O Tempora, o mores!

par Cibard

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Avant propos : Le titre, ‘O tempora O mores’, signifie ‘ô temps, ô mœurs’. Ce sont les premiers mots de l’une des Catilinaires de Cicéron. Consul à Rome au Ier siècle avant Jésus, Cicéron prononce, en – 63, des harangues politiques très virulentes contre Catilina (d’où le nom, ‘Catilinaires’), qui, contestant la toute-puissance du Sénat et s’appuyant sur le peuple (la Plèbe), prônait le partage du pouvoir et la répartition des terres.

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Bunker, un matin d’un jeudi, d’un mois, d’une année.

Kerensky était arrivé depuis 54 minutes exactement. Il s’était servi un café, s’était confortablement installé sur sa chaise, et avait ouvert sa messagerie, placide, presque heureux de la quiétude du bunker et du ronronnement rassurant des ordinateurs. Enfin au début. Parce qu’il y avait eu ce message, et que tout s’était gâté très vite. Il l’avait lu pour la première fois 49 minutes plus tôt. Et depuis 49 minutes, il vitupérait contre eux.

Bon sang de bonsoir, ce n’était pas possible ! Non non non et non, ils ne se seraient pas permis ! Ils n’auraient pas osé ! Pas à lui ! Non c’est vrai, quoi ! Ils étaient censés former une équipe, ils étaient censés être amis ! Alors ? Ça voulait dire quoi, ça ?

Kerensky reposa violemment sa tasse sur la console centrale du bunker, faisant osciller légèrement l’écran ultra-plat qu’il considérait d’un œil noir depuis près d’une heure, déjà. Quelques gouttelettes de café parsemèrent le clavier, mais c’était sans importance. Ce n’était rien en comparaison de… de ça !

Kerensky lut pour la trente-septième fois la petite chronique qu’il avait téléchargée. Un petit entrefilet anodin, dans une feuille de chou on ne peut plus locale, mais à laquelle il s’était abonné – sans trop savoir pourquoi, d’ailleurs. Mais là, en relisant ces quelques lignes, il savait pourquoi. Pour apprendre ça ! Parce que personne n’avait jugé utile de le lui dire en face !

Kerensky se leva brusquement et fit quelques pas devant l’écran géant, de long en large. Il espérait – un peu naïvement sans doute – calmer ainsi la fureur qui l’étreignait. Non, ce n’était décidément pas possible ! Il s’approcha à nouveau de l’écran, relut pour la trente-huitième fois le titre. Les faits. Les noms. Non, tout collait. Ils l’avaient fait ! Ils avaient osé le faire ! En cachette !

Les mains de Kerensky se crispèrent sur le dossier de sa chaise à roulettes. Il se redressa, tendu à l’extrême. Il bouillonnait. Ils avaient osé ! De rage, il projeta violemment la chaise contre le mur. Le malheureux siège rebondit dans un fracas assourdissant, et revint lamentablement vers son maître, s’arrêtant cependant à un mètre de lui – dans une ultime onde de prudence, peut-être.

Kerensky considéra la chaise quelques secondes, l’œil torve. Puis il l’approcha autoritairement de lui, arrachant un cri strident aux roulettes désormais désaxées. Il s’y laissa tomber lourdement, les mâchoires serrées, le visage fermé et les yeux lançant des éclairs. Ils avaient osé !

A nouveau, son regard se porta vers l’écran. Vers ces lignes qu’il connaissait maintenant par cœur. Tout ceci ne pouvait signifier qu’une chose : ils ne lui faisaient pas confiance. Après l’embuscade de Montréal, il avait accepté de revenir ; il leur avait fait confiance, lui. Et il pensait que c’était réciproque. Mais non ! Il avait là, sous les yeux, la preuve de ce que son exclusion lors de l’affaire de Montréal n’était pas un accident ; ce n’était pas le résultat déplorable des manipulations de la Commission. Non. Lui, Georgi Kerensky, il n’avait tout bonnement pas sa place dans l’équipe rapprochée de Largo Winch. Il n’était pas un membre à part entière de l’intel unit. La preuve : on ne lui avait rien dit !

Kerensky soupira bruyamment, tapotant nerveusement des doigts sur la surface du bureau. Il devait bien l’admettre : il était blessé au plus profond de lui-même. Depuis qu’il avait quitté le KGB – et pour être honnête, même lorsqu’il était au KGB –, il n’avait jamais fait confiance à personne. Cela avait été pour lui un principe de vie, auquel il s’était rigoureusement tenu. Ne jamais accorder sa confiance à quiconque. Et il avait suivi scrupuleusement cet oukase qu’il s’était imposé. Sauf avec Largo, Simon et Joy. Malgré les réticences des premiers temps, il avait fini par abaisser sa barrière de protection. Bon évidemment, ce n’était pas non plus les confessions à tire-larigot ; mais enfin il s’était confié à eux plus qu’il ne s’était jamais confié à personne. Il s’était ouvert.

