Le sourire de la jeune femme en parme
1ère Partie

par Angelene

***

" Joy me tuera quand elle saura que je suis venu dans ce bouge tout seul ... " pensa Largo en dissimulant un sourire de gamin qui fait sciemment une bêtise.
Il examina l'endroit avec une grimace éloquente. Depuis qu'il était à la tête du Groupe W, et accessoirement d'une fortune considérable, il fréquentait beaucoup plus rarement ce type de lieux de perdition, auxquels il était pourtant si accoutumé, lorsqu'il roulait encore sa bosse avec Simon de par le monde. Mais tout avait changé pour lui. Même si certains ne changeraient jamais ...
C'était le cas de son vieil ami Douggie. Un peu plus tôt dans la soirée, alors que Largo s'ennuyait comme un rat mort tout en planchant sur d'interminables dossiers, il avait reçu un coup de fil de celui-ci. Comment avait-il eu son numéro ? Cela devrait rester un mystère, mais une chose était sûre, on n'était jamais au bout de ses surprises avec Douggie Sutherland.
Lorsque Largo l'avait rencontré la toute première fois, il venait tout juste de quitter le Monastère de Sarjevane, et vagabondait, traversant l'Europe et ses délices. C'était au cours d'une escale à Dublin que Largo, alors tout jeune homme, avait croisé le chemin de Douggie. Le turbulent irlandais, arnaqueur en tous genres, à la carrière déjà bien remplie pour ses vingt-cinq printemps de l'époque, s'était frotté aux mauvaises personnes. Débiteur d'une somme conséquente à une bande de loubards peu fréquentables des bas-fond de la capitale, il était sur le point de se faire réduire sa petite tête quand Largo, fidèle à sa grandeur d'âme, était venu à son secours.
Résultat, quelques côtes cassées, un bon gros oeil au beurre noir, une course-poursuite haletante à travers Dublin pour y semer leurs poursuivants, et ... Un nouvel ami. Si Largo avait tout de suite apprécié Douggie, il avait assez rapidement dû se rendre à une triste évidence : ce dernier s'attirait plus d'ennuis et faisait plus de gaffes que Caliméro et Gaston Lagaffe réunis.
Mais Largo s'était tout de même attaché à lui, à sa gouaille, à son bon fond et à sa propension quasi maladive à inventer des bobards plus gros que lui pour se tirer des situations critiques, mais jamais pour tromper ses amis, auxquels il était très fidèle. Les deux jeunes gens avaient traîné leurs guêtres ensemble pendant plusieurs mois, presque un an, avant de prendre des directions séparées : Largo souhaitait approfondir ses connaissances de la mappemonde et Douggie voulait étendre ses horizons à sa manière, en testant ses arnaques sur un territoire plus vaste, le sol américain.
Ils s'étaient dit adieu, oh mais pas pour très longtemps, puisque Largo avait croisé par la suite à de nombreuses reprises, le chemin de Douggie. A chaque fois, ils avaient pris du bon temps. A chaque fois, ils avaient fini avec des flics ou des truands au derrière. D'accord c'était fatiguant, d'accord Douggie accumulait gaffe sur gaffe sans jamais tirer de leçon de ses erreurs. D'accord c'était lassant. Mais Douggie était comme ça. Et on l'aimait avec son incommensurable poisse et son inévitable manie de s'attirer les pires ennuis.
Largo avait conscience, en acceptant de rencontrer Douggie dans ce bar de nuit, le " Boca del Infierno ", (tout un programme) qu'il faisait une erreur qui allait se retourner contre lui. Mais on ne dit pas si facilement non à Douggie, et puis, entre ses conseils d'administration, ses déjeuners d'affaires, ses signatures de contrat, le jeune milliardaire devait bien avouer qu'il s'ennuyait mortellement.
La faune du " Boca del Infierno ", ostensiblement inamicale et constituée d'un ramassis de bons, de brutes et de truands, dévisageait Largo comme une bête noire. Que venait faire dans LEUR territoire de débauche et de sauvagerie primitive ce beau gosse, blondinet, au regard pétillant de malice et vêtu comme une gravure de mode ?
Largo commençait à se demander si cette bande de primates n'allaient venir lui faire sa fête quand il fut " sauvé ", du moins autant qu'un gringalet de son envergure pouvait le sauver, par Douggie qui le héla du fond du bar, installé au comptoir. Il se leva vivement de son tabouret de bar bancal pour accueillir Largo d'une fébrile poignée de main.
" Largo ! Old fellow ! C'est bon de te revoir ! " éclata-t-il de son accent irlandais grossier.
