisse proche d’un désespoir sourd s’empara d’elle. Toute sa force et sa détermination semblaient s’évaporer face au mutisme de Nério. La seule chose qui lui restait à faire était de tourner les talons pour fuir, à tout jamais.
“ Reste ici. ” tonna la voix réfrigérante de Nério au moment où elle faisait un geste pour s’en aller.
L’injonction la cloua sur place.
“ Tu ne tueras pas mon enfant. ”
Zoé trembla. Il venait de prononcer la phrase qui lui faisait perdre définitivement son courage.
“ C’est la seule chose à faire.
- Si tu oses, Zoé, c’est moi qui te tuerai.
- Réfléchis Nério, que feras-tu de cet enfant, tu lui apprendras à être un bon soldat de la Commission ? A moins qu’ils ne lui laissent pas le temps de grandir pour s’assurer une meilleure obéissance de ta part.
- Je les quitterai. ”
Zoé écarquilla les yeux et commença à tourner en rond, de plus en plus nerveuse, cherchant dans son sac à main son paquet de cigarettes et son briquet.
“ Tu rêves ... Tu rêves ... Ou plutôt c’est moi qui fait un cauchemar éveillée, il faut que je m’en sorte maintenant. Nério, personne ne les a jamais quittés. Personne.
- Je serai le premier.
- Non, tu n’y arriveras pas.
- Je sais que je peux le faire. J’ai une bonne raison. ”
Zoé continuait à secouer la tête, signifiant que ça ne marcherait jamais. Elle extirpa une cigarette de son paquet, la coinça entre ses lèvres et l’alluma à l’aide de son briquet qui éclaira fugitivement son visage soudain livide.
“ J’ai toujours admiré ton audace Nério, mais là, c’est carrément surréaliste ... lâcha-t-elle en même temps qu’un premier rond de fumée.
- Je n’ai aucun doute. Mon Groupe s’élèvera contre la Commission, et deviendra suffisamment puissant pour les détruire. Et si ça n’arrive pas de mon vivant, ce sera du sien.
- Du sien ... répéta-t-elle avec dérision. Jamais ils ne laisseront vivre un Héritier.
- De quoi tu as peur Zoé ?
- Ca ne paraît pas évident ? répliqua-t-elle avec hostilité.
- Tout ça n’a rien à voir avec la Commission, poursuivit-il froidement. Tu te caches derrière eux, comme une petite fille effrayée. Tu as peur de devenir dépendante de l’amour d’un autre. Tu préfères rester seule et écarter ceux qui t’aiment de ta vie. Ta famille ...
- Ne me parle pas de ma famille ! s’écria-t-elle, angoissée. Et, oui, d’accord, j’ai peur ! cingla-t-elle. Et j’ai toutes les raisons : t’avoir quitté n’a pas suffi pour calmer la meute de loups qui m’attend derrière la porte ! Ils sont là, au tournant, ils m’observent, me suivent, peut-être savent-ils déjà que j’attends un enfant ! C’est de la folie Nério, je ... non ... nous ne pouvons pas le garder ! Ma décision est prise.
- Tu me mens Zoé. Si elle était prise, tu ne m’en aurais jamais parlé, prenant le risque que je tente de t’en empêcher. Tu es là parce que tu souhaitais entendre que je voulais de cet enfant. Eh bien sois satisfaite, je le veux. Il ou elle sera sûrement ce qui pouvait arriver de mieux dans ma vie. Je compte prendre un tournant. Et tu m’y aideras.
- Nério ... protesta-t-elle faiblement.
- Tu n’as pas eu la force de rester ma compagne, mais je te jure qu’il faudra que tu trouves celle d’être sa mère. ”
Nério fit quelques pas vers elle. Elle eut un mouvement de recul, sur la défensive. Puis réalisant que l’homme debout devant elle était incapable de lui faire le moindre mal, elle se détendit et le laissa venir. Il lui prit sa cigarette et la laissa tomber par terre.
“ Pour commencer, tu vas arrêter tout de suite cette sale manie.
- Je ne suis pas capable de le faire, Nério. Je t’assure, je te jure que je voudrais un enfant. De toi. ”
Les mots tremblaient dans sa bouche. Son regard fuyait le sien qui tentait désespérément de l’accrocher, mais elle ne pouvait pas se laisser faire, pas cette fois-ci.
“ Je ne peux pas leur tenir tête.
- Tu l’as déjà fait durant des années, même avant qu’on se connaisse ... argumenta Nério.
- C’était différent. Nério, il s’agit d’un enfant. D’un petit être sans défense, d’un innocent. J’en mourrai si je le mets au monde pour qu’on me l’enlève aussitôt après. On ne peut pas faire ça, il ne faut pas. Donner naissance à un enfant dans ce monde-là, c’est pas un cadeau à lui faire. Il n’aura jamais de vie normale.
- Je te promets qu’il aura une belle vie.
- Tu ne peux pas. ”
Nério la pénétra du regard et prit son visage entre ses mains.
“ Je tiens toujours mes promesses. A partir de maintenant, tu vas faire tout ce que je te dirai. Tu vas partir à l’étranger, sous un faux nom. Tu as toujours tes faux papiers ? ”
Zoé se mordit la lèvre et tenta d’éviter son regard intense, sans y parvenir.
“ Oui, lâcha-t-elle à contrecœur.
- Je m’occuperai de tout. Ca sera risqué, mais on y arrivera. Il va falloir me faire une confiance aveugle. ”
Elle se contenta de hocher la tête avec lassitude.
“ Zoé, dis-moi que tu veux cet enfant, murmura Nério, sur un ton imprégné d’inquiétude.
- Je ne veux plus souffrir Nério.
- Je sais. Mais tu souffriras si tu l’abandonnes. Tu n’as plus le choix. Toi et moi ... ”
Il chercha ses mots, non parce qu’il ne savait pas quoi dire, mais parce qu’il n’était pas sûr de vouloir les prononcer.
“ On s’est ratés. On ne s’est pas connus au bon moment, ni dans les bonnes conditions. Dans une autre vie, tout aurait pu être parfait. Mais si on n’arrive pas à se rendre heureux tous les deux, peut-être que lui le pourra.
- Oui, il pourra ... ” répéta-t-elle dans un murmure.
Il voulut l’enlacer, une dernière fois, mais préféra renoncer.
“ Viens. Tu dois partir, tout de suite. ”
Zoé le suivit sans broncher et sans réellement faire attention aux démarches qu’il effectuait, aux coups de fil qu’il passait. Elle était dans un état second, pensant sans arrêt à son enfant. Elle avait beaucoup plus peur pour sa vie que pour la sienne et continuait à se demander si elle avait le droit de lui imposer ça. Sa main restait posée sur son ventre. Nério le voulait égoïstement pour lui. Et elle obéissait. Parce qu’elle aussi était égoïste. Depuis qu’il grandissait en elle, elle se sentait vivante pour la première fois en cinq ans. Cinq longues et pénibles années.
Nério la sortit de ses rêveries pour lui tendre un billet de train. Elle était sur le quai d’une gare. Il lui apprit qu’elle partait pour Montréal où un homme de confiance viendrait la chercher et s’occuper d’elle. Elle n’avait plus rien à craindre, il s’occupait de tout. Elle l’écoutait sans entendre, hochant la tête pensivement par moments. Puis elle monta dans le train, sans se rappeler si elle avait pris la peine de lui dire au revoir, ou si lui l’avait fait. Le train démarra, elle trouva un compartiment et s’étendit sur une banquette, espérant trouver un peu de repos. Son regard vitreux et écarquillé fixait le plafond, si bien qu’elle ne remarqua pas dans la pénombre, les yeux sombres et luisants d’un homme petit et trapu vêtu d’un imperméable noir, qui l’observait. On pouvait deviner le squelette d’un revolver sous son manteau.


*****


“ J’ai fait un rêve étrange cette nuit. Je rêvais de Zoé Cavachiello ... Enfin de la femme que nous connaissons sous ce nom. Nério lui avait fait prendre un train pour Montréal. Elle dormait dans son compartiment et il y avait cet homme, un homme sans visage, qui la regardait dormir. Et quand le train s’arrêtait et qu’elle quittait sa banquette pour descendre, il se levait brusquement, et il l’attrapait par derrière, il tenait une corde à piano enroulée autour de ses mains, il passait le fil autour de sa gorge et il tentait de l’étrangler. Elle étouffait, elle essayait de hurler à l’aide mais aucun son ne sortait. Personne ne venait. Un filet de sang finissait par couler le long de sa gorge parce que la corde à piano la serrait si fort qu’elle transperçait sa peau ... Et puis elle finissait par mourir. ”
John Sullivan fronça les sourcils.
“ Vous prenez cette histoire vraiment trop à cœur, Largo.
- Comment voulez-vous que je la prenne ?
- De là à en faire des cauchemars toutes les nuits, à négliger vos responsabilités.
- Vous ne comprenez rien !
- Je comprends parfaitement au contraire. Mais vous avez attendu trente ans avant d’en savoir plus sur votre mère, quelques jours de plus n’y changeront rien.
- J’ai besoin de savoir maintenant. De toute façon, je ne serais pas capable de me concentrer sur quoi que ce soit d’autre. ”
Son ton était sans appel. Sullivan acquiesça, il savait qu’il était sans espoir de vouloir faire changer d’avis Largo lorsqu’il avait cette lueur dans le regard. Non pas que le bras droit du milliardaire préférât qu’il joue avec ses milliards plutôt que de découvrir la vérité sur ses origines, il savait à quel point cela comptait, mais plutôt souhaitait-il qu’il prenne un peu de repos et de distance. John aimait beaucoup Largo, presque comme un fils, et il était soucieux de le voir obnubilé par cette unique pensée, par cette soif de savoir. Il savait que le jeune homme foncerait tête baissée, sans réfléchir aux conséquences, ni à ce qu’il pourrait endurer. Mais de toute évidence, il était prêt à prendre tous les risques, alors autant ne pas lui mettre de bâton dans les roues.
“ Eh bien qu’attendez-vous pour me la montrer cette photo ? ” s’exclama le bras droit.
Largo esquissa un mince sourire et sortit de la poche de sa veste un cliché de Zoé Cavachiello. Les deux hommes se trouvaient à bord d’une limousine, appartenant à une filiale du Groupe à Montréal chez laquelle Sullivan traitait d’un contrat. Il avait reçu plus tôt dans la matinée un coup de fil de son jeune patron lui apprenant qu’il le rejoignait au Canada. Sullivan était alors parti le chercher sur la piste de l’aéroport privé du jet appartenant au Groupe à Montréal pour découvrir stupéfait qu’il n’était pas là pour affaires mais pour apprendre la vérité sur sa mère.
“ Vous dites qu’elle s’appelait Zoé Cavachiello ? reprit l’homme d’affaires après avoir examiné le cliché. Eh bien le nom ne me disait rien, mais j’ai effectivement connu cette femme. Elle a été la maîtresse de Nério. ”
Largo ne dit rien mais incita du regard son bras droit à poursuivre.
“ A l’époque je ne connaissais pas aussi bien Nério, je n’étais pas encore son bras droit. Mais je faisais tout de même partie de ses proches collaborateurs. Pour vous dire la vérité, il avait multitude de maîtresses. Votre père avait beaucoup de succès auprès des femmes, tout comme vous d’ailleurs. Un vrai séducteur. Et cette jeune femme faisait partie de sa cour d’admiratrices.
- Elle a été bien plus que ça pour lui ... ” murmura Largo.
Il sortit de sa poche la fameuse montre retrouvée parmi les affaires de Zoé, avec l’inscription gravée par les soins de Nério. Sullivan l’examina.
“ Apparemment. Nério ne me parlait pas de ses relations avec les femmes, Largo. Je pense qu’exprimer ses sentiments était une preuve de faiblesse pour lui, il ne voulait pas que ses ennemis profitent de cette faille pour tenter de le manipuler. S’il a aimé cette femme, il a en tout cas tout fait pour qu’aux yeux d’autrui elle ne passe que pour une aventure sans lendemain, comme une autre. En y réfléchissant, j’ai vu cette femme au Groupe pendant une longue période, qui a duré à peu près un an. Elle allait et venait. Mais quand elle n’était pas là, il y en avait toujours une autre pour la remplacer.
- Leur relation a été chaotique d’après ce que j’ai entendu des témoins de l’époque ...
- Ca ne m’étonne pas de Nério. Il a toujours été très sûr de lui dès qu’il s’agissait de business. Mais il ne savait jamais ce qu’il attendait des femmes, c’est pour ça d’ailleurs qu’il s’est marié plusieurs fois et qu’il a quitté Monique malgré les sentiments très forts qui les unissaient.
- Vous croyez qu’il aurait aimé vivre une vie normale ? Quitter toute cette violence, ce panier de crabe pour juste m’élever, avec elle à ses côtés ? ”
Sullivan eut une moue incertaine.
“ Nério aimait le pouvoir. Il n’aurait jamais abandonné le Groupe, pour rien au monde. Après cela, vous lui manquiez, c’est certain. Je le sais pour avoir été la seule personne à qui il ait parlé de vous, excepté le Père Maurice. ”
Le bras droit se tut un instant.
“ A part ça, Nério aurait pu être plus heureux, mais je crois qu’il ne regrettait rien. ”
Largo hocha la tête et frappa à la vitre du chauffeur pour lui faire signe de s’arrêter.
“ Où allons-nous ? s’étonna Sullivan.
- J’ai une adresse à visiter, un ancien hôtel particulier au 117 Harvey Parkside. Autrement dit ici. ”
Le jeune homme ouvrit la porte, suivi de près par son bras droit.
“ Mais qu’espérez-vous y trouver ?
- D’après les recherches de Kerensky, Nério a entretenu une personne vivant à Parkside pendant quelques semaines. Il l’a dissimulé en faisant passer les dépenses dans les comptes du Groupe W, se doutant que ses ennemis le repéreraient tout de suite s’il utilisait ses fonds personnels.
- Et la personne qu’il aurait entretenue serait votre mère ?
- En tout cas, on sait qu’elle a pris le train pour Montréal la veille du jour où ces factures ont commencé à être payées par le Groupe. Et je ne crois pas aux coïncidences. ”
Les deux hommes traversèrent la rue et longèrent quelques immeubles insalubres de ce quartier sans essor économique qui virait à l’abandon. Au numéro 117 se dressait un haut immeuble de caractère, anciennement gracieux, et à présent en ruine et abandonné. L’endroit n’était apparemment plus occupé depuis des années. Sullivan soupira un nuage de buée dans l’air glacial de Montréal et le désigna d’une de ses mains gantées de noir.
“ Vous ne trouverez rien ici, il n’y a plus personne là-dedans depuis des lustres. ”
Largo ne répondit rien et pénétra tout de même dans l’immeuble insalubre. A l’intérieur des vestiges de tapisseries et de mobilier de grand standing demeuraient ça et là, mais la plupart des richesses restantes de l’endroit avaient été pillées à son abandon. Tout ce qui se dressait sous leurs yeux n’était qu’une vague désolation écho d’un passé glorieux qui avait fait de ce lieu un rendez-vous de la finesse et du bon goût à son époque. Largo marchait de long en large, fixant le sol, et son bras droit se demandait bien ce qu’ils faisaient là.
“ Largo ...
- Oui, je sais. Kerensky m’avait prévenu que c’était abandonné depuis 1987 après trois faillites et que je ne trouverais rien d’intéressant. Mais j’avais envie de voir cet endroit de mes propres yeux. Ma mère y a occupé la chambre 11 pendant cinq semaines, elle a franchi le même seuil tous les jours. Et après elle en est partie, j’ignore pourquoi, et j’ignore où.
- Est-ce que c’est ici que la piste s’arrête ?
- J’avais espéré que non. On trouvera bien d’autres pistes, à partir de son faux passeport, ou du village de San Ferdino, en attendant je ...
- San Ferdino ? ”
Largo dévisagea avec curiosité son bras droit.
“ Ce nom vous dit quelque chose ?
- Oui, bien sûr ... Attendez ... Maintenant que vous me le dites ... Mais oui, la famille Cavachiello de San Ferdino ! Je n’aurais jamais fait la relation avec cette jeune femme !
- Que savez-vous ?
- Eh bien, en son temps, la famille Cavachiello était très puissante en Sicile et dans toute la région méditerranéenne. Elle avait fait fortune dans les industries textiles, puis dans l’aciérie, et les nouveaux moyens de communication.
- Jamais entendu parler.
- C’est normal. Cavachiello Père avait une fille unique à qui il ne voulait pas confier la direction de ses affaires, ça date d’une autre époque. Il a donc arrangé un mariage avec une autre famille de la région qui devenait forte économiquement, les Gorcci. Les deux entreprises ont fusionné dans les années cinquante.
- Les Industries Cavagorcci ... murmura Largo. Le Groupe fait des affaires avec eux je crois ?
- Oui c’est vrai. Cela dit, ils sont devenus un partenaire économique beaucoup moins puissant depuis le début des années soixante-dix. Après la disparition des membres de la famille, les actionnaires ont choisi de mauvais gestionnaires qui ont mal tenu la barre. L’entreprise s’est redressée à la fin des années quatre-vingt mais elle est très loin de son époque florissante. ”
L’esprit de Largo bouillonnait. Il avait dix mille questions à poser à Sullivan quand un bruit suspect attira son attention. Il tourna la tête et aperçut un vieil homme vêtu de noir qui semblait espionner leur conversation, semi dissimulé par les décombres de l’ancien portique, près de l’entrée.
“ Hey ! ”
Largo n’avait pas poussé son cri que le vieil homme tournait déjà les talons. Le milliardaire s’élança à sa poursuite, sous le regard perplexe de Sullivan qui lui n’avait rien remarqué. Mais une fois hors de l’immeuble, le jeune homme ne vit personne. Il scruta avec attention les alentours, mais aucune trace. Le vieil espion semblait s’être évaporé. Largo fronça les sourcils, plus que méfiant, tandis que Sullivan le rejoignait.
“ Que se passe-t-il ?
- Rien. Sinon que je suis certainement sur la bonne piste. Les vautours se réveillent. ”

Kerensky pétrifia Douggie du regard et se redressa de toute sa hauteur, tentant de l’impressionner. L’Irlandais, quant à lui, continuait à mélanger savamment les trois cartes, déblatérant tout seul, et faisant tout pour éviter le regard de tueur du Russe.
“ Allez Kerensky, quitte ou double, vous trouvez la Reine de Cœur, je vous rends vos cent dollars. Sinon, deux cents dollars pour ma pomme ! Les jeux sont faits ! ”
Kerensky acquiesça, vexé de s’être fait avoir par cet arnaqueur à la petite semaine, et se promit de récupérer son argent. Il observa attentivement le mouvement virtuose des mains de l’Irlandais, qui après avoir manipulé la troisième et dernière carte, désigna le jeu.
“ A vous de jouer ! ”
Le Russe esquissa un sourire carnassier. Cette fois-ci, il en était sûr, la Reine de Cœur se trouvait à droite. Il pointa du doigt la carte et Douggie la retourna aussitôt. Valet de trèfle.
“ Pas possible, vous trichez forcément ! ” gronda Kerensky.
Pour montrer sa bonne foi, Douggie dévoila son jeu. Kerensky put constater qu’aux côtés du Valet de trèfle siégeaient un As de pique et la fameuse et insaisissable Reine, à gauche.
“ Ca nous fait deux cents, M’sieur Kerensky ! éclata la voix enjouée de Douggie. Quitte ou triple ?
- Non merci, pas cette fois. ”
Georgi ouvrit avec une certaine difficulté son portefeuille pour en retirer les billets verts gagnés habilement par l’arnaqueur. Puis, sans un regard, il retourna à son poste, devant son ordinateur, là où il était certain qu’il pourrait tout contrôler et défier les lois du hasard.
“ De toute façon je préfère les échecs ... lâcha-t-il. C’est un véritable jeu, qui permet d’exercer ses méninges, sa logique, sa déduction et son esprit stratégique.
- Ah je crois que tu l’as vexé Douggie ! s’amusa Simon.
- Solidarité entre escrocs ? grinça Kerensky.
- Hey ! protesta Simon. On n’est pas dans la même catégorie, moi j’étais un gentleman, je volais avec panache, pour la beauté du plan bien mené !
- On sait, on sait ... “ C’est le plus grand des voleurs, oui mais c’est un gentleman ”. Tu as passé l’âge de te prendre pour Arsène Lupin, Simon.
- Jaloux ! ”
Douggie continuait à mélanger ses cartes.
“ Et toi ça te tente ? ”
Simon fixa Douggie d’un air goguenard.
“ Je regrette Douggie, mais tu ne m’auras pas ! Je ne suis pas un pigeon que tu peux plumer ...
- Bon, si tu es si sûr de toi, joue ! ”
Simon hocha la tête malicieusement. Il avait encore au travers de la gorge les trois cent soixante dollars qu’il avait perdus au poker contre Douggie. Et là, il était certain que l’Irlandais avait triché.
“ Très peu pour moi, reprit Simon. Et je ne désespère pas de prouver que tu as triché au poker ! Tu cachais tes cartes quelque part, trois quinte flush royales d’affilée, c’est impossible.
- Ben tu m’as fouillé, j’avais aucune carte dissimulée !
- Peut-être mais je ne suis toujours pas convaincu. Et ne fais pas cette petite tête triomphante, sinon je t’envoie rejoindre Lou Bakerfield en prison, tu partageras sa cellule avec ses deux porte-flingues ! Je suppose que ça ne te dit rien ?
- Hey ça va, j’ai déjà accepté de témoigner contre eux, alors on ne retourne pas le couteau dans la plaie, ok ? C’est pas de ma faute si t’es nul au poker ... ”
Simon allait répliquer quand la sonnerie du téléphone retentit.
“ Ouais, tu ne perds rien pour attendre Sutherland, s’il le faut je te sortirai l’argent par les narines ! râla-t-il en décrochant. Allô ?
- C’est moi ! s’exclama Largo à l’autre bout du fil.
- Ah des nouvelles de notre pigeon voyageur ! s’amusa Simon en mettant le haut parleur. Tu sais que Joy nous a appelés ? Elle n’était pas du tout contente que tu sois parti comme un voleur ... A son ton, j’ai l’impression que votre petit tête-à-tête ne s’est pas si bien fini que je l’imaginais ...
- Simon, si tu pouvais arrêter de te faire des idées, ne serait-ce que cinq minutes, je te jure, ça me ferait des vacances. ”
Douggie qui rangeait ses cartes, fit un clin d’œil à Simon.
“ J’ai aussi gagné ce pari. Ca fait vingt dollars en plus !
- Toi, la ramène pas mon vieux ! gronda Simon.
- Tu ne t’entends pas avec Douggie, Simon ?
- Pas de commentaire. ”
Largo émit un petit rire, puis son ton redevint sérieux.
“ En fait j’appelais pour avoir des nouvelles de tes recherches Kerensky ...
- Oui, et je t’annonce que j’ai découvert qui était ta mère ... lâcha avec assurance le Russe, non sans avoir réfrigéré du regard Douggie qui lui proposait un autre jeu de cartes.
- Ce que Sullivan m’a dit sur la famille Cavachiello a aidé ?
- Tout à fait, en 1949, Antonia Cavachiello, l’unique héritière des Industries Cavachiello, alors âgée de dix-huit printemps, épouse Pier Gorcci, jeune homme d’affaires en poupe de dix ans son aîné. Leur premier bébé naît deux ans plus tard et s’appelle les Industries Cavagorcci. Cela dit leur union donna aussi et surtout naissance à quatre enfants, trois garçons et une fille. Le 9 juin 1951 naquirent leurs premiers enfants, de faux jumeaux, Luigi et Zoé.
- Zoé Gorcci, qui choisit de porter le nom de jeune fille de sa mère, Cavachiello, en émigrant aux États-Unis ... comprit Largo, lâchant un grand soupir de soulagement. Les gars, je sais qui je suis ...
- Je continue à faire des recherches croisées sur les familles Gorcci et Cavachiello, cela dit j’ai du mal à trouver de la documentation. San Ferdino est un petit village, qui n’a pas encore de système informatique, et je rame pour trouver de la documentation. D’ailleurs je ne saurais toujours pas qui est ta mère si elle n’était pas née à Agrigente. Et les données sur ces familles ne semblent pas avoir été mises à jour.
- Cela signifie quoi à ton avis ?
- Qu’il n’existe plus personne de ces deux familles vivant encore à San Ferdino. ”
Largo garda le silence pendant quelques temps, semblant réfléchir.
“ Il s’est forcément passé quelque chose, dit-il au bout d’un instant. Il y a une raison au fait que Zoé Gorcci ait quitté précipitamment la Sicile pour les USA, changeant son nom de famille pour celui de sa mère.
- Attends une minute Largo ... marmonna Kerensky. Essayer de suivre les traces de ta mère, c’est une chose. Mais tenter de découvrir des secrets de famille datant de plus de trente ans, c’est une tâche beaucoup plus ardue.
- Je n’ai pas fait tout ça pour rien. Je veux aller jusqu’au bout, hors de question d’abandonner en si bon chemin.
- Tu restes longtemps à Montréal ? s’enquit Simon.
- Je pensais rentrer rapidement, mais il y a un nouvel élément. Quand on visitait l’hôtel particulier où Zoé a vécu, quelqu’un nous espionnait. Je veux essayer de lui mettre la main dessus, ça me paraît suspect.
- Besoin d’un coup de main ? demanda Simon, inquiet.
- Ca ira. Et comment vont les affaires à New York ? Vous avez retrouvé les ravisseurs de Joy et de Douggie ?
- Pff, râla aussitôt l’Irlandais. M’en parle pas, ils m’ont forcé à faire tous les points de rendez-vous des books de la ville, pour retrouver Lou. Je suis grillé maintenant, catalogué balance pour les flics. Plus personne ne voudra de mes paris.
- Tu aurais préféré qu’il reste dans la nature et te tue dans ton sommeil ?
- Non, mais comment je fais moi pour gagner ma vie ? Vous m’enlevez le pain de la bouche ... bougonna-t-il en comptant les centaines de dollars qu’il avait arnaqué à Simon et Kerensky.
- Tu as toujours su rebondir Douggie, je ne m’en fais pas pour toi ...
- En tout cas, on garde ton copain au Groupe pendant un moment. Lou Bakerfield a été arrêté mais sa caution a été payée et il est libre jusqu’au procès. Et comme Douggie est un témoin gênant ...
- Joy aussi ... intervint Largo. Vous l’avez prévenue ?
- Bien sûr, mais elle est à l’abri. La tempête de neige souffle encore sur le Maine, elle est coincée là-bas. - D’accord ... Je dois vous laisser, Sullivan profite de ma présence à Montréal pour me forcer à travailler ... Appelez-moi dès que vous avez du nouveau ! ”
La communication fut interrompue et Douggie agita dans les airs les billets qu’il avait pris à Simon.
“ Je te propose d’essayer de te refaire !
- Je n’ai plus de liquide sur moi Douggie ...
- Ok, un coup gagnant, si je perds, tu récupères tout.
- Si tu gagnes ? ”
Douggie eut un sourire malicieux.
“ Tu m’arranges un dîner avec Miss Arden ! ”
Simon éclata de rire.
“ Ok, je suis partant ! ”
Kerensky fit une moue désapprobatrice.
“ Simon, tu risques de payer de ta vie ce genre de pari ... Tu sais que tu as plus de chance de perdre que de gagner ?”
Simon eut un sourire faussement angélique.
“ Oui je le sais ... C’est ça qui est drôle ! ”