Et voilà la résultat : il n’avait pas été invité. On ne l’avait même pas tenu informé ! C’était honteux. Scandaleux. Ignominieux. Et tous les adjectifs en ‘gneux’ qui existent en ce bas-monde.

Il haussa les épaules. C’était évident, de toute façon. Que pouvait-il attendre d’autre de la part de ces trois lascars ? Ils étaient plus jeunes que lui, ils avaient grandi dans la gloire du capitalisme triomphant, ils…

Non. Non non, ce n’était pas une raison ! Ils étaient censés être amis, nom d’un petit spoutnik !

Et lui, alors ? Lui, le grand Georgi Kerensky, fierté du colonel Novgorod au KGB, lui, comment avait-il pu ne rien voir ? Bon sang, il les côtoyait tous les jours ! Et il n’avait rien deviné. Rien vu. Rien su. Ils étaient lamentables de ne pas l’avoir prévenu, oui, ça, d’accord. Mais lui, Kerensky, il ne valait guère mieux, après tout. Comment avait-il pu ne pas s’en rendre compte ? Que Joy ait réussi à le lui cacher, bon, à la limite, c’était acceptable. Rageant, mais acceptable. Qu’elle ait réussi à maîtriser et à faire taire Largo, plausible. Encore plus rageant, mais plausible. Mais Simon ? Comment avait-il pu ne pas se rendre compte que Simon lui cachait quelque ch…

Kerensky s’interrompit, fronçant les sourcils, concentré. Non, c’était impossible. Simon n’aurait jamais pu garder une telle chose pour lui. Pas ça. Malgré tous ses efforts, il aurait laissé filtrer un élément, même futile ou anodin. Or il n’avait rien laissé filtrer du tout, Kerensky en était certain. Mais alors ?… Alors ?… Alors ça voulait dire que Simon lui-même n’en savait rien ?

Kerensky secoua la tête. C’était trop énorme. Et pourtant, c’était la seule explication : même Simon l’ignorait. Il était son meilleur pote, et pourtant lui non plus ne le savait pas.

C’était dément, à bien y réfléchir.

Alors que Kerensky s’apprêtait à relire pour la trente-neuvième fois l’entrefilet, le ‘bip’ caractéristique du code d’accès retentit dans le silence ; deux secondes plus tard, la porte du bunker s’ouvrait dans un bruit de vérin hydraulique. Souriante, Joy descendit les quatre marches et s’installa en face de lui.

Elle avait osé lui dire ‘bonjour’, comme si de rien n’était ! Kerensky sentit ses muscles se tendre encore davantage. Il eut été capable de la frapper, tant il était furieux. Ainsi, les petites cachotteries d’avant ne suffisaient pas ? Maintenant que tout était achevé et consommé, il fallait encore qu’on le prenne pour un imbécile incapable de découvrir ce genre de choses ? Alors non seulement on ne lui faisait pas confiance, mais en plus on le prenait pour un crétin notoire ?

C’en était trop. Kerensky devait savoir. Il posa sur la jeune femme un regard on ne peut plus glacial.

Se rendant compte de ce que le Russe n’était pas dans son état normal, Joy le dévisagea avec étonnement. Elle se leva pour se servir une tasse de café et, s’appuyant négligemment sur la rambarde du bunker, elle l’interrogea :

- Kerensky ? Tout va bien ?
- Parfaitement bien, répondit-il d’une voix polaire.

Joy le considéra avec plus d’étonnement encore. Elle rêvait, ou bien il était furieux ? Non non, à bien y regarder, il semblait bel et bien furieux. Mais pourquoi ? Contre qui ? Contre elle ? Mais pourquoi ? Elle n’eut pas le temps de poser la question : déjà Kerensky reprenait la parole, sec et incisif.

- Alors, ce week end à Sarjevane ?
- Tu veux savoir comment s’est passé le week end à Sarjevane ? s’étonna Joy.
- Oui.

Joy le dévisagea. Là, elle ne comprenait plus. Pourquoi reparler de ce week end ? Largo avait voulu faire un break. Il avait voulu passer trois jours à Sarjevane, discuter avec le Père Maurice, se reposer loin des pressions du Groupe W. En tant que garde du corps, elle l’avait accompagné. Elle s’y était ennuyé à mourir ; Largo avait passé des heures et des heures à se promener dans le monastère, discutant avec les uns et les autres, faisant de longs tête à tête avec le Père Maurice, se reposant. Et ils étaient rentrés depuis quatre jours déjà. Alors pourquoi demander des nouvelles de ce week end maintenant ? S’il s’y était vraiment intéressé, Kerensky aurait dû poser ces questions lors de leur retour, non ? Pourquoi aujourd’hui ?

- Alors ? insista le Russe.
- Ben… Rien.
- Il ne s’est rien passé ?
- Ben… Non.
- Tu es sûre que tu n’as rien à me dire ?
- Ben… Non.
- Sûre et certaine ?
- Ben… Oui.

Joy le regardait, ouvrant des yeux de plus en plus grands. Là, elle était totalement dépassée. De toute évidence, elle était censée dire quelque chose de bien précis. Mais du diable si elle voyait ce que le Russe attendait !