Le milliardaire retint son sourire et rendit sa poignée de main à son vieil ami. Il l'examina un instant : Douggie n'avait pas vraiment changé, petit, mince, nerveux et trapu. Seuls son visage, à la mâchoire épaisse et aux yeux d'un vert profond enfoncés dans leurs orbites, et ses cheveux d'un ancien noir ébène qui virait sur le poivre et sel par endroits, portaient des traces du temps qui passe.
Douggie remarqua le regard de son ami.
" Ah oui, je sais, je me fais vieux ! s'écria-t-il joyeusement. Mais que veux-tu ? Le temps passe et ça ne me rajeunit pas de devoir courir dans tous les sens pour mon job ! "
Largo étouffa un grognement ironique. Douggie avait toujours été persuadé que ses petites escroqueries minables étaient un " vrai " job, voire un art, et n'avait jamais eu ni la moindre honte à l'exercer, ni l'idée saugrenue de se ranger.
" Ou courir dans tous les sens pour éviter tes créanciers ? " insinua malicieusement Largo.
Douggie éclata d'un rire gras et bruyant.
" Ah Largo ! Tu me connais vraiment bien ! Et oui, que veux-tu, ce n'est pas à mon âge que je vais changer ! Mais viens au bar, viens, on va boire un verre ! "
Largo le suivit, amusé, et s'installa sur un tabouret de bar aux côtés de son ami. Celui-ci l'avait devancé et un verre à moitié vide de scotch trônait sur le comptoir du bar.
" Mon ami, nous allons trinquer ensemble ! " décida-t-il.
Il but alors cul sec son scotch, dissimulant une grimace, puis appela une serveuse, dénommée Blanche. Celle-ci, la cinquantaine bien tassée, aux longs cheveux blonds délavés et filandreux, arborait la mine fatiguée et désabusée d'une femme ayant vu passer des poivrots toute sa vie.
" Blanche, viens par là ma belle ! lui sourit Douggie, visiblement habitué des lieux. Mon ami et moi allons trinquer à nos retrouvailles.
- Tu veux que je te montre le montant de ton ardoise, Douggie ? " grommela Blanche.
Largo sourit intérieurement. Plus aucun doute à avoir, Douggie était un habitué. Pendant ce temps, son ami irlandais prenait un air faussement offusqué.
" Blanche, tu m'insultes devant mon ami !
- Ouais, si c'est ton ami, il doit être habitué ... " rétorqua-t-elle.
Puis Blanche jeta un petit coup d'œil connaisseur vers Largo. Elle sut tout de suite à ses airs proprets et à la coupe de son costume hors de prix, qu'elle en aurait pour son argent ce soir-là. Elle haussa les épaules.
" Bon, qu'est-ce que je vous sers ?
- Double scotch pour chacun ! " décida Douggie.
Largo eut un mouvement de recul.
" Non merci, très peu pour moi. Une Ginger Ale, Blanche ... le reprit Largo.
- Une Ginger Ale ? On ne s'est pas vus depuis ... Pffff ... Depuis presque trois ans et tu veux fêter ça avec une Ginger Ale ? Blanche, un double scotch pour mon ami.
- Blanche, n'écoutez pas cette fouine et donnez-moi une Ginger Ale.
- Largo, tu vas finir par me vexer ! Blanche oublie la Ginger Ale !
- Douggie ... gronda Largo d'un air de reproche. Je veux une Ginger Ale. Tu sais très bien que je ne tiens pas l'alcool !
- Et alors ? On est entre amis, non ?
- Je te signale que je suis PDG maintenant, j'ai une réputation à tenir !
- Tu fais ta grande dame maintenant ? "
Largo ne releva pas et regarda Blanche.
" Une Ginger Ale.
- ... Et un double scotch ! " rajouta Douggie.
Blanche haussa les épaules.
" Je vous amène les deux mes mignons ... Vous choisirez ... Et vous paierez les deux consos !
- Elle est charmante, hein ? s'amusa Douggie en regardant Blanche s'éloigner.
- Combien tu veux Douggie ? lâcha Largo d'un air moqueur.
- Quoi ? De quoi tu parles ?
- Je te connais, tu essaies de me faire boire ... Tu veux obtenir quelque chose ...
- Largo, tu m'insultes ! Je me sens ... offensé ! Oui, terriblement offensé ! et ... Et aussi, ... Offensé ! Et ... Et oui, je suis offensé !
- Tu as fini d'être offensé ?
- J'ai l'impression que tu me prends pour un profiteur Largo, moi, ton ami !
- Non, je te connais c'est tout. Ne te vexe pas ! Allez, dis-moi ce que tu veux et n'en parlons plus, tu sais très bien que je ne peux jamais résister à ton regard de chien battu et que je t'aiderai de toute manière.
- Oui c'est vrai, t'es un type bien, et généreux ! Très généreux ! fit Douggie d'un air démesurément admiratif.