*****


... 1972
Zoé se préparait à descendre du train. Elle se sentait lasse, épuisée, sans force. Sa confrontation avec Nério lui avait fait l’effet d’une agression par un vampire. Il lui avait comme aspiré tout ce qui vivait de fort en elle. Elle se sentait malade aussi, les nausées matinales. Et elle avait atrocement mal dormi sur cette banquette du train. Des cauchemars, des réveils en sursaut, oppressée. Et l’étrange sentiment qu’une ombre fuyante la suivait et l’observait. Elle soupira. Les ombres avaient un nom et la suivaient pas à pas depuis des années. Avant qu’elle ne tombe enceinte d’un Héritier du Groupe W. Avant qu’elle ne rencontre Nério. Avant même qu’elle quitte la Sicile.
Cela faisait en réalité des années qu’elle était devenue l’ombre de ces ombres, en tentant de les fuir comme de les combattre. Rien à faire. Ne jamais se résoudre à la reddition. Elle mourrait jeune. Aucune autre issue. Une nouvelle nausée. Elle respira un grand coup, comme pour se retenir, puis courut vers les toilettes de son compartiment pour vomir. Livide, elle hoqueta au-dessus des cabinets, puis tira la chasse d’eau avant de se passer de l’eau froide du lavabo sur son visage las. Elle aurait voulu sourire en pensant à l’être qui grandissait en elle, mais elle ressentait trop de fatigue pour ça.
Elle se contenta de songer qu’il fallait qu’elle résiste, au moins le temps de le mettre au monde. Après, il adviendrait ce qui était sa destinée. Elle n’avait plus eu peur de mourir depuis des années. Mais cette vie à protéger lui faisait à nouveau sentir l’adrénaline qui parcourait ses veines. Se battre encore.
Elle quitta les toilettes et s’apprêtait à débarquer. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas de bagages, toutes ses affaires étaient restées chez Connie. Elle n’avait avec elle que son sac à main, contenant son faux passeport, quelques dollars et un nécessaire à maquillage qui ne lui servirait sans doute pas avant un bon moment.
En descendant sur le quai, elle se rendit compte qu’il n’y avait presque personne. Les premières lueurs du jour perçaient et les rares personnes voyageant de nuit se hâtaient autour d’elle pour entrer à l’intérieur de la gare, où ils seraient au chaud et pourraient trouver un café qui leur servirait des boissons chaudes. Elle frissonnait, dans sa robe crème, uniquement couverte d’un gilet. Délit de coquetterie, c’était idiot, mais elle n’avait pas voulu rencontrer Nério en jean et en pull-over épais. Elle aimait lui plaire. Elle l’aimait toujours malgré tout.
Un homme debout sur le quai la dévisageait. Il attendait qu’elle remarque sa présence. Elle scruta son regard un instant, mais ses yeux enfoncés dans leurs orbites ne lui apprirent rien sur son identité, pas plus que les ombres noires qui dissimulaient à moitié son visage. Elle fit quelques pas vers lui, maladroitement.
“ Vous êtes envoyé par Nério ? ” demanda-t-elle.
Elle frissonna en entendant le son de sa voix, rauque, faible. Elle était mal en point, jamais elle ne s’était entendue parler comme cela. L’homme vêtu d’un pantalon de toile gris et d’une veste en tweed acquiesça.
“ Je vais vous protéger. J’ai travaillé au service de sécurité de Nério autrefois. Vous n’avez plus rien à craindre maintenant.
- Je voudrais vous croire ... ” lâcha-t-elle.
L’homme tenta d’esquisser un sourire. Son visage se fit un peu plus doux, à y réfléchir, une certaine lueur de bonté luisait dans son regard. Il portait une alliance.
“ Je connais ceux qui vous poursuivent. Ils sont la raison qui m’ont poussé à quitter le Groupe W. Mais ne vous en faites pas, j’ai une dette envers Nério. Il ne vous arrivera rien.
” La jeune femme hocha la tête.
“ Je m’appelle Zoé.
- Moi Vince. Venez, je vais vous conduire à votre nouvelle demeure. ”
Zoé acquiesça et les deux ombres disparurent dans la pâleur terne des brumes matinales, avalées par l’arrivée d’un nouveau train. L’homme en noir, son revolver près du cœur, dissimulé par l’imperméable informe, était descendu un peu avant elle et avait observé la scène. Comme on le lui avait ordonné, il les suivit.


*****


Le claquement précipité des talons sur le carrelage. Un souffle haletant, entrecoupé de gémissements d’angoisse. Elle court. Elle est rapide, et l’homme qui la suit marche lentement, pourtant il est proche, trop proche. Elle n’a aucune issue. Elle se retrouve dans une impasse, toutes les portes du corridor se ferment les unes après les autres, elle tire avec force sur toutes les poignées, elle donne des coups, hurle, griffe les sombres portes en bois. Ses doigts sont en sang. Rien n’y fait, elle est prise au piège.
Acculée au mur, elle ne peut que le regarder venir. Ses yeux d’une fraîche limpidité baignent dans des larmes de terreur. Au loin, Nério s’en va et l’abandonne, prenant son fils par la main. Elle ne veut pas mourir mais c’est trop tard. L’homme est déjà en train de dégainer son arme en argent. Elle luit dans l’obscurité du long corridor. Le coup part.
Largo se réveilla en sursaut.
Encore un cauchemar.
Il se frotta les yeux, comme pour mieux se tirer de cette phase déroutante intermédiaire entre le sommeil profond et le réveil. Il sentit quelques gouttes de sueur qui perlaient le long de son visage, peut-être aussi sur son corps. Il mit quelques instants avant de reconnaître la luxueuse chambre d’hôtel dans laquelle il était descendu le temps de son séjour à Montréal. A l’intérieur, tout lui sembla familier. Son sac de voyage, ouvert, sur une chaise. Quelques uns de ses vêtements traînant ça et là. Un dossier qu’il avait étudié avant de s’endormir et dont les feuilles volaient en vrac au pied de son lit. Le verre de whisky à moitié vide sur la table de chevet. La quiétude de la chambre l’enveloppa et le rassura.
Depuis plusieurs jours il rêvait de sa mère. Et même, depuis qu’il connaissait son visage, il rêvait d’elle, tuée par une de ces ombres. Les mêmes ombres qui le poursuivent lui aussi aujourd’hui et dont personne ne peut se défaire. La vie peut se montrer d’une redoutable cruauté parfois.
Il soupira et se rallongea au fond de son lit. Il fixa le plafond, et se laissa hypnotiser par la contemplation de ce blanc crémeux uniforme pour reprendre un souffle lent et un rythme cardiaque apaisé.
Sa tentative pour se détendre fut brutalement interrompue par une sonnerie de téléphone. Il décrocha le combiné à l’aveuglette. Songeant qu’il devait s’agir de Kerensky il s’apprêtait déjà à ouvrir grand ses oreilles et à lui poser mille questions.
“ Laissez tomber Mr Winch. ”
Largo se redressa.
“ Qui êtes-vous ? ” demanda-t-il.
Du temps, gagner du temps.
“ Ca n’a aucune importance, répondit la voix, éraillée, d’un homme plutôt âgé.
- Vous êtes l’homme que j’ai vu aujourd’hui ? A Parkside, dans l’hôtel particulier ?
- C’est un conseil amical. Vous allez les faire fuir. Vous êtes gênant.
- Vous voulez m’aider ?
- Vous serez tué demain si vous n’abandonnez pas. Il n’y a rien ici pour vous, renoncez.
- De quoi vous me parlez ? De mes investigations sur ma mère ? Que pouvez-vous m’en dire ? Que savez-vous ? ”
La voix poussa un soupir, une sorte de plainte, teintée d’un léger agacement.
“ Votre mère n’est sûrement plus depuis longtemps. Vous subirez le même sort qu’elle. Elle s’en prendra à vous. A tous vos êtres chers.
- Qui elle ? La Commission ? ”
Le vieil homme fit une nouvelle pause, plus longue.
“ Rentrez chez vous. ”
Double déclic. La conversation s’arrêterait là. Une lueur déterminée passa dans le regard de Largo. Il raccrocha le combiné et se passa la tête dans les mains.
“ Sûrement pas ... ” répondit-il à un écho fantôme.


*****


Joy fit quelques pas vers la fenêtre, entrouvrit les rideaux bleus et jeta un coup d’œil au dehors.
“ La tempête s’est calmée on dirait ... murmura-t-elle.
- Les bulletins météo sont positifs, confirma Anabeth. Vous devriez rester un peu allongée Joy.
- Je me sens bien mieux, merci, je ne suis plus fiévreuse. ”
La jeune femme retourna vers Anabeth, qui buvait un thé, assise au coin du feu.
“ Vous en voulez ? demanda la vieille femme.
- Non, je vous remercie. Votre hospitalité était très généreuse, mais il va falloir que je rentre à New York. J’ai des responsabilités à assumer. Et il faut que je rapatrie avec moi les affaires appartenant à la mère de Largo.
- Bien entendu. Ca m’a fait plaisir de vous avoir chez moi.
- Je suis très heureuse de vous avoir rencontrée. Et c’était adorable de vous être occupée de moi. D’habitude je ne suis jamais malade ... rajouta-t-elle en souriant intérieurement de son obsession à ne jamais admettre ses faiblesses.
- C’est Largo qui m’a fait promettre de bien veiller sur vous.
- Oui, celui-là, il entendra parler du pays quand je lui aurai mis la main dessus. ”
Anabeth éclata de rire.
“ Allons, je ne crois pas qu’il voulait vous écarter. Il semblait juste vouloir vous laisser l’occasion de vous reposer.
- Les derniers jours ont été riches en émotions ... admit-elle.
- En tout cas, vous formez un très joli couple.
- Nous ne sommes pas un couple.
- Disons que vous l’êtes à votre manière. Les jeunes sont trop compliqués à notre époque. Je me souviens que les choses étaient bien différentes avant, je n’ai moi-même connu personne avant de me marier. Quand j’ai été en âge de le faire, mon père m’a présentée à un charmant jeune homme. Au début il ne me plaisait pas du tout. Et puis j’ai fini par tomber éperdument amoureuse de lui. Par fierté, j’ai refusé pendant un an de l’épouser. Et puis, par peur de le perdre, j’ai mis de côté mon orgueil, et j’ai vécu la plus belle de toutes les unions. On peut faire ce qu’on veut pour fuir l’amour, mais il finit toujours pas nous rattraper.
- J’ai l’impression d’entendre ma Grand-mère Molly. Elle me racontait toujours de jolies histoires quand j’étais petite, qui se terminaient bien, et qui louaient des valeurs comme l’amour vrai, l’amitié, la sincérité. Elle le faisait pour que je n’oublie jamais l’essentiel. ”
Joy fronça les sourcils.
“ J’étais encore jeune quand elle est morte. Mais je sais qu’elle n’aimerait pas voir ce que je suis devenue. C’est comme si j’avais oublié tout ce qu’elle m’a enseigné.
- Je suis certaine que vous vous trompez Joy. Vous êtes une jeune femme dont on peut être fier.
- Vous ne connaissez pas ma vie. Elle comprend beaucoup de parts d’ombre. ”
Anabeth hocha la tête.
“ Nous avons tous nos regrets, et nos sombres secrets. Ca ne fait pas de nous des êtres mauvais.
- Vous avez aussi vos secrets Anabeth ? ”
La vieille femme leva un regard humide vers Joy.
“ C’est très dur de voir les êtres que vous chérissez disparaître les uns après les autres. J’ai eu ce malheur. J’ai commis beaucoup d’erreurs dans ma jeunesse que j’ai payées chèrement. Dorénavant, je n’aspire qu’à mourir dans la paix et la dignité. ”
Joy prit la main de la vieille femme, et la lui serra, apportant du réconfort.
“ Je reviendrai vous voir, vous voulez bien Anabeth ? ”
Elle hocha la tête en souriant.
“ Bien sûr. ”


*****


Largo était arrivé à l’adresse que lui avait indiquée Kerensky. C’était un hôtel miteux et médiocre doté d’un gérant peu regardant sur la clientèle, qui avait renseigné le jeune homme sans la moindre difficulté. Parmi les clients récents, le seul homme âgé qui figurait au registre, demeurait à la chambre douze. C’était sûrement son homme.
Largo progressait silencieusement dans le couloir, à l’affût du moindre bruit. Lui-même se concentrait pour n’en produire aucun. Sous la porte de la chambre numéro douze filtrait un léger filet de lumière. Le vieil homme qui l’avait espionné, puis appelé, se trouvait là. Sans doute ne l’attendait-il pas, mais mieux valait être prudent. Le milliardaire saisit son revolver et compta jusqu’à trois avant de donner un coup de pied dans la porte pour la défoncer.
Le vieil homme se trouvait assis au secrétaire de la chambre et examinait des documents. L’entrée fracassante de Largo le fit sursauter, et s’il eut le réflexe de chercher son revolver, il ne fut pas assez rapide. Largo l’en dissuada.
“ Comment m’avez-vous trouvé ? demanda-t-il, vaincu et agacé. - J’ai demandé à mon expert en informatique de repérer votre appel. Un système d’écoute a été mis en place quand je l’ai informé que quelqu’un à Montréal m’épiait. Maintenant je veux savoir qui vous êtes, et pour qui vous travaillez. ”
Le vieil homme haussa les épaules et quitta le secrétaire auquel il était attablé. Pointé par le revolver de Largo qui ne baissait pas sa garde, il se dirigea vers le mini-bar et se servit un verre d’une petite bouteille de scotch bas de gamme.
“ Vous en voulez ? proposa-t-il entre deux gorgées.
- Non, je souhaite seulement avoir des réponses. ”
Le vieil hocha la tête et but plusieurs rasades avant de reposer la bouteille.
“ Je m’appelle Corel. Vince Corel. J’ai travaillé pour votre père, dans le temps. J’étais son gorille.
- Pourquoi me surveillez-vous ? Et pourquoi m’avez-vous téléphoné hier soir ?
- Pour vous mettre en garde. Pour que vous vous en alliez. Vous remuez trop de vieilles choses, qui, croyez-moi, ne valent pas la peine qu’on meure pour elles.
- Ca c’est à moi d’en juger. Et qui en voudrait à ma vie ? ”
Corel esquissa un sourire sardonique.
“ Le Diable en personne, un de ses suppôts, peu importe. Tous les mêmes.
- Vous voulez parler de la Commission Adriatique ?
- Si c’est leur nom, oui, entre autres. Je n’en ai jamais su très long sur eux, je ne voyais que les choses en surface. Zoé les appelait “ les ombres ” pour ne pas m’en dire trop.
- Comment l’avez-vous connue ? ”
Corel se rassit au secrétaire et se racla légèrement la gorge avant de commencer.
“ Comme je vous l’ai dit, j’ai longtemps été attaché à la protection rapprochée de votre père. J’étais un marine’s, et j’ai déserté pendant la guerre de Corée. Après avoir été jugé en Cour Martiale, et avoir purgé ma peine, j’ai trouvé du boulot grâce à votre père. Il cherchait des hommes forts, malins et, disons, assez flexibles question moralité. C’est là que “ les ombres ” sont apparues dans ma vie, sauf qu’au début elles étaient du même camp que votre père. Et puis, comme ce boulot ne me réussissait pas vraiment, j’ai fini par aller voir ailleurs, couvert par Nério. Comme je lui avais sauvé la vie plusieurs fois, il ne voulait pas que “ les ombres ” me cherchent des problèmes ou tiennent à s’assurer mon silence. Je suis parti vivre au Canada, en 1970. Je me suis marié, j’avais une petite vie bien agréable. Mais j’avais des comptes à rendre à votre père. Et c’était le genre d’homme qui faisait toujours payer ses dettes, à un moment ou à un autre. ”
Tandis qu’il s’expliquait, Vince s’était de nouveau levé et allait et venait autour du secrétaire pour amasser des documents qu’il tendit finalement à Largo. Celui-ci, qui avait rabaissé son arme en constatant que le vieil homme était coopératif, les saisit pour les survoler. Ils confirmaient ce que Corel lui racontait au fur et à mesure.
“ Le 6 mai 1972, en pleine nuit, votre père m’a téléphoné pour me faire payer ma dette. Je devais passer à la gare, chercher une femme, et la protéger. ”
Vince fit un pause et détailla Largo.
“ Votre mère. Au début, j’étais furieux contre lui. Je ne voulais pas replonger dans cette vie de violence. J’avais peur que ça mette en jeu mon mariage, que ça bouleverse tout. Mais finalement, quand j’ai vu arriver Zoé, j’ai changé d’avis. C’était une fille bien. Qui est devenue une amie. Et qui certainement ne méritait pas tout ce qu’il lui est arrivé. ”
Vince fronça les sourcils, et son visage fut ravagé par une grimace amère.
“ Malheureusement j’ai échoué. Je vivais avec elle dans un hôtel particulier, celui dont vous avez visité les combles hier. Je ne sais pas qui a commis une erreur. Peut-être moi, avec mes allers et retours pour voir ma femme. Ou peut-être elle quand elle a appelé une amie à New York pour la rassurer. Ou alors étaient-ils au courant de sa présence à Montréal dès le premier jour. Toujours est-il qu’un jour, alors que je prenais des dispositions pour la déplacer, par sécurité, un homme l’a enlevée.
- Un homme de la Commission ? s’étrangla Largo.
- Certainement. Je m’en rappellerai toute ma vie, de ce type. Il était seul, petit et trapu. Le visage chétif. Et un regard si vicieux. J’ai tout fait pour l’empêcher de l’emmener, mais il nous avait pris par surprise. Il m’avait tiré dessus et je n’avais plus de force. J’ai bien tenté de dégainer, même à terre, mais il m’a tiré une balle en pleine main. Que les médecins n’ont jamais pu sauver d’ailleurs. ”
Largo baissa les yeux le long du bras gauche de Corel et constata qu’il portait une prothèse en lieu et place de sa main.
“ Je n’ai rien pu faire à part la regarder se faire chloroformer par notre agresseur, et la voir partir, alors que je baignais dans mon sang. Après j’ai perdu conscience et je me suis réveillé dans un hôpital. Nério était à mon chevet et il a fallu que je lui explique tout. L’une des choses les plus pénibles que j’ai faites dans ma vie : annoncer à un homme que la femme qu’il aime et qui porte son enfant a disparu. Et qu’il ne la reverra sans doute jamais. ”
Largo déglutit avec difficulté et ressentit le besoin de s’asseoir n’importe où. Il se laissa tomber dans un fauteuil poussiéreux, ressassant les paroles de Corel.
“ Qu’a fait Nério ? articula-t-il finalement après un interminable silence.
- Je suppose qu’il a remué ciel et terre pour la retrouver. Pour vous retrouver tous les deux. Mais il ne m’a rien dit, je ne sais pas si c’est parce qu’il n’avait plus confiance en moi ou parce qu’il m’en voulait. ”
Vince Corel marqua une courte pause.
“ Je ne pensais pas qu’il arriverait à la retrouver. Quand je l’ai vue se faire emmener ce jour-là, j’étais persuadé que non seulement vous ne verriez jamais le jour, mais qu’en plus, personne ne la reverrait plus. Et puis, il y a deux ans, j’ai lu comme tout le monde dans la presse que Nério Winch avait un Héritier. ”
Largo hocha la tête distraitement et parut ailleurs l’espace d’un instant, comme s’il prêtait oreille à un monologue intérieur.
“ Et vous ? Que faites-vous ici ? Pourquoi croyez-vous que je suis en danger ?
- Il rôde tout autour de vous. Il saisira la première occasion pour vous éliminer.
- Qui ?
- L’homme qui a enlevé votre mère autrefois. Je n’ai jamais cessé de le poursuivre.
- Depuis trente ans ? Pourquoi ? ”
Vince lâcha un soupir d’agacement.
“ Regardez-moi ! Regardez ma main ! Au début, j’espérais juste retrouver votre mère, et lui faire payer cet enlèvement. Parce que je me sentais coupable de ce qui était arrivé. ”
Le vieil homme se tut un instant, une lueur douloureuse lui traversant le regard.
“ Mais quand il a remarqué que je me rapprochais de lui, et que j’allais le retrouver, il ... Il a assassiné ma femme. ”
Largo ne dit rien, sentant toute l’amertume et l’aigreur derrière les mots de Corel. Mais il éprouva une furtive sympathie pour cet homme au demeurant fort étrange et froid.
“ Je suis désolé, murmura-t-il finalement.
- Depuis je le poursuis, où qu’il aille, et je ne désespère pas de pouvoir un jour l’avoir en face, et le tuer. Pour me venger et venger tous ceux qui ont souffert à cause de lui.
- Vous connaissez son identité ?
- Je suis l’une des rares personnes à avoir vu son visage et à être resté en vie. Il change de nom sans cesse, impossible de savoir qui il est réellement. Mais je sais qu’il est à Montréal en ce moment. Et je sais qu’il vous suit. Il vous suit depuis le Nouveau-Mexique. ”
Largo écarquilla les yeux et fixa Corel, estomaqué.
“ Vous pensez qu’il en veut à ma vie ? Il agit sur contrat de la Commission ?
- De lui-même ou pour le compte des “ ombres ”, ça ne change rien. Ce qu’il veut c’est vous éliminer, et vous empêcher de découvrir la vérité sur votre naissance.
- Pourquoi la Commission voudrait-elle m’empêcher de savoir qui est ma mère ? En quoi cela peut-il les inquiéter ? ”
Vince esquissa un vague rictus.
“ Votre famille est maudite, Monsieur Winch. Savez-vous au moins ce qui est arrivé aux membres de la famille Gorcci ? Savez-vous pourquoi votre mère a fui la Sicile alors à peine âgée de seize ans ?
- Dites-moi. ”
Corel secoua la tête, signe de désolation.
“ Ils sont morts. Tous morts. Ils ont été massacrés par “ les ombres ”. Et votre mère est la seule à avoir survécu. ”

