O Tempora, o mores! par Cibard *** Avant propos : Le titre, O tempora O mores, signifie ô temps, ô murs. Ce sont les premiers mots de lune des Catilinaires de Cicéron. Consul à Rome au Ier siècle avant Jésus, Cicéron prononce, en 63, des harangues politiques très virulentes contre Catilina (doù le nom, Catilinaires), qui, contestant la toute-puissance du Sénat et sappuyant sur le peuple (la Plèbe), prônait le partage du pouvoir et la répartition des terres. *** Bunker, un matin dun jeudi, dun mois, dune année. Kerensky était arrivé depuis 54 minutes exactement. Il sétait servi un café, sétait confortablement installé sur sa chaise, et avait ouvert sa messagerie, placide, presque heureux de la quiétude du bunker et du ronronnement rassurant des ordinateurs. Enfin au début. Parce quil y avait eu ce message, et que tout sétait gâté très vite. Il lavait lu pour la première fois 49 minutes plus tôt. Et depuis 49 minutes, il vitupérait contre eux. Bon sang de bonsoir, ce nétait pas possible ! Non non non et non, ils ne se seraient pas permis ! Ils nauraient pas osé ! Pas à lui ! Non cest vrai, quoi ! Ils étaient censés former une équipe, ils étaient censés être amis ! Alors ? Ça voulait dire quoi, ça ? Kerensky reposa violemment sa tasse sur la console centrale du bunker, faisant osciller légèrement lécran ultra-plat quil considérait dun il noir depuis près dune heure, déjà. Quelques gouttelettes de café parsemèrent le clavier, mais cétait sans importance. Ce nétait rien en comparaison de de ça ! Kerensky lut pour la trente-septième fois la petite chronique quil avait téléchargée. Un petit entrefilet anodin, dans une feuille de chou on ne peut plus locale, mais à laquelle il sétait abonné sans trop savoir pourquoi, dailleurs. Mais là, en relisant ces quelques lignes, il savait pourquoi. Pour apprendre ça ! Parce que personne navait jugé utile de le lui dire en face ! Kerensky se leva brusquement et fit quelques pas devant lécran géant, de long en large. Il espérait un peu naïvement sans doute calmer ainsi la fureur qui létreignait. Non, ce nétait décidément pas possible ! Il sapprocha à nouveau de lécran, relut pour la trente-huitième fois le titre. Les faits. Les noms. Non, tout collait. Ils lavaient fait ! Ils avaient osé le faire ! En cachette ! Les mains de Kerensky se crispèrent sur le dossier de sa chaise à roulettes. Il se redressa, tendu à lextrême. Il bouillonnait. Ils avaient osé ! De rage, il projeta violemment la chaise contre le mur. Le malheureux siège rebondit dans un fracas assourdissant, et revint lamentablement vers son maître, sarrêtant cependant à un mètre de lui dans une ultime onde de prudence, peut-être. Kerensky considéra la chaise quelques secondes, lil torve. Puis il lapprocha autoritairement de lui, arrachant un cri strident aux roulettes désormais désaxées. Il sy laissa tomber lourdement, les mâchoires serrées, le visage fermé et les yeux lançant des éclairs. Ils avaient osé ! A nouveau, son regard se porta vers lécran. Vers ces lignes quil connaissait maintenant par cur. Tout ceci ne pouvait signifier quune chose : ils ne lui faisaient pas confiance. Après lembuscade de Montréal, il avait accepté de revenir ; il leur avait fait confiance, lui. Et il pensait que cétait réciproque. Mais non ! Il avait là, sous les yeux, la preuve de ce que son exclusion lors de laffaire de Montréal nétait pas un accident ; ce nétait pas le résultat déplorable des manipulations de la Commission. Non. Lui, Georgi Kerensky, il navait tout bonnement pas sa place dans léquipe rapprochée de Largo Winch. Il nétait pas un membre à part entière de lintel unit. La preuve : on ne lui avait rien dit ! Kerensky soupira bruyamment, tapotant nerveusement des doigts sur la surface du bureau. Il devait bien ladmettre : il était blessé au plus profond de lui-même. Depuis quil avait quitté le KGB et pour être honnête, même lorsquil était au KGB , il navait jamais fait confiance à personne. Cela avait été pour lui un principe de vie, auquel il sétait rigoureusement tenu. Ne jamais accorder sa confiance à quiconque. Et il avait suivi scrupuleusement cet oukase quil sétait imposé. Sauf avec Largo, Simon et Joy. Malgré les réticences des premiers temps, il avait fini par abaisser sa barrière de protection. Bon évidemment, ce nétait pas non plus les confessions à tire-larigot ; mais enfin il sétait confié à eux plus quil ne sétait jamais confié à personne. Il sétait ouvert. Et voilà la résultat : il navait pas été invité. On ne lavait même pas tenu informé ! Cétait honteux. Scandaleux. Ignominieux. Et tous les adjectifs en gneux qui existent en ce bas-monde. Il haussa les épaules. Cétait évident, de toute façon. Que pouvait-il attendre dautre de la part de ces trois lascars ? Ils étaient plus jeunes que lui, ils avaient grandi dans la gloire du capitalisme triomphant, ils Non. Non non, ce nétait pas une raison ! Ils étaient censés être amis, nom dun petit spoutnik ! Et lui, alors ? Lui, le grand Georgi Kerensky, fierté du colonel Novgorod au KGB, lui, comment avait-il pu ne rien voir ? Bon sang, il les côtoyait tous les jours ! Et il navait rien deviné. Rien vu. Rien su. Ils étaient lamentables de ne pas lavoir prévenu, oui, ça, daccord. Mais lui, Kerensky, il ne valait guère mieux, après tout. Comment avait-il pu ne pas sen rendre compte ? Que Joy ait réussi à le lui cacher, bon, à la limite, cétait acceptable. Rageant, mais acceptable. Quelle ait réussi à maîtriser et à faire taire Largo, plausible. Encore plus rageant, mais plausible. Mais Simon ? Comment avait-il pu ne pas se rendre compte que Simon lui cachait quelque ch Kerensky sinterrompit, fronçant les sourcils, concentré. Non, cétait impossible. Simon naurait jamais pu garder une telle chose pour lui. Pas ça. Malgré tous ses efforts, il aurait laissé filtrer un élément, même futile ou anodin. Or il navait rien laissé filtrer du tout, Kerensky en était certain. Mais alors ? Alors ? Alors ça voulait dire que Simon lui-même nen savait rien ? Kerensky secoua la tête. Cétait trop énorme. Et pourtant, cétait la seule explication : même Simon lignorait. Il était son meilleur pote, et pourtant lui non plus ne le savait pas. Cétait dément, à bien y réfléchir. Alors que Kerensky sapprêtait à relire pour la trente-neuvième fois lentrefilet, le bip caractéristique du code daccès retentit dans le silence ; deux secondes plus tard, la porte du bunker souvrait dans un bruit de vérin hydraulique. Souriante, Joy descendit les quatre marches et sinstalla en face de lui. Elle avait osé lui dire bonjour, comme si de rien nétait ! Kerensky sentit ses muscles se tendre encore davantage. Il eut été capable de la frapper, tant il était furieux. Ainsi, les petites cachotteries davant ne suffisaient pas ? Maintenant que tout était achevé et consommé, il fallait encore quon le prenne pour un imbécile incapable de découvrir ce genre de choses ? Alors non seulement on ne lui faisait pas confiance, mais en plus on le prenait pour un crétin notoire ? Cen était trop. Kerensky devait savoir. Il posa sur la jeune femme un regard on ne peut plus glacial. Se rendant compte de ce que le Russe nétait pas dans son état normal, Joy le dévisagea avec étonnement. Elle se leva pour se servir une tasse de café et, sappuyant négligemment sur la rambarde du bunker, elle linterrogea : - Kerensky ? Tout va bien ? Joy le considéra avec plus détonnement encore. Elle rêvait, ou bien il était furieux ? Non non, à bien y regarder, il semblait bel et bien furieux. Mais pourquoi ? Contre qui ? Contre elle ? Mais