- N'en fais pas trop, Douggie ... Je suis surtout une bonne poire. Allez, raconte. "
Douggie passa ses doigts dans ses cheveux en bataille. Apparemment il cherchait ses mots, hésitant entre le ton du " mec désespéré ", du " mec qui n'avait rien à perdre ", du " mec pleurnichard " ou du " mec repenti ". Blanche les interrompit, portant à bout de bras un plateau contenant une Ginger Ale et deux doubles scotchs. Largo prit la Ginger et trempa ses lèvres dedans patiemment, tandis que Douggie avalait cul sec l'un des scotch. Puis il leva un regard hagard vers Largo. Apparemment, il venait de s'arrêter sur le ton du " mec qui n'a rien à perdre ".
" Bon, d'accord ... Bois-la ta Ginger Ale. Je t'explique. Il se pourrait que j'ai quelques dettes sur le dos ...
- Combien ?
- C'était un coup sans risque, je te promets ! J'avais un pote qui avait tous les meilleurs tuyaux sur les canassons d'Atlantic City, imparables, je m'étais fait des milliers de dollars grâce à ce mec. Quand il s'est installé sur NYC je me suis dit : "Génial mec, ta fortune est faire ! " Mais voilà, ce mec, il bossait pour d'autres mecs qui ne m'avaient pas à la bonne ... Une petite arnaque sans conséquences qui datait de plusieurs mois et ...
- Combien ?
- Et il m'a doublé, il m'a filé des tuyaux pourris, sauf que le temps que je me rende compte qu'il roulait sa bosse pour ce mec qui ne m'avait pas à la bonne ...
- Combien ? "
Douggie soupira.
" 50 000. "
Largo lui lança un regard exorbité.
" Dollars ? ? ? ?
- Ca dépend ... Ca passerait mieux en Euros ?
- C'est la même chose en Euros Douggie !
- Ah ... Donc ça ne passe pas mieux ... marmonna-t-il, crispé.
- Douggie ? s'emporta Largo. Tu ne te rends pas compte de ce que tu fais ? Ce n'est pas un jeu ! Il s'agit de 50 000 dollars !
- Et quoi ? C'est pas grand-chose pour toi !
- Ce n'est pas parce que je suis milliardaire que j'ai oublié la valeur de l'argent, tu ne m'entuberas pas aussi facilement !
- Je t'en supplie Largo, au nom de notre amitié, j'ai besoin que tu me sortes de là !
- Mais comment tu as pu perdre 50 000 dollars aux courses de chevaux ?
- Ben ... En fait ... J'ai aussi parié sur des courses de lévriers ... "
Largo se frotta les yeux, soudain pris de fatigue.
" Comment tu fais pour t'attirer toujours les pires ennuis ? Je te jure, c'est fatiguant à force ...
- Tu vas m'aider ou pas ?
- Pour quand dois-tu réunir cette somme ? lâcha-t-il finalement.
- Euh ... Demain ... murmura timidement Douggie.
- Demain ? ? ? Et tu me préviens maintenant ?
- Ben qu'est-ce que tu veux ? J'ai pris mes responsabilités moi ! J'ai essayé de trouver le fric tout seul !
- 50 000 dollars ? Comment tu comptais t'y prendre ? En braquant une banque ?
- A vrai dire, j'y ai pensé, mais tu sais que je déteste les armes à feu ...
- Et après ça s'acoquine avec des gangsters ... A qui tu le dois ce fric ?
- Quelle question ! A mon book !
- Son nom !"
Douggie fit la grimace et préféra avaler le deuxième double scotch qui traînait sur la table plutôt que de répondre.
" Douggie, son nom ! s'impatienta Largo.
- Je regrette Largo, je ne peux pas te le dire. Je te connais, tu vas vouloir le mettre en taule !
- Au moins ça te débarrasserait de tes dettes !
- Oui, mais je ne suis pas une balance ! Je mets un point d'honneur à rembourser mes dettes !
- En venant m'emprunter du fric ?
- Oui, ben j'ai pas trouvé d'autre solution ... Et je te rembourserai !
- Laisse tomber Douggie, ce n'est pas l'argent qui est un problème, c'est pour le principe ! "
Largo se prit la tête dans ses mains, soudain assujetti à une migraine lancinante.
" Je suppose que ton bookmaker n'est pas un enfant de cœur ? Si tu ne le paies pas, il te cassera un bras, c'est ça ?
- Euh ... Pour te dire la vérité, il a déjà dépassé le stade de ce type de menace ...
- Super. Bon, tu ne me laisses pas le choix Douggie ...
- Alors tu vas m'aider ? fit-il avec espoir.
- Bien sûr que je vais t'aider ...