Lorsque Joy franchit le seuil du bunker, elle eut la surprise de constater que Douggie, cet escroc Irlandais si irritant dont elle s’était crue débarrassée à tout jamais, jouait aux cartes avec Simon et Kerensky, qui plus est installé sur SON siège.
“ Mais qu’est-ce qu’il fait là cet imbécile heureux ? gronda-t-elle pour entrée en matière.
- Oui, Joy, nous aussi on est heureux de te revoir. Tu as fait un bon voyage ? Tu te sens mieux ? ironisa aussitôt Simon.
- Je ne suis pas d’humeur Simon, et je réitère, qu’est-ce qu’il fait là ?
- Ben, vous n’êtes pas contente de me revoir Miss ? demanda Douggie d’un air ahuri.
- Non, absolument pas, lâcha-t-elle en articulant bien distinctement.
- On est obligés de le garder en sécurité ici, le temps qu’il témoigne contre Lou Bakerfield et ses acolytes. Au début on l’a enfermé dans un appartement d’hôte, mais il n’arrêtait pas d’appeler ici, ou de faire venir l’assistante de Largo pour n’importe quoi, comme faire venir des masseuses suédoises ou un pizzaiolo italien. C’était une véritable hécatombe. D’autant plus qu’il écoutait à fond en stéréo des tubes des années 80. Je crois que les membres du Conseil n’ont pas apprécié de devoir travailler avec “ Frankie Goes To Hollywood ” en toile de fond. Bref, nous avons dû nous résoudre à le faire venir ici pour retrouver la paix.
- Simon et lui se sont trouvés certaines affinités. Ils font mumuse pendant que je travaille. ” nota le Russe.
Joy haussa un sourcil.
“ Oui, tu as une drôle de façon de travailler Kerensky, en perdant au Bridge.
- J’allais me refaire ! cingla-t-il, vexé. Et puis je faisais juste une petite pause de cinq minutes.
- Oui, dis surtout que c’est l’Irlandais qui t’a embobiné avec ses jeux de hasard. Il n’y a pas à dire, il était temps que je revienne pour remettre de l’ordre ici. Des nouvelles de Largo ?
- Toujours à Montréal. Il est sur la piste d’un intrus qui épie ses moindres faits et gestes ... expliqua Kerensky.
- Il va avoir besoin d’aide ! s’exclama-t-elle, inquiète.
- Te fais pas de mouron Joy, reprit Simon, il reviendra en un seul morceau et vous pourrez reprendre là où vous l’aviez laissé votre petit tête-à-tête du Maine. ”
Pour toute réponse, la jeune femme incendia du regard Simon.
“ Oh et puisque je parle de tête-à-tête, poursuivit le Suisse sur sa lancée, je t’annonce avec joie que tu as gagné un dîner aux chandelles avec Douggie. ”
Joy cligna des yeux à plusieurs reprises, comme pour s’assurer qu’elle n’avait pas rêvé.
“ Pardon ?
- Oui, j’ai parié un dîner avec toi, et ben j’ai perdu. Alors je vous réserve une table au Rainbow Room pour vendredi, tu t’arrangeras un peu Joy, hum ? lança Simon avec témérité. Parce que le côté amazone/garçon manqué, y a plus classe. Oh et puis arrête avec ce regard noir, c’est pas du tout sexy. Quoique ...
- Simon ... marmonna Joy sur un ton particulièrement menaçant.
- Joy ? tenta-t-il d’un air légèrement crispé.
- Tu te rends bien compte que je vais être obligée de te tuer ?
- Après deux années d’une si belle amitié ? dit-il avec un sourire charmeur.
- Commence à courir, je te laisse quinze secondes d’avance. ”
Simon écarquilla les yeux devant la démarche plus que menaçante de la jeune femme et s’apprêtait à s’enfuir en courant, lorsqu’il fut sauvé par le gong. La sonnerie du téléphone venait de retentir, et Kerensky leur indiqua que l’appel provenait de Montréal. Joy oublia alors momentanément Simon pour se concentrer sur Largo.
“ Alors Largo ? Tout se passe bien ? demanda-t-elle.
- Content de t’entendre en pleine forme Joy, lâcha-t-il sur un ton neutre qui inquiéta aussitôt la jeune femme.
- Tu as retrouvé ton espion ? demanda Kerensky.
- Oui je suis avec lui. Il est en train de se rafraîchir dans la salle de bain. Avoir ressassé le passé, ça l’a un peu bousculé ... ” marmonna-t-il.
Les trois compères de l’Intel Unit se dévisagèrent, intrigués. Largo n’allait visiblement pas bien
“ Euh Douggie, tu pourrais nous laisser quelques instants ... fit Simon sur un ton grave. Ta masseuse Suédoise doit être arrivée depuis le temps ... ”
Les yeux de l’Irlandais s’illuminèrent soudain, et oubliant l’atmosphère lourde et tendue engrenée par l’appel de Largo, déguerpit aussitôt.
“ Alors ? demanda Simon, pour briser le silence.
- Eh bien l’homme que j’ai retrouvé s’appelle Corel. Il était chargé de la protection de ma mère quand elle a vécu à Montréal. Et puis elle a été enlevée. Par un homme. Un tueur, de la Commission. Corel m’a appris pas mal de choses. ”
A l’autre bout du fil, le jeune homme lâcha un soupir.
“ Qu’est-ce que tu as ? Tu as une voix bizarre Largo ... s’enquit aussitôt Joy.
- C’est ce que m’a raconté Corel. Quand il veillait sur ma mère, pendant ces cinq semaines à Montréal, elle s’était un peu confiée à lui, notamment sur sa famille. Il dit qu’ils ont tous été massacrés par la Commission Adriatique et que seule ma mère aurait survécu à l’hécatombe. ”
La révélation de Largo leur glaça le sang, seul Kerensky ne parut pas surpris.
“ Ca confirme ce que j’avais découvert. Vu l’impossibilité de pirater des données dans les archives municipales de San Ferdino qui ne sont pas informatisées, j’ai fini par me rabattre sur les coupures de presse de l’époque. Les journaux se sont faits l’écho d’un massacre horrible qui a eu lieu l’été 1967 à San Ferdino. Les époux Gorcci et leurs trois fils auraient été assassinés, puis brûlés dans un incendie qui ruina la maison familiale. Zoé Gorcci, alors âgée de seize ans, a été placée chez un tuteur, un ami de la famille, actionnaire important des Industries Cavagorcci. Seulement, elle n’est pas restée chez le tuteur, et elle a fui la Sicile. Personne ne sait ce qu’elle est devenue, et à l’époque, la police l’a suspectée d’être la responsable du massacre de sa famille.
- Quelle horreur ... murmura Joy, sous le choc.
- Et c’est la Commission qui en réalité aurait été à l’origine de ces meurtres ? demanda Simon.
- C’est ce que ma mère a raconté à Corel jadis.
- Donc ta mère connaissait l’existence de la Commission Adriatique bien avant de rencontrer ton père.
- Peut-être même qu’ils se sont connus à cause de la Commission, réfléchit Largo à haute voix. Ce que je me demande, c’est pourquoi la Commission s’est débarrassée de la famille Gorcci ? Et pour quelle raison ils ont épargné ma mère ...
- Pour ta mère, je n’en sais rien, mais je sais que peu avant le massacre, Pier Gorcci, le chef de famille, avait été l’objet d’une sévère campagne anti-corruption, à l’issue de laquelle il a été publiquement rendu coupable de malversations. D’après les journaux de l’époque, une semaine avant le drame, il aurait même essayé de se griller la cervelle. ”
Les propos de Kerensky furent accompagnés d’un long silence.
“ Tu crois que Cavachiello Père aurait pu faire partie de la Commission Adriatique ? demanda Largo.
- C’est possible. Et après que ses méfaits pour le compte de la Commission aient été rendus publiques, ils ont naturellement décidé de se débarrasser de lui. Trop gênant. Sa famille a payé en même temps que lui.
- Et ma mère dans tout ça ?
- Peut-être était-elle censée mourir en même temps que les autres ... suggéra Joy. Mais elle a survécu, et en comprenant que la Commission voudrait terminer le travail, elle a fui la Sicile, ne donnant aucune nouvelle à personne, pas même à son tuteur, et sans même revenir pour toucher son héritage.
- Elle erre plusieurs années, se cachant de la Commission, compléta Simon, et puis en 1970 émigre aux États-Unis sous le nom Cavachiello. Là elle rencontre Nério et se retrouve mêlée jusqu’au cou aux affaires de la Commission.
- Raison pour laquelle elle a préféré fuir mon père, conclut Largo. Elle aurait pu se terrer quelque part, loin d’eux, mais elle s'est retrouvée enceinte. Ce qui l’a obligée à revenir vers Nério, et à s’attirer les foudres de la Commission. ”
Personne ne put dire quoi que ce soit, n’importe quel mot aurait paru dérisoire. Tous ressentirent le besoin de changer de sujet au plus vite.
“ Corel confirme cette version ? s’enquit Kerensky, rompant le silence.
- Il ne sait pas grand-chose. Zoé s’était un peu confiée, mais restait toujours très vague afin de se protéger. Pour savoir ce qui est arrivé à ma mère après son enlèvement, il faudrait retrouver son ravisseur de l’époque. D’après Corel, il est en ville, à Montréal, et souhaiterait se faire ma tête.
- Je prends le prochain avion pour Montréal, s’écria automatiquement Joy.
- Non, Joy, le truc c’est que justement il vienne vers moi. Il ne m’a pas encore attaqué. Donc il attend le bon moment, il doit commencer à se faire vieux pour ce type de boulot. S’il voit arriver mon garde du corps, il ne se manifestera pas. Or j’ai besoin de lui parler.
- C’est trop risqué Largo ... protesta Joy.
- Pour une fois je suis d’accord avec Joy, intervint Simon. Laisse moi au moins te rejoindre.
- Non Simon, il me suit depuis le Nouveau-Mexique, et tu étais avec moi là-bas. Ca l’a freiné. Je tiens à l’accueillir seul, mais je serai très prudent, ne vous en faites pas. Je vous laisse, Corel revient. Quand j’en saurai plus je vous rappellerai.
- Largo, je persiste à dire que c’est de la folie, gronda Joy.
- Je sais. Ne t’en fais pas pour moi. ”
Il raccrocha sans lui laisser le temps de protester une dernière fois. La jeune femme, visiblement très inquiète, se leva aussitôt pour enfiler ta veste.
“ Hey, où tu comptes aller comme ça ? demanda Simon.
- A Montréal.
- Joy ...
- Qu’il le veuille ou non, il a besoin d’aide ! Non mais tu l’as entendu ? Il avait l’air si déprimé, je ne peux pas le laisser comme ça !
- Je comprends Joy, j’aimerais y aller aussi, mais tu l’as entendu non ? Il a besoin de retrouver l’homme qui a enlevé sa mère. Si la cavalerie vient le rejoindre, ça tombera à l’eau. C’est peut-être sa dernière chance de découvrir ce qu’il s’est passé, tu ne voudrais pas être responsable si jamais ça échouait ?
- Je ne peux pas rester sans rien faire.
- Eh bien tu vas agir, déclara Simon. Toi et moi, on va aller en Sicile. ”
Joy et Kerensky haussèrent les sourcils.
“ Quoi ?
- Kerensky rame d’ici pour retrouver des indices sur la famille Gorcci, expliqua le Suisse. Alors on va aller sur place, consulter les archives, et découvrir la vérité sur la famille de Largo. Kerensky, tu as le nom du tuteur qui était censé s’occuper de Zoé ?
- Euh ... Il s’appelait Guido Visconti. Il vit encore, à Palerme.
- Alors on ira l’interroger, décida-t-il. C’est ce qu’on peut faire de mieux pour aider Largo. ”
Joy, béant devant la détermination soudaine de Simon, s’inclina.
“ Très bon plan Simon. Je te suis.
- Quant à Largo, puisque nous sommes tous inquiets pour son moral, on va lui envoyer Douggie. Il ne fera pas fuir son agresseur potentiel, et sera un soutien solide en cas de pépin. Rassurée ?
- Un peu, admit la jeune femme. Mais c’est cruel de laisser Largo seul avec Douggie ...
- Hey y a pas de raison ! Largo nous colle son copain dans les pattes, on lui renvoie le bébé ! ”
Joy retrouva le sourire, et Simon commença à prendre les dispositions pour leur voyage en Italie.


*****


“ On vient de vous confirmer ma version, n’est-ce pas ? demanda Corel en émergeant de la salle de bain.
- Vous vous sentez mieux ?
- J’ai parfois des migraines atroces. Les médecins disent que c’est psychosomatique, que ça a un rapport avec le syndrome du membre fantôme. Mais en fait ça ne me fait ça que lorsque je pense à elle.
- Votre femme ? ”
Vince acquiesça et regarda vers la fenêtre, évitant le regard interrogateur de Largo.
“ Georgia méritait bien mieux que tout ça. Je n’aurais jamais dû lui imposer cette vie. J’aurais dû laisser tomber l’idée de poursuivre cet homme. Mais je n’avais que la vengeance en tête, et le désir de rendre justice à votre mère. J’ai été stupide. J’ai bousillé la seule chance que j’avais de vivre une vie normale. ”
Le vieil homme tourna la tête vers son hôte.
“ Je vous plains Largo. Je ne vous connais pas, et j’ignore si vous valez la peine qu’on vous plaigne. Mais je sais qui sont vos ennemis. Et je sais que jamais vous ne pourrez connaître le bonheur d’aimer une femme et de lui faire des enfants. Vous pouvez essayer, mais ils détruiront tout. Comme ils l’ont fait pour moi, pour votre père et votre mère.
- Sauf si je les détruis avant.
- C’est bien, vous avez la foi. Profitez-en avant qu’ils ne détruisent ça aussi. ”

Largo préféra ne pas relever, et se concentra sur son but.
“ J’ai besoin de savoir la vérité. Il faut que je parle à l’homme qui a enlevé ma mère autrefois. Il faut qu’il me raconte ce qui s’est passé, c’est vital. Vous qui le poursuivez depuis si longtemps, vous devez savoir comment s’approcher de lui.
- Comme je vous l’ai dit, cet homme est en fantôme. Les fantômes n’ont pas de substance propre, on ne peut les attraper ni les mettre en cage. Je peux juste vous dire qu’il est à Montréal. C’est la dernière piste que j’ai de lui, après plus rien. Quand j’ai appris que vous y étiez aussi j’ai compris qu’il vous suivait pour vous éliminer. Vous n’avez pas besoin de le chercher, il viendra à vous.
- Alors je dois être préparé, dites m’en plus. ”
Vince tourna le dos à la fenêtre, croisa les bras contre son torse et fronça les sourcils comme pour mieux réfléchir.
“ Il a une cinquantaine d’années, toujours de bons réflexes. Je crois qu’il a fait partie de l’armée avant d’être employé par la Commission, j’ai reconnu le savoir-faire des commandos, dans les traces de missions qu’il laissait derrière lui. J’ignore son nom, mais comme je vous l’ai dit, je suis l’une des rares personnes à avoir vu son visage.
- Vous pourriez m’en faire un portrait-robot ?
- Je ... ”
Vince Corel ne put prononcer un seul autre mot. Une détonation avait retenti, accompagnée par un bris de verre, celui de la fenêtre devant laquelle il se tenait. Un filet de sang s’écoula de sa bouche, et les yeux écarquillés par la stupeur, le vieil homme s’écroula sur le sol à genoux.
Par réflexe, Largo saisit son revolver et allongea Corel avant de se diriger vers la fenêtre en prenant soin de rester accroupi. Il releva la tête prudemment pour regarder dans la rue, et ne put qu’apercevoir un homme d’âge mûr, sans doute celui que lui et Corel recherchaient, se faufiler dans une voiture, ramassant à la va-vite un fusil à lunette dans un étui posé sur le siège du passager. Puis le véhicule démarra sur les chapeaux de roues.
Largo ragea intérieurement et rangea son revolver pour attraper son téléphone cellulaire et appeler une ambulance. Tout en exhortant les ambulanciers à se dépêcher, il se pencha au-dessus de Vince, qui livide, se tordait de douleur sur le sol, baignant dans son sang.
“ Tenez bon Corel, on va vous soigner ! s’écria Largo après avoir raccroché. Surtout écoutez bien ma voix, ne me lâchez pas !
- Col ... Col ... tenta d’articuler le mourant.
- N’essayez pas de parler, respirez, tenez bon ! répéta Largo.
- Non ... Vous le ... Trouvez-le ... Columbine ... Columbine Bank ... 458 ... Je ... ”
Vince se tut, fut pris d’un spasme et son regard révulsé sembla fixer un point dans le vide.
“ Georgia ... ” murmura-t-il.
Puis, après un dernier soubresaut, il mourut.


*****


Largo fendait le couloir de l’hôtel dans lequel il était descendu, d’un pas allongé et assuré. Son bras droit le suivait comme il le pouvait.
“ Largo, j’aime de moins en moins cette histoire. Je n’apprécie pas d’être appelé en pleine réunion importante, juste avant mon retour pour New York, pour venir chercher le PDG du Groupe W parce qu’il est interrogé par la police ! tonna Sullivan d’une voix sévère.
- Écoutez John, je viens de passer une semaine pénible, je n’ai pas dormi de la nuit et j’ai assisté à un meurtre. Le sermon peut attendre non ? ”
Sullivan secoua la tête, signe d’effarement.
“ Ce n’est pas le genre de publicité dont nous avons besoin Largo.
- J’ai besoin de savoir la vérité !
- Ca je l’avais compris, et je vous apporte mon soutien, vous le savez. Mais vous devriez être plus prudent et discret. Et où sont Joy et Simon ? D’habitude ils assurent vos arrières.
- Je leur ai demandé de rester à New York. Écoutez John, restez calme, il n’y a aucune raison de s’énerver. Je ne suis soupçonné de rien. La police m’a juste demandé ce qui s’est passé, mais le meurtrier a tiré à distance avec un fusil à lunette. La balistique le confirme. Ils voulaient juste savoir comment je connaissais Corel et pourquoi j’étais avec lui.
- Et qu’avez-vous répondu ?
- J’ai été assez vague. Je ne sais pas pourquoi, ça a eu l’air de leur suffire.
- Sûrement parce que je connais personnellement le chef de la police de Montréal. ”
Largo esquissa un sourire faible.
“ Merci John. Comme toujours vous m’évitez les difficultés.
- Et si vous pouviez m’en éviter aussi ... Vous étiez peut-être visé Largo !
- Peut-être pas cette fois-là. Le tireur était un pro. Mais je suis sans doute le prochain sur sa liste. "
Sullivan pâlit légèrement et força Largo à s’arrêter de marcher.
“ Je n’aime pas le ton détaché avec lequel vous me dites ça Largo. Je préférerais vous voir plus inquiété, et plus méfiant. Ca me rassurerait pour votre sécurité.
- Désolé John, je ne suis pas d’humeur à utiliser un autre ton.
- J’imagine que ça a un rapport avec vos récentes découvertes sur votre famille ?
- Oui.
- Vous voulez m’en parler ?
- Sans vouloir vous vexer John, j’ai envie de tout sauf d’en parler. J’ai l’impression de virer en plein cauchemar. Et je pense à tout ce que ma mère a dû subir. Je n’aurais pas aimé être à sa place. J’ai de la peine pour elle. ”
Largo esquissa un sourire.
“ Il y a quelque jours je ne savais rien de ma mère. Aujourd’hui j’éprouve un sentiment pour elle. De la peine. C’est énorme vous ne trouvez pas ? De s’attacher à quelqu’un qu’on n’a jamais vu. Dont on a juste entendu parler à travers plusieurs personnes qui prétendent l’avoir connue. Et je les crois sur parole parce que j’en ai assez de ne pas savoir. Je fonce tête baissée. ”
Sullivan fit la moue et les deux hommes reprirent leur marche, direction la chambre de Largo.
“ Je devrais peut-être retarder mon retour pour New York et rester quelques temps à Montréal avec vous.
- Ce n’est pas utile John. Et j’ai besoin que vous teniez la barre pendant que j’enquête. Vous ne voudriez pas laisser le Groupe aux mains de nos chers amis requins Cardignac et Compagnie ?
- Non, bien sûr. Heureusement qu’on vous a envoyé un soutien de New York.
- Pardon ? s’étonna Largo en haussant un sourcil.
- Pendant que vous étiez retenu par la police, vous avez reçu une visite. ”
Largo ouvrit la porte de sa chambre d’hôtel, et découvrit avec stupeur Douggie, installé dans un fauteuil, en train de regarder le câble et de s’envoyer une grosse tartine de caviar, aux frais de Largo, bien sûr. L’Irlandais aperçut son ami et le salua.
“ Coucou Largo ! marmonna-t-il la bouche pleine. Alors ? Fette virée fhez les flics ? ”
Le milliardaire secoua la tête, incrédule, et se tourna vers Sullivan qui arborait un petit sourire amusé. Douggie avala sa dernière bouchée et se leva pour rejoindre Largo à petites foulées.
“ Allez, ne t’inquiète plus de rien Largo, ton copain Douggie est là ! On va s’éclater toi et moi, comme au bon vieux temps ! ”
Largo esquissa une grimace désemparée.
“ Oh non ... ” put-il seulement articuler.


*****


“ Vive les Compagnies aériennes ... ” siffla un Simon, aux anges, admirant le déhanché savant d’une hôtesse de l’air.
Joy ravala un soupir agacé. Elle n’avait aucune vue sur Simon, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher : chaque fois qu'elle le voyait faire son petit manège, elle était jalouse. Elle donna un grand coup de coude à son collègue. Celui-ci, qui dévorait un bretzel, manqua de s’étouffer avec.
“ Hey du calme Joy, tout doux ! Tu veux me faire un remake des attentats aux bretzels contre Bush ?
- Tu pourrais avoir la décence de ne pas draguer devant moi s’il te plaît ! grogna-t-elle.
- Quoi ? Qu’entends-je ? Mais alors dois-je comprendre que depuis tout ce temps, moi qui croyais que tu étais amoureuse de Largo, en fait c’était moi que tu voulais ?
- Un seul mot de trop, et je t’arrache la langue, et plus jamais tu ne pourras t’empiffrer de bretzels ! Je ne suis pas jalouse, c’est juste que je trouve cette attitude impolie et irrespectueuse.
- Pf, toujours pareil avec les jolies filles ! Dès qu’elles ne sont plus le centre d’attention, elles se mettent à râler !
- Alors tu me trouves jolie ? ” sourit la jeune femme malicieusement.
Simon lui fit un clin d’œil goguenard.
“ Et voilà, un petit compliment, et ça retrouve le sourire. Ah les femmes !
- Je t’aime bien finalement ! répliqua-t-elle en l’embrassant sur la joue. Mais si tu le répètes à qui que ce soit, je nierai !
- Ok, ok ... Bon ben j’ai pas perdu ma journée moi ! Puisque tu m’adores, j’ai le droit d’aller draguer les hôtesses ?
- Simon ...
- Ben quoi ? Elles me manquent, moi, les filles de l’air ! C’est ce que je regrette le plus, depuis que je me déplace en jet ...
- Pauvre garçon ... ”
Le Suisse éclata de rire et se leva de son siège.
“ Je vous laisse, toi et monsieur hublot. Il y a une petite blonde qui réclame mon attention près du cockpit.
- Vas-y abandonne moi ! ”
Joy secoua la tête avec désolation devant le comportement incorrigible de son ami, et s’apprêtait à retourner à la lecture d’un roman de Salman Rushdie quand elle fut interrompue par une hôtesse qui lui tendait un téléphone.
“ Mademoiselle Arden ?
- Oui ?
- Téléphone pour vous, de Montréal. ”
La jeune femme hocha la tête et se saisit du combiné.
“ Alors Largo ? Toujours en vie ? demanda-t-elle un peu sèchement.
- Ne me fais pas la tête Joy, s’il te plait. Je comprends que tu sois inquiète, mais je sais ce que je fais.
- C’est sûrement pour ça que Corel est mort sous tes yeux. Si je ne m’abuse, à quelques centimètres près, c’était toi qui perdait la vie.
- Ne t’en fais pas pour moi, je connais les risques que je prends, et je me suis déjà trouvé dans des situations beaucoup plus critiques.
- Tu pourras dire ce que tu voudras, ça ne m’empêchera pas de m’inquiéter.
- Et sermonne moi tant que tu veux, je ne changerai pas d’avis.
- Largo tu es impossible ! s’énerva-t-elle. Comment veux-tu que je veille sur quelqu’un qui ne souhaite pas se protéger ! Autant présenter ma lettre de démission !
- Ne dis pas n’importe quoi. J’aurai toujours besoin de toi, tu le sais. Et je ne suis pas tout seul ici. Vous m’avez fait un cadeau, disons, surprenant, en m’envoyant Douggie. ”
Joy retrouva le sourire.
“ Quoi tu n’apprécies pas sa compagnie Largo ?
- Oh beaucoup. Bon, Douggie est un peu collant. Mais j’avoue que même si je ne suis pas d’humeur à m’amuser, sa présence est destressante. Bonne humeur communicative.
- Remercie Simon pour ça. C’est lui qui a pris cette initiative.
- Oui, et d’après ce que m’a dit Kerensky, vous êtes en route pour la Sicile ?
- On espère en apprendre plus sur ta famille, une fois sur place.
- Merci pour vos efforts. Tu me passes Simon ?
- Je voudrais bien, mais il est en grande discussion avec une hôtesse de l’air. De quoi voulais-tu lui parler ?
- Oh de rien en particulier. Je voulais juste lui demander d’essayer de te calmer. Je n’ai pas envie que tu m’étripes quand on se reverra.
- Tu rentres bientôt à New York ?
- Pas encore. J’ai une dernière piste à vérifier, à Columbine Bank.
- Promets-moi de ne pas y aller seul.
- De toute façon, Douggie ne me lâche pas. Il est étonnamment zélé.
- C’est sans doute parce que je lui ai promis un dîner aux chandelles s’il ne te lâchait pas d’une semelle. ”
Largo émit un petit rire amusé.
“ Je vois, le genre de proposition qu’on ne peut pas refuser.
- Tout à fait. Bon, je te laisse. Simon et moi on te rappellera quand on aura parlé à l’ancien tuteur de ta mère.
- Merci, tiens-moi au courant. Avant que tu ne raccroches, Joy ...
- Quoi ?
- Tu seras toujours là pour moi, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix à peine audible.
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Je l’ignore. ”
La jeune femme sourit imperceptiblement.
“ On est tous là pour toi. Et personne n’a l’intention de t’abandonner. Compte sur nous. ”