pourquoi ? Elle neut pas le temps de poser la question : déjà Kerensky reprenait la parole, sec et incisif. - Alors, ce week end à Sarjevane ? Joy le dévisagea. Là, elle ne comprenait plus. Pourquoi reparler de ce week end ? Largo avait voulu faire un break. Il avait voulu passer trois jours à Sarjevane, discuter avec le Père Maurice, se reposer loin des pressions du Groupe W. En tant que garde du corps, elle lavait accompagné. Elle sy était ennuyé à mourir ; Largo avait passé des heures et des heures à se promener dans le monastère, discutant avec les uns et les autres, faisant de longs tête à tête avec le Père Maurice, se reposant. Et ils étaient rentrés depuis quatre jours déjà. Alors pourquoi demander des nouvelles de ce week end maintenant ? Sil sy était vraiment intéressé, Kerensky aurait dû poser ces questions lors de leur retour, non ? Pourquoi aujourdhui ? - Alors ? insista le Russe. Joy le regardait, ouvrant des yeux de plus en plus grands. Là, elle était totalement dépassée. De toute évidence, elle était censée dire quelque chose de bien précis. Mais du diable si elle voyait ce que le Russe attendait ! Kerensky lui lança un regard à la fois glacial et bouillant de colère. Joy se fit mentalement la réflexion que cétait là une combinaison assez exceptionnelle. Tout à fait à limage de Kerensky, au fond. - Dommage lâcha le Russe. Kerensky appuya rapidement sur trois touches de son clavier. Ce quil avait lu et relu tant de fois sur son écran plat se trouva projeté sur lécran géant derrière lui. Mais il ne se retourna pas, connaissant déjà le contenu du texte. Il dévisagea la jeune femme qui, elle, découvrait le petit entrefilet. Et ce quil vit le perturba quelque peu. Ce nétait pas, mais alors pas du tout, ce quil attendait. Joy lut le texte une première fois. Puis une seconde fois. Sans prononcer un seul mot, sans faire le moindre commentaire. Elle semblait hypnotisée par lécran. Elle pâlit, au point que Kerensky se demanda un instant si elle nallait pas défaillir. De fait, le haut du corps de la jeune femme oscilla légèrement, et elle fit un petit pas de côté pour reprendre léquilibre. Elle semblait manquer dair. Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Elle navait rien pu dire. Elle recommença lopération, rouvrit la bouche. Puis elle la referma à nouveau, laissant juste passer une sorte de râle dasthmatique parfaitement incongru. Elle cligna des yeux, souffla, déglutit, cligna à nouveau des yeux, re-déglutit, et relut les quelques lignes étalées sur le grand écran. Elle semblait tomber de la lune. Et encore ! Peut-être de Mars. Ou Pluton. Peut-être même dune planète encore trop lointaine pour être recensée. Enfin bref, elle semblait totalement tomber des nues. Ce qui ne collait pas. - Alors ? insista froidement Kerensky. Toujours rien à me dire ? Joy condescendit à quitter lécran pour poser un regard effaré sur Kerensky. Elle ouvrit la bouche. Rien ne sortit, encore une fois. Elle secoua vaguement la tête de droite à gauche. Prenant appui sur la rambarde, elle se redressa. Elle relut encore le texte, puis regarda à nouveau Kerensky en dodelinant de la tête. Son regard se porta une dernière fois sur lécran ; et elle se précipita vers la porte, quelle ouvrit dun geste brusque, comme si sa survie en dépendait. Elle était partie sans avoir répondu. Kerensky en fut quitte pour se retrouver à nouveau seul face à sa rage et à sa frustration. Mais quelque chose le gênait, dans toute cette histoire : Joy avait lair vraiment tourneboulée. Elle avait vraiment donné limpression de découvrir la chose. Cela voulait-il dire quelle aussi, elle lignorait ? Cétait possible, ça ? Et si Kerensky eut une moue dubitative. Il effaça le texte de lécran géant : inutile de laisser nimporte qui lire ce genre