- Oh merci Largo, t'es un ami, un vrai !
- Mais je te préviens qu'après je t'aurai à l'œil, et si je te vois t'embarquer dans ce type d'histoire à nouveau, je ...
- Oui, oui, oui, Largo ! Tout ce que tu voudras, je serai sage comme une image ! " s'empressa de le rassurer Douggie pour la forme.
Puis il tira un petit bout de papier de la poche intérieure de sa veste en peau de serpent et l'étala sur le comptoir.
" Voilà, c'est le lieu de rendez-vous pour demain matin, à dix heures, avec le fric.
- Dix heures ? Ca va être juste pour réunir cette somme ... Enfin, j'y serai à temps. "
Un voile de panique traversa furtivement le regard de Douggie.
" Euh ... Tu comptes quand même pas y aller Largo ?
- Bien sûr que si, c'est mon argent après tout !
- Ah non, ah non, mauvais plan ! T'es pas attendu là-bas Largo, j'ai pas envie qu'ils te fassent ta fête !
- C'est gentil, ça, de t'inquiéter pour ma santé ... ironisa le jeune homme.
- Tu ne te rends pas compte ? Mon book a confiance en moi, si je change les termes du marché, il ...
- ... n'aura plus confiance en toi, et alors ? Qui a dit que tu étais digne de confiance ? Et puis au moins, à l'avenir, il refusera de prendre tes paris ...
- Là, tu me vexes Largo ...
- Désolé de heurter ta sensibilité ...
- Oh non, je t'en supplie Largo, me fais pas ça ! T'as une belle gueule et si Lou la reconnaît ça sera pas bon pour mon matricule : t'as pas une réputation des plus reluisantes chez les voyous !
- Ca me rend tellement triste pour toi Douggie ... Je viens et c'est tout.
- D'accord, d'accord : et qu'est-ce que tu veux en échange ? Pour quoi tu ne te pointerais pas ?
- Douggie ... soupira Largo d'un air réprobateur.
- S'il te plaît Largo ! Écoute ce que j'ai à te dire, je ne peux plus arrêter de jouer, moi, j'ai besoin de mon book ! Je sens que je suis en veine en ce moment !
- Aussi loin que je m'en souvienne, tu n'as jamais été en veine Douggie ...
- Mais je sais ce que tu vas faire, dès que tu auras vu mon book, tu te mettras à lui coller au train pour le faire arrêter ... Et après, moi, je serai grillé dans toute la région ! Je ne pourrais plus faire mon job !
- Tu ne t'es jamais dit que ce ne serait pas une si mauvaise idée de raccrocher ?
- Ne blasphème pas Largo ! Ok ok ... réfléchit Douggie. J'ai peut-être un marché intéressant à te proposer.
- Vraiment ? fit le milliardaire, sceptique.
- Tu me promets de ne pas intervenir dans cette affaire et en échange, j'ai un truc pour toi, qui devrait t'intéresser.
- Dis toujours.
- Ok, c'est pas sûr, c'est un tuyau à revérifier, mais je connais un gars, qui connaît un gars, qui a peut-être des renseignements sur ta mère. "
Le visage de Largo se mit à pâlir. Il dévisagea Douggie d'un air triste.
" Si c'est une plaisanterie, je ne trouve pas ça très drôle ...
- C'est ce qu'il y a de plus sérieux, au contraire ! reprit Douggie. Alors ? Ca t'intéresse ? "
Largo n'eut pas besoin de répondre. L'expression qui se lisait sur son visage était bien plus explicite que tous les mots du monde.


*****


Un lourd silence pesait dans le bunker. Chacun avait attentivement écouté le récit de Largo, et chacun semblait écouter une petite voix intérieure qui lui soufflerait ce qu'il fallait dire. Celle de Simon prit les autres de vitesse.
" Mais c'est super ! " s'écria-t-il.
Largo acquiesça d'un large sourire mêlant crainte et espoir. Le soutien démonstratif de Simon, allant lui donner une tape amicale sur l'épaule, le confortait et lui offrait un peu plus d'assurance face à cette porte ouverte qui se dessinait au bout de sa route.
" Qu'en pensez-vous ? " s'enquit-il avec inquiétude devant le peu de réaction de Joy et de Kerensky.
Kerensky ne sourcilla pas.
" Information à vérifier. " se contenta-t-il de lâcher, froidement.
Largo hocha la tête.
" Je sais ce que vous vous dites ... C'est une info aléatoire, qui ne repose sur rien, je vais me faire de faux espoirs et ça ne mènera probablement nulle part.
- C'est un peu l'idée oui ! " rétorqua Joy, jusque là restée fort songeuse.
Largo ne fut pas étonné par l'attitude plus que méfiante de sa garde du corps, qu'il avait anticipée.