Kerensky lui lança un regard à la fois glacial et bouillant de colère. Joy se fit mentalement la réflexion que c’était là une combinaison assez exceptionnelle. Tout à fait à l’image de Kerensky, au fond.

- Dommage… lâcha le Russe.

Kerensky appuya rapidement sur trois touches de son clavier. Ce qu’il avait lu et relu tant de fois sur son écran plat se trouva projeté sur l’écran géant derrière lui. Mais il ne se retourna pas, connaissant déjà le contenu du texte. Il dévisagea la jeune femme qui, elle, découvrait le petit entrefilet.

Et ce qu’il vit le perturba quelque peu. Ce n’était pas, mais alors pas du tout, ce qu’il attendait.

Joy lut le texte une première fois. Puis une seconde fois. Sans prononcer un seul mot, sans faire le moindre commentaire. Elle semblait hypnotisée par l’écran. Elle pâlit, au point que Kerensky se demanda un instant si elle n’allait pas défaillir. De fait, le haut du corps de la jeune femme oscilla légèrement, et elle fit un petit pas de côté pour reprendre l’équilibre. Elle semblait manquer d’air.

Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Elle n’avait rien pu dire. Elle recommença l’opération, rouvrit la bouche. Puis elle la referma à nouveau, laissant juste passer une sorte de râle d’asthmatique parfaitement incongru. Elle cligna des yeux, souffla, déglutit, cligna à nouveau des yeux, re-déglutit, et relut les quelques lignes étalées sur le grand écran.

Elle semblait tomber de la lune. Et encore ! Peut-être de Mars. Ou Pluton. Peut-être même d’une planète encore trop lointaine pour être recensée. Enfin bref, elle semblait totalement tomber des nues. Ce qui ne collait pas.

- Alors ? insista froidement Kerensky. Toujours rien à me dire ?

Joy condescendit à quitter l’écran pour poser un regard effaré sur Kerensky. Elle ouvrit la bouche. Rien ne sortit, encore une fois. Elle secoua vaguement la tête de droite à gauche. Prenant appui sur la rambarde, elle se redressa. Elle relut encore le texte, puis regarda à nouveau Kerensky en dodelinant de la tête. Son regard se porta une dernière fois sur l’écran ; et elle se précipita vers la porte, qu’elle ouvrit d’un geste brusque, comme si sa survie en dépendait.

Elle était partie sans avoir répondu.

Kerensky en fut quitte pour se retrouver à nouveau seul face à sa rage et à sa frustration. Mais quelque chose le gênait, dans toute cette histoire : Joy avait l’air vraiment tourneboulée. Elle avait vraiment donné l’impression de découvrir la chose. Cela voulait-il dire qu’elle aussi, elle l’ignorait ? C’était possible, ça ? Et si…

Kerensky eut une moue dubitative. Il effaça le texte de l’écran géant : inutile de laisser n’importe qui lire ce genre de choses, même si a priori n’importe qui n’entrait pas dans le bunker. Le ‘W’ se remit à tourner, inlassable. Kerensky, lui, lut pour la quarantième fois le texte, qui s’affichait toujours sur son petit écran plat. Etait-il possible que tout ait été fait à l’insu de Joy ?…

Non non non et non. Pas possible. Pas un truc comme ça. Joy était une excellente comédienne, tout simplement. Aucune autre explication possible. Ce qui voulait dire que ça continuait : on ne lui disait toujours rien ! Kerensky sentit la rage reprendre possession de son corps. Ce n’était plus vexant, ni même blessant. Ça devenait humiliant !

A nouveau, il entendit le ‘bip’ suivi du bruit de vérin. Cette fois, c’est Simon qui entrait, un sourire triomphant sur les lèvres. Sans prendre garde à la fureur pourtant non dissimulée du Russe, il annonça que le temps était beau, les filles ravissantes, et la journée a priori excellente.

Il se rendit compte cependant de ce que Kerensky lui lançait un regard glacial.

- Si si, je te promets ! insista Simon. Ce sera une belle journée !
- Je n’en suis pas si sûr, se contenta de répondre le Russe, d’une voix à peine maîtrisée.
- Boaf ! C’est parce que tu ne sors jamais de ta cave !

Kerensky eut alors un doute. Un doute fort désagréable – mais de toute façon, rien n’était agréable depuis qu’il avait téléchargé ce satané article. Bref, un doute, donc. Et si Simon savait ? Si Simon savait tout ? Depuis le début ?

Kerensky sentit un frisson lui parcourir l’échine. Comment ? Simon saurait ? Et pas lui ? Et Joy, alors ? Et si Simon savait, et pas Joy ? Bon, a priori cela paraissait absurde, mais après tout pas plus que le fait de découvrir le pot aux roses en téléchargeant une gazette locale ! Mais alors… Si Simon savait et si Joy ignorait… Est-ce que… Et… Largo ?…

- Simon, tu n’as rien à me dire, par le plus grand des hasards ? interrogea le Russe d’une voix beaucoup trop mielleuse pour être sincère.
- A part que les filles ont tombé la veste au profit d’adorables petits pulls moulants et que…
- Je ne te parle pas de ça ! coupa Kerensky d’un ton sec.
- Ok ok, on se calme. Quoi, il y a un méchant qui a piraté le joli système informatique savamment élaboré par tes petits doigts délicats ?