de choses, même si a priori nimporte qui nentrait pas dans le bunker. Le W se remit à tourner, inlassable. Kerensky, lui, lut pour la quarantième fois le texte, qui saffichait toujours sur son petit écran plat. Etait-il possible que tout ait été fait à linsu de Joy ? Non non non et non. Pas possible. Pas un truc comme ça. Joy était une excellente comédienne, tout simplement. Aucune autre explication possible. Ce qui voulait dire que ça continuait : on ne lui disait toujours rien ! Kerensky sentit la rage reprendre possession de son corps. Ce nétait plus vexant, ni même blessant. Ça devenait humiliant ! A nouveau, il entendit le bip suivi du bruit de vérin. Cette fois, cest Simon qui entrait, un sourire triomphant sur les lèvres. Sans prendre garde à la fureur pourtant non dissimulée du Russe, il annonça que le temps était beau, les filles ravissantes, et la journée a priori excellente. Il se rendit compte cependant de ce que Kerensky lui lançait un regard glacial. - Si si, je te promets ! insista Simon. Ce sera une belle journée
! Kerensky eut alors un doute. Un doute fort désagréable mais de toute façon, rien nétait agréable depuis quil avait téléchargé ce satané article. Bref, un doute, donc. Et si Simon savait ? Si Simon savait tout ? Depuis le début ? Kerensky sentit un frisson lui parcourir léchine. Comment ? Simon saurait ? Et pas lui ? Et Joy, alors ? Et si Simon savait, et pas Joy ? Bon, a priori cela paraissait absurde, mais après tout pas plus que le fait de découvrir le pot aux roses en téléchargeant une gazette locale ! Mais alors Si Simon savait et si Joy ignorait Est-ce que Et Largo ? - Simon, tu nas rien à me dire, par le plus grand des hasards
? interrogea le Russe dune voix beaucoup trop mielleuse pour être
sincère. Lil froid du Russe dissuada Simon den rajouter une couche. Question de vie ou de mort, estima-t-il en son for intérieur. - Bon alors ? De quoi veux-tu que je te parle ? Kerensky tressaillit légèrement. Non non, avait dit Simon. Ça faisait un non de trop pour être honnête, ça. Donc, Simon savait. Et rien quà voir lagitation qui lavait gagné peu à peu, le doute ne pouvait que se muer en certitude. Simon savait, cétait évident. Et donc A nouveau, Kerensky fut interrompu dans ses pensées. Des éclats de voix retentissaient dans le couloir. Des éclats de voix qui sapprochaient du bunker. Et des éclats de voix qui navaient rien de tendres. Joy était en train de passer un savon à quelquun, et vu le ton, cétait un sacré savon. La porte se déverrouilla une fois de plus. Joy entra, lil noir, remorquant dautorité un Largo qui visiblement était un peu perdu et navait pas vraiment suivi le film depuis le début. Il lança vers Kerensky et Simon un regard légèrement affolé. - ET ÇA, TU VAS ME DIRE QUE TU NETAIS PAS AU COURANT, PEUT-ETRE ? hurla la jeune femme. Faisant face à Largo, elle désignait vaguement de la main lécran géant, auquel elle tournait le dos. Largo leva les yeux vers lécran, mais ne fut pas plus avancé : il était vide. Seul le W y tournait, encore et toujours. - Euh Ben c'est-à-dire que Joy, je ne Retenant le nom doiseau qui lui brûlait les lèvres, Joy se retourna dun mouvement brusque et constata queffectivement, lécran géant ne présentait plus aucun élément compromettant. - Kerensky ? intima-t-elle. Le Russe nhésita pas longtemps. Après tout, autant crever labcès tout de suite. Et puis il en avait assez de jouer aux devinettes, à chercher tout seul dans son coin à comprendre qui savait quoi. Il était de plus en plus convaincu que Simon savait alors que Joy ignorait tout ce qui paraissait parfaitement idiot, mais correspondait aux réactions de lun comme de lautre. Il appuya sur la touche fatidique, et lentrefilet safficha. Du coin de lil, il guetta les deux réactions qui