" Rassurez-vous, je garde la tête froide. Mais je tiens à vérifier moi-même cette histoire. Si c'était vrai, ce serait la meilleure piste que j'aie eue jusqu'à présent pour savoir qui est ma mère.
- C'est sûrement une perte de temps Largo. "
Le milliardaire eut un regard sombre.
" J'escomptais un peu plus de soutien, Joy.
- Écoute, tu sais très bien qu'en tant qu'amie, je voudrais que tout ça soit vrai, mais je vais agir en professionnelle : et la professionnelle te dit que c'est de la folie de croire que cette piste te mènera où que ce soit. Tu vas t'exposer inutilement. Laisse-nous nous occuper de la vérification de ces infos et ...
- Hors de question. C'est personnel, et c'est mon affaire ! Beaucoup plus que celle de n'importe lequel d'entre vous. Personne ne m'évincera.
- Là n'est pas la question ! Je parle pour ta sécurité ! Il s'agit peut-être d'un piège ! "
Largo étouffa un rire.
" Et quel genre de piège, hein ? C'est mon vieux copain Douggie qui m'a refilé ce tuyau ! "
Joy émit une sorte de grondement sourd.
" Ton " vieux copain Douggie " , comme tu dis, est un joueur invétéré criblé de dettes ... Je ne suis pas sûre qu'on puisse prendre ce qu'il dit pour parole d'Évangile.
- Hey ! protesta Largo, légèrement agacé par la défiance de Joy. Douggie a des problèmes, mais ce n'est pas un menteur. C'est un très vieil ami, un peu gouailleur je te l'accorde, mais il m'a souvent filé des coups de main ... J'accorde beaucoup de crédit à ce qu'il me dit.
- Si tu le dis ... abandonna Joy. Mais quand même ... Le type qu'il t'a conseillé d'aller voir, je ne le sens pas du tout. Tu te rends compte du caïd que ce doit être pour se faire appeler dans le milieu " El Primo " ?
- Je resterai sur mes gardes ... fit Largo.
- Et tu auras tout à fait raison ... " intervint alors Kerensky.
Le Russe se tenait figé devant son écran, comme à son habitude, survolant le dossier plus qu'éloquent du bandit notoire centre de leur conversation.
" Tu as trouvé quelque chose Kerensky ? s'enquit Simon.
- Naturellement.
- Ben qu'est-ce que tu attends pour nous refaire le CV d' El Primo façon Bunker ? Hum ? sourit le Suisse d'un air taquin.
- Ce serait déjà fait si tu ne m'interrompais pas toutes les dix secondes ! cingla Georgi. Hector Proximo Galindez, né en 1947 au Nouveau-Mexique. Il commence sa carrière très jeune, à l'âge de 14 ans, vol à l'étalage, vol de voiture, vol avec agression. Multiples séjours dans différents établissements pénitenciers. En 1982 il migre vers New York où il prend de l'ampleur : cambriolages, puis braquages d'épiceries, de banques, de fourgons postaux, etc. Et retour à la case prison. Il est sorti de Saint-Quentin il y a un an et demi ... Le climat new yorkais ne devait pas lui convenir parce qu'il est retourné au Nouveau-Mexique ... Depuis il a l'air de se tenir tranquille : soit il se cache mieux, soit il sous-traite ... En tout cas, tu le trouveras à cette adresse : Albuquerque, 28 Parkway Drive, appartement 113.
- Sacré gus ... siffla Simon en lisant dans le détail le palmarès d'El Primo.
- Qu'est-ce que je disais ! lança Joy d'un air triomphant. Pas digne de confiance.
- J'irai quand même le rencontrer, décida Largo.
- Largo ! protesta aussitôt la jeune femme.
- J'ai connu des types bien plus dangereux et coriaces, rien que ce matin au Conseil d'Administration, ou à la minute même dans ce bunker : suivez mon regard. "
Joy se vexa et fit la moue tandis que Kerensky haussa un sourcil.
" Question ... Tu parles duquel de nous deux là ? Juste histoire de savoir lequel te fait le plus peur ... " lança-t-il, pince-sans-rire.
Largo éluda la question en jetant un coup d'œil à sa montre.
"Il est bientôt dix-huit heures. Je ne veux pas traîner ... Je vais voir El Primo.
- Maintenant ? s'exclama Simon.
- Oui, faites préparer le jet, pendant que j'explique la situation à John ...
- Mais ... tenta à nouveau sa garde du corps.
- Joy, j'ai pas mal d'heures de vol qui m'attendent, alors tu serais gentille de te contenter de me lancer ton regard désapprobateur et de me laisser faire !
- Ok ... marmonna Joy, vaincue. Je te rejoins ... commença-t-elle.