*****


“ Ahhhhh ! La chaleur, le soleil ! Je suis comme un poisson dans l’eau ici moi !
- Oui ben au lieu de faire glou glou, regarde la route. Ils conduisent n’importe comment les gens ici ... A force c’est dangereux ... ”
Simon haussa les épaules, sûr de lui.
“ T’inquiète, je connais. Cette région, c’est comme ma deuxième maison. J’y ai vécu quelques temps ... A Palerme, j’ai connu une fille, mais d’une beauté, mwouah, exquise, rien que d’y penser, ça me colle des frissons. Eh bien cette fille, elle ...
- Simon, passe-moi les détails graveleux.
- Je suis un gentleman, moi, madame ! Bref, elle habitait dans le même quartier que Visconti.
- Oh ? Alors elle t’entretenait ?
- Pf, je ne relèverai pas cette insinuation douteuse. Tout ça pour dire, qu’il n’y a aucun risque que je nous perde.
- Mouais, on est bientôt arrivés ? demanda-t-elle peu rassurée par un presque accrochage avec une Lamborghini qui venait de les frôler à toute allure.
- Dans une petite minute ma belle. ”
D’après les renseignements fournis par Kerensky, Guido Visconti, homme d’affaires italien très riche, vivait dans un quartier aisé voire huppé de Palerme, vers lequel Simon et Joy roulaient à vive allure. Natif de Naples, Visconti avait emménagé avec sa famille en Sicile encore enfant et n’avait plus jamais quitté cette île. Après de brillantes études, il s’était lancé dans les affaires, et était l’un des associés actionnaires principaux des Industries Cavagorcci. Ami de la famille, c’est à lui que les époux Gorcci avaient confié l’éducation de leurs quatre enfants au cas où il leur serait arrivé quelque chose.
Après la disparition de la famille Gorcci, Guido s’était retrouvé l'unique dirigeant des Industries Cavagorcci et avait du gérer les parts majoritaires de Zoé, seule héritière. Seulement, comme celle-ci disparut à l’âge de seize ans et ne réclama jamais ses actions à sa majorité, celles-ci furent mises en vente et redistribuées au sein du Conseil d’Administration de la Société qui renvoya Visconti de son poste de gérant.
L’homme d’affaires était suffisamment brillant pour se refaire et avait d’abord dirigé une industrie de transports, avant de créer sa propre affaire, pariant sur les nouvelles technologies. Aujourd’hui il était riche, et avait pris sa retraite, laissant ses deux filles gérer ses affaires. Aussi, même surpris par l’appel de Simon, avait-il accepté de les rencontrer pour parler de Zoé Gorcci.
Une fois arrivés à proximité de la maison, Simon gara leur voiture de location, et lui et Joy furent invités à rejoindre la demeure sans tarder. Une servante les précéda dans les escaliers de marbre de la luxueuse villa qu’habitait l’ancien homme d’affaires, et les mena jusqu’à son bureau où il les reçut.
“ Oh bonjour, ravi de vous connaître, dit-il dans un parfait accent anglais, leur serrant tour à tour la main et leur proposant un siège. Je dois avouer que l’objet de votre visite m’a surpris. Je pensais que des émissaires du Groupe W me contacteraient pour parler affaires ... Je ne comprends pas pourquoi vous voulez me parler de cette jeune fille.
- C’est un sujet qui tient beaucoup à cœur à Monsieur Winch, répondit simplement Joy.
- Pardon, mais puis-je savoir pourquoi ? ”
Simon échangea un regard hésitant avec Joy.
“ Disons que Zoé Gorcci avait peut-être des liens de parenté avec Monsieur Winch, lâcha-t-il finalement.
- Des liens de parenté ? s’étonna Visconti. Eh bien voilà qui n’est pas banal. Veuillez excuser ma surprise, mais je garde de la petite Zoé, l’image d’une adolescente guillerette et intelligente qui prenait un malin plaisir à faire tourner la tête de chacun des garçons de son village. Et quand elle venait à Palerme, accompagnant ses parents pour leurs affaires, elle avait un succès fou. Je ne l’ai plus jamais revue après cette époque, le temps de l’insouciance. Alors des étrangers qui trente ans après viennent me parler d’elle et de liens possibles qu’elle aurait avec la famille Winch, comprenez ma stupeur.
- Parlez-nous de la famille Gorcci, et des circonstances du drame qui a eu lieu l’été 1967. ” enchaîna Joy.
Visconti saisit une carafe d’eau pour se verser un verre et en but quelques gorgées, les sourcils froncés.
“ Je déteste reparler de cette histoire. C’est un fait divers particulièrement sordide en soi. Mais quand les protagonistes ont été vos proches, c’est encore pire. Je connaissais très bien Antonia et Pier Gorcci. Pour tout vous dire, j’ai même fait une partie de mes études avec Pier, ici, à Palerme. Il m’a rapidement pris comme associé quand il a monté sa propre affaire. Et après avoir épousé Antonia, et fait fusionner leurs deux sociétés pour fonder les Industries Cavagorcci, je suis devenu son bras droit. La vie était belle, et Antonia et Pier ont rapidement fondé une adorable petite famille. Ils ont eu quatre enfants, Zoé et Luigi, des jumeaux, et puis deux autres garçons, Mattéo et ... Mais bien sûr, je n’aurais jamais fait la relation !
- Que voulez-vous dire ?
- Leur quatrième enfant, le plus jeune, il s’appelait Largo. ”
Joy et Simon eurent le même soubresaut en entendant le prénom de leur ami, et en comprenant que Zoé avait dû insister pour appeler son fils ainsi, en mémoire de son frère.
“ Largo était le plus jeune des frères de Zoé. Ils s’entendaient très bien, je me souviens qu’elle était très protectrice avec lui. Le pauvre garçon. Il n’avait que dix ans quand il a été tué, ce jour-là. ”
Guido perça de son regard sombre Simon, puis Joy tour à tour.
“ Rappelez-moi quel lien de parenté est-il censé exister entre Zoé et Largo Winch ? ”
Simon ne consulta pas Joy du regard, et lui répondit sans détour, se fiant à son instinct sur la fiabilité de l’homme.
“ Zoé serait sa mère.
- Sa mère ? reprit Guido, estomaqué. Bon. Je vais avoir besoin de boire quelque chose de fort ... ”
Visconti se leva de son bureau pour aller se servir un verre de gin.
“ Dans ce cas ça change tout. Je vais tout vous raconter, dans les détails.
- Sinon vous ne l’auriez pas fait ?
- Pour raconter des secrets de famille à des étrangers ? Bien sûr que non. J’aurais aimé parler directement à Monsieur Winch, cela dit.
- Largo suit une autre piste à Montréal. Nous lui répéterons mot pour mot ce que vous direz. ”
L’homme d’affaires acquiesça et plongea son regard dans le verre qu’il tenait à la main, crispé.
“ Leurs enfants n’y étaient pour rien dans cette histoire. Mais ils les ont quand même tués. J’ignore qui sont ces monstres, et pendant plus de trente ans, j’ai passé chaque journée à tout faire pour ne plus penser à eux.
- Vous parlez de ceux qui ont orchestré le massacre de la famille Gorcci ? s’enquit Joy pour l’encourager à parler.
- Je n’étais au courant de rien. Enfin ... J’avais entendu parler de procédés brutaux flirtant avec l’illégalité, qui avaient été utilisés à Cavagorcci pour l’obtention de certains marchés, mais j’étais loin de m’imaginer jusqu’où ça allait. Pier n’était pas au courant non plus. En réalité, c’est sa femme qui était avec eux. Antonia faisait partie de cette organisation, ces hommes, je ne sais pas qui ils étaient, mais ils étaient organisés et puissants. Antonia était très ambitieuse, elle s’est associée à eux, sans en parler à son époux, et sans mesurer ce qu’elle risquait. Puis elle s’est rendue compte de ce qu’elle avait fait. Cette femme n’était pas mauvaise, elle s’autorisait certaines entorses avec la légalité, pour aller plus vite au sommet, mais je crois que si elle avait soupçonné qu’ils pouvaient blesser des gens, voire les tuer, elle ne serait jamais restée avec eux. Malheureusement, quand elle a compris, c’était trop tard. Ils l’avaient déjà prise au piège. Je me rappelle encore le jour où elle a révélé ce qu’elle avait fait à son époux. Il était fou de rage, il hurlait, je peux presque encore entendre ses cris. Avant ce jour-là, jamais il n’avait élevé la voix contre sa femme.
- Antonia a-t-elle quitté l’organisation après cela ? demanda Simon.
- Elle a essayé, sans succès. Pier a tenté de l’aider à se sortir de là, mais ils ont commencé à menacer leur famille. Et puis, un jour, il a passé un coup de fil anonyme à la presse pour leur révéler les malversations qui avaient cours au sein des Industries Cavagorcci. Il s’est sabordé volontairement. Il pensait qu’une fois leurs agissements rendus publics, ces hommes ne leur trouveraient plus aucune utilité et les laisseraient tranquille. Il a tenté le tout pour le tout, au risque de faire faillite.
- Mais la tentative a échoué ... fit Simon, la voix étouffée.
- L’organisation a tourné les révélations publiques à son avantage. Elle s’est couverte en chargeant Pier, qui a été diffamé dans la presse, mis en accusation par la justice. Ils ont détruit sa réputation. Pier allait très mal à ce moment-là. Il se disputait sans cesse avec Antonia, et leurs enfants terrifiés ne comprenaient pas ce qui arrivait. D’ailleurs le couple n’avait aucun mot pour leur expliquer, trop jeunes. Ils ont même été obligés de les retirer de l’école, car des hordes de journalistes les poursuivaient jusque là. Un soir, Pier était tellement au bord du gouffre, qu’il a tenté de se tuer. Si je n’avais pas été là pour l’en empêcher, il se serait grillé la cervelle. ”
Guido avala le fond de son verre de gin, le visage blême, comme si les souvenirs défilaient au fur et à mesure sous ses yeux, avec un réalisme terrifiant.
“ Quand il s’est senti mieux, Antonia l’a ramené chez eux. Je les ai moins vus la semaine qui a suivi, Pier m’avait ordonné de prendre mes distances. Il ne voulait pas que le scandale rejaillisse sur moi. Mais je sais qu’il semblait aller mieux, il s’était en tout cas réconcilié avec Antonia. Je les ai vus deux jours avant le drame. Ils semblaient confiants. Ils m’ont dit qu’ils allaient s’en sortir, qu’ils avaient trouvé une parade pour se débarrasser de l’organisation qui tentait de les détruire. Ils disaient qu’une fois qu’ils auraient réglé les derniers détails, ils quitteraient le pays, avec leurs enfants, et qu’ils referaient leur vie sous une autre identité. Je crois qu’ils projetaient de fuir dans les jours qui suivaient. "
Guido serra son verre dans sa main, tendu.
“ Ils ont dû découvrir leurs projets. Deux jours après, toute la famille brûlait vive dans l’incendie criminel de leur maison. C’était fini. Ces salauds avaient bien réussi leur coup.
- Comment Zoé a-t-elle survécu ?
- Elle était censée se trouver avec eux ce soir-là, elle devait être dans la maison familiale de San Ferdino. Mais elle ne supportait pas toute la pression qui régnait sur la famille depuis que le scandale avait éclaté. Elle en voulait à son père qu’elle croyait responsable et ne l’écoutait plus. Il lui avait ordonné de ne pas quitter la maison, parce qu’il craignait qu’on ne s’attaque à elle. Mais elle avait fait le mur. Cette enfant n’en faisait toujours qu’à sa tête. Et cette nuit-là, ça l’a sauvée.
- Par la suite c’est à vous que les services sociaux l’ont confiée ?
- Oui, elle n’avait pas d’autre famille, ni du côté Gorcci, ni du côté Cavachiello. Même s’il y en avait eu, je doute qu’ils se seraient manifestés. J’étais un vieil ami de la famille, je l’avais vue grandir, et j’étais prêt à lui offrir tout ce dont elle aurait besoin. Mais la mort des membres de sa famille l’avait terrorisée et traumatisée. Elle s’en voulait d’être partie en si mauvais terme avec ses parents. Et elle s’en voulait aussi d’avoir survécu. La pauvre enfant allait très mal, rongée par la culpabilité. Elle mangeait peu, n’allait plus nulle part, si ce n’est la maison en cendres de ses parents. Elle y passait presque toutes ses journées. Et un jour elle s’est enfuie. J’ai ameuté la police, mais le chef des carabiniers roulait sa bosse pour ces types, pour l’organisation. Il a profité de sa fuite, pour monter une histoire horrible. Il a fait avaler à la presse et à l’opinion publique que l’enfant était folle et que c’était elle qui avait mis le feu à la maison de ses parents. Comme elle a fui et disparu, tout le monde a cru cette hypothèse, c’était la solution de facilité. Et l’affaire a été classée sans suite. Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue. ”
Guido alla se rasseoir sur le fauteuil de son bureau, le visage creusé, épuisé par les souvenirs douloureux qu’il venait de ressasser.
“ Dites-moi, dites-moi ce qu’elle est devenue par la suite ! leur demanda-t-il sur un ton presque suppliant.
- Nous ne savons rien de sa vie, des trois années qui ont suivi sa fuite de Sicile, répondit Joy, voyant Simon encore sous le choc des révélations de Visconti. Nous savons qu’en 1970 elle est arrivée aux États-Unis, sur la Côte Ouest. Elle aurait vécu un an à San Diego, puis un an à New York. Là-bas, elle a connu Nério Winch et ils ont eu une liaison chaotique.
- Et elle a eu un enfant avec lui, compléta Simon. Largo.
- Et où est-elle maintenant ? poursuivit Guido.
- Nous l’ignorons. Nous tentons de remonter sa trace. Mais nous n’avons que de maigres indices. Nous ne savons pas si elle est encore en vie.
- Je l’espère de tout cœur, murmura Guido, comme une prière.
- Que savait Zoé des ennemis de sa famille ? poursuivit Joy, sur le ton le plus neutre possible. De ceux qui sont responsables de l’incendie ?
- A ma connaissance, rien. Elle n’était pas idiote, et elle savait que des gens menaçaient ses parents, et que tout avait un rapport avec les scandales qui secouaient les Industries Cavagorcci. Mais Antonia et Pier ne lui ont rien expliqué, pour la préserver. Pourquoi me demandez-vous cela ?
- Parce que les ennemis de ses parents ont continué à la poursuivre toutes ces années par la suite. Ils l’ont poursuivie jusqu’aux États-Unis. De deux choses l’une : soit elle était un témoin gênant d’une chose qu’elle aurait vu certainement le soir du drame, soit elle était au courant des affaires de ses parents avec eux.
- Je ne vois pas comment elle aurait été au courant ... s’étonna Guido. A moins que ... Le bunker ...
- Le bunker ? répéta Simon, mal à l’aise.
- Oui, il y avait un bunker sur les terres de la famille Gorcci, qui était là depuis la Seconde Guerre Mondiale. Parfois, Pier s’en servait pour entreposer certains biens et documents importants à ses yeux. J’y suis allé plusieurs semaines après le drame, et je n’ai trouvé que de vieux portraits et des meubles poussiéreux. Mais Zoé était déjà retournée plusieurs fois à son ancienne maison entre-temps et connaissait mieux l’endroit. Peut-être y avait-il un coffre ou une cavité quelconque que je n’ai pas remarquée et dans laquelle Pier et Antonia auraient conservé des documents concernant leur fuite prochaine. Je ne sais pas. Je ne vois pas comment elle l’aurait découvert, sinon.
- Quelqu’un a touché à ce bunker depuis ? s’enquit Joy.
- Non bien sûr. Personne n’a racheté ces terres depuis. Le souvenir du massacre est encore trop présent, d’autant plus que les ruines de la maison en cendres sont restées debout. Le paysage est vraiment lugubre, je n’ai rien vu de plus sinistre. Personne ne passe plus dans le coin. Moi-même je n’y ai plus mis les pieds depuis des années. ”
Joy et Simon échangèrent un regard entendu.
“ Vous accepteriez de nous y guider ? ”

. Douggie, mallette à la main, suivi par un Largo grimaçant, pénétrèrent dans le hall de la Columbine Bank, en discutant vivement.
“ Fais-moi confiance Largo. ”
Le milliardaire écarquilla les yeux.
“ Moi ? Te faire confiance à toi Douggie ?
- Écoute, c’est mon domaine, je suis un pro ! J’ai déjà fait ce genre d’arnaque dix mille fois !
- Tu te rends compte que si on se fait prendre, j’aurai des problèmes sérieux ?
- Bah moi aussi !
- Oui mais toi tu n’as aucune image internationale à préserver !
- Détends-toi Largo et laisse-moi faire.
- L’option “ j’utilise mon pouvoir et mon argent pour soudoyer le directeur de la banque ” est encore envisageable tu sais ...
- Largo, laisse-moi faire. Oh, et fais un joli sourire à la guichetière, ça devrait la distraire.
- Douggie !
- Allez, n'aie pas honte de jouer de tes charmes, profite des dons que la nature t’a gracieusement offert.
- Je n’arrive pas à croire que je suis en train de faire ça ...
- On arrive ! Plus un mot : sourires et clins d’œil coquins à la demoiselle.
- Et si c’est un gros barbu ?
- Ca marche aussi.
- C’est pas vrai ... ”
Les deux amis parvinrent au bureau d’une employée de la banque et la saluèrent avant de prendre place sur deux chaises.
“ Que puis-je faire pour vous messieurs ? demanda la jeune femme, un sourire légèrement aguicheur envers Largo.
- Je m’appelle Corel, Vince Corel, commença Douggie, mentant avec aplomb. J’ai un coffre ici, à la Columbine, le numéro 458, seulement j’ai perdu ma clé, c’est idiot, pendant un week-end à Toronto, chez Maman. Oui voyez-vous, Maman est toute seule depuis ... Depuis ... ”
La lèvre inférieure de Douggie trembla légèrement, et l’Irlandais sortit un mouchoir de sa poche, qu’il tamponna sous ses yeux rougis.
“ Excusez-moi mademoiselle ... J’ai du mal à m’en remettre ... C’est papa ... Papa nous a quittés ... Il nous a quittés il y a un mois. Un drame tragique.
- Et si soudain ... reprit Largo, la mine contrite. Il était encore si vigoureux, et puis une rupture d’anévrisme ... C’est horrible. Papa nous manque tellement.
- Je suis désolée messieurs, toutes mes condoléances, fit la jeune femme, sur un ton sincère.
- Mon frère et moi vivons à Montréal, mais depuis le drame nous allons souvent voir Maman.
- Ca lui change les idées ...
- Et le week-end dernier, elle nous a réclamé une montre à gousset qui appartenait à papa, et qu’elle voulait garder comme souvenir.
- Seulement il me l’avait donnée et je l’avais mise dans mon coffre ici en attendant de la faire réparer. Nous voudrions la récupérer.
- Je comprends, mais si vous avez perdu la clé ... commença l’employée.
- Oh c’était un accident stupide de ma part. Tu te rappelles Steve ?
- Oh oui, un accident stupide, reprit Largo, toujours souriant en coin à la jeune femme, on se baladait sur un pont avec Maman, et puis cet idiot perd sa veste qui tombe dans l’eau. A l’intérieur bien sûr son trousseau de clés. Stupide, stupide ! Mon frère a toujours été un étourdi.
- C’est bizarre, vous ne vous ressemblez pas ... nota la jeune femme.
- Euh j’ai tout de maman, et Steve ressemblait tellement à ... A ... A papa ... expliqua Douggie en se remettant à sangloter.
- Veuillez excuser mon frère, il est très émotif, et il a beaucoup de mal à supporter cette disparition. ”
Largo passa son bras autour des épaules de Douggie et le tapota légèrement, d’un air consciencieux.
“ C’est sa première expérience avec la mort, rajouta-t-il à voix basse.
- Écoutez ... Écoutez mademoiselle, poursuivit Douggie, en ravalant ses larmes de crocodile, c’est horrible de ressasser ces souvenirs, si nous pouvions juste avoir une nouvelle clé et prendre la montre. Nous aimerions en finir au plus vite.
- Euh oui. Bon donnez-moi une seconde que je vérifie ... dit-elle en pianotant sur son ordinateur. Oui, le coffre 458 est bien au nom de Vince Corel. Vous auriez une pièce d’identité Monsieur ? C’est la procédure !
- Oui bien sûr ... ”
Douggie fouilla dans la poche intérieure gauche de sa veste, fronça les sourcils, puis fouilla dans sa poche intérieure droite. Puis il étouffa un juron.
“ Oh ce n’est pas possible.
- Quoi ? demanda Largo.
- Steve, je suis vraiment nul, j’ai oublié mon portefeuille.
- Oh Vince, on avait promis à Maman de lui ramener cette montre aujourd’hui.
- Je sais, je sais ...
- Eh ben voilà, encore une fois tu fais n’importe quoi ! Mais où est-ce que j’ai dégoté un frère pareil, hein ? On prend le train pour Toronto dans une heure, on n’a pas le temps de retourner chez toi trouver ton portefeuille ! Si d’ailleurs tu ne l’as pas laissé dans un snack, ou à la station service !
- Ca va, ça va, je sais ! Je suis vraiment nul, en-dessous de tout. Papa avait raison de m’appeler mauviette, je vaux rien !
- Oui bon ça va, ce n’est qu’un oubli, tu ne vas te flageller non plus !
- Mais si, je suis un vaurien ! Papa il me le disait tout le temps ! En fait Papa m’aimait pas ... sanglota Douggie.
- Oh mais non, arrête, Vince, ne dis pas n’importe quoi ... tenta de le consoler Largo.
- Siiiiiiiiiiiiiiii ! J’étais le raté de la famiiiiiiiiiille ! Ca a toujours été toi son préféré !
- Arrête, papa t’aimait autant que moi ...
- Alors pourquoi il ne se déplaçait qu’à tes matchs de foot hein ? Et pourquoi il te prêtait toujours son pick-up adoré et pas à moi ?
- Parce que t’étais nul au foot et que tu conduisais comme une patate ! Ca ne voulait pas dire qu’il ne t’aimait pas !
- Siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! Papa m’aimait paaaaaaaaaaaaaas !
- Oh non ! ”
Douggie éclata en sanglots, et Largo le prit dans ses bras, s’excusant d’un hochement de tête auprès de l’employée de banque, totalement dépassée.
“ Excusez mon frère, mais lui et papa ne se sont pas quittés en très bons termes, et il s’en veut beaucoup, vous comprenez.
- Oui, je vois, je suis vraiment très triste pour lui. Écoutez, laissez tomber la pièce d’identité, je vous crois sur parole, vous avez donné le bon numéro de coffre. Je vous donne la clé et je vous conduis à la salle des coffres.
- Merci, merci c’est très généreux, fit aussitôt Largo, avec un sourire à la faire cramer sur place. C’est maman qui sera contente ! T’as entendu Vince ?
- Quoi ? demanda Douggie en séchant ses larmes.
- La Dame va nous conduire au coffre, tu vois tout s’arrange.
- Vrai de vrai ? dit-il avec un regard plein d’espoir.
- Oui, Monsieur Corel, attendez-moi une seconde. ”
La jeune femme disparut un instant et Largo lâcha aussitôt Douggie qui traînait encore dans ses bras.
“ Tu crois pas que tu en as fait un peu trop là ? le gronda Largo.
- Mais non j’étais très convaincant. Cette fille, c’est le genre à sangloter tous les jours devant les épisodes des Feux de l’Amour. Ca lui a plu.
- J’aime pas utiliser ce genre de méthodes.
- Peut-être, mais tu vas avoir accès à ce coffre et c’est ce que tu souhaitais non ? ”
Largo acquiesça.
“ D’accord, merci Douggie.
- Remercie moi quand on sera sortis d’ici. Une fois dans la salle des coffres, tu devrais l’occuper un peu pour qu’elle ne regarde pas ce que je fais.
- L’occuper ? Comment ?
- Tu veux que je te fasse un dessin ? Imagine que tu es enfermé dans un placard à balais avec Miss Arden.
- J’aurais pas du te laisser si longtemps avec Simon ... ” marmonna Largo.
Sur ces entrefaites, la jeune femme revint, brandissant une clé qu’elle donna à Douggie. “ Tenez monsieur Corel, une clé qui ouvrira le coffre 458. Accompagnez-moi, nous allons à la salle des coffres. ”
Largo et Douggie la suivirent docilement jusqu’à la fameuse salle. Elle les guida jusqu’au coffre 458 que l’Irlandais retira de son compartiment avant de l’installer sur une table pour l’ouvrir. Il jeta un petit coup d’œil évocateur à Largo qui aussitôt se mit à faire un brin de causette avec l’employée de banque.
“ Encore merci mademoiselle, vous nous rendez vraiment service.
- Oui, on prend souvent les employés de banque pour des gens inhumains, on a une mauvaise réputation pour rien.
- Laissez-moi vous dire que vous êtes charmante ...
- Vous allez me faire rougir ... dit la jeune femme en baissant légèrement la tête.
- Et c’est quoi votre petit nom ?
- Claudia.
- Claudia. Ravissant. Et vous habitez dans le coin Claudia ? poursuivit-il en lançant un petit regard vers Douggie qui survolait des documents contenus dans le coffre.
- Oui je vis à Montréal, mais depuis peu. J’ai été mutée de Colombie Britannique il y a six mois de cela.
- Ah ! La Colombie Britannique, Vancouver. C’est très joli !
- Vous connaissez ?
- Je voyage beaucoup ! ”
Tandis que la dénommée Claudia se dandinait devant Largo, celui-ci continuait à surveiller Douggie qui rangea la documentation qui les intéressait sous sa chemise avant de replacer le coffre dans son compartiment. Puis il rejoignit le grand séducteur et son employée de banque.
“ Ca y est ? s’enquit la jeune femme, légèrement déçue de voir son entretien avec Largo avorté si tôt.
- Oui, la voilà ! répondit Douggie en brandissant la montre à gousset de son oncle O’Brady qu’il utilisait depuis des années pour cette arnaque. On peut s’en aller !
- Très bien. Claudia, ce fut un réel plaisir de vous connaître, dit Largo en faisant un baise-main à la jeune femme. A très bientôt ! ”
Il la terrassa d’un regard ravageur et la jeune femme les salua vaguement en balbutiant, restant plantée sur place, le temps de se remettre de cette charmante rencontre.
Une fois hors de la banque et installé au volant de leur voiture de location, Douggie sortit de sous sa chemise les documents qu’il avait volés et les tendit à Largo.
“ Voilà, mission accomplie, on applaudit l’artiste !
- Je te revaudrai ça Douggie.
- Ah non c’est moi qui avais une dette envers toi. J’ai feuilleté le dossier. La plupart des effets contenus dans le coffre étaient des bijoux et des biens ayant appartenu à sa femme. Seul ce dossier concernait l’homme que tu recherches. Il y a son portrait-robot. ”
Largo retrouva aussitôt le dessin et l’examina en fronçant les sourcils, tentant d’y retrouver le visage de l’homme qui avait abattu Corel, même s’il ne l’avait que brièvement aperçu, dans l’obscurité. Le reste du dossier retraçait méthodiquement tous les maigres renseignements que Corel avait pu glaner sur l’inconnu ainsi que ses déplacements et missions supposées des dernières années.
“ On le tient ... ” murmura simplement Largo, plongé dans la lecture du dossier.