lintéressaient. Lattitude de Simon fut largement confirmative : oui, à voir comment il se faisait tout petit dans son coin, le doute nétait pas possible : il savait. Il savait et savait que dautres ne savaient pas. Pas très clair, mais bon, quand on est en colère, on nest pas très clair, songea Kerensky. Donc, Simon était parfaitement au courant. Et il craignait la réaction de quelquun. Qui ? Lui-même ? Non, évidemment. Devant le Russe, Simon aurait tenté de fanfaronner ; il ne se ratatinerait pas pour se faire oublier. Il avait donc peur de quelquun dautre. De Joy. Forcément. Ce qui confirmait lanalyse selon laquelle Joy nétait pas au courant. Et ce qui dès lors portait un sacré coup à la crédibilité de linformation. Parce que bon, tout de même ! Elle était la première concernée, non ? Donc si elle lignorait, cest quen fait lentrefilet ne correspondait pas pleinement à la réalité ; en tout cas, il ne décrivait pas des faits qui sétaient réellement produits. Kerensky songea que finalement, on ne lui avait peut-être pas tout caché ; dautant quaprès tout, lui, il nétait pas le premier intéressé dans laffaire. Tiens, dailleurs, à ce sujet Et Largo, dans tout ça ? Kerensky tourna instantanément le regard vers son milliardaire de patron. Allons bon, voilà autre chose ! Lui non plus, il nétait pas au courant ? Largo semblait avoir pris un coup de massue sur le haut du crâne, et cherchait désespérément à reprendre ses esprits. Pâle comme la mort, les yeux exorbités, il se tenait immobile près de Joy. Son regard passait alternativement de lécran à la jeune femme, pour retourner sur lécran avant de se poser à nouveau sur son amie. Et ainsi de suite. Cétait une ritournelle qui semblait ne jamais devoir sachever. Puis il ferma les yeux durant plusieurs secondes ; il les rouvrit. Il relut attentivement le texte. Il posa un regard interrogateur sur Kerensky, qui le soutint sans un mot. Largo se tourna alors vers Joy, quil considéra longuement. Mais sans doute se rendit-il compte de la colère qui avait envahi la jeune femme. - Joy, je te jure que ce nest pas moi ! se défendit-il en parlant dune traite. Je nétais absolument pas au courant, promis ! Je suis comme toi, je découvre, et je Enfin je Mais comment est-ce possible ? Bonne question ! songea Kerensky. Le Russe leva les yeux vers Simon. Celui-ci avait changé dattitude. Il nétait plus une petite souris cherchant désespérément un trou quelconque pour sy abriter de la tempête. Inconscience ou bravade, toujours est-il quil sétait redressé, et regardait ses amis avec un (gros) sourire en coin. A cet instant, Kerensky fut convaincu que cétait Simon. Personne ne savait, sauf Simon. Or cétait impossible. Joy et Largo ne pouvaient pas ne pas savoir, par définition. Sauf si tout avait été manigancé à leur insu par un cerveau assez fou pour échafauder ce genre de plan débile. Par un cerveau comme celui de Simon, en dautres termes. Mais là encore, Kerensky ne poussa pas plus avant sa réflexion. Il sentit deux paires dyeux braquées sur lui. Tournant la tête vers les marches, il découvrit Largo et Joy qui le fixaient intensément. Et pas dun regard amical. Non mais cest pas vrai, ils nallaient tout de même pas le tenir pour responsable de tout ça, si ? Cétait le monde à lenvers, là ! - Kerensky, tu nous expliques ? ordonna froidement la voix de Joy. Ah ben si, ils le tenaient pour responsable ! Kerensky haussa des épaules. Comment avait dit Simon, déjà ? Une excellente journée ? Ben voyons ! - Je nai rien à expliquer. Depuis que jai commencé
à bosser ici, je me suis abonné au Courrier du pays,
une feuille de chou dont les ambitions éditoriales se limitent
à quelques cantons. Tous les jeudis, le Courrier sort,
et lun des monteurs du journal menvoie le scan des pages concernant