L’œil froid du Russe dissuada Simon d’en rajouter une couche. Question de vie ou de mort, estima-t-il en son for intérieur.

- Bon alors ? De quoi veux-tu que je te parle ?
- Que sais-tu du week end à Sarjevane ?
- Euh… Ben… Tu sais, je n’y étais pas, et…
- Je sais parfaitement que tu n’y étais pas, coupa Kerensky. Je te demande ce que tu en sais.
- Et bien Largo avait besoin de souffler, il a pris trois jours de repos à Sarjevane, et Joy l’a accompagné pour assurer sa sécurité.
- Je sais. Mais pourquoi ce besoin subit d’aller là-bas ?
- Et bien… Largo doute un peu sur son avenir, ces temps-ci, et je crois qu’il voulait parler avec le Père Maurice de Nério, de la compatibilité entre le Groupe W, la Commission et une vie de famille, enfin tu vois, ce genre de trucs.
- Tu n’as rien d’autre à me dire ?
- Non non…

Kerensky tressaillit légèrement. Non non, avait dit Simon. Ça faisait un ‘non’ de trop pour être honnête, ça. Donc, Simon savait. Et rien qu’à voir l’agitation qui l’avait gagné peu à peu, le doute ne pouvait que se muer en certitude. Simon savait, c’était évident. Et donc…

A nouveau, Kerensky fut interrompu dans ses pensées. Des éclats de voix retentissaient dans le couloir. Des éclats de voix qui s’approchaient du bunker. Et des éclats de voix qui n’avaient rien de tendres. Joy était en train de passer un savon à quelqu’un, et vu le ton, c’était un sacré savon.

La porte se déverrouilla une fois de plus. Joy entra, l’œil noir, remorquant d’autorité un Largo qui visiblement était un peu perdu et n’avait pas vraiment suivi le film depuis le début. Il lança vers Kerensky et Simon un regard légèrement affolé.

- ET ÇA, TU VAS ME DIRE QUE TU N’ETAIS PAS AU COURANT, PEUT-ETRE ? hurla la jeune femme.

Faisant face à Largo, elle désignait vaguement de la main l‘écran géant, auquel elle tournait le dos. Largo leva les yeux vers l’écran, mais ne fut pas plus avancé : il était vide. Seul le ‘W’ y tournait, encore et toujours.

- Euh… Ben c'est-à-dire que… Joy, je ne…

Retenant le nom d’oiseau qui lui brûlait les lèvres, Joy se retourna d’un mouvement brusque et constata qu’effectivement, l’écran géant ne présentait plus aucun élément compromettant.

- Kerensky ? intima-t-elle.

Le Russe n’hésita pas longtemps. Après tout, autant crever l’abcès tout de suite. Et puis il en avait assez de jouer aux devinettes, à chercher tout seul dans son coin à comprendre qui savait quoi. Il était de plus en plus convaincu que Simon savait alors que Joy ignorait tout – ce qui paraissait parfaitement idiot, mais correspondait aux réactions de l’un comme de l’autre.

Il appuya sur la touche fatidique, et l’entrefilet s’afficha. Du coin de l’œil, il guetta les deux réactions qui l’intéressaient.

L’attitude de Simon fut largement confirmative : oui, à voir comment il se faisait tout petit dans son coin, le doute n’était pas possible : il savait. Il savait et savait que d’autres ne savaient pas. Pas très clair, mais bon, quand on est en colère, on n’est pas très clair, songea Kerensky. Donc, Simon était parfaitement au courant. Et il craignait la réaction de quelqu’un. Qui ? Lui-même ? Non, évidemment. Devant le Russe, Simon aurait tenté de fanfaronner ; il ne se ratatinerait pas pour se faire oublier.

Il avait donc peur de quelqu’un d’autre. De Joy. Forcément. Ce qui confirmait l’analyse selon laquelle Joy n’était pas au courant. Et ce qui dès lors portait un sacré coup à la crédibilité de l’information. Parce que bon, tout de même ! Elle était la première concernée, non ? Donc si elle l’ignorait, c’est qu’en fait l’entrefilet ne correspondait pas pleinement à la réalité ; en tout cas, il ne décrivait pas des faits qui s’étaient réellement produits.

Kerensky songea que finalement, on ne lui avait peut-être pas tout caché ; d’autant qu’après tout, lui, il n’était pas le premier intéressé dans l’affaire. Tiens, d’ailleurs, à ce sujet…

Et Largo, dans tout ça ?

Kerensky tourna instantanément le regard vers son milliardaire de patron. Allons bon, voilà autre chose ! Lui non plus, il n’était pas au courant ?