*****


Largo marchait de long en large dans sa chambre d’hôtel, pressé, voire oppressé par l’idée qu’un tueur rôdait autour de lui, et qu’il se rapprochait de plus en plus. Le téléphone collé à l’oreille, il discutait avec Kerensky.
“ Des nouvelles de Joy et Simon ? s’enquit-il.
- Non, ils sont peut-être sur une piste solide. Ils appelleront.
- Tu as reçu mon scan du portrait-robot ?
- Affirmatif, répondit le Russe en examinant le portrait que Largo lui envoyé par mail. J’ai lancé un programme de reconnaissance faciale, avec les renseignements que tu m’as donnés sur son passé probable en commando de marine’s, et sur ses déplacements des dernières années, et j’ai fini par réussir à l’identifier. Red Turner. Tueur à gages.
- Affilié à la Commission Adriatique ?
- Impossible de le savoir avec le peu d’informations que j’ai sur lui, mais c’est probable.
- Que sait-on sur Turner ?
- Pas grand-chose. J’ai tenté de pirater les fichiers de la CIA sur lui, mais ils ne savent pas grand-chose. Ce type est un fantôme, il ne laisse que peu de traces derrière lui. Il est sûrement très malin, alors je ne saurais trop te conseiller de redoubler de vigilance.
- Mais je suis déjà prudent, ne t’en fais pas. Dès que tu en sais plus sur lui, rappelle.
- D’accord patron. ”
La communication fut interrompue et Largo raccrocha le combiné, saisissant au passage son verre de lait qui l’attendait paisiblement pendant sa conversation avec le Russe. Il se posait dix mille questions sur ce qui avait pu arriver à sa mère après son enlèvement par Turner. Que lui avait-il fait ? Dans quelles conditions était-il né ? Sa mère avait-elle accouché de lui, prisonnière de la Commission Adriatique ?
Ne trouvant aucune réponse à ces questions lancinantes, il décida de tenter de décompresser en sortant quelques instants. Douggie prenait sa douche dans la chambre voisine, il serait sorti d’ici peu, et il pourrait se changer les idées avec son vieux complice.
Largo avala le fond de son verre de lait, le reposa sur la table et se dirigeait vers la porte communicante à la chambre de Douggie, quand il fut arrêté net par le cliquetis familier d’un chien de revolver. Son cœur manqua un battement, une peur sourde parut comme l’aveugler fugitivement, puis il prit une grosse respiration et se retourna lentement.
Red Turner se tenait debout à un mètre de lui, le pointant d’un neuf millimètres doté d’un silencieux. Âgé d’une cinquantaine d’années, le visage marqué, mais encore trapu et robuste, il dévisageait sa proie d’un regard froid et sans consistance. Son imperméable gris et informe soulignait le surréalisme de cette apparition inquiétante.
“ Turner ... ” murmura Largo, réfléchissant à toute vitesse à un moyen de se sortir de là.
Le tueur à gages parut fort contrarié et exprima un rictus en conséquence.
“ Vous connaissez mon nom ? Ca ne me plaît pas.
- Quelle importance ? Vous êtes bien là pour me tuer non ?
- Juste.
- C’est la Commission qui vous envoie ?
- Non, ils ont d’autres projets pour vous je crois. Mais je ne travaille pas uniquement pour cette Organisation. Et pour les besoins de mon job je dois éliminer quiconque suit ma trace, connaît mon nom ou mon identité. Je n’étais pas encore certain de vous tuer, jusqu’à ce que vous parliez à cet imbécile de Corel. Ca n’a rien de personnel.
- Rien de personnel ? Étrange que vous me disiez ça, trente ans après avoir kidnappé ma mère.
- Contrairement à vous, je sais apprécier l’ironie du sort.
- Qu’avez-vous fait à ma mère ?
- C’est si lointain. Vous voulez vraiment le savoir?
- Quitte à mourir, oui.
- Je n’avais pas pour ordre de la tuer, pas tout de suite. Je devais la garder prisonnière jusqu’à votre naissance. Après il aurait été temps de la supprimer. Le but était surtout de faire pression sur Nério à travers vous pour l'obliger à rester fidèle à la Commission Adriatique. Mes employeurs le sentaient sur le départ depuis quelques temps ... C’était assez gênant pour eux.
- Et que s’est-il passé ? ”
Turner esquissa un sourire en coin et replaça son index sur la détente.
“ Ce qu’il s’est passé ? Eh bien vous voyez, votre père avait un point commun avec vous : un irrésistible besoin de voler au secours des demoiselles en détresse. Nério a engagé des mercenaires, ils m’ont localisé et l’ont délivrée. Je ne sais pas où il l’a cachée par la suite, la Commission Adriatique n’a pas réussi à remettre la main sur votre mère. En tout cas, pas à ma connaissance.
- Elle serait peut-être encore en vie ?
- Si c’est le cas, vous ne le saurez jamais. ”
Turner s’apprêtait à presser sur la détente.
“ Arrêtez. Écoutez, on pourrait peut-être essayer de s’arranger. Si vous me tuez en agissant à l’encontre des indications de la Commission, vous allez vous attirer de sérieux problèmes.
- Je regrette, je n’écoute pas les personnes comme vous. Vous me dérangez, je vous tue. Ca marche comme ça. ”
Turner visa Largo et le milliardaire commençait sérieusement à paniquer, et à croire qu’il vivait sa dernière heure. Pourtant le tueur était à proximité et il pouvait espérer avoir de meilleurs réflexes que lui étant donné leur différence d'âge. S’il pouvait se jeter sur lui, il arriverait sans difficulté à le déséquilibrer et à lui prendre son arme. Il avait besoin d’une diversion, quelque chose, n’importe quoi.
“ Oh Largo tu n’aurais pas du shampoing ultra doux pour cheveux secs ? ” s’écria Douggie en débarquant dans la chambre vêtu d’un peignoir de bain.
Surpris par l’arrivée inattendue de l’Irlandais, qui avait débarqué sans frapper, et en criant, les oreilles bouchées par l’eau de la douche, Turner fut déconcentré l’espace d’une seconde, assez longtemps pour que Largo réagisse et se jette sur lui pour lui prendre son arme.
Douggie hurla de peur en apercevant l’homme en imperméable gris et surtout en reconnaissant le canon brillant de son revolver, tandis que Largo plongeait sur Turner. Le tueur eut le réflexe de lui donner un coup de poing mais Largo ne fut pas sonné assez longtemps. Il se jeta à nouveau sur lui pour lui prendre son arme et les deux hommes roulèrent au sol. Dans leur chute, un coup de feu partit.
Douggie, horrifié, s’approcha des deux hommes à terre, immobiles, prenant un annuaire pour se défendre au cas où l’agresseur serait le survivant.
“ Largo ? Largo ça va ? ” demanda-t-il en brandissant l’annuaire, prêt à frapper.
Allongé sur la moquette, le jeune homme cligna des yeux et se débarrassa du corps sans vie de Turner qui lui pesait sur la poitrine. Il était indemne.
“ Ca va Douggie ... le rassura-t-il en se relevant doucement, les jambes légèrement chancelantes sous l’émotion.
- T’es sûr ?
- Oui. Appelle la police. ”
Douggie acquiesça vivement, encore nerveux, s’approcha du téléphone son annuaire sous le bras, ne sachant quoi en faire, et composa le numéro de la police. Largo se pencha sur le corps de Turner et le retourna. Il lui prit son pouls. Plus rien. Il était mort sur le coup, et son sang commençait à se répandre sur la moquette. Largo se sentit nauséeux et se releva sur-le-champ, faisant face à Douggie qui venait de raccrocher, et qui faisait passer son annuaire de main en main, refusant obstinément de s’en séparer.
“ C’est bon Largo, ils arrivent. ”
Le milliardaire hocha la tête mais était trop fatigué pour prêter attention aux tics nerveux de l’Irlandais, encore mort de trouille.
“ On rentre à New York, déclara-t-il finalement sur un ton las. Ca fait deux cadavres en trop pour courir après un fantôme ... ”


*****


Un paysage désolant se dressait face à eux. Le squelette de l'ancienne demeure familiale des Gorcci, sur leurs terres jadis luxuriantes et à présent rongées par les ronces et les mauvaises herbes, se dressait, estropié et tronqué, en quelques ruines épargnées par les flammes. Un frisson parcourut l’échine de Joy tandis que Simon détournait le regard. Devant eux, l’unique témoin de l’horrible incendie qui ôta la vie aux époux Gorcci et à leurs trois fils innocents, Luigi, Mattéo et Largo.
Guido, à peu près aussi mal à l’aise qu’eux, détourna leur attention du cadavre de la maison, que le hurlement du vent rendait particulièrement fantastique.
“ Le bunker se trouve à une centaine de mètres plus loin, près des oliviers, là-bas, vous voyez ? ”
Les deux jeunes gens acquiescèrent et suivirent Guido, le visage giflé par le vent frais qui mordait les terres siciliennes par ce temps hivernal. L’homme d’affaires les précéda à l’intérieur de l’ancienne construction nazie, et ils le suivirent sans hésiter, pressés d’ôter de leur vue l’apparition fantomatique de la maison, se dressant au beau milieu de nulle part. A l’intérieur, il faisait moins frais, mais le vent continuait à se faire entendre, sifflant dangereusement, leur rappelant le caractère maudit des terres qu’ils foulaient.
Sans plus attendre, et sans se concerter, ils se mirent à fouiner dans le bunker, déjà pillé, qui ne contenait plus que quelques meubles sans valeur ou toiles sans intérêt. Dans un recoin sombre, Joy se sentit obligée d’allumer une petite lampe torche qui zébra aussitôt un tableau, gras de poussière. Elle s’arrêta devant l’œuvre picturale, qui représentait une mare recouverte de nénuphars. Sans comprendre pourquoi elle y pensait à ce moment-là précisément, cela la renvoyait au roman de Boris Vian, L’écume des jours, l’un des livres qu’elle avait retrouvés parmi les affaires de Zoé avec Largo. Instinctivement, elle se dirigea vers la toile, la retira, elle, puis les suivantes, et derrière les peintures elle tomba sur un petit coffre.
“ Simon ! Monsieur Visconti ! ” les appela-t-elle aussitôt.
Les deux hommes accoururent, tandis qu’elle s’accroupissait près du minuscule coffre, et Guido écarquilla les yeux.
“ Incroyable, comment j’ai pu passer à côté de ça ? murmura-t-il.
- Joy, je l’ouvre ?
- Pas la peine, la serrure a déjà été forcée. Peut-être par Zoé. ”
La jeune femme ouvrit le petit coffre et examina l’intérieur en fronçant les sourcils.
“ Qu’est-ce que tu as trouvé ?
- Des carnets. Des carnets noirs, il y en a plusieurs.
- Oh Mon Dieu, je les reconnais ! s’écria Guido. C’était dans ces carnets que Pier tenait son journal. J’ai toujours cru qu’ils étaient conservés dans son bureau et qu’ils avaient brûlé lors de l’incendie.
- Ils sont datés ... nota Joy en survolant le début de chacun des ouvrages. J’ai l’impression qu’il en manque. Peut-être que Zoé en a emporté avec elle. ”
Simon s’accroupit près de Joy et examina à son tour les carnets, en tendant certains à Guido.
“ Il y en a qui datent des mois précédant le décès de Pier Gorcci.
- Tenez, j’en ai trouvé un écrit trois semaines avant le drame ! ” s’exclama Guido.
Joy et Simon se redressèrent et allèrent lire par-dessus l’épaule de Visconti, l’écriture à l’encre irrégulière, en italien, qui noircissait les vieilles pages jaunies par le temps.

21 Juin 1967
Je ne sais plus quoi faire pour ma famille. Antonia m’a tout révélé, ce que je soupçonnais depuis quelques temps. Je suis entré dans une rage folle en apprenant ce qu’elle avait fait. Peut-être aurais-je dû prendre sur moi. Elle a besoin que je la protège, elle a besoin de moi maintenant plus que jamais. Mais je ne peux toujours pas me résigner à admettre que ma femme, celle qui a partagé toutes les peines et les bonheurs depuis toutes ces années, m’a menti et manipulé. Cette idée est insupportable.
Si ça n’avait concerné que nous deux, j’aurais pu facilement lui pardonner. Mais elle a mis en danger notre famille toute entière, nos amis, notre affaire et par là-même nos employés, qui comptent sur nous. Je ne parviens pas à entrevoir le bout du chemin, tout s’est obscurci. Aucune solution ne vient, et je crains de connaître de sombres jours, sans pouvoir épargner ceux que j’aime.
Pourquoi a-t-elle fait ça ?
Peut-être aurais-je dû lui expliquer qui ils étaient et pourquoi je refusais de les rejoindre. Si elle avait su, elle n’aurait pas fait cette folie. Je porte ma part de responsabilité. A présent il faut que nous détruisions cette menace qui plane sur nous. Mais comment lutter contre eux ? Comment s’opposer à la Commission Adriatique ?

Guido interrompit sa lecture et interrogea du regard Joy et Simon.
“ Commission Adriatique ? C’est cela leur nom ? ”
Les deux jeunes gens ne répondirent pas tout de suite.
“ Non, ne me dites rien ... se rétracta Guido. Je préfère en savoir le moins possible sur eux. J’ai une famille, deux filles, et des petits-enfants. ”
Il tendit le carnet qu’il lisait à Simon et recula.
“ Je vous attends dehors. ”
Joy regarda le vieil homme s’en aller tandis que Simon continuait à survoler le carnet.
“ Si Zoé a lu ces lignes rédigées par son père, ça expliquerait qu’elle ait compris le danger qui la menaçait et qu’elle se soit enfuie, commenta-t-il.
- Ceux datant des derniers jours avant la mort de Pier Gorcci ont disparu, reprit Joy. Il devait expliquer comment lui et son épouse comptaient s’y prendre pour fuir la Commission et recommencer une nouvelle vie ailleurs. Zoé a dû suivre scrupuleusement les dispositions que ses parents comptaient prendre. Ce qui l’a protégée de la Commission. Du moins jusqu’à ce que son chemin croise celui de Nério.
- Je me demande ce que c’était, réfléchit Simon à haute voix. Ce n’est pas chose facile de semer la Commission, même Largo qui pourtant fait partie des hommes les plus puissants de la planète a du mal à les faire décrocher. A ton avis, qu’est-ce que ça cache ?
- Seule Zoé Gorcci doit le savoir.
- Elle pourrait être encore en vie ? Et se terrer quelque part ? Protégée par Dieu sait quoi ? ”
Joy secoua la tête.
“ Pas un mot à Largo. Ce ne sont que des spéculations. Si elle était en vie, elle se manifesterait tu ne crois pas ?
- Peut-être pas, si elle juge que ça pourrait la mettre en danger, ou mettre en danger son fils. ”
La jeune femme fronça les sourcils et referma le carnet qui trônait entre ses mains.
“ Ca suffit. On en a découvert suffisamment. On prend les carnets de Pier Gorcci, et on les ramène à Largo. Ce sera à lui de tirer les conclusions qui s’imposent.
- Tu as raison. On ne découvrira rien de plus en Sicile. Retour à New York. ”


*****
Largo alluma l’interrupteur qui inonda de lumière son appartement. L’air las, il traîna les pieds jusqu’au canapé où il s’écroula comme une masse, suivi par un Douggie guilleret qui visiblement ne se sentait pas gagné par le sommeil.
“ Bon qu’est-ce qu’on fait maintenant ? s’enquit l’Irlandais.
- Dormir ... marmonna Largo, étouffant un bâillement.
- Quoi ? Tu veux dormir ? Avec tout ce que tu viens d’apprendre ? Ta mère est peut-être encore en vie, cachée quelque part ! Tu n’es pas curieux ?
- Je suis surtout fatigué et découragé. En deux jours j’ai assisté à un meurtre, et j’en ai commis un. J’ai découvert que toute la famille de ma mère avait été massacrée par des ennemis communs, et mon arbre généalogique se révèle particulièrement sordide. J’ai besoin de digérer, et de me reposer. J’ai les idées confuses.
- Bah tu sais, si tu veux m’en parler je ...
- Écoute Douggie, le coupa-t-il, j’apprécie ta présence et ton amitié, mais là je suis crevé. J’ai juste envie de m’écrouler comme une masse, et de dormir une bonne quinzaine d’heures d’affilée.
- Mais dis-moi, tu ne vas pas abandonner ? Hein ? Si près du but ?
- Je ne sais pas. Je n’arrive plus à réfléchir, je suis épuisé. Je te dirai ça à mon réveil. ”
L’Irlandais sourit et jeta une couverture vers Largo qui s’installait confortablement dans son canapé.
“ Ok, pique un bon roupillon. Si on a du nouveau on te réveille ?
- Oui, mais à condition que j’ai déjà dormi au moins six heures.
- Bon je te laisse la Belle au Bois Dormant ! ”
Douggie laissa Largo à son sommeil réparateur et éteignit les lumières de son appartement avant de refermer la porte. En sortant, il croisa Kerensky qui foulait le couloir d’un pas tranquille.
“ Salut Sutherland, dit-il de sa voix caverneuse. J’allais voir Largo.
- Je te conseille pas de le déranger maintenant, il dormait debout sur le chemin du retour ! Sommeil à rattraper. C’est important ?
- Hum, j’ai identifié l’un des mercenaires que Nério a engagé en 1972 pour retrouver sa mère. C’est un type que je connais pour avoir bossé avec lui. Je me disais qu’il voudrait que je lui arrange un rendez-vous avec lui. Mais s’il est à côté de ses pompes, je suppose que je peux moi-même me déplacer.
- Bonne idée. Je t’accompagne ? ”
Kerensky esquissa un sourire sadique.
“ Je m’en voudrais s’il essayait de te manger tout cru.
- Sympathique remarque de la part de quelqu’un que j’ai plumé de trois cent soixante quinze dollars ! ” rétorqua Douggie.
Le Russe le pétrifia du regard.
“ Je n’ai pas besoin de baby-sitter. Simon a appelé, lui et Joy rentrent de Sicile. Ils ont du nouveau, tu préviendras Largo quand il se réveillera ?
- Bien sûr. Bonne chance ! ”
Kerensky ne releva pas et prit le chemin de l’ascenseur.


*****


Kerensky fit son entrée dans la taverne où il pensait retrouver Tobo M’Bala, un mercenaire avec lequel il avait partagé quelques contrats, post KGB et pré Mafia Russe. Il avait à peine fait quelques pas dans le bouiboui miteux qu’il reconnut la carrure immense de son ancien comparse, qui buvait une bière au comptoir de la taverne.
“ Tobo M’Bala ! Tu joues les piliers de bar maintenant ? ”
Le géant se retourna et sourit vaguement en reconnaissant Kerensky.
“ Tiens donc, une visite du Ruskov ! Que me vaut l’honneur ? Tu te fais rare généralement ...
- Tu me connais, moi et les mondanités ... Tu es consultant en sécurité maintenant ?
- Et toi tu joues les experts en informatique de Largo Winch. Étonnant de te voir traîner avec ceux-la même que tu qualifiais de hyènes capitalistes ?
- Que veux-tu, avec l’âge on perd la vigueur de ses convictions.
- Je t’offre une vodka ?
- Tu sais que je suis toujours partant pour une vodka.”
M’Bala commanda un verre au barman, puis conduisit Kerensky à l’écart, dans une salle à l'arrière de la bicoque.
“ Tu es comme chez toi ici si je comprends bien ? s’enquit Kerensky en examinant le bureau de fortune installé dans cette ancienne réserve.
- J’ai besoin d’un centre d’opération pour des raisons personnelles. Je ne peux pas tout gérer de mon bureau à la Security Corp, ça ferait tâche.
- Je vois. Toujours du mal à te débarrasser de certaines sangsues ?
- Tu connais le problème. Les gens comme nous Kerensky, ont beaucoup de mal à rentrer totalement dans le droit chemin. D’ailleurs, si ça t’intéresse, en ville court le bruit que Topolski te recherche.
- Je suis au courant. J’ai pris mes précautions. Merci quand même.
- Je te devais bien ça depuis 1994, Melbourne.
- Tu as une excellente mémoire. C’est d’ailleurs pour faire appel à ta mémoire que je suis ici.
- Tiens donc ? Tu m’intéresses, fit M’Bala en s’asseyant derrière son bureau tandis que Kerensky demeurait debout, adossé à une étagère, son verre à la main.
- Ce que je vais te demander date du début de ta carrière, il y a trente ans.
- Oh la, tu vas chercher loin le Ruskov. Passons, annonce la couleur.
- Tu as déjà rempli des contrats de mercenaires pour le compte de Nério Winch ? ”
M’Bala éclata de rire, et repiqua dans sa bière.
“ Alors tu es ici pour le compte du Groupe W ? Tu fais du zèle, étonnant de ta part.
- J’aime bien ce job. Alors si je peux aider le patron ...
- Ne te justifie pas Ruskov, après tout j’ai une dette envers toi. Oui, j’ai effectué quelques contrats pour Nério Winch. Ca ne date pas d’hier. Il ne m’a pas toujours fait faire des jolies choses.
- Et si je te parle du mois de juillet 1972 ? Et d’une femme, une italienne, enceinte de cinq mois à l’époque. ”
M’Bala eut une moue intéressée.
“ Oh tu m’étonnes que je m’en rappelle de ce coup-là ! Winch m’appelait généralement pour des affaires louches. J’étais plutôt surpris quand j’ai appris que ma mission était de délivrer une jeune femme en détresse. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il m’aurait fait ce coup-là, le milliardaire ! Et en plus une fille en cloque ! Délicat. Très délicat.
- C’est toi qui commandait le job ?
- Non, j’étais trop jeune, j’avais peu d’expérience. C’était un Cajun, dénommé Friedman, qui avait mené le barque. Les instructions en clair étaient de tout faire pour que la femme n’ait rien et d’abattre sans hésitation quiconque se dresserait entre elle et nous.
- Vous l’avez délivrée saine et sauve ?
- Tout juste. L’équipe était partie à deux véhicules. Mon job, une fois qu’elle était localisée, c’était de l’emmener dans une des deux voitures, sans attendre les autres, et de la conduire à un point de rendez-vous déterminé à l’avance. Alors c’est ce que j’ai fait. J’ai flippé quand je suis entré dans la chambre où elle était prisonnière, parce que j’ai vu qu’elle était enceinte. Je me suis dit qu’il fallait la sortir de là sans bobo et sincèrement j’ai cru que je n’y arriverais pas. Mais la fille, elle avait beaucoup de sang-froid. Quand elle a compris que j’étais là pour la délivrer, elle l’a fermé, et elle m’a suivi aveuglément. Pas une seule fois elle a chialé ou crié, et pourtant elle aurait eu des raisons avec le bordel que c’était. Ils étaient une dizaine de mecs à la garder. D’ailleurs il y a eu pas mal de bobos dans nos rangs. Trois de l’équipe n’en sont pas revenus. Mais bon, c’était payé proportionnellement aux risques. Un de mes premiers gros contrats.
- Après l’avoir délivrée, tu l’as emmenée où ?
- Au point de rendez-vous prévu. Là-bas, j’y ai retrouvé Nério Winch, en personne. Quand je l’ai vu s’occuper d’elle, j’ai compris que c’était sa nana. Mais j’ai pas posé de question. La fille était livide, et il lui a dit qu’il la conduisait à l’hôpital. Il l’a fait grimper dans sa voiture, m’a dit que je serais payé en même temps que les autres et il m’a planté. ”
M’Bala délaissa sa bouteille de bière pour allumer un cigarillo.
“ J’imagine que cette nana était en cloque du petit Largo ? tenta-t-il entre deux bouffées de fumée.
- Où est-ce que ça s’est passé ? demanda Kerensky sans prêter attention à sa remarque.
- En Virginie Occidentale. Pas loin de Folkstone. Il a dû la conduire dans l’hôpital le plus proche, mais il l’a sûrement faite enregistrer sous un faux nom. Tu auras du mal à retrouver sa trace.
- Tu as oublié que je sais faire des miracles ? rétorqua Kerensky avec un sourire sardonique.
- Les Russes n’ont aucun sens de la modestie. ”
Kerensky avala cul sec le fond de son verre de vodka et le posa sur le bureau de M’Bala.
“ J’ai du plain sur la planche.
- Tu t’en vas déjà Ruskov ?
- Je préfère les rousses. Au plaisir. ”


*****


Largo ne savait pas s’il devait ouvrir les paupières ou pas. Il sentait les rayons du soleil caresser son visage, et se sentait dans une étrange quiétude, à moitié endormi dans son canapé, en état de somnolence. Il avait l’impression qu’en ouvrant les yeux tout lui exploserait au visage, les révélations sur sa famille, les meurtres de Corel et de Turner. Or il voulait profiter encore un instant de la douceur de ce moment, de sa respiration calme et régulière, du cocon qui l’enveloppait. Rien n’aurait pu lui donner envie d’ouvrir les yeux.
“ Largo ? Tu es réveillé ? ” retentit une voix douce et chaude.
Rien sauf ça, réflexion faite.
Il cligna des yeux, pour les ouvrir finalement en grand, en direction de Joy, assise sur sa table basse, qui le regardait émerger.
“ Désolée de t’avoir tiré de ton sommeil ... dit-elle d’une voix calme, étouffée par le silence régnant dans l’appartement.
- Je ne dormais plus.
- Ca va ?
- Parfaitement.
- Tu as mauvaise mine. ”
Largo eut un sourire.
“ C’était pire hier soir, j’avais l’air d’un mort-vivant. Au moins là, j’ai réussi à dormir. ”
Le jeune homme s’étira et s’assit sur son canapé. Il fit face à Joy et fronça les sourcils.
“ Tu n’as pas très bonne mine toi non plus.
- Le décalage horaire.
- C’était comment la Sicile ?
- Instructif. On a retrouvé le journal de ton grand-père. ”
Largo demeura interdit l’espace d’une seconde, se demandant si la femme assise devant lui était bien Joy, ou si c’était à un autre que lui qu’elle s’adressait. Mais il n’y avait aucune méprise : il avait effectivement eu un grand-père. Et il connaissait même son identité. Sauf que c’était trop frais dans son esprit pour qu’il puisse l’assimiler.
“ Je voulais parler de Pier Gorcci, rectifia aussitôt Joy, comprenant la signification de son mouvement d’incrédulité.
- Oui, désolé, j’ai un temps de retard. ”
Il y eut un bref silence que la jeune femme brisa rapidement.
“ Tu ne veux pas le lire ?
- Si, j’en meurs d’envie. Mais j’hésite. Il y a des révélations fracassantes sur ma famille à l’intérieur ?
- Oui.
- Oh. Il faudrait peut-être que je prenne un café d’abord dans ce cas.
- J’en ai déjà mis à chauffer dans la cuisine. ”
Largo acquiesça et se leva péniblement, massant ses muscles endoloris, tandis que Joy se dirigeait rapidement vers la cuisine. Lorsqu’il la rejoignit, elle s’affairait déjà à lui verser une tasse de café. Il s’installa sur une chaise et se laissa servir.
“ Je devrais t’avoir plus souvent à la maison ... commenta-t-il entre deux doses de caféine.
- A circonstances exceptionnelles, traitement exceptionnel.
- Pour que tu me bichonnes comme ça, c’est que tu n’as pas dû voir de jolies choses en Sicile.
- D’après ce que nous savons, ta grand-mère aurait intégré la Commission Adriatique, sans savoir ce qui l’attendait. C’est ça qui a précipité la chute de ta famille.
- Toujours la Commission ... Je suis tellement habitué à ce qu’ils viennent me gâcher la vie, que je n’avais imaginé que des scénarii les impliquant. Et là, je suis franchement fatigué d’avoir eu raison d’imaginer le pire. ”
Joy prit une chaise et la disposa en face de lui.
“ Hey, courage : tu es presque au bout de la route. Et tu as des réponses aux questions que tu t’es toujours posé. Ca compte non ?
- Oui ça compte. ”
Largo effleura de sa main le visage de Joy.
“ Je me demande comment était ma mère avec Nério. Si elle faisait pour lui tout ce que tu fais pour moi ... murmura-t-il.
- Ce n’est pas comparable.
- Tu sais bien que si.
- Est-ce que c’est le moment où le héros embrasse la fille pour lui jurer amour et fidélité éternels ? tenta de sourire Joy.
- Le héros aimerait beaucoup. ”
Largo soupira et s’écarta de la jeune femme, quittant sa chaise et faisant quelques pas dans la cuisine.
“ Je préfère que tu restes à mes côtés Joy. Je ne veux pas, comme Nério, être un jour obligé de te faire prendre un train pour Dieu sait où, sous une fausse identité. ”
Joy accusa le coup.
“ Bien. Cette fois-ci, toi et moi, on est définitivement fixés. Pas de nous deux.
- Ce n’est pas non plus ce que je veux.
- Pourtant il va falloir que tu choisisses entre l’une de ces alternatives.
- Ou tu pourrais attendre.
- Et combien de temps ? ”
Joy eut un mouvement de tête exaspéré et quitta la cuisine, aussitôt talonnée par Largo.
“ Non attends Joy ne pars pas ! S’il te plaît !
- Écoute, je n’ai plus envie d’en parler. Finalement j’ai pris la meilleure décision pour nous il y a un an, il faut s’y tenir. Je ne sais pas pourquoi on a ressassé tout ça !
- Je vais te le dire pourquoi. Parce que ça ne finira jamais comme ça entre nous Joy. Il ne suffit pas de le décider pour ne plus rien ressentir du jour au lendemain.
- Tu viens de le dire toi-même Largo, tu ne veux pas aller plus loin ! poursuivit-elle, haussant le ton.
- Je le veux, mais je ne peux pas ! J’ai peur pour toi ! ”
La jeune femme esquissa un sourire triste.
“ Le pire, c’est que c’est sûrement la plus belle chose qu’on m’ait dite.
- Joy, je ...
- Largo ! s’écria un Simon agité qui entrait sans frapper dans l’appartement, talonné par Kerensky. On a du nouveau ! ”
Le Suisse stoppa net en voyant les têtes d’enterrement que faisaient Largo et Joy.
“ Vous parliez de ce qu’on a appris en Sicile ? s’enquit-il.
- Oui, répondit Joy, maîtresse d’elle-même. Qu’est-ce que vous avez ?
- J’ai retrouvé une femme, qui s’appelle Marion Selway, expliqua Kerensky. Nério l’a payée pour veiller sur Zoé pendant sa grossesse.
- Comment l’as-tu trouvée ? demanda Largo en tentant de se concentrer sur ce fait nouveau.
- J’ai d’abord consulté les archives de l’Hôpital de la Pitié de Folkstone en Virginie, après qu’un de mes informateurs m’ait indiqué que Nério avait probablement conduit ta mère là-bas après son enlèvement. Et j’ai effectivement retrouvé une patiente du nom de Martina Vecci, enceinte de cinq mois, qui avait été emmenée aux urgences en pleine nuit.
- Elle allait bien ? s’enquit Largo.
- Santé de fer. Anémique, mais le bébé se portait bien. Elle n’est pas restée hospitalisée plus de trois jours, Nério a voulu la déplacer rapidement. Puis j’ai remarqué que l’infirmière qui s’était occupée d’elle, une dénommée Marion Selway, avait démissionné le lendemain du départ de l’hôpital de Zoé.
- Étrange coïncidence ... commenta Joy.
- C’est aussi ce que je me suis dit. J’ai donc recherché cette infirmière et je l’ai contactée. Elle m’a confirmé que Nério l’avait embauchée pour assister ta mère jusqu’à son accouchement.
- On peut lui parler ? s’anima aussitôt Largo.
- Elle nous attend, expliqua Simon. On a son adresse.
- Alors on fonce ! ”