- Non, Joy ... réfléchit-il. Je préfère en fait que tu ailles remettre l'argent au book de Douggie en sa compagnie demain matin.
- Quoi ? aboya-t-elle.
- Je ne veux pas le laisser seul avec ces mafieux, surtout qu'ils voudront savoir comment Douggie s'est débrouillé pour ramener tout cet argent, expliqua-t-il calmement.
- Largo ...
- Joy, je compte sur TOI pour protéger MON ami, l'interrompit son patron avec le plus de tact qu'il pouvait rassembler.
- Et qui va assurer ta protection?
- Simon.
- Ce n'est pas son boulot Largo ! C'est le mien. "
Largo poussa un profond soupir.
" Joy, est-ce moi qui suis un mauvais patron ou toi qui est vraiment très emmerdante quand tu t'y mets ? demanda-t-il d'un ton désespéré.
- Oses répéter ça pour voir ? " s'écria Joy, mi menaçante, mi amusée devant la témérité soudaine de Largo.
Celui-ci la regretta bien vite devant le regard de feu de la jeune femme. Il eut une mine dépitée.
"Mais c'est vrai quoi ! reprit-il. Je suis censé être le patron ici, et je me fais toujours engueuler par vous ! Quand ce n'est pas toi Joy, c'est Kerensky ! Et si le grand russe la ferme, c'est Simon qui s'y colle ! C'est vrai que je prône l'entente et la complicité entre nous tous, mais vous me fatiguez parfois ...
- Et une complainte du capitaliste, une ! " grinça Kerensky entre ses dents.
Largo passa outre et pointa du doigt son meilleur ami.
" Simon, tu viens avec moi. Joy, demain, 10 heures, tu rejoins Douggie avec la mallette contenant les 50 000$ au Pont de la trente septième et Richter. Kerensky, tu t'occupes du soutien logistique. Merci d'avance. "
Puis le jeune milliardaire s'enfuit au plus vite du bunker, afin d'éviter les dernières foudres des membres de son équipe, collé aux talons par un Simon hilare, toujours soufflé d'avoir vu Largo réussir à rabattre le caquet de ses deux ex agents secrets d'amis. Une fois seuls, Kerensky et Joy demeurèrent silencieux un long moment, puis la jeune femme, une mine perplexe au visage, interrogea du regard l'ex agent du KGB.
" Je suis emmerdante ? " s'enquit-elle en confirmation.
Il haussa les épaules.
" Bien sûr. Mais on s'y fait, ne t'inquiètes pas. "


*****


Après l'arrivée tardive de leur jet à l'aéroport privé dont le Groupe W disposait à Albuquerque, Largo et Simon, malgré l'empressement du jeune milliardaire, prirent le parti de prendre quelques heures de repos à l'hôtel avant de rencontrer El Primo. Levé aux aurores, plus impatient qu'un gosse sur le point d'aller faire un tour sur le Grand Huit, Largo était déjà prêt à partir pour Parkway Drive et enjoignait Simon de se hâter. C'est ainsi qu'à huit heures du matin, les deux amis, frappaient à la porte d'Hector Proximo Galindez, dit " El Primo " pour avoir des réponses à leurs questions.
Deux chicanos, plutôt jeunes, et apparemment carburant à la cocaïne, se tenaient devant la porte, méfiants. Ils roulaient leur bosse pour El Primo qui leur avait demandé de contrôler l'identité de tous ses " visiteurs ".
" Vos papiers, Gringos. "
Largo et Simon, soucieux d'en finir au plus vite, s'exécutèrent. Les deux gosses ne les avaient pas reconnus et voir leurs noms sur leurs papiers ne les éclairaient pas plus, apparemment. L'un d'eux resta à les surveiller, la main collée à son torse, dissimulée par sa veste, prêt à brandir un revolver. Le deuxième alla s'entretenir avec El Primo, et revint un instant plus tard, faisant signe à son comparse de les laisser entrer. Puis il rendit leurs papiers à Simon et Largo et les conduisit vers l'arrière-cuisine où El Primo prenait son petit-déjeuner. Il accueillit ses deux invités d'un air à la fois curieux et goguenard.
" Entrez, ne vous gênez pas ... sourit-il, tandis que le gosse qui les avait guidé disparaissait. Ce n'est pas tous les jours que je reçois des invités de marque. Asseyez-vous.
- On préfère rester debout, rétorqua Simon, méfiant pour deux.
- Selon votre bon plaisir, señores ... fit El Primo en mordant dans une tranche de bacon. Alors ? Que me vaut l'honneur de votre visite ?
- Nous ne sommes pas ici pour vous créer des problèmes ... commença Largo. Nous voulons certains renseignements.