Sarjevane. Largo sinstalla à ses côtés. Lui aussi sentait tout à coup ses jambes affreusement molles. Il entendit Joy qui cherchait à se calmer, prenant de profondes aspirations. - Mais ils nont pas pu tout inventer, nest-ce pas ? demanda
suavement Kerensky. Cest Largo qui avait répondu, dune voix anormalement aiguë. - Et tu espères que je vais gober ça ? demanda sèchement
le Russe. Largo, Joy et Kerensky se tournèrent immédiatement vers le Suisse, qui jugea quil navait peut-être pas été très finaud en intervenant de la sorte. Il se demanda sil préférerait linhumation traditionnelle ou la crémation. Car les regards posés sur lui nétaient pas destinés à lui faire un pont de fleurs, cétait certain ! Simon eut soudain conscience de ce que pouvaient ressentir les condamnés à mort, lorsquils faisaient face au peloton dexécution. Pas agréable du tout, comme impression ! - Simon Simon Simon commença Largo. Il se releva et sapprocha de son meilleur pote (quoiquà cet instant il ressentit un gros doute sur leur amitié, mais bon). Passant son bras autour des épaules de Simon, il le rapprocha de lui dun geste plus quautoritaire, étranglant presque le Suisse. - Dis-moi mon grand
continua Largo dune voix mielleuse. Tu
naurais rien à nous dire, sur le Courrier du pays
et la façon dont ils obtiennent leurs infos ? Largo eut un sourire très, mais vraiment très forcé. Il resserra son étreinte, coupant durant quelques secondes le souffle de Simon. - ARSGHL
. La pression se resserra à nouveau, puis se relâcha. Simon aspira bruyamment, happant avidement quelques bouffées dair, tout en se morigénant. Finalement, son plan nétait peut-être pas le plus génial de la planète ! Enfin si, mais il aurait dû penser à prendre une assurance-vie, avant. Où plutôt un masque à oxygène. Avec un gilet pare-balles. Et - Alors, Simon ? Comment le journal de Sarjevane a-t-il pu publier ça ? Bon, là, cest sûr, il était mort : Joy sy mettait, elle aussi. Et sa voix était trop douce. Elle allait le tuer, aucun doute nétait possible. Simon se dit quil avait eu une belle vie, jusquà présent. Il se demanda si ses amis se rendraient compte de ce quil avait fait pour eux, une fois quils lauraient massacré. - Ben tu sais
En fait ils ne publient que ce qui est sûr
Largo relâcha la pression. Il est vrai que le teint de Simon commençait à virer au brique, manifestation ostensible sinon ostentatoire dun problème de diffusion de lair dans ses délicats petits poumons. - Simon, je te conseille de déballer ta petite histoire illico presto, parce que si cest moi qui men charge, je te garantis que tu ne respireras plus très longtemps ! Joy navait pas vraiment lair de plaisanter. Ouille ! songea Simon. Quand elle saurait tout, vraiment tout Il allait passer un sale quart dheure Quel idiot, aussi, davoir mijoté ce plan ! Sur le moment cela paraissait génial, mais là, face à eux - Simooon ? gronda la jeune femme. Bon, là il navait plus le choix. Comment disaient les gladiateurs, déjà ? Morituri te salutant ? - Et bien voilà Simon sinterrompit, hésitant sur le choix des mots. Comment le leur annoncer sans être mis à mort dans linstant ? Mais rencontrant les regards noirs des principaux intéressés, il songea que de toute façon il allait être massacré. Alors - En fait, le journal na fait que publier ce quil a lu sur
les bans. Simon sourit. Finalement, il était très fier de lui. Bon daccord, Largo et Joy semblaient légèrement sonnés, mais bon. Simon coula un coup dil vers Kerensky. Même son Russe préféré, il avait réussi à le surprendre ! Pas mal, non ? Simon releva les yeux vers lécran géant. Lentrefilet était toujours là. Simon estima quau point où ils en étaient, il pouvait porter le coup de grâce. - En fait, sur le plan légal, le journal a raison, expliqua-t-il.