Marion Selway dominait la pièce. Elle casait son imposante corpulence entre les accoudoirs d'un large fauteuil recouvert d'un velours vert bouteille passé, tout en dévisageant attentivement ses convives. Ceux-ci lui faisaient face, étroitement entassés dans un canapé olive aux ressorts déglingués.
Sa bouche rose et petite en cœur et son visage joufflu encadré par une chevelure châtain trop épaisse et parsemée de quelques barrettes blanches sans utilité, appelaient à la bonhomie. Pourtant son regard vairon connotait une sévérité qui infusait une raideur complète en elle. Pas mauvaise, la femme, âgée d’une bonne soixantaine d’années, laissait transparaître une profonde rigidité liée à une nature autoritaire, à l’image de celle d’un policier, d’un militaire ou d’un professeur de mathématiques à la retraite.
L’ancienne infirmière avait pourtant décidé de collaborer sans faire de manière, offrant tout simplement un peu d’un thé vert sans saveur, et un coin de canapé où Largo, Joy, Simon et Kerensky avaient pris place. Elle accepta de leur parler de Zoé Cavachiello-Gorcci, alias Martina Vecci, de son séjour à l’Hôpital public de Folkstone, de son embauche par Nério et naturellement des derniers mois de la grossesse de la mère de Largo.
Celui-ci buvait sagement ses paroles, assis au bout du canapé, tout près du fauteuil de son oratrice, semblable à un premier de la classe écoutant son institutrice consciencieusement et avec discipline. Le jeune homme se contenait et réagissait froidement aux révélations ainsi qu’aux nouvelles informations, à la fois par respect pour l’autorité naturelle de son interlocutrice, que par lassitude.
Simon et Joy se tenaient serrés l'un à l'autre, au milieu d'un canapé trop bas, dont les coussins et ressorts usés les faisaient s'enfoncer dedans. Menant l’entrevue, ils coupaient par moments le récit de la matrone médicale à la retraite pour poser quelques questions ou émettre certaines remarques. Marion Selway les toisait alors, prenait un temps de pause afin de signifier qu’elle était le centre d’intérêt, celle qui détenait les clés, celle qui tenait le plus grand rôle de la scène, puis répondait, avant de poursuivre son récit sur un ton régulier et monocorde.
Son ton dénué de toute émotion, d’affection ou autre en évoquant Zoé rendait les choses plus faciles aux intéressés, et notamment Largo. Son récit en paraissait moins réel, moins lourd de sens. Ils avaient le sentiment d’être étrangers à l’histoire, d'écouter un conte relaté par leur nourrice, un conte avec ses fées, ses princes et dragons. Puis ils iraient se coucher, comme des enfants sages. Sans risque de faire de cauchemar, car ce type de conte de fées se termine toujours bien, dans le meilleur des mondes.
Kerensky observait le spectacle avec plus de recul, sans rôle actif. Il écoutait d’une oreille l’histoire de Marion Selway, la jaugeant, et cherchant dans la maison les traces confirmant le profil qu’il avait tracé d’elle auparavant, d’après ce qu’il avait vu, entendu et lu, sur son dossier personnel qu’il avait, bien sûr, piraté avant de la contacter.
Un mobilier désuet, dénotant d'un manque total de bon goût. Sur les meubles à pas chers, sombres, bancals et mal assortis qui remplissaient les rares vides du petit pavillon dans lequel vivait Marion, des couches de poussière à provoquer un choc anaphylactique à Superman, des bibelots sans valeur et obsolètes provenant d’on ne sait où, et quelques broderies ou coussins aux points de couture grossiers d’une débutante nouvellement à la retraite.
Un raclement de gorge arracha le Russe à sa contemplation méthodique des lieux, pour le faire revenir dans le vif du sujet. Avec l’infirmière Selway, impossible de resquiller, les brebis galeuses ne sont pas admises dans son cercle. Kerensky remarqua toute une série de médailles et de décorations militaires fièrement accrochées dans une vitrine au-dessus de l’immonde fauteuil vert bouteille. Le père de Marion Selway, le Lieutenant Colonel Humphrey Tiburste Selway 3è du nom, faisait partie des Marine’s et avait été un des héros de la boucherie, euh pardon, du débarquement de Normandie.
Marion devait avoir été élevée dans un milieu strict et conservateur de droite, ce qui expliquait sa sévérité de façade et son autorité naturelle. Le patriotisme était également latent chez elle, si l’on en jugeait par la bannière étoilée américaine fièrement punaisée sur la tapisserie à fleurs oranges jaunie datant de la fin des années 70, et par la présence d'un calendrier des pompiers de New York 2001, demeuré depuis tout ce temps à la page de septembre, seulement annotée de trois rendez-vous :
- 8/12 : check-up chez Dr Ried
- 13/12 : Réunion de co-propriété
- 25/12 : déjeuner chez papa.
Vieille fille et vie sociale limitée voire réduite au strict minimum. Tout un programme. Kerensky rencontra son regard sévère à nouveau. Difficile d’éprouver le moindre sentiment de compassion pour cette vie recluse et solitaire que menait l’ancienne infirmière Selway. Elle n’avait rien de pathétique : droite, digne, sans faille. De toute évidence, elle menait la vie qu’elle avait choisie.
Kerensky pensa qu’après tout, sa vie n’était pas si différente de la sienne, à la différence près qu’il était doté d’un goût certain pour l’art mobilier, et qu’il avait en horreur toute manifestation d’un quelconque patriotisme. Cette pensée le fit esquisser bien malgré lui un léger sourire sardonique que l’infirmière nota aussitôt avant de lui adresser un froncement de sourcils réprobateur. Il fila droit et mit un terme à ses digressions internes, pour se focaliser sur la conversation.
“ C’est là que Nério Winch vous a engagée ? demanda inutilement Joy.
- Tout à fait, mademoiselle. J’ai pris un grand soin de Mlle Vecci, puisque tel était le nom sous lequel je la connaissais, chose que Mr Winch avait fort appréciée. Et je n’avais posé aucune question sur son état : anémie, hypoglycémie, hypertension, déshydratation, multiples plaies et contusions, ni sur ce qui l’avait provoqué. Mon manque de curiosité a été particulièrement apprécié par votre père. J’ai su plus tard que son dossier médical ne mentionnait que l’anémie. J’ignore à qui il a graissé la patte pour obtenir cette falsification. A moi, il m’a juste proposé ce travail. Il disait que sa cousine ... C’est ainsi qu’il la présentait, une cousine, pour ne pas attirer l’attention, comme si moi, j’étais assez stupide pour avaler ça ... Bref, il disait que sa “ cousine ” avait quelques ennuis. Il souhaitait la mettre à l’abri, quelques temps. A l’écart, bien cachée. Et il avait besoin d’une personne au sang froid, qui avait du cran et une expérience médicale pour prendre soin d’elle. Il a précisé que ce serait très bien payé. Et ça l’a été. Avec ce pécule, j’ai ouvert un snack avec mon père, du côté de Fairville. La construction d’une autoroute près de mon fonds de commerce m’a contrainte à mettre la clé sous la porte et à reprendre mon métier d’infirmière pour rembourser les dettes occasionnées par ma faillite. Je n’aurais pas dû me lancer dans les affaires. Si j’avais gardé cet argent placé pour le faire fructifier, j’aurais pu m’acheter une belle maison en Floride pour mes vieux jours, et placer papa dans une bonne maison de retraite. Voyez-vous, sa pension de l’armée lui est insuffisante. La Défense n’est pas pingre, mais avec tout ce qu’il se passe, ils ont raison de mettre tous leurs fonds dans notre guerre. ”
Marion soupira et lissa légèrement sa jupe comme elle le faisait à intervalles réguliers depuis le début de son entretien, pour se donner de la contenance et se laisser le temps de remettre ses idées en ordre.
“ Je n’ai jamais eu un bon nez pour prendre les décisions qu’il fallait. J’aurais dû m’engager dans les antennes médicales en Corée. Peut-être aurais-je pu faire carrière dans l’armée. Mais voyez-vous, je caressais ce rêve depuis longtemps, la restauration. J’économisais péniblement les fonds pour monter mon affaire et la proposition de votre père tombait à pic. En plus, ça me permettait de quitter la Virginie. C’était un coin que je n’aimais pas, moi qui avais toujours vécu à New York.
- Que vous proposait exactement Nério ? s’enquit Simon pour aller dans le vif du sujet.
- Une très belle somme, un dévouement sans bornes, le secret total. Il m’a bien précisé que le deal comportait certains risques. Des risques importants. J’avais bien compris, rien qu’en regardant le visage tuméfié de la petite. Ah, c’étaient pas des tendres ceux qui lui étaient tombés dessus ! Alors, j’ai dit ce qu’il en était à Mr Winch : ces blancs-becs ne risquaient pas de m’impressionner, j’étais solide comme un roc. Pas pour rien que mon père était un héros de la guerre. Il m’a élevée à la dure, j’étais l’aînée de six enfants, et comme maman est morte en couche des deux derniers, je devais être perpétuellement au front. Rien ne me faisait peur. J’ai dit à votre père que sa “ cousine ” serait entre de bonnes mains avec moi. Il n'a rien dit et a griffonné quelques phrases sur un bout de papier. Mais avant de me le donner, il m’a demandé si j’avais déjà assisté et pratiqué un accouchement. J’ai dit que oui, tu parles, ça m’arrivait sans arrêt depuis que j’avais endossé le costume d’infirmière, comme si les morveux ne voulaient que moi pour donner leur premier bonjour au monde. Ma réponse l’a satisfait. Il m’a dit que votre mère, le jour de l’accouchement _ oh il ne devait plus lui rester que deux ou trois mois de grossesse à tout casser _ eh bien elle ne devait pas être conduite à l’hôpital. Sinon elle aurait des problèmes. Et l’enfant lui serait peut-être enlevé par les mêmes types qui l’avaient amochée. Il m’a bien précisé plusieurs fois que ce serait à moi de procéder à l’accouchement, et m’a demandé plusieurs fois si je m’en sentais capable. La réponse était évidente. Alors, il m’a donné le bout de papier et il est parti.
- Qu’y avait-il d’écrit ? demanda Joy.
- Des instructions. Je devais emmener Mlle Vecci dès le lendemain, une voiture m’attendait. Le tracé de mon parcours disait que je devais m’arrêter dans plusieurs villes de différents États, pour changer de véhicule. Ne jamais utiliser mon vrai nom pour les hôtels et tout ça, toujours payer en liquide pour la nourriture et autre. Faire le moins de pauses possible. La destination finale, c’était San Francisco. ”
Marion cessa brusquement son débit vertigineux de paroles, lissant à nouveau compulsivement sa robe, et fronça les sourcils.
“ En arrivant à San Francisco, j’ai cru que votre père s’était bien foutu de moi. L’adresse qu’il m’avait donnée était l’une de ces stupides baraques accueillant des communautés de hippies. Tous des bitniks et des drogués. J’ai cru atterrir chez les fous. J’ai voulu faire demi-tour et puis Mlle Vecci m’a expliqué calmement qu’elle serait en sécurité ici, et que personne ne viendrait l’y chercher. Et c’est vrai que ce n’était pas bête. La petite était maligne. Très sage pour son âge. Elle avait l’air de traîner derrière elle un assez lourd passif. Bref, j’ai fini par baisser les armes, et nous sommes restées chez ces hippies. Au demeurant accueillants, même s’ils n’avaient rien dans le ciboulot. Moi j’évitais de me mélanger à ces fous, mais Mlle Vecci avait le contact facile et s’était fait quelques amis. Il y avait tout de même une sage-femme avec nous. Dans ces communautés, elles étaient utiles, avec le nombre de gamines en cloque et célibataires qui traînaient dans ce milieu. Elle m’a bien aidé, surtout le jour de l’accouchement. Une brave femme, même si elle s’était faite rebaptiser Arc en Ciel. Ridicule pour une femme de son âge. Mais enfin, la vie n’a pas été totalement désagréable, en attendant le terme de la grossesse de Mlle Vecci. A part quelques jeunes drogués stupides, qui faisaient un boucan infernal avec leur musique, et qui donnaient mal au crâne avec leurs effluves de chanvre, la communauté était, disons, sympathique dans l’ensemble. Après tout, je n’étais pas là pour parler politique avec ces jeunes gens, même si je pensais que leur place était au Viêt-Nam, avec nos pauvre Boys. Mais tant qu’ils m’aidaient à soigner et à protéger Mlle Vecci, je ne leur disais rien. Votre mère était une personne bien, une jeune femme avisée. J’ai apprécié sa compagnie. Elle facilitait les choses, à tout le monde. Mais on sentait la pauvre enfant si triste par moments. Il lui arrivait, certaines journées, de passer des heures entières prostrée sur un fauteuil, la main sur son ventre rond, le regard dans le vide. Je ne posais pas de questions, ce n’était pas prévu dans mon contrat avec Mr Winch. Mais, il est arrivé qu’elle me fasse de la peine. ”
Marion fit une nouvelle pause, lissa le tissu blanc synthétique de sa robe, et regarda Largo droit dans les yeux pour la première fois depuis son arrivée.
“ Vous êtes né le 4 Novembre 1972 à une heure et demie du matin, par une nuit froide et pluvieuse. J’ai procédé moi-même à l’accouchement, aidée de Mme Judith Arc en Ciel Bowman. Cela s’est bien déroulé, aucune complication. Votre mère était épuisée, mais heureuse et en bonne santé. Une bonne partie de la communauté a assisté à votre naissance. Il y a même une de ces écervelées droguée du nom de Fleur de Lilas qui a procédé à une danse païenne commémorant votre naissance et célébrant le don de la vie, pendant que vous poussiez votre premier beuglement. ”
Marion but une gorgée de sa tasse de thé vert sans goût ni odeur, et reprit d’une voix tranquille.
“ Un beau bébé. Vous aviez les fesses roses. ”
Ce fut le signal qui balaya la tension ambiante. Simon ne put s’empêcher d’éclater de rire tandis que Kerensky haussait un sourcil intéressé et que Joy esquissait une moue amusée. Largo hocha la tête, à la fois embarrassé, curieux et content.
“ Merci du compliment ... dit-il finalement.
- C’était sincère, rajouta Marion, mi sérieuse, mi goguenarde. Votre mère était si heureuse. Elle a décidé de vous appeler Largo, en souvenir de son jeune frère qu’elle avait perdu à l’âge de dix ans. Ses yeux brillaient d’un tel bonheur la première fois qu’elle vous a tenu dans ses bras. ”
L’infirmière à la retraite fronça les sourcils, un voile sombre passant furtivement sur ses traits.
“ La pauvre enfant n’a pas eu le loisir de profiter de vous très longtemps.
- Que s’est-il passé ?
- Je n’y ai pas compris grand-chose vous savez. Leurs histoires étaient compliquées, je n’étais pas suffisamment importante pour être mise dans la confidence. Je peux juste vous répéter ce que j’ai vu. La nuit de votre naissance, j’ai fait prévenir votre père, comme c’était convenu. Il est arrivé dès le lendemain matin. Et il vous a enlevé à votre mère. ”


*****


... 1972
Nério franchit la porte de la chambre où se reposait son ancienne compagne. Le teint livide, les traits tirés, elle tentait de regagner quelques forces, en restant allongée et en prenant un petit-déjeuner copieux. Mais son plateau de nourriture ne l’intéressait pas. Tout ce qu’elle voyait dans son monde, c’était un petit bébé qu’elle gardait dans ses bras, serré contre son cœur.
Elle souriait, et c’était comme si son magnifique sourire balayait tous les soucis et toutes les épreuves qu’elle avait endurés toute sa vie. C’était comme si ce garçon, son garçon, lui avait finalement rendu justice, avait justifié son parcours, ses souffrances. Sa présence aussi suffisait à justifier qu’elle seule ait survécu au massacre de sa famille, cinq années plus tôt. Au travers des yeux bleus et curieux de ce nouveau-né, c’était un monde nouveau qu’elle entrevoyait. Un monde où l’espoir renaissait pour elle.
Nério regardait Zoé, songeur. Son visage irradiait d’un bonheur sans borne, elle n’avait même pas remarqué sa présence. D’un signe de tête, il fit comprendre à l’infirmière Selway qu’il souhaitait rester seul avec elle, et celle-ci s’exécuta. Elle referma la porte derrière elle, et Nério se détendit, sans se soucier plus longtemps de l’aide-soignante qui demeura l’oreille collée contre la porte, espionnant leur conversation. L’homme d’affaire fit quelques pas, puis saisit finalement une chaise qu’il disposa au chevet du lit, avant de s’y installer.
Zoé sembla remarquer pour la première fois sa présence mais ne détourna pas son regard de l’enfant.
“ Alors voici mon fils ? dit Nério, presque sans voix.
- J’ai décidé de l’appeler Largo. Tu es d’accord ? ”
Nério prit le temps de la réflexion.
“ Et après tu oserais me dire que tu n’es pas obsédée par la disparition de ta famille ... ”
Zoé leva un regard rapide vers son ancien amant, regard qui signifiait que même tout son cynisme et sa dureté ne pourraient l’arracher à sa plénitude. Il n’insista pas.
“ Largo Winch. Un nom de battant. Ca me plaît. ”
Nério observa un instant le portait de famille, la mère lasse et heureuse, et l’enfant beau et tranquille qui remuait ses petites mains en direction de son père, comme pour vouloir l’attraper. Sans avoir besoin de se concerter, Zoé se détacha lentement de son fils et le confia à son père, légèrement maladroit, qui mit un moment avant de le caler naturellement entre ses bras. Le garçon émit un petit gazouillis satisfait.
“ Il sait qui tu es ... commenta à voix basse Zoé.
- Non, il ne sait rien. Il n’a aucune idée de ce qui l’attend. Ni de ce que représente l’enjeu de sa naissance.
- Alors tu l’as fait ? Tu les as quittés ? ”
Nério ne répondit rien et se plongea dans le regard éveillé de son fils. Il esquissa un léger sourire. Puis son sourire s’élargit. Zoé pensa que c’était la première fois depuis bien longtemps qu’elle voyait Nério sourire à pleines dents. Il lui semblait même qu’il était heureux.
“ Cette nuit ... dit-il finalement, sur un ton presque anodin, absorbé par la contemplation de son héritier. Je les ai quittés dès que j’ai su qu’il était arrivé. C’est terminé.
- Alors j’ai devant moi un homme neuf ? murmura Zoé. Espérons que l’homme neuf restera en vie suffisamment longtemps pour voir grandir l’enfant qu’il tient dans ses bras. Tu sais qu’il va avoir besoin de son père ?
- Et son père sera là pour lui. Je n’ai aucun doute à ce sujet. ”
Zoé regarda son fils, une lueur de tristesse soudaine brillant dans son regard devenu humide.
“ J’étais tellement absorbée par ce bonheur que j’avais tout oublié. Qu’allons-nous faire maintenant Nério ?
- L’élever et le protéger.
- Comment ? ”
Nério détacha pour la première fois son regard de son fils.
“ Je le garderai avec moi. A l’abri de tous les dangers.
- Et moi ? ”
L’homme d’affaires détourna les yeux.
“ Tu peux choisir de venir avec nous.
- Ou je pourrais partir seule avec lui.
- Ne dis pas n’importe quoi Zoé ! gronda soudain Nério.
- Si tu le ramènes à New York alors que tu viens à peine de quitter la Commission, ils s’en prendront à lui. Tu le sais. Ils vont le tuer, ou se servir de lui, peu importe, le résultat sera le même. Avant de mourir, mes parents avaient pris des dispositions, ils avaient acheté les documents de Van Patten. Je les ai. Ils m’ont protégée, pendant plusieurs années, et ils pourront encore nous protéger tous les deux. Il suffit que tu acceptes de me laisser partir avec lui.
- Hors de question.
- Nério, c’est la meilleure solution, si tu ne me le confies pas, tu seras obligé tôt ou tard de l’abandonner.
- Jamais je ne ferais ça à mon fils !
- Pense à son avenir ... le supplia Zoé.
- J’y pense sans arrêt. Son avenir, c’est le Groupe W. C’est pour ça qu’il repartira avec moi, avec ou sans ton accord.
- Et tu le priverais de sa mère ?
- Comme toi tu veux le priver de son père. Si vous disparaissez tous les deux, je ne le verrai jamais grandir.
- Et tu sais très bien que si tu l’emmènes à New York, c’est moi qui serais séparée de lui. ”
Nério la dévisagea d’un air sombre.
“ Tu n’aurais jamais dû partir. Si tu ne m’avais pas quitté, nous ne nous poserions même pas la question.
- Et prendrions-nous la bonne décision ? Au Groupe W, la Commission lui tombera dessus. Je veux que mon fils grandisse en paix, et en sécurité.
- Il ne sera pas plus en sécurité avec toi qu’avec moi.
- Nério, calme-toi, nous devons en discuter, je t’en prie.
- C’est déjà décidé. ”
Nério se leva, serrant son fils contre lui qui commençait à pleurer, perturbé par les éclats de voix autour de lui.
“ Non Nério, ne me l’enlève pas, s’il te plaît ! le pria-t-elle, la voix tremblante.
- Tu n’as pas le choix. Peu importe la décision que nous prendrons, les dés sont jetés. Cet enfant a des ennemis qui ne le lâcheront jamais parce qu’il a un destin à accomplir. Toi, tu essaieras de retarder ce moment, aveuglément, jusqu’à ce que l’inévitable frappe à sa porte. Moi je l’y préparerai. Ses meilleures chances sont avec moi.
- Nério c’est mon fils ! protesta-t-elle dans un sanglot.
- C’est mon nom qu’il portera. Et il vaut mieux pour lui qu’il ne sache jamais d’où il vient.
- Pourquoi veux-tu me punir à ce point ? Je t’ai fait si mal ?
- Ca n’a rien à voir. C’est mon fils. C’est avec moi qu’il doit vivre.
- Tu n’as aucun droit de parler de lui comme ça ! Il n’est pas l’un des multiples maillons de ton Empire. Il est notre enfant. Et moi je ne compte pas ? ”
Nério réfléchit un moment, caressant la tête de son enfant, espérant le calmer des pleurs qui le secouaient.
“ Tu peux encore choisir de repartir avec moi. ”
Zoé laissa glisser silencieusement ses larmes sur son visage.
“ Non. ”
Nério hocha la tête.
“ Alors le sort en est jeté. Si tu veux le voir, ma porte sera toujours ouverte. Si tu ne viens pas, je lui dirai que tu es morte. Il vaut mieux qu’il le croit. ”
Zoé baissa la tête, laissant le torrent de larmes lui dévaster le visage sans rien faire pour l’arrêter.
“ J’espère que tu comprendras assez vite l’erreur que tu fais ... lâcha-t-elle à peine audible . Avant qu’il ne soit trop tard. Largo risque sa vie. ”
Nério ignora sa remarque et franchit la porte de sa chambre. Il quitta San Francisco avec son fils, et ne revit plus jamais Zoé.