- Je ne suis pas un indic', encore moins une balance. Alors passez votre chemin.
- C'est Douggie Sutherland qui nous envoie. "
Le ton agressif d' El Primo disparut sous un sourire amusé.
" Cette espèce de fouine me doit 3000$ ! Mais il a tellement de dettes, qu'il a dû m'oublier. De quoi vous a-t-il parlé ? Ah oui, vous êtes le fils de Nério Winch ... Donc vous venez pour votre mère ?
- Que savez-vous d'elle ?
- Qu'est-ce que j'y gagne ? "
Largo jeta un petit coup d'œil à Simon.
" L'ardoise de Douggie, ça vous ira ?
- C'est pas mal ... Je pourrais demander plus, mais les renseignements que j'ai ne le valent pas ... En fait c'est mon frère, Pedrito, qui en sait long sur cette affaire ... Et ne vous en faites pas, un bon litre de piquette devrait délier sa langue ...
- Que sait-il ? "
El Primo avala la dernière bouchée de sa tranche de bacon et après l'avoir mâchée et engloutie bruyamment, fouilla dans ses poches pour y dénicher un cigare.
" Pedrito a migré à NYC au début des années 70 ... Moi j'étais en prison, mais comme notre mère se désespérait de me voir sombrer, j'ai fait promettre à mon frère d'essayer, vous savez, de rester dans le droit chemin. Donc il est parti pour la Côte Est et il a rapidement trouvé un job. Il était le chauffeur de votre père, quand celui-ci commençait à être un homme d'affaires riche et réputé, vous voyez ? Il se faisait sa fortune, ça marchait bien pour lui, alors, banco ! Un chauffeur pour sa pomme, les grandes casas, les voyages exotiques, les mondanités ... Et bien sûr les jolies femmes. D'après ce que m'a dit mon petit frère, pendant un moment, une partie de l'année 1971 jusqu'à début 1972, votre père avait une belle nana avec lui, d'origine italienne ...
- Vous avez son nom ? l'interrompit Largo.
- Si je l'avais ça vous coûterait cher ! Vous verrez ça avec Pedrito ... Si cette cuve à vin s'en souvient ... Enfin bref, mon frère disait toujours que Nério Winch avait encloqué cette petite italienne, mais personne ne l'a cru vu que votre père était une personnalité et si les journaux n'avaient rien dit sur un héritier, c'est qu'il n'était pas censé en exister un ... Pedrito a fini par la fermer sur cette histoire. Et puis votre père est mort. Vous êtes arrivé. Depuis il n'arrête pas de clamer à qui veut l'entendre qu'il connaît votre mère ... Mais bon, comme il a tendance à picoler, on ne le croit qu'à moitié aujourd'hui encore.
- Et vous ? Vous le croyez ? " demanda Simon.
El Primo tira une bouffée de son cigare.
" Pedrito a pas mal de défauts mais ce n'est pas un menteur ! Je le croirais à votre place.
- Où puis-je le trouver ?
- Mi hermano ? Il est retourné au pays, à TJ. "

*****

Douggie Sutherland pestait intérieurement. Neuf heures vingt. Si Largo le faisait poireauter encore cinq minutes de plus, il arriverait en retard, et ce serait mauvais, très mauvais pour ses affaires. Un membre de son équipe de sécurité, à la voix froide et caverneuse, teintée d'un léger accent russe, l'avait appelé la veille au soir pour lui donner rendez-vous dans un parking abandonné, dans Brooklyn. Il lui avait donné de solides instructions, sans prendre la peine de faire un brin de causette, ni même de lui donner son nom, ce que Douggie trouvait particulièrement déroutant pour un proche employé de Largo, " Monsieur relations humaines " .
Enfin bref, il était censé se trouver dans ce parking, attendant qu'une Berline noire le rejoigne, apportant la mallette. Et Douggie attendait, la tension montant par crans dans son petit cœur palpitant.
" Ah je commence à me faire un peu vieux pour les aléas de mon " job " ... Peut-être qu'il a raison le Largo ... " songeait-il alors qu'un bruit de moteur attirait son attention.
Il se retourna brusquement pour apercevoir une somptueuse Berline rutilante d'un noir très classieux s'engager dans le parking à l'abandon, au goudron craquelé et fissuré, parsemé de touffes de mauvaise herbe. Le véhicule freina aux pieds de Douggie qui s'attendait à voir Largo et quelques molosses en costards d'agents de la sécurité ouvrir la porte arrière aux vitres teintées pour le rejoindre.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'une superbe jeune femme, petite, mais svelte et athlétique en émergea, talons hauts, pantalon noir moulant et pull-over pastel sophistiqué enserré dans une courte veste en cuir rouge. Elle arrangea d'un geste machinal une mèche de ses cheveux mi-longs lui retombant dans ses yeux marron en amande et fixa sévèrement Douggie avant de se diriger vers lui, sûre d'elle.