Largo semblait avoir pris un coup de massue sur le haut du crâne, et cherchait désespérément à reprendre ses esprits. Pâle comme la mort, les yeux exorbités, il se tenait immobile près de Joy. Son regard passait alternativement de l’écran à la jeune femme, pour retourner sur l’écran avant de se poser à nouveau sur son amie. Et ainsi de suite. C’était une ritournelle qui semblait ne jamais devoir s’achever.

Puis il ferma les yeux durant plusieurs secondes ; il les rouvrit. Il relut attentivement le texte. Il posa un regard interrogateur sur Kerensky, qui le soutint sans un mot. Largo se tourna alors vers Joy, qu’il considéra longuement. Mais sans doute se rendit-il compte de la colère qui avait envahi la jeune femme.

- Joy, je te jure que ce n’est pas moi ! se défendit-il en parlant d’une traite. Je n’étais absolument pas au courant, promis ! Je suis comme toi, je découvre, et je… Enfin je… Mais comment est-ce possible ?

Bonne question ! songea Kerensky. Le Russe leva les yeux vers Simon. Celui-ci avait changé d’attitude. Il n’était plus une petite souris cherchant désespérément un trou quelconque pour s’y abriter de la tempête. Inconscience ou bravade, toujours est-il qu’il s’était redressé, et regardait ses amis avec un (gros) sourire en coin. A cet instant, Kerensky fut convaincu que c’était Simon. Personne ne savait, sauf Simon. Or c’était impossible. Joy et Largo ne pouvaient pas ne pas savoir, par définition. Sauf si tout avait été manigancé à leur insu par un cerveau assez fou pour échafauder ce genre de plan débile. Par un cerveau comme celui de Simon, en d’autres termes.

Mais là encore, Kerensky ne poussa pas plus avant sa réflexion. Il sentit deux paires d’yeux braquées sur lui. Tournant la tête vers les marches, il découvrit Largo et Joy qui le fixaient intensément. Et pas d’un regard amical. Non mais c’est pas vrai, ils n’allaient tout de même pas le tenir pour responsable de tout ça, si ? C’était le monde à l’envers, là !

- Kerensky, tu nous expliques ? ordonna froidement la voix de Joy.

Ah ben si, ils le tenaient pour responsable ! Kerensky haussa des épaules. Comment avait dit Simon, déjà ? Une ‘excellente’ journée ? Ben voyons !

- Je n’ai rien à expliquer. Depuis que j’ai commencé à bosser ici, je me suis abonné au ‘Courrier du pays’, une feuille de chou dont les ambitions éditoriales se limitent à quelques cantons. Tous les jeudis, le ‘Courrier’ sort, et l’un des monteurs du journal m’envoie le scan des pages concernant Sarjevane.
- Juste parce que t’as une belle voix ? ironisa Simon.
- Si j’étais toi je m’écraserais, Simon ! conseilla froidement Kerensky. Non, il m’envoie le scan contre 50 dollars par mois.
- Attends attends attends… coupa Joy, sans pouvoir maîtriser sa fébrilité. Tu es en train de nous dire que ça, ça a été publié dans la presse ?
- La presse locale, oui.
- C’est pas possible, je fais un cauchemar ! lâcha la jeune femme, tout en se laissant tomber sur les marches.

Largo s’installa à ses côtés. Lui aussi sentait tout à coup ses jambes affreusement molles. Il entendit Joy qui cherchait à se calmer, prenant de profondes aspirations.

- Mais ils n’ont pas pu tout inventer, n’est-ce pas ? demanda suavement Kerensky.
- Si !

C’est Largo qui avait répondu, d’une voix anormalement aiguë.

- Et tu espères que je vais gober ça ? demanda sèchement le Russe.
- Georgi, je te jure sur la tête du père Maurice que ça n’a pas eu lieu ! Il ne s’est rien passé !
- Il a pourtant bien fallu que quelqu’un fasse un communiqué au journal, objecta le Russe.
- Quelqu’un qui veut nuire à Largo ? suggéra Joy d’une voix tremblante.
- Nuire à Largo ? répéta Kerensky, incrédule.
- Je ne sais pas, moi ! Quelqu’un qui veut le montrer comme un homme irresponsable ou inconséquent, se laissant guider par ses sentiments et non pas par un sens inné des affaires ?
- AH AH ! coupa Simon un peu trop joyeusement. Donc il est bien question de sentiments ?

Largo, Joy et Kerensky se tournèrent immédiatement vers le Suisse, qui jugea qu’il n’avait peut-être pas été très finaud en intervenant de la sorte. Il se demanda s’il préférerait l’inhumation traditionnelle ou la crémation. Car les regards posés sur lui n’étaient pas destinés à lui faire un pont de fleurs, c’était certain ! Simon eut soudain conscience de ce que pouvaient ressentir les condamnés à mort, lorsqu’ils faisaient face au peloton d’exécution. Pas agréable du tout, comme impression !

- Simon Simon Simon… commença Largo.

Il se releva et s’approcha de son ‘meilleur’ pote (quoiqu’à cet instant il ressentit un gros doute sur leur amitié, mais bon). Passant son bras autour des épaules de Simon, il le rapprocha de lui d’un geste plus qu’autoritaire, étranglant presque le Suisse.