*****


“ Allô Largo ? Largo, c’est toi ? Je t’entends très mal ... ”
Le milliardaire, installé dans le fauteuil de son bureau, venait d’établir une communication téléphonique avec le Père Maurice du Monastère de Sarjevane. Les pistes s’arrêtant toutes au moment où Nério l’arrachait à sa mère pour l’emmener à New York, son seul recours était l’homme d’église qui avait participé à son éducation.
“ Bonjour mon père. Comment allez-vous ?
- Eh bien nous aurions besoin d’un peu plus de main d’œuvre pour réparer notre toiture, le Père Fabrice s’est luxé une hanche en tombant ce matin. A part ça, tout va bien. Mais tu as une voix bizarre Largo. Ca ne va pas ? ”
Le jeune homme eut un sourire dérisoire en entendant la question, puis prit sur lui pour expliquer la situation à son père spirituel.
“ J’ai découvert qui était ma mère. ”
Le silence qui suivit cette déclaration fut évocateur. Le moine accusa le coup, sûrement pas préparé à une révélation de ce genre. Largo imagina qu’il s’asseyait quelque part ou prenait appui pour faire passer l’émotion.
“ Et qui était-elle ?
- Elle s’appelait Zoé. Zoé Gorcci. J’aurais beaucoup à vous dire sur elle, j’espère que vous aurez la patience de m’écouter. Mais j’ai avant-tout quelques questions à vous poser.
- Largo, je n’ai jamais su qui était ta mère, tu viens de me l’apprendre et ...
- Je sais. Le lendemain de ma naissance, Nério m’a enlevé à ma mère. J’aimerais savoir ce qu’il s’est passé. D’après un témoin de l’époque, il semblait bien décidé à me garder auprès de lui. Alors pourquoi m’a-t-il abandonné ? ”
Le père Maurice toussota à l’autre bout du fil. Largo prêta attentivement l’oreille pour ne pas perdre une miette de ce qu’il allait dire malgré les fritures sur la ligne.
“ Après ta naissance, ton père t’a effectivement gardé près de lui, pendant quelques semaines. Mais il a vite compris que ce n’était pas une bonne idée. Au cours de ces semaines, il y a eu trois attentats dirigés contre toi, soit pour te tuer, soit pour t’enlever. Nério n’en trouvait pas le sommeil, craignant à chaque minute qu’on ne s’attaque à toi. Tu étais sans défense. C’était presque trop facile pour ses ennemis de la Commission. Il était débordé par les événements. Après le troisième attentat, au cours duquel il avait pris une balle dans la cuisse pour te sauver, il a pris sa décision. Sans même prendre le temps de passer à l’Hôpital pour sa blessure, il t’a emmené, en avion, ici, à Sarjevane. Il disait qu’il n’avait plus le choix. Il t’a laissé au Monastère, et m’a demandé de te trouver une famille irréprochable qui te prendrait en pension. Un mois plus tard, avec l’accord de Nério, je t’emmenais chez les Glieber, au Luxembourg. La suite, tu la connais. ”
Largo soupira, le cœur tremblant et serré.
“ Je vois mon Père. Merci.
- Tu veux m’en parler ?
- Plus tard mon Père. Plus tard. Je dois vous laisser. Je vous rappellerai. ”
Largo raccrocha rapidement et resta prostré au-dessus du combiné un long moment. Tout se bousculait dans sa tête, et les révélations étaient difficiles à avaler. L’histoire de Marion Selway, ce qu’elle lui avait rapporté de la dernière conversation entre Zoé et Nério. Son père l’avait enlevé à sa mère. Comme bien souvent lorsqu’il pensait à son père et à ses agissements passés, un sentiment de mépris et de dégoût l’envahissait. Nério était un homme complexe, qu’il ne pouvait pas comprendre sans l’avoir réellement connu. Aussi ne pouvait-il s’empêcher de le juger, sans essayer de se mettre à sa place.
Comment avait-il osé le séparer de sa mère ? Peut-être croyait-il faire au mieux. Peut-être avait-il eu mal. Mais Zoé était sa mère, il en avait privé son fils. Et il avait blessé délibérément cette femme qu’il avait si ardemment aimée, au point de lui faire un enfant. L’avait-il seulement aimée sincèrement ? Comme toujours dès qu’il s’agissait de son père, le jeune homme partait dans des conjectures et hypothèses insatisfaisantes. Il ne savait pas quoi penser et se contenta de se dire qu’il lui en voulait. Pour tout. Et pour avoir traité sa mère de cette façon, alors qu’elle était couchée sur un lit et qu’elle venait de le mettre au monde.
Puis ses pensées bifurquèrent vers sa mère. Il n’avait plus de piste à suivre. Plus personne à interroger, la brèche s’était éclusée. D’après Marion Selway, elle était restée une semaine supplémentaire dans la maison de San Francisco puis était partie un beau matin sans laisser de traces. Plus tard, des hommes malfaisants et armés étaient venus la demander, tabassant ceux qui ne leur répondait pas assez vite. Mais ils arrivaient trop tard, elle s’était enfuie, à l’abri. Et qu’avait-elle fait par la suite ?
S’était-elle camouflée, grâce à ces fameux documents, les documents de Van Patten ? Etait-elle en vie ? Si oui, savait-elle que lui l’était et qu’il avait repris le Groupe W ? Oui, elle devait certainement le savoir. Alors pourquoi demeurait-elle muette ? Pourquoi ne se manifestait-elle pas ? Etait-elle encore en danger ?
Ou bien était-elle morte, comme Nério ?
Largo se sentait frustré. Avoir appris tout ça, pour finalement buter au dernier moment, pour rester coincé à la dernière marche le rapprochant de la vérité. Il frappa du poing sur la table et tenta de récapituler ce qu’il savait. Et il revenait toujours à ces documents dont Zoé avait parlé à son père le jour de leur dernière entrevue. Les documents de Van Patten. Ceux qu’elle tenait de ses parents et qui d’après ses dires l’avaient protégée de la Commission. De quoi pouvait-il s’agir ?
Aussitôt, il fonça vers la besace noire que Joy et Simon lui avaient laissée, et dans laquelle ils avaient rangé les carnets ayant appartenu à son grand-père, Pier Gorcci. Il choisit de consulter les plus récents, ceux datant des dernières semaines avant le drame qui coûta la vie à ses grands-parents et à ses oncles. Puis il se plongea dans cette lecture obsessive et compulsive, jonglant avec ses souvenirs d’italien quelques peu effacés par les années, avec la lassitude et avec sa passion pour la vérité.
Van Patten, Van Patten ... Le nom défilait, tournoyait dans sa tête, il voulait savoir ce que cela signifiait, espérant obtenir l’ultime piste qui le conduirait vers sa mère. Au détour de chaque page qu’il survolait il cherchait ce nom, avec le plus d’objectivité possible, luttant contre l’envie de se laisser émouvoir par le personnage qui avait écrit les lignes qu’il lisait et dont la personnalité se devinait au fil des mots. Il lisait l’histoire de sa vie. Ses joies, ses peines, sa famille dont il était si fier, sa foi et sa passion dans son travail. Son grand-père n’était pas très différent de lui, il s’agissait d’un homme fort et déterminé, qui ne cherchait qu’à être entouré par ceux qui l’aimaient et à leur rendre son amour.
Son cœur se serra lorsqu’il lut les pages les plus récentes, celles où Pier apprenait que sa femme avait intégré la Commission Adriatique sans l’en avertir. Il lut dans sa détresse, dans son affolement. Son grand-père connaissait depuis toujours leur existence, et terrifié par cette ombre qui planait sur son entreprise et qui voulait en prendre le contrôle, il n’avait osé en parler à personne, ni à son fidèle bras droit, Guido Visconti, ni à sa propre femme. Et celle-ci était tombée dans le piège.
Puis la peur, le désarroi. Pier commençait à relater les journées les plus sombres de son existence. Les menaces de la Commission sur sa femme, sur ses enfants. Ses deux aînés qui lui posaient de plus en plus de questions. Et Zoé. “ Son impétueuse et brillante Zoé ” qui lui en voulait, et qui le croyait malhonnête. Sa femme se morfondait, et se confondait en excuses, tentait de se racheter, mais un lien s’était brisé entre eux. L’homme qui écrivait ces lignes était mélancolique et déprimé.
Puis plus rien. Les carnets datant des deux dernières semaines de la vie de Pier Gorcci manquaient à l’appel. Probablement pris par Zoé ou quelque pilleur. Largo ne vit apparaître le nom de Van Patten qu’une seule fois.

9 Juillet 1967
Aujourd’hui, Antonia et moi avons dû nous résoudre à retirer les enfants de leur école. Ils sont harcelés par la presse, méprisés par leurs professeurs. Et les autres enfants peuvent se montrer si cruels. Ai-je bien fait de dénoncer les malversations ayant cours au sein des Industries Cavagorcci ? Tous m’accusent de corruption, de racket et d’intimidation. Ma réputation vole en éclat. Mes enfants ne me regardent plus de la même manière, à tel point que le matin, lorsque je me vois dans la glace, je commence à me persuader que je suis coupable, que je suis mauvais.
Antonia tente de se rapprocher de moi. J’ai envie de lui pardonner, je voudrais tant qu’on se soutienne comme par le passé. Nous en aurions tellement besoin. Mais c’est au-dessus de mes forces. Et je ne veux pas que les enfants la croient associée à tout cela. Elle doit rester indemne, loin du scandale, pour eux.
Elle me manque.
Elle me demande tous les jours ce que nous pouvons faire contre la Commission. Elle me répète qu’ils ont forcément un talon d’Achille, un point faible que nous pourrions exploiter pour protéger notre famille et fuir. Il existe bien les documents de Van Patten, qui ont disparu après la guerre. J’ai entendu dire qu’ils avaient été rachetés par un collectionneur membre de la Commission, qui les cache.
Mais pour me les procurer, il faudrait que je trouve quelqu’un d’assez fou pour les voler, or c’est trop risqué. Et je suis trop las pour me battre. Demain je suis convoqué par le Procureur. Que vais-je lui dire ? Mes mensonges seront-ils suffisamment convaincants ? Je dois à tout prix innocenter Antonia et tout prendre à sa place. Nos enfants ont besoin de leur mère. Tant pis pour le déshonneur.
Le déshonneur ...

Le texte s’arrêtait là. Il s’agissait de l’une des dernières pages du dernier carnet dont il disposait. Van Patten. Que pouvaient bien être ces documents ? En quoi étaient-ils dangereux pour la Commission Adriatique ?
Largo poussa un profond soupir et se frotta les yeux. Il abandonna les carnets, décidant de se reposer sur les efforts de Kerensky qui faisait déjà des recherches sur le nom. Que pouvait-il faire d’autre ? Rien à part attendre. Il dégagea la multitude de carnets noirs qui encombraient son bureau, en fit glisser quelques uns sur le sol, le tout pour remettre la main sur les photos de famille. Il admira pour la millième fois le cliché de Zoé pris à San Diego, dans sa robe parme. Son sourire parut l’apaiser. L’idée qu’elle était vivante quelque part l’apaisait aussi. Ainsi son sourire ne s’était peut-être pas éteint. C’était une belle démonstration d’espoir.
Il fouilla un peu son désordre pour reprendre de plus vieilles photos, retrouvées dans la malle de la maison d’Anabeth dans le Maine. Il contempla avec plus de soin et de curiosité les photos de sa mère enfant, de ses oncles. Il examina longuement le plus jeune des enfants Gorcci, son homonyme, un gamin au visage doux et à l’allure intrépide qui avait du mal à rester en place sur les photos.
Puis, il chercha hâtivement une photo de l’homme qu’il avait l’impression de connaître, après avoir pénétré dans ses pensées : Pier Gorcci. Il trouva une photo de lui, vêtu d’un pantalon à pinces à rayures, d’une chemise d’un blanc éclatant et d’un gilet gris, tenant une casquette à la main. Son regard était lumineux, entouré de rides d’expressions. Son sourire chaleureux et magnifique. Zoé avait le même sourire que son père. Sur le cliché, il passait son bras autour de la taille de sa femme, Antonia. Une grande et belle brune, élancée, dont le visage d’une sensualité et d’une grâce exquises était illuminé par un sourire en coin dénotant toute son assurance. Elle avait de petits yeux gris et intelligents, plissés, qui brillaient encore sur le vieux cliché.
Son regard lui semblait si familier. A tel point qu’il finit par obséder Largo. Il rechercha d’autres photos d’elle, seule, en plan plus serré. Il en dénicha deux autres et l’impression de familiarité grandissait. Il avait déjà vu ce regard, il connaissait cette femme, il en était certain.
Un éclair de lucidité.
C’était évident.
Cela lui paraissait tellement évident qu’il voulut se maudire pour ne pas l’avoir vu plus tôt. Il emporta l’un des clichés avec lui et se rua vers la porte pour se diriger vers le bunker.

Joy se renfrognait, calée dans son siège et ne faisant pas un seul mouvement, espérant qu’on finirait par l’oublier. Simon, quant à lui, était hilare.
“ T’es une petite cachottière Joy ! se délecta le Suisse. Je ne savais pas que tu allais jusqu’à marchander tes charmes pour la sécurité de Largo.
- Simon si tu veux que je te fracasse le crâne avec cet écran d’ordinateur, dis-le tout de suite !
- Aïe, j’ai touché la corde sensible.
- Ce n’est qu’un dîner ! Pas de quoi en faire une histoire ...
- Hey ! protesta Douggie. Je l’ai gagné chèrement moi, mon dîner en tête-à-tête avec Miss Arden ! J’ai tout bien surveillé Largo à Montréal, moi, je l’ai même sauvé héroïquement quand le tueur à gages cinglé a voulu lui faire exploser sa belle gueule ! Appelez-moi SuperIrishMan !
- Ta nouvelle conquête est sympathique Joy, s’amusa Kerensky. Il attire les ennuis comme un aimant, il perd aux courses de lévriers, triche au poker, et en plus de tout ça, il ment comme un arracheur de dents.
- Ben quoi ? Vous me croyez pas ? Pourtant c’est vrai que je l’ai sauvé, Largo ! ”
Douggie ignora les sourires goguenards de Kerensky et Simon et se rapprocha de Joy.
“ Allez-y, moquez-vous, mais il n’empêche, on arrive à la fin de l’histoire, et c’est moi qui part avec la jolie fille !
- Hola t'emballe pas Douglas ! le stoppa Joy. Un dîner, ça ne signifie pas partir faire le tour du monde avec toi à bord d’un voilier.
- Ah ? Dommage. De toute façon j’avais pas les moyens pour louer un voilier. Enfin ... J’ai un super tuyau pour un canasson sur la course de vendredi après-midi et ...
- Douggie ! ” crièrent-ils tous ensemble.
L’Irlandais eut un sourire penaud.
“ D’accord, d’accord ... J’arrête avec les paris ... ”
Simon allait rétorquer quelque chose quand l’arrivée brusque de Largo les interrompit.
“ Joy ! ” cria-t-il en ouvrant avec fracas la porte du bunker.
La jeune femme tourna la tête vers lui, avec curiosité.
“ Qu’y a-t-il ? ” demanda Simon à sa place.
Le milliardaire descendit les marches et se dirigea droit vers la jeune femme, lui montrant la photo de sa grand-mère.
“ Quoi ? s’enquit Joy en saisissant la photo, sans comprendre.
- Regarde, regarde cette femme attentivement. ”
La jeune femme s’exécuta, concentrée, puis au bout d’un moment leva un regard perplexe vers son patron.
“ Qu’est-ce que tu essaies de me faire dire ? tenta-t-elle, méfiante.
- Tu l’as vu toi aussi, n’est-ce pas ? ”
La jeune femme n’osa pas répondre.
“ Écoute Largo ...
- La ressemblance est frappante ! Ne me dis pas que ce visage ne t’est pas familier Joy !
- Elle lui ressemble c’est vrai, mais de là à dire que c’est elle ... Largo ...
- C’est forcément elle !
- Cette photo a presque 40 ans et ...
- Joy, c’est elle !
- Tu prends peut-être tes désirs pour des réalités Largo ... Tu te rends compte du nombre infime de chances pour qu’elles soient la même et unique personne ! Antonia Gorcci est morte dans un incendie en 1967 je te signale.
- Le truc avec les incendies, c’est qu’on ne retrouve pas les cadavres. Kerensky, fais-moi une recherche immédiate sur Anabeth Librazzo. ”
Le Russe ne se laissa pas surprendre très longtemps et se mit aussitôt à pianoter frénétiquement sur son ordinateur. Douggie se gratta le crâne, tentant de comprendre.
“ Attendez ... Anabeth Librazzo ce n’est pas la vieille dame que vous avez vue dans le Maine ?
- Elle-même, répondit Largo. Et sa ressemblance avec ma grand-mère, Antonia Gorcci, est trop frappante pour que ce soit une coïncidence.
- Joy ? fit Simon, demandant confirmation.
- C’est vrai qu’elles se ressemblent mais ... Ca me paraît dingue.
- Mais elle vous l’aurait dit, qu’elle était la mère de Zoé, si c’était le cas, non ? demanda Simon.
- Nous avons préféré rester discrets pour ne pas attirer l’attention sur notre enquête, et nous ne lui avons jamais dit comment s'appelait ma mère ... expliqua rapidement Largo, regardant Kerensky travailler, par-dessus son épaule. D'ailleurs, elle n'a jamais vu le contenu de la malle qui était entreposée dans un grenier avec les affaires personnelles de sa propriétaire, Connie Spellman ...
- Il n’empêche que ça me paraît toujours dingue, déclara une Joy sceptique.
- Eurêka ... marmonna Kerensky. Je suis tombé sur l’acte de naissance de Anabeth Librazzo et ... Sur son acte de décès.
- Elle est morte ?
- Oui, il y a plus de 75 ans maintenant, à l’âge de six jours. L’identité idéale à voler quand on veut en changer. La femme que vous avez vue dans le Maine est une usurpatrice.
- On est sur la bonne voie ... déclara aussitôt Largo.
- Attends, le calma Joy. Elle nous a dit qu’elle n’a jamais eu d’enfants, ni de famille.
- Elle a très bien pu mentir. On a essayé de la tuer en 1967, elle a changé d’identité, elle doit tout faire pour éviter d’attirer l’attention sur elle. Ce qui expliquerait qu’elle vive seule, recluse, et qu’elle ne se soit jamais remariée, ni rien.
- Je ne sais pas, c’est fou ... lâcha Joy pour la forme, même si elle commençait à être gagnée par l’enthousiasme de Largo.
- Il n’y a qu’un moyen de le savoir. On doit aller le lui demander. On part pour le Maine, dans l’heure.
- Ca me va. Mais promets-moi de ne pas te jeter sur elle avide de réponse. Si ça se trouve Anabeth n’a rien à voir avec ta grand-mère, elle a très bien pu changer d’identité à cause d’un passé tumultueux qui n’a rien à voir avec ta famille.
- Je sais, ce serait plus raisonnable de le penser. Mais Joy, elle lui ressemble tellement.
- Je comprends. ”
Kerensky attira leur attention d’un raclement de gorge.
“ Avant que vous ne vous en alliez, j’ai du nouveau sur Van Patten.
- Tu as découvert de qui il s’agissait ?
- Oui, c’était un ancien Commandant nazi pendant la Seconde Guerre Mondiale, un proche d’Hitler, qui a échappé aux procès de Nuremberg. Un homme d’affaires très fortuné qui a financé les campagnes d’Hitler avant son accession au pouvoir, afin d’avoir sa part du gâteau quand celui-ci a régné sur l’Allemagne. D’ailleurs ses usines d’armement ont tourné à plein régime pendant le conflit mondial, ce qui l’a rendu encore plus riche qu’il ne l’était déjà. Après la Guerre, il s’est réfugié aux États-Unis et a obtenu l’immunité grâce à son fils, un brillant scientifique qui utilisait les résultats de ses expériences sur les juifs au profit de l’Oncle Sam. Que du beau monde. Il est mort en 1962 d’une attaque cardiaque.
- Mais quels sont ces documents qui intéressent la Commission Adriatique et lui ayant appartenu ?
- Ben peut-être que votre Commandant nazi était de la Commission, suggéra Simon. Après tout ça colle, il était dans les affaires, il avait un pognon monstre, il a joué un rôle dans la Guerre, en a tiré profit et puis c’était un suppôt de Satan.
- Et ces documents évoquaient peut-être la Commission ou les compromettaient peut-être en quelque chose.
- La piste mérite d’être creusée. Je vous laisse faire, décida Largo. Joy et moi allons rendre une petite visite à Anabeth Librazzo. ”
Joy hocha la tête et se leva pour enfiler sa veste quand Douggie fit la moue.
“ Et notre dîner ?
- Ca attendra mon retour ... dit-elle avec un sourire enjôleur.
- Waw, la température monte d’un cran ... s’amusa Simon.
- Je vais finir par être jaloux ... commenta Largo.
- Arrête de dire n’importe quoi, le coupa Joy, et avance droit devant, je ferme la marche. ”
Largo s’exécuta en secouant la tête d’un air amusé et les deux jeunes gens quittèrent le bunker sur un sourire triomphant de Douggie.
“ Avec les filles, j’ai un succès fou ... ” lâcha-t-il sans la moindre modestie.