Kerensky eut du mal à réprimer un sourire. Pour le coup, Joy était totalement assommée. Elle laissa à nouveau échapper ce même râle dasthmatique, qui résonna à travers le bunker. Largo se laissa retomber sur les marches, sans que lon puisse déterminer avec certitude si cétait un acte volontaire ou la conséquence dun refus de ses jambes de le porter plus longtemps. - Et on peut savoir pourquoi tu as fait ça ? demanda placidement
Kerensky. Joy ouvrit de larges yeux. Elle navait pas bien entendu, nest-ce pas ? Elle se retrouvait légalement mariée sans quon lui ait demandé son avis, et en plus Simon venait lui annoncer quelle lénervait ? Non, cétait une blague, là, ou quoi ? Un poisson davril ? Elle était entrée dans la quatrième dimension ? Un monde parallèle ? - Cest vrai, quoi ! poursuivit Simon. Ça joue au chat et à la souris, ça saime sans se le dire, ça se sépare sans raison, et jen passe ! Et tout ça pourquoi ? Parce quils psychotent un max. Ils ont peur de sengager. Alors je me suis dit que sils se retrouvaient DEJA engagés, on pourrait passer à la vitesse supérieure sans tergiverser encore pendant des siècles. Simon sinterrompit deux secondes, intrigué par une sorte de bruit émis par son ami. Mais finalement Largo ne parla pas. Ce nétait quun râle dagonie. - Dautant que les bans sont publiés depuis un mois, que
le mariage est censé avoir été célébré
par le maire il y a déjà cinq jours, et que tout boume :
ni la presse people ni la Commission nont fait le lien entre Largo
Winch, le multimilliardaire qui dirige le Groupe W, et Largo Winczlav,
lancien pensionnaire de Sarjevane qui vient de se marier. Ce qui
veut dire que Largo Winczlav peut mener une vie tout à fait normale,
sans invoquer les pressions qui pèsent sur Largo Winch pour refuser
de mener cette vie ! Simon recula prudemment dun pas, tandis que Largo levait un regard un peu perdu vers Joy. Elle voulait le tuer ? Oui, cétait bonne idée. Dun autre côté - Largo, tu sais que je viens de te rendre un fier service, non ? se
défendit Simon. Le regard de Largo était tout sauf reconnaissant, Simon devait bien ladmettre. Cétait plutôt un mélange subtil fait dangoisse, de lassitude et de colère. Enfin bref, beaucoup de choses, mais certainement pas des remerciements. - Et maintenant, on fait quoi ? senquit Kerensky, qui commençait
à trouver que si Simon était totalement fou, la situation
nen demeurait pas moins cocasse, en définitive. Elle se mordit la lèvre inférieure. Ah bravo pour la gaffe ! Evoquer ce genre de choses devant Largo, après le vol plané de Nério, cétait fin, vraiment ! Mais Largo ne sembla pas y avoir prêté attention. Concentré, le sourcil froncé, il réfléchissait. - Donc, récapitulons, finit-il par dire. Joy et moi sommes légalement
mariés depuis cinq jours, même si nous lignorions.