- Dis-moi mon grand… continua Largo d’une voix mielleuse. Tu n’aurais rien à nous dire, sur le ‘Courrier du pays’ et la façon dont ils obtiennent leurs infos ?
- Euh… non non…

Largo eut un sourire très, mais vraiment très forcé. Il resserra son étreinte, coupant durant quelques secondes le souffle de Simon.

- ARSGHL….
- Largo, laisse-le respirer toutes les dix secondes sinon il ne pourra plus parler, nota posément Kerensky.
- Si tu insistes !
- Juste le temps qu’il crache le morceau. Après…
- Merci Kerensky ! balbutia Simon, le souffle court. T’es un vrai pote, toi…
- Toujours à ton service.

La pression se resserra à nouveau, puis se relâcha. Simon aspira bruyamment, happant avidement quelques bouffées d’air, tout en se morigénant. Finalement, son plan n’était peut-être pas le plus génial de la planète ! Enfin si, mais il aurait dû penser à prendre une assurance-vie, avant. Où plutôt un masque à oxygène. Avec un gilet pare-balles. Et…

- Alors, Simon ? Comment le journal de Sarjevane a-t-il pu publier ça ?

Bon, là, c’est sûr, il était mort : Joy s’y mettait, elle aussi. Et sa voix était trop douce. Elle allait le tuer, aucun doute n’était possible. Simon se dit qu’il avait eu une belle vie, jusqu’à présent. Il se demanda si ses amis se rendraient compte de ce qu’il avait fait pour eux, une fois qu’ils l’auraient massacré.

- Ben tu sais… En fait ils ne publient que ce qui est sûr…
- Pardon ?
- Ben oui…
- Simon, ne nous prends pas pour des andouilles ! fit Largo, resserrant son bras sur le cou du Suisse. Il ne s’est rien passé, je suis tout de même bien placé pour le savoir, non ? Alors ?!
- Ben… ARSGHL…
- Largo, toutes les cinq secondes, plutôt, intervint Kerensky.
- Pardon ?
- Laisse-le respirer toutes les cinq secondes.
- Ah…

Largo relâcha la pression. Il est vrai que le teint de Simon commençait à virer au brique, manifestation ostensible sinon ostentatoire d’un problème de diffusion de l’air dans ses délicats petits poumons.

- Simon, je te conseille de déballer ta petite histoire illico presto, parce que si c’est moi qui m’en charge, je te garantis que tu ne respireras plus très longtemps !

Joy n’avait pas vraiment l’air de plaisanter. Ouille ! songea Simon. Quand elle saurait tout, vraiment tout… Il allait passer un sale quart d’heure… Quel idiot, aussi, d’avoir mijoté ce plan ! Sur le moment cela paraissait génial, mais là, face à eux…

- Simooon ? gronda la jeune femme.

Bon, là il n’avait plus le choix. Comment disaient les gladiateurs, déjà ? Morituri te salutant ?

- Et bien voilà…

Simon s’interrompit, hésitant sur le choix des mots. Comment le leur annoncer sans être mis à mort dans l’instant ? Mais rencontrant les regards noirs des principaux intéressés, il songea que de toute façon il allait être massacré. Alors…

- En fait, le journal n’a fait que publier ce qu’il a lu sur les bans.
- Pardon ?
- Ben oui. A la mairie de Sarjevane, les bans ont été publiés. Et moyennant une somme tout à fait modique (10.000 dollars, pour être précis), le maire a accepté d’officialiser tout ça.
- Hein ?
- Attends, tu veux dire que…
- Que si on retient un point de vue purement juridique, l’article ne fait que dire la vérité.
- Hein ?
- Si tu y retournes, le maire va te remettre le certificat et tout le fatras qui va avec.
- Hein ?
- Largo, tu pourrais être un peu moins bovin quand tu dis ‘hein’ ? suggéra Simon, ayant finalement opté pour une mort dans le panache.
- Je n’ose comprendre… murmura Joy d’une voix blanche.

Simon sourit. Finalement, il était très fier de lui. Bon d’accord, Largo et Joy semblaient ‘légèrement’ sonnés, mais bon. Simon coula un coup d’œil vers Kerensky. Même son Russe préféré, il avait réussi à le surprendre ! Pas mal, non ?

Simon releva les yeux vers l’écran géant. L’entrefilet était toujours là. Simon estima qu’au point où ils en étaient, il pouvait porter le coup de grâce.

- En fait, sur le plan légal, le journal a raison, expliqua-t-il.
- C'est-à-dire ? s’enquit Largo d’une voix rauque.
- Je lis : ‘Carnet blanc à Sarjevane. Largo Winczlav, l’un des anciens pensionnaires du monastère dirigé depuis de longues années par le Père Maurice de Béliveau, est revenu samedi dernier à Sarjevane. Il y a épousé une ressortissante américaine, Joy Arden. C’était la première fois depuis plusieurs années qu’un mariage était célébré...’ et patati et patata.
- Et… Tu… Nous…
- Oui, Joy. Bon, c’est pas très clair ce que tu nous dis là, mais la réponse est oui. J’ai la joie de t’annoncer que tu t’es mariée avec Largo il y a cinq jours déjà.
- Je… Nous…
- Oui. Tu t’appelles Madame Winczlav depuis samedi ! appuya lourdement Simon, tout souriant.