" Douglas Sutherland ? " s'enquit-elle d'une voix froide ne laissant rien présager de bon, malgré son timbre d'origine plutôt doux et suave.
Douggie tressaillit et faillit même sursauter. Personne ne l'avait jamais appelé Douglas de toute sa vie, sauf sa défunte maman Erin, Dieu ait son âme.
" Euh ... Ou ... Oui ... " bredouilla-t-il, jaugeant d'un air envieux mêlé d'une certaine crainte, cette très jolie jeune femme au visage impassible et à la stature stoïque.
Elle se contenta de hocher la tête d'un air désapprobateur, comme si elle se faisait une remarque intérieure à laquelle Douggie ne pourrait jamais rien entendre. Puis elle parut se ressaisir et tenta de lui sourire poliment, même si ses prunelles sombres persistaient à lui lancer des éclairs.
" Joy Arden, du Groupe W. " fit-elle en lui serrant la main.
Douggie saisit la main tiède que Joy lui tendait et resta un moment ahuri, à la secouer en l'air, sans pouvoir se décider à la libérer. Il semblait fasciné et envoûté par la mystérieuse " Joy Arden, du Groupe W " sans pouvoir s'empêcher de frissonner d'inquiétude lorsqu'il croisait par mégarde son regard semblant vouloir le mitrailler sur place.
" B ... Bonjour ... bégaya-t-il. Largo ne devait pas venir ?
- Largo a d'autres obligations. C'est moi qui vous accompagnerai. " expliqua-t-elle simplement.
Douggie ne trouva rien à redire sur le moment, toujours charmé par l'apparition spontanée de cette étrange jeune femme dans sa vie, telle une Vénus apparue de l'écume de l'océan peinte sur l'un de ces vieux tableaux d'un illustre italien de la Renaissance ... (Botticelli pour les curieux ... ) Mais celle-ci ne semblait pas sous le charme.
" Vous pouvez lâcher ma main, s'il vous plaît ? "
L'Irlandais rougit légèrement, se rendant compte qu'il avait retenu entre ses doigts de brute la main de la jeune femme.
" Euh désolé ... sourit-il, embarrassé, en libérant sa poigne. Alors comme ça vous travaillez pour Largo ?
- Ne perdons pas de temps, Mr Sutherland. Votre bookmaker nous attend. "
Douggie pâlit soudain.
" Mais ... Euh ... Mademoiselle ... Vous ne comptez tout de même pas m'accompagner ?
- C'est ce que je compte faire, se contenta-t-elle de dire.
- Mais, ils vont vous faire des problèmes ... Je suis sûr que Largo m'en voudrait beaucoup s'il vous arrivait quelque chose ... Contentez-vous de me donner l'argent et j'irai moi-même. "
Joy le réfrigéra du regard.
" Largo m'a confié cet argent et votre protection. Ce sont deux tâches dont je compte m'acquitter au mieux.
- Mais mademoiselle, vous ... Vous ne vous rendez pas compte ! Ce ne sont pas des hommes très fréquentables, ils sont dangereux et je ne voudrais pas qu'il vous arrive malheur ! protesta-t-il.
- Moi non plus. Allez, on décolle. "
Joy lui fit signe d'un mouvement de tête de se rendre sur le siège du passager de la Berline. Étrangement mis en confiance par cette femme, il obéit. Elle le rejoignit bientôt, et à peine avait-elle refermé la porte qu'elle démarrait le puissant véhicule, direction : le pont de la 37è et Richter.


*****


Kerensky suivait de loin les péripéties de Joy et de Douggie grâce au mouchard disposé sur la Berline (on n'est jamais trop prudent) et s'était arrangé avec la jeune femme pour qu'elle lui passe un coup de fil avant et après l'échange. Il venait donc de raccrocher le combiné, après une très brève conversation au cours de laquelle la jeune garde du corps lui avait appris qu'elle avait réceptionné " le paquet " et qu'elle se dirigeait vers le " lieu convenu ". Comprendre, elle est passée prendre Douggie en bagnole avec l'argent et ils s'empressent de ce pas d'aller faire mumuse avec un bookmaker et ses hommes de mains ...
Gardant un oeil sur l'opération, le Russe était retourné vaquer à ses occupations. Il avait lancé un programme pour renforcer la sécurité de ses bébés d'ordinateurs adorés, puis s'était mis en quête d'informations nouvelles sur le passé et les origines de Largo, tout en mettant la pâtée à l'un de ses contacts sur Internet au cours d'une partie enfiévrée d'échecs on line. Les joies et avantages d'être multitâche ... Cela