A nouveau, Largo se plongea dans une intense réflexion. Joy sassit à ses côtés, sur les marches. Tout ceci faisait beaucoup démotions dun coup. Un peu trop. Et elle ne savait absolument pas comment gérer cette histoire. - En fait, cest très simple, fit Kerensky. Il sinterrompit. Encore un râle émis par Joy. Kerensky nota quelle avait changé de registre : ce nétait plus vraiment un râle dasthmatique. Cétait un râle, mais un peu moins plus Différent, quoi ! De toute évidence, elle avait du mal à encaisser. Mais cétait logique : après tout, on napprend pas tous les matins que lon est mariée depuis cinq jours alors quon ne sen doutait absolument pas. - Cela dit, il y a une autre possibilité, poursuivit Kerensky.
Le visage de Simon se fendit dun large sourire. Cétait gagné, si Kerensky approuvait son initiative ! Mais bon, lui, il nétait pas le premier concerné. Et les deux autres, là, ils en pensaient quoi ? Simon se tourna vers eux, tout de même un peu inquiet. Le regard fixé sur ses chaussures, Joy ne disait rien, même si elle semblait un peu (beaucoup) crispée. Elle attendait. Oh évidemment, elle avait été folle de rage. Comment Simon avait-il osé faire une chose pareille ? Il était totalement malade, ou quoi ? Et puis finalement, exposée par Kerensky, la situation était Enfin tout ceci apparaissait sous un autre jour. Elle était mariée avec Largo. Et ce nétait pas pour lui déplaire, en fin de compte Alors elle attendait. Elle attendait que Largo réagisse. Quoiquil dise, quoiquil fasse, elle serait daccord. Daccord sil préférait divorcer : parce quaprès tout elle nétait quun garde du corps et lui un coureur de jupons invétéré, parce que tout ça était tout de même très rapide et très angoissant Mais elle serait daccord aussi sil voulait découvrir les avantages de la vie conjugale. Parce que Simon avait raison : elle et Largo avaient peur de sengager, mais au fond, ils saimaient. Alors Joy attendait. Largo, lui, réfléchissait à toute vitesse. Il était arrivé sensiblement au même constat, mais continuait de réfléchir. Lalternative était simple, certes, mais le dilemme énorme. Ils étaient mariés. Il fallait donc décider de lavenir : soit contacter un avocat pour arranger un divorce, soit contacter le Père Maurice pour quune messe de sacrement vienne apporter la pierre définitive à ce mariage. Cétait tout bête, en fait. Encore fallait-il faire le bon choix. - Joy ? appela doucement un Largo très très hésitant. Elle ne répondit rien, se contentant de lever des yeux inquiets vers lui. Largo respira profondément. Il sétait décidé. Restait à voir si elle était daccord. - On pourrait monter au penthouse pour discuter de tout ça au calme ? suggéra-t-il. Elle ne dit pas un mot mais le regarda au fond des yeux pendant un temps interminable. Enfin tout au moins Largo trouva le temps très long. Simon et Kerensky, pour leur part, estimèrent par la suite que cela navait pas duré plus de trois secondes. Joy se leva, toujours sans rien dire. Largo esquissa un vague sourire. Elle prit sa main, et à son tour sourit faiblement. Tous deux sortirent. Ils navaient pas annoncé quoique ce soit quant à leur décision. Lorsque la porte se fut refermée, Simon ne put se retenir davantage. Il lança un regard triomphant à Kerensky et rit. - Mest avis quon a quartier libre pour la journée ! fit-il, tout heureux. Pas la peine de contacter un avocat, il ny aura pas de divorce ! Kerensky sourit à son tour. Croisant les bras sur la poitrine, il considéra Simon, pinçant légèrement les lèvres. - Mais ce nest pas un avocat civiliste, que je vais contacter,
annonça-t-il posément. Un bon pénaliste, plutôt.
Le sourire de Simon seffaça instantanément. Pour revenir presque aussitôt. Quimporte ! Il avait joué les bons samaritains. Au moins il aurait une bonne action à présenter à saint Pierre
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