Kerensky eut du mal à réprimer un sourire. Pour le coup, Joy était totalement assommée. Elle laissa à nouveau échapper ce même râle d’asthmatique, qui résonna à travers le bunker. Largo se laissa retomber sur les marches, sans que l’on puisse déterminer avec certitude si c’était un acte volontaire ou la conséquence d’un refus de ses jambes de le porter plus longtemps.

- Et on peut savoir pourquoi tu as fait ça ? demanda placidement Kerensky.
- Parce qu’ils m’énervent, ces deux-là !

Joy ouvrit de larges yeux. Elle n’avait pas bien entendu, n’est-ce pas ? Elle se retrouvait légalement mariée sans qu’on lui ait demandé son avis, et en plus Simon venait lui annoncer qu’elle l’énervait ? Non, c’était une blague, là, ou quoi ? Un poisson d’avril ? Elle était entrée dans la quatrième dimension ? Un monde parallèle ?

- C’est vrai, quoi ! poursuivit Simon. Ça joue au chat et à la souris, ça s’aime sans se le dire, ça se sépare sans raison, et j’en passe ! Et tout ça pourquoi ? Parce qu’ils psychotent un max. Ils ont peur de s’engager. Alors je me suis dit que s’ils se retrouvaient DEJA engagés, on pourrait passer à la vitesse supérieure sans tergiverser encore pendant des siècles.

Simon s’interrompit deux secondes, intrigué par une sorte de bruit émis par son ami. Mais finalement Largo ne parla pas. Ce n’était qu’un râle d’agonie.

- D’autant que les bans sont publiés depuis un mois, que le mariage est censé avoir été célébré par le maire il y a déjà cinq jours, et que tout boume : ni la presse people ni la Commission n’ont fait le lien entre Largo Winch, le multimilliardaire qui dirige le Groupe W, et Largo Winczlav, l’ancien pensionnaire de Sarjevane qui vient de se marier. Ce qui veut dire que Largo Winczlav peut mener une vie tout à fait normale, sans invoquer les pressions qui pèsent sur Largo Winch pour refuser de mener cette vie !
- Mouais, ça se défend, reconnut Kerensky.
- Alors ? A qui dit-on merci ? insista Simon.
- Largo, je sais que c’est ton copain, commença Joy d’une voix raffermie et qui trahissait une colère indéniable. Mais s’il te plaît, fais-moi plaisir : dis-moi que tu me laisses le tuer !

Simon recula prudemment d’un pas, tandis que Largo levait un regard un peu perdu vers Joy. Elle voulait le tuer ? Oui, c’était bonne idée. D’un autre côté…

- Largo, tu sais que je viens de te rendre un fier service, non ? se défendit Simon.
- Non.
- Ah…
- Oui. Ah.

Le regard de Largo était tout sauf reconnaissant, Simon devait bien l’admettre. C’était plutôt un mélange subtil fait d’angoisse, de lassitude et de colère. Enfin bref, beaucoup de choses, mais certainement pas des remerciements.

- Et maintenant, on fait quoi ? s’enquit Kerensky, qui commençait à trouver que si Simon était totalement fou, la situation n’en demeurait pas moins cocasse, en définitive.
- Ben ils montent au penthouse, ils discutent deux minutes, ils découvrent les joies du mariage, et nous on les retrouve demain matin, suggéra le Suisse.
- Bonne idée pour la première partie, approuva Joy. On monte au penthouse. Mais avec une petite variante : je te défenestre, et tu t’écrases en bas comme un gros insecte malfaisant.

Elle se mordit la lèvre inférieure. Ah bravo pour la gaffe ! Evoquer ce genre de choses devant Largo, après le vol plané de Nério, c’était fin, vraiment ! Mais Largo ne sembla pas y avoir prêté attention. Concentré, le sourcil froncé, il réfléchissait.

- Donc, récapitulons, finit-il par dire. Joy et moi sommes légalement mariés depuis cinq jours, même si nous l’ignorions.
- Exact.
- Et le maire de Sarjevane a fait tous les papiers, donc c’est blindé sur le plan juridique, c’est ça ?
- Exact.
- Mais les signatures ?
- Technique du papier calque. Scolaire mais toujours aussi efficace.
- Et les témoins ? insista Largo, en désespoir de cause.
- Pour 10.000 dollars, tu as eu droit à un mariage dans la plus stricte intimité, avec moi et Kerensky comme seuls témoins.
- Et comme tu étais là-bas à ce moment là, tu auras du mal à prouver que tout ça n’est qu’un leurre, surtout si le maire joue le jeu, nota Kerensky.
- Ah…

A nouveau, Largo se plongea dans une intense réflexion. Joy s’assit à ses côtés, sur les marches. Tout ceci faisait beaucoup d’émotions d’un coup. Un peu trop. Et elle ne savait absolument pas comment gérer cette histoire.