*****


La maison de caractère, petite et charmante d’Anabeth Librazzo était couverte par une fine et éclatante couche de neige. Aucune tempête à l’horizon, le temps était dégagé, le soleil brillait, un soleil blanc qui ne réchauffait pas les os glacés des visiteurs, mais qui commençait à faire fondre la neige dans laquelle ils s’enfonçaient pour accéder à la demeure.
La porte s’ouvrit sur le visage souriant et surpris d’Anabeth. Son regard se posa tour à tour très rapidement sur Largo et Joy, puis ses yeux gris se mirent à briller. Largo tressaillit. Ces yeux gris. Les mêmes que sur ceux des vieilles photos d’Antonia. Son cœur se mit à battre à folle allure : il n’avait plus aucun doute à présent.
“ Déjà de retour ? s’enquit la vieille femme, sur un ton badin. Vous auriez dû appeler, je n’ai pas fait mes courses et ...
- Nous ... ”
La voix de Largo s’étrangla. Il se sentait incapable de poursuivre et lança un regard suppliant à Joy pour qu’elle prenne les choses en main. La jeune femme hocha la tête, signe qu’elle comprenait.
“ Pouvons-nous entrer ? demanda-t-elle. Nous avons à vous parler. ”
La vieille femme parut intriguée et les fit entrer. Elle leur proposa de passer dans le salon pour discuter, mais Largo restait cloué sur place, la dévisageant attentivement.
“ Vous commencer à m’inquiéter tous les deux, tenta de sourire maladroitement Anabeth, gagnée par leur crispation. Vous êtes si graves. Pourquoi tous ces mystères ?
- Nous devons vous poser quelques questions.
- A moi ? Mais pourquoi ? ”
Joy se tut une seconde, cherchant la meilleure approche. Elle opta pour la manière directe.
“ Nous savons que vous vivez sous une fausse identité et que vous avez usurpé votre nom. Nous voulons savoir qui vous êtes. ”
De l’inquiétude, le regard gris d’Anabeth passa à la peur et à la colère.
“ Allez-vous en ! Tout de suite !
- Ecoutez-nous !
- Sortez tout de suite de ma maison !
- Etes-vous Antonia Gorcci ? ” demanda froidement Joy, passant outre.
La vieille femme parut frémir de colère et ouvrit la porte de sa maison, laissant le vent glacial s’engouffrer dans le chaud corridor.
“ Partez ! leur ordonna-t-elle. Je ne vois pas de quoi vous parlez et vos questions m’importunent ! Si vous m’accusez de quoi que ce soit, allez voir un juge et laissez-moi en paix. ”
Largo fit quelques pas vers la porte et la claqua d’un coup sec de la main. “ Je ne pars jamais sans réponse. Vous êtes Antonia Gorcci. J’en suis certain. Dites-le moi, je vous en prie.
- Je vais appeler la police si vous ne quittez pas ma demeure immédiatement ! ”
Largo poussa un soupir d’exaspération, et fouilla à l’intérieur de sa poche de veste pour en retirer la photo de la jeune femme en parme. Il la montra à Anabeth qui blêmit en une fraction de seconde avant de détourner la tête.
“ Cette femme, Zoé Gorcci, est votre fille.
- Je ne connais pas cette jeune femme ... murmura-t-elle la voix tremblante. Je ne sais rien.
- Ecoutez-moi, je la cherche et ...
- Je ne dirai rien ! cria soudain Anabeth. Retournez les voir ! Allez voir vos chers patrons de la Commission, dites-leur ce que vous voulez, faites-moi assassiner si ça vous fait plaisir, ça m’est égal ! Brûlez en enfer, vous n’avez votre place nulle part ailleurs ! ”
La vieille femme était grelottante, secouée par la rage, et suffoquant de peur. Elle défiait du mieux qu’elle le pouvait ceux qu’elle croyait être ses ennemis, mais son angoisse palpable se lisait dans chacune des manifestations spasmodiques de son corps.
“ Détrompez-vous Anabeth. Nous ne faisons pas partie de la Commission Adriatique ... ” dit lentement Joy d’une voix apaisante en posant une main sur l’épaule d’Anabeth.
Celle-ci eut un mouvement de sursaut quand la jeune femme la toucha puis la dévisagea avec stupeur en comprenant le sens de ses mots.
“ Nous ne vous voulons aucun mal, Anabeth, poursuivit Joy, rassurez-vous. Au contraire. Ni à vous, ni à votre fille.
- Mais alors que me voulez-vous ? ” articula la vieille femme.
Largo prit une profonde respiration et donna à Anabeth la photo de la jeune femme en parme.
“ Zoé est ma mère, Anabeth. ”
Les doigts de la vieille femme se crispèrent sur le cliché en entendant ses mots. Elle leva vers Largo ses deux petits yeux gris, plissés, hagards, incrédules. Elle le scruta attentivement.
“ Zoé ? Ma Zoé, maman ? ” bredouilla-t-elle finalement.
Largo acquiesça, sans voix, un sourire indélébile sur le visage : il avançait. De la lumière, enfin. “ Oui. Oui, Zoé est ma mère. C’est elle que je recherchais quand nous sommes venus ici. Ce sont ses affaires que nous avons emportées. Elles étaient là, tout près de vous, pendant tout ce temps. ”
Anabeth encaissa le choc difficilement, et sans mot dire, regagna le salon pour se laisser tomber précautionneusement dans son large fauteuil calé au coin du feu.
“ Inimaginable ... Inimaginable ... put-elle seulement prononcer. Vous seriez mon petit-fils ? Vous dites la vérité ou est-ce encore un de leurs mensonges ?
- Tout ce que je dis est vrai, assura Largo en s’asseyant en face d’elle. Je peux vous le prouver, si vous en avez besoin. ”
La vieille femme le dévisagea longuement, la tension quittant peu à peu les traits ridés de son visage.
“ Je te crois. Largo. Ton prénom me suffit pour savoir que tu dis vrai. ”
Le visage du jeune homme s’imprima d’un large sourire. Il prit les mains de sa grand-mère dans les siennes, et la scruta d’un regard écarquillé, intense et avide.
“ Votre ... commença-t-il. Un de tes fils s’appelait comme moi. Ma mère voulait que j’aie le même nom que lui. Je sais si peu de choses ... J’ai tenté de reconstituer l’histoire de notre famille, mais c’était si dur, seul. ”
Anabeth retira l’une de ses mains de l’emprise de Largo pour caresser lentement son visage, le regard soudain humide, un sourire mélancolique aux lèvres.
“ Largo était le plus fragile de mes enfants. Et le plus attachant. Zoé le protégeait comme une deuxième mère. ”
Une larme silencieuse vint couler le long de son visage usé par les années.
“ Et tout a été détruit par ma faute. Je suis la seule responsable. ”
Elle retira ses mains et se recula de Largo, s’enfonçant dans son fauteuil.
“ Que sais-tu sur ta famille ? demanda-t-elle, lasse, triste.
- Je sais qu’ils ont été tués dans un incendie en 1967. Je croyais d’ailleurs que tu avais disparu en même temps que les autres. Je sais que les coupables sont la Commission Adriatique. ”
Il fit une légère pause.
“ Je sais aussi que tu en as fait partie. J’ai retrouvé les carnets de ton mari. ”
Anabeth clôt ses paupières, comme par dégoût : d’elle-même, de ce qu’elle entendait, de ses souvenirs ...
“ Pier. Mon époux. L’homme de ma vie. S’il ne m’avait pas pardonnée ma conduite idiote avant sa mort, je n’aurais jamais pu lui survivre toutes ces années. Je ne voulais de mal à personne, Largo. Je n’étais pas une femme mauvaise. J’étais jeune, arrogante, persuadée que le monde était à mes pieds. C’était la mentalité de la famille Cavachiello : nous devions régner à tout prix. J’ai été élevée comme ça. Mon père était un membre de la Commission Adriatique. Il n’a jamais pris la peine de m’expliquer de quoi il s’agissait. C’était une affaire d’hommes. Et quand j’ai épousé Pier, il m’a fait promettre de les éviter et de ne pas poser de questions. Mais les années ont passé. Pier et moi étions très riches et puissants. Plus j’étais puissante, plus je voulais de pouvoir. Je désirais surpasser mon père, même si je n’avais plus rien à lui prouver puisqu’il était mort depuis longtemps. La Commission Adriatique m’a abordée à ce moment-là, me faisant miroiter leur puissance. J’étais jeune, irresponsable, stupide, avide, sans scrupules. Et malhonnête, je dois le dire. Je ne cherche pas à me disculper mais c’est ainsi que les choses se sont passées. J’ignorais que je venais de signer un pacte avec des criminels. Dieu me pardonne un jour d’avoir ainsi jeté ma vie dans les gorges du Purgatoire. J’ai commis une erreur horrible, qu’on a chèrement fait payer à ma famille. J’ai tout perdu. Ils ont tout perdu. Il n’était que justice que je survive à ce châtiment pour expier mes fautes dans la solitude et le recueillement. Dans la peur. ”
La vieille femme esquissa un sourire perdu.
“ Et voilà qu’à l’aube de ma mort, le destin vient m’apporter un petit-fils. J’avoue être perdue. - Tu n’es pas la seule ... lui sourit Largo. Je viens d’apprendre l’histoire de ma famille en quelques jours. Et je ne sais absolument pas quoi en penser ...
- Tu dois me trouver méprisable.
- Non, pas du tout. Mon père a commis les mêmes erreurs que toi.
- Nério Winch ? J’ai du mal à imaginer que ma Zoé ait fait un enfant avec cet homme. La vie de ma fille ne m’appartient plus depuis cet été de 1967.
- Que s’est-il passé cette nuit-là ? Comment as-tu survécu ? ”
Anabeth laissa son regard se perdre un instant dans le crépitement des flammes.
“ Grâce à Zoé. Cette enfant était mon ange-gardien. Connais-tu les détails de nos dernières semaines ? Je pense que oui, si tu as récupéré les carnets de Pier. Il s’était dénoncé publiquement pour me protéger. La Commission Adriatique nous menaçait, craignant que nous soyons trop bavards sur leur compte. Nous en savions beaucoup. Pier et moi ignorions ce que nous devions dire à nos enfants, particulièrement nos aînés, Zoé, Luigi et Mattéo, qui avaient seize et quinze ans respectivement. Ils se posaient beaucoup de questions. Zoé était la plus dure. Elle a cru tout ce qu’a raconté la presse sur son père, elle a cru qu’il était coupable des malversations dont on l’accusait. Et ça lui a fait du mal. Son père était son héros. Tout s’écroulait. Elle le pensait responsable de la chute de notre famille et était tellement en colère contre lui. Elle ne lui adressait plus la parole, elle agissait comme si elle avait honte d’être sa fille. C’était tellement déchirant. Ce soir-là, elle s’était enfermée dans sa chambre, sans dîner, pour ne pas le voir. Pier interdisait aux enfants de quitter la maison seuls, à cause de la menace de la Commission. Moi, je ne supportais plus la détérioration des rapports entre Zoé et son père. Alors j’ai décidé de parler à Zoé, de tout lui expliquer. Je suis montée dans sa chambre. Elle n’y était plus, elle avait fait le mur, comme bien souvent à cette époque. Sans en parler à Pier, pour ne pas l’inquiéter, je suis partie à sa recherche. Je ne l’ai jamais trouvée. Je suis rentrée chez moi au petit matin, pour prévenir Pier. La maison était en cendres. ”
Anabeth se tut pour maîtriser sa voix chevrotante. Elle essuya longuement les larmes qui perlaient sous ses yeux fatigués.
“ C’était la vision le plus atroce et la plus inhumaine qu’il m’ait été donnée de voir. Complètement perdue et terrorisée, j’ai mécaniquement pris la route pour voir un ami de la famille, Guido Visconti. Je pensais que lui seul pourrait m’aider. Et sur la route, j’ai soudain réalisé. Mon mari et mes enfants. Tous tués. Brûlés vifs. J’étais bouleversée, j’ai perdu le contrôle de mon véhicule et j’ai eu un accident. Je me suis réveillée après quelques semaines de coma dans une clinique privée. Je n’avais pas de papier sur moi, ma voiture avait explosé. Aucune trace de mon identité, et le personnel de la clinique n’a jamais fait la relation entre mon accident et l’incendie. Ils ignoraient qui j’étais. Pour ne pas être obligée de leur donner mon nom, j’ai simulé une amnésie et je me suis informée sur ce qu’il s’était passé en consultant les vieux journaux. J’ai eu confirmation des décès de mes enfants et de l’homme de ma vie. On me croyait morte avec eux. Quant à Zoé ... La presse disait qu’on la soupçonnait d’être à l’origine de l’incendie criminel qui avait pris ma famille, et qu’elle avait fui la Sicile. Elle ne savait même pas que je vivais encore.
- Et qu’avez-vous fait ? s’enquit Joy, rompant difficilement le silence qui s’était instauré après les derniers mots d’Anabeth.
- Plus rien ne me retenait en Sicile, reprit-elle. Je ne pensais qu’à essayer de retrouver ma fille. Comme la Commission Adriatique me croyait morte, je n’avais pas à m’inquiéter d’eux, et je voulais retrouver ma fille avant qu’ils ne la fassent disparaître.
- Et tu as réussi ? Tu l’as retrouvée ?
- Non. J’ai eu quelques pistes en Europe, les mois qui ont suivi son départ de Sicile. Puis plus rien. Elle a disparu. Je l’ai cherchée des années sans résultat. Puis comme je craignais d’attirer l’attention de la Commission sur nous deux et que je me désespérais de la revoir un jour, j’ai fini par abandonner. Je me suis installée ici, sous une fausse identité. Vivant assez recluse pour me cacher des démons qui me menaçaient. Ca va faire dix-huit ans que je vis ici. Tout à l’heure, quand vous m’avez dit que vous saviez qui j’étais, j’ai eu si peur. J’ai cru qu’ils m’avaient retrouvée, après toutes ces années. ”
Largo posa sa main sur son bras, protecteur.
“ Tu n’as rien à craindre d’eux. A part nous, personne ne sait que tu as survécu. Tu es en sécurité.
- Comment as-tu su ?
- J’ai retrouvé de vieilles photos de toi, avec une dizaine d’autres de ta famille, dans les affaires de ma mère. Ca ne m’a pas frappé tout de suite, mais j’ai fini par te reconnaître.
- Dire que nous étions si proches et que nous aurions pu ne jamais savoir ... Mais parle-moi de Zoé. Que sais-tu de sa vie ?
- A vrai dire, j’espérais que tu aurais pu m’en dire plus. J’en sais très peu sur sa vie après sa fuite de la Sicile. Elle a vécu un peu à San Diego, entres autres, avant de rencontrer mon père à New York. Mon père était membre de la Commission Adriatique et a décidé de les quitter quand il a su qu’il allait être père. Je n’étais pas censé venir au monde, je les gênais et ils ont poursuivi ma mère pour m’enlever à ma naissance. Heureusement ils ont échoué. Mais après ma venue au monde à San Francisco, mon père m’a enlevé à ma mère, soi disant pour me protéger. J’ignore ce qu’elle est devenue par la suite. On m’a toujours dit qu’elle était morte. J'ai juste appris récemment que toutes ces années, elle a réussi à se protéger de la Commission grâce à de mystérieux documents ayant appartenu à un dénommé Van Patten.”
Un éclair passa dans le regard encore humide d’Anabeth qui commençait tout juste à se remettre de ses émotions. Son visage s’imprégna d’une moue éclairée, comme si elle venait de comprendre un mystère qui la taraudait depuis longtemps.
“ Alors c’est elle qui les avait ... Toutes ces années je les ai cherchés pour ma protection. Mais ils étaient déjà bien utilisés d’après ce que tu me dis ...
- Parle-moi de ces documents. De quoi s’agit-il ?
- Le Commandant Van Patten des forces nazies d’Hitler était un membre influent de la Commission Adriatique, expliqua calmement Anabeth. C’était un homme avide, dangereux, et aussi très stupide. Il souffrait d’une sorte de délire de mégalomanie, sûrement contagieux à force d’avoir côtoyé Hitler toutes ces années ... Il était tellement fier de sa réussite, de celle de la Commission et de leur puissance, que de le révéler à la face du monde pour qu’on se prosterne devant lui le démangeait sévèrement. Il manqua à plusieurs reprises de dévoiler l’existence de la Commission. Pour le bien de la cause il a toujours réussi à s’abstenir, mais il a tout de même laissé ces documents pour la postérité. Des sortes de Mémoires mais qui ne relataient que sa vie au sein de la Commission Adriatique, l’histoire de l’Organisation, et les membres de l’époque. Un document très dangereux. Une preuve. Quand la Commission nous a menacés en 1967, Pier a immédiatement pensé que ces documents nous seraient profitables : ils constituaient une preuve de leur existence et donc ce qu’ils redoutaient le plus, qu’on les découvre, que le secret soit connu. De plus, la plupart des membres mentionnés dans les documents de Van Patten vivaient encore à cette époque, ou leurs descendants avaient pris le relais au sein de la Commission. C’était la meilleure garantie dont nous disposions pour nous défendre d’eux. Un contact de Pier lui a révélé que les documents de Van Patten avaient été volés au collectionneur de la Commission qui les détenait. Nous avons alors réuni une grosse partie de notre fortune pour pouvoir les lui acheter, c’était notre ticket vers la liberté. Après les avoir acquis, nous les avons cachés et avons préparé un dispositif pour fuir à l’étranger sous de fausses identités après avoir marchandé avec la Commission. Mais ils nous ont pris de vitesse. Il y a eu l’incendie. Quand je suis sortie de la clinique après mon accident de voiture, j’ai tenté de retrouver ces documents, que Pier et moi avions dissimulés dans une antiquité, un secrétaire que nous entreposions dans un bunker qui se trouvait sur nos terres depuis la Guerre. Mais les documents de Van Patten n’y étaient plus. J’ai toujours pensé que la Commission Adriatique les avaient repris.
- Non, reprit Joy. Nous avons découvert le bunker, pillé depuis toutes ces années, mais c’est là que nous avons mis la main sur les carnets de votre époux. Et nous savions par le tuteur de votre fille, Guido Visconti, que Zoé passait toutes ses journées sur votre propriété ravagée les semaines ayant suivi le drame. Et puis elle avait soudain disparu sans laisser de traces au cours de l’une des journées qu’elle passait là-bas. Sans doute a-t-elle découvert les documents de Van Patten, compris leur utilisation et s’est enfuie avec pour se protéger. ”
Anabeth esquissa un doux sourire.
“ Ma fille était si vive d’esprit. Elle avait aussi la sale manie d’écouter aux portes. Peut-être a-t-elle toujours su pour la Commission ... Peut-être l’a-t-elle même su avant que je n’en parle à Pier. Zoé ne passait pas une seule journée sans surprendre son monde. Elle était si imprévisible. ”
La vieille femme perdit à nouveau son regard dans les flammes qui crépitaient dans sa cheminée.
“ Elle me manque tellement. Ils me manquent tous. Il ne se passe pas une seule journée sans que je ne pense à eux. Je vis seule ici depuis si longtemps, je vois peu de monde. Le monde extérieur et sa folie me rappellent trop l’horreur que j’ai vécue. Les perdre tous, par mon inconscience.
- Hey ! murmura Largo en lui pressant la main, ne la laissant pas se perdre dans la tristesse. Je suis là, maintenant. ”
Anabeth esquissa un sourire tendre et prit son visage dans ses mains.
“ Oui tu es là. Je suis si fière que Zoé ait enfanté un homme comme toi. Maintenant parle-moi de toi. Je veux tout savoir de ta vie. Je ne veux plus me morfondre et penser à ce que je n’ai plus. Je veux songer enfin à l’avenir et cesser d’être obsédée par le passé. ”
Largo hocha la tête puis jeta un coup d’œil discret vers Joy, qui était restée en retrait pendant une bonne partie de la scène de retrouvailles. Il accrocha le regard de cette femme qui le connaissait et le comprenait mieux que personne. Elle lui fit signe d’écouter Anabeth. Car sa grand-mère avait raison et c’est ce que Joy avait vu : il ne restait plus rien du passé, plus rien à part quelques mots, quelques souvenirs rapportés, quelques documents et des photos.
Le jeune homme parla alors longuement avec sa grand-mère, se fit connaître, apprit à la connaître. Du passé il ne lui resterait probablement jamais rien de plus que l’image d’un sourire. Celui d’une jeune femme en parme.


*****


“ Je te jure Largo, cette fille elle était miam miam ! s’enthousiasma Simon. Et une chose est sûre, elle était folle de mon corps ! Bon, elle cachait bien son désir exacerbé pour ma petite personne par un faux air dédaigneux et des phrases comme “ laissez-moi tranquille, s’il vous plaît monsieur ” mais je n’étais pas dupe ! J’ai bien vu ses signaux : elle en voulait à ma virilité. Alors je l’ai suivie jusqu’au rayon parfumerie du centre commercial et ...
- Simon ! retentit une voix sévère derrière lui tandis qu’il racontait ses exploits à son meilleur ami hilare.
- Oh ... murmura-t-il, embarrassé, tentant d’éviter son regard inquisiteur. Madame la grand-mère de Largo ! Vous savez que vous êtes en beauté aujourd’hui ?
- Trêve de flagornerie jeune homme ! Je constate avec tristesse chez vous, mon cher Simon, toute une éducation à refaire. Il va falloir que je vous explique comment vous y prendre avec les vraies femmes ...
- Mais je m’y prends très bien ....
- Tut tut, ne discutez pas jeune homme, et venez avec moi, je vais vous apprendre comment les jeunes gens faisaient la cour à mon époque ...
- Mais ... Largo ! protesta-t-il, suppliant. Largo aide-moi !
- Oh là Simon, ne me demande pas d’essayer de me dresser entre elle et toi ! Ce serait forcément à mes dépends !
- Mais ... Ah tu parles d’un ami !
- Allons-y Simon, reprit Anabeth, tout sourire. Je ne suis pas si terrible. Il est temps que vous appreniez un peu la délicatesse avec la gent féminine.
- Mais je suis délicat ! Je suis un exemple de délicatesse ! Il y a même ma photo dans le dico à côté de la définition du mot ...
- Bon voyons ... ”
Sans plus prêter attention aux vaines protestations de Suisse, la vieille femme entreprit de lui apprendre les bonnes manières, sous les regards amusés de Largo et Joy. Une belle journée de printemps. Un déjeuner convivial. Une décontraction salutaire, loin du chaos de New York et des soucis attenant au Groupe W. Voilà quel était leur programme pour ce jour, et ils comptaient bien en profiter au maximum.
Largo en avait besoin. Depuis deux mois qu’il avait découvert qu’Anabeth Librazzo n’était autre qu’Antonia Gorcci, son enquête sur sa mère stagnait. Ignorant totalement ce qu’il était advenu de Zoé, sa grand-mère n’avait rien pu lui apprendre, plus de témoins, des pistes sans rebondissements. Et aucune trace des documents de Van Patten qui auraient permis de le guider jusqu’à sa mère. Plus rien. Et c’en était d’autant plus frustrant pour le jeune homme qu’il se sentait si près du but, caressant la vérité du bout des doigts.
Il savait enfin qui était sa mère. Il savait de quoi avait été fait son passé, quel genre de personne elle était. Mais il ignorait toujours ce qu’il lui était arrivé après sa naissance, ni si elle avait survécu. Et même s’il n’en parlait jamais, ses proches sentaient que cette douloureuse incertitude le rongeait de l’intérieur.
Cela faisait donc bientôt deux mois que Largo avait retrouvé sa grand-mère, Antonia. La vieille femme préférait qu’on l’appelle Anabeth, à la fois parce qu’elle portait ce nom depuis de nombreuses années et qu’elle s’y était habituée, mais aussi parce qu’elle voulait tirer un trait sur son passé tumultueux et vivre une nouvelle vie.
Largo profitait pleinement de cette nouvelle famille retrouvée, sa seule famille, et arrangeait son emploi du temps de manière à passer le plus de temps avec sa grand-mère. Les premiers contacts avaient été maladroits, hésitants. Malgré tout, comme si les liens du sang avaient été les plus forts, ils s’étaient finalement trouvés pour se sentir parfaitement à l’aise l’un avec l’autre. Les fantômes du passé rôdaient tout autour d’eux, mais restaient silencieux. La grand-mère et le petit-fils demeuraient sourds à leurs appels et se contentaient de rattraper le temps perdu.
Souvent, Anabeth lui parlait de sa mère, du reste de sa famille, mentionnant le bon, et évitant toujours d’évoquer leur fin tragique. Largo, lui, avait entrepris d’expliquer de quoi était faite sa vie, mais la vieille femme comprit rapidement qu’il lui faudrait sûrement plus d’une vie pour connaître les détails des aventures et mésaventures de son tumultueux petit-fils.
Naturellement, personne n’était au courant des liens qui les unissaient, Commission Adriatique et presse obligent. Seuls les membres de l’Intel Unit et Douggie savaient la vérité.
Douggie, puisqu’on parle de lui, n'était pas demeuré bien longtemps au sein du Groupe W. Après le procès de son ancien bookmaker, Lou Bakerfield et Consorts, condamnés pour paris illégaux, extorsion et kidnapping, l’Irlandais avait pourtant décidé de rester sur New York, afin de profiter de ses nouveaux amis et de la protection de Largo (oui, quand on est une petite frappe, c’est pratique de garder un milliardaire puissant dans ses relations au cas où ... ).
Et son unique dîner avec la charmante “ Miss Arden ”, pourtant épique, et qui restera sûrement à jamais gravé dans les annales du Rainbow Room, fut loin de lui faire démordre de cette passion soudaine pour New York.
Par contre, la crainte de la police, si.
Douggie ne s’absenta pas très longtemps des tables de jeux et des champs de course. Les dettes s’accompagnant malheureusement très souvent dans le cas Douggie du montage d’arnaques pour en venir à bout (soupir !) l’Irlandais se mit rapidement à dos les autorités new yorkaises pour escroquerie et exercice illégal de la profession de notaire ( re soupir !).
Contraint à fuir la Grosse Pomme, notre ami arnaquovore prit rapidement, et sans demander son reste, un avion pour sa mère patrie l’Irlande ...
Où il eut la bonne, ou mauvaise selon l’angle qu’on prend pour aborder l’affaire, surprise de découvrir la mort de son Grand-Oncle O’Grady, celui-là même qui lui avait offert sa montre à gousset (mais si ... Rappelez-vous ... Celle qui lui sert pour l’arnaque des coffres de banque ! ) ...
Et de découvrir avec stupeur que le même Oncle O’Grady que Douggie prenait pour un vieux fou sénile, plaçait son argent depuis qu’il avait gagné un pactole à la guerre en héritant d’un vieux général sans descendance. Cet argent avait été investi au début des années 60 dans trois petites entreprises, devenues aujourd’hui trois grosses sociétés anonymes européennes.
Schring schring schring !
Vous entendez ce doux bruit ? Celui de la caisse enregistreuse, pour le Sieur Douggie, choisi comme héritier, partageant la moitié de la fortune O’Grady avec son petit cousin Roger.
Fort en veine, une semaine après avoir hérité, Douggie, en vacances méritées à Paris, rencontra une jeune et sémillante voleuse du nom de Marie-Jeanne. La petite effrontée qui avait tenté de lui extorquer de l’argent ( de la joie d’être un nouveau riche ... ), se fit prendre en charge par Douggie l’expert ès arnaques en tout genre, qui lui apprit les ficelles du métier afin qu’elle améliore son style.
La leçon fut brillante, le professeur expérimenté, mais Marie Jeanne n’eut pas l’occasion de développer ses nouvelles aptitudes, envoûtée qu’elle était par le charme de notre Irlandais préféré.
Et de convoler en justes noces une semaine après leur rencontre.
Largo et compagnie reçurent une sympathique carte les conviant à leur mariage en pleine campagne Irlandaise, celle de Joy étant annotée d’un bref “ désolé de vous briser le cœur, Miss ” griffonné à la va-vite par le futur jeune marié.
C’était il y a une dizaine de jours, depuis les époux Sutherland, dits Bonnie and Clyde Bidochon, avaient regagné leur Irlande adorée, suite à une lune de miel aux Caraïbes. La belle vie quoi !
Y a de la veine que pour la canaille ...
Pensant à son vieil ami Irlandais, Largo héla Simon.
“ Ma grand-mère a raison Simon ! s’amusa-t-il. Si Douggie a réussi à se caser avant toi, c’est que tu dois avoir un problème avec les femmes ... Peut-être un dysfonctionnement !
- UN ... UN DYSFONCTIONNEMENT ? hurla Simon, bafoué dans sa fierté de mâle. Non mais oh, je vais t’en coller, moi, des dysfonctionnements ! ”
Anabeth éclata d’un rire franc.
“ Oh Simon, arrêtez vos bêtises et venez plutôt m’aider à sortir mon rôti du four !
- A vos ordres Gente Dame ! Et voyez, je suis trèèèèès délicat avec les Ladies. Na ! ”
Simon exécuta une petite courbette respectueuse et suivit Anabeth à l’intérieur de la demeure, sous ses rires. Joy inspecta les alentours d’un rapide coup d’œil, en bonne professionnelle. Puis elle désigna la maison.
“ On devrait les suivre et rentrer.
- Il fait un temps splendide, dit Largo, faisant semblant de ne pas comprendre.
- Question de sécurité Largo. De simple sécurité.
- Il ne va rien nous arriver. Personne ne sait que nous sommes ici, à part Kerensky.
- Je préfère être trop prudente. Hors de question qu’il vous arrive quoi que ce soit, à toi ou à ta grand-mère. Allez, ne discute pas. ”
Joy le prit par la main pour le guider vers la maison mais Largo ne bougea pas d’un centimètre et profita de sa prise sur le bras de la jeune femme pour l’attirer à lui. Il prit son temps pour accrocher son regard fuyant devant leur soudaine proximité, et passa lentement sa main sur son visage.
“ Joy, tu dois m’attendre. ” lui souffla-t-il.
Elle hocha la tête, par lassitude.
“ Quel genre de vie m’attend Largo ?
- Je n’en sais rien, répondit-il avec franchise. Je te le demande, c’est tout. ”
La jeune femme se mit sur la pointe des pieds et l’embrassa tendrement sur la joue.
“ Je peux essayer .... ” murmura-t-elle, le visage toujours muré dans la tristesse.
Il acquiesça presque imperceptiblement puis profita de la proximité de leurs deux visages pour lui voler un baiser passionné. La jeune femme le lui rendit quelques secondes puis le repoussa doucement, apposant ses deux mains sur son torse.
“ Rentrons à l’intérieur. C’est moins risqué.
- Je te rejoins. ” lâcha-t-il d’une voix lasse.
Joy tourna les talons et disparut à l’intérieur de la maison, s’engouffrant dans sa sombre fraîcheur.
Largo resta sur place, au même endroit, dans l’allée. Les poings sur les hanches, il levait son visage vers le soleil, laissant ses rayons, encore doux et délicats dans cette saison, le lui caresser. Il était serein.
Une femme l’observait.
Elle était assise au volant d’une voiture, crispée. Son véhicule était dissimulé par une haute allée d’arbustes, mais elle disposait d’un bon angle pour l’observer sans être vue.
Machinalement, elle saisit son alliance portée à l’annulaire gauche et jouait à la faire tourner autour de son doigt. C’était ce qu’elle faisait toujours lorsqu’elle était nerveuse.
Elle n’était pas censée se trouver là.
Elle avait changé maintenant. Elle avait refait sa vie, changé son nom. Elle s’était même mariée pour fonder une nouvelle famille, une vraie famille.
S’il la voyait ...
Il suffirait que le soleil fasse briller sa voiture, et il la découvrirait, lamentablement cachée derrière son volant. Il était si proche d’elle.
Son fils.
Les gens qu’elle payait pour surveiller la maison où vivait Antonia l’avaient prévenue qu’il passait souvent chez elle ces dernières semaines. Elle avait tout de suite compris qu’il savait.
Même si elle connaissait les risques : pour lui, pour elle, elle n’avait pas pu s’empêcher de venir pour voir ce spectacle de ses yeux. Sa mère et son fils réunis. Un portrait de famille dont elle avait souvent rêvé, avec elle au milieu.
Elle pensa qu’Antonia devait souvent lui parler d’elle. Oui, c’était évident, elle lui parlait forcément d’elle. Son fils savait qui elle était, enfin, après toutes ces années d’ignorance et de silence.
Si seulement elle pouvait lui parler. Et lui dire qu’elle aussi savait l’homme qu’il était devenu, et combien elle était fière de lui. D’avoir réussi là où son père et elle avaient échoué : défier la Commission Adriatique.
Une envie folle la brûla, celle de se ruer hors de cette voiture pour accourir près de lui et le serrer dans ses bras, comme elle n’en n’avait plus eu l’occasion depuis trente ans.
Sa main frôla son alliance. Elle revint sur terre, se rappela qui elle était et ce qu’elle faisait. La Commission Adriatique. Son mari Richard. Ses deux fils, Francis et Perry. Ils ne devaient jamais savoir.
Une de ses larmes vint s’écraser contre le cuir de son volant. Elle secoua la tête d’un air désolé, ses lèvres formèrent un “ je t’aime ” inaudible, puis elle démarra la voiture.
Largo entendit un moteur de voiture, puis aperçut à travers l’allée qui fermait la propriété d’Anabeth aux regards indiscrets la traînée rouge d’une voiture de sport. Il haussa les épaules et rejoignit ses amis et sa grand-mère à l’intérieur pour déjeuner, sans se poser de questions.
Au loin fuyait à toute allure une femme d’âge mûr, dont le visage, malgré les larmes l’inondant, irradiait d’un sourire superbe. Elle venait de voir son enfant.


FIN