- En fait, c’est très simple, fit Kerensky.
- Tu trouves ? soupira Largo.
- Oui. Toi et Joy, vous avez le choix entre deux possibilités.
- Tu m’en diras tant...
- Dans le premier cas, vous divorcez. Ça va être long et fastidieux, et surtout ça donnera à toute cette histoire une publicité tout à fait détestable. Tout le monde saura que Winczlav et Winch ne sont qu’une seule et même personne, que toi et Joy êtes très proches, et tout le toutim. Je ne te fais pas un dessin, tu vois déjà la réaction du Conseil et du monde financier, qui déjà te trouve parfois un peu instable.

Il s’interrompit. Encore un râle émis par Joy. Kerensky nota qu’elle avait changé de registre : ce n’était plus vraiment un râle d’asthmatique. C’était un râle, mais un peu moins… plus… Différent, quoi ! De toute évidence, elle avait du mal à encaisser. Mais c’était logique : après tout, on n’apprend pas tous les matins que l’on est mariée depuis cinq jours alors qu’on ne s’en doutait absolument pas.

- Cela dit, il y a une autre possibilité, poursuivit Kerensky.
- Vas-y, je suis assis… invita Largo.
- Et bien tout simplement vous remerciez Simon, vous montez au penthouse, vous découvrez les joies du mariage, et on vous retrouve demain matin.

Le visage de Simon se fendit d’un large sourire. C’était gagné, si Kerensky approuvait son initiative ! Mais bon, lui, il n’était pas le premier concerné. Et les deux autres, là, ils en pensaient quoi ? Simon se tourna vers eux, tout de même un peu inquiet.

Le regard fixé sur ses chaussures, Joy ne disait rien, même si elle semblait un peu (beaucoup) crispée. Elle attendait. Oh évidemment, elle avait été folle de rage. Comment Simon avait-il osé faire une chose pareille ? Il était totalement malade, ou quoi ? Et puis finalement, exposée par Kerensky, la situation était… Enfin tout ceci apparaissait sous un autre jour. Elle était mariée avec Largo. Et ce n’était pas pour lui déplaire, en fin de compte… Alors elle attendait. Elle attendait que Largo réagisse. Quoiqu’il dise, quoiqu’il fasse, elle serait d’accord. D’accord s’il préférait divorcer : parce qu’après tout elle n’était qu’un garde du corps et lui un coureur de jupons invétéré, parce que tout ça était tout de même très rapide et très angoissant… Mais elle serait d’accord aussi s’il voulait découvrir les avantages de la vie conjugale. Parce que Simon avait raison : elle et Largo avaient peur de s’engager, mais au fond, ils s’aimaient. Alors Joy attendait.

Largo, lui, réfléchissait à toute vitesse. Il était arrivé sensiblement au même constat, mais continuait de réfléchir. L’alternative était simple, certes, mais le dilemme énorme. Ils étaient mariés. Il fallait donc décider de l’avenir : soit contacter un avocat pour arranger un divorce, soit contacter le Père Maurice pour qu’une messe de sacrement vienne apporter la pierre définitive à ce mariage. C’était tout bête, en fait. Encore fallait-il faire le bon choix.

- Joy ? appela doucement un Largo très très hésitant.

Elle ne répondit rien, se contentant de lever des yeux inquiets vers lui. Largo respira profondément. Il s’était décidé. Restait à voir si elle était d’accord.

- On pourrait monter au penthouse pour discuter de tout ça au calme ? suggéra-t-il.

Elle ne dit pas un mot mais le regarda au fond des yeux pendant un temps interminable. Enfin tout au moins Largo trouva le temps très long. Simon et Kerensky, pour leur part, estimèrent par la suite que cela n’avait pas duré plus de trois secondes.

Joy se leva, toujours sans rien dire. Largo esquissa un vague sourire. Elle prit sa main, et à son tour sourit faiblement. Tous deux sortirent. Ils n’avaient pas annoncé quoique ce soit quant à leur décision.

Lorsque la porte se fut refermée, Simon ne put se retenir davantage. Il lança un regard triomphant à Kerensky et rit.

- M’est avis qu’on a quartier libre pour la journée ! fit-il, tout heureux. Pas la peine de contacter un avocat, il n’y aura pas de divorce !

Kerensky sourit à son tour. Croisant les bras sur la poitrine, il considéra Simon, pinçant légèrement les lèvres.

- Mais ce n’est pas un avocat civiliste, que je vais contacter, annonça-t-il posément. Un bon pénaliste, plutôt.
- Euh… Ça veut dire quoi, ça ?
- Qu’une fois que Joy sera revenue sur terre, elle te tuera…

Le sourire de Simon s’effaça instantanément. Pour revenir presque aussitôt. Qu’importe ! Il avait joué les bons samaritains. Au moins il aurait une bonne action à présenter à saint Pierre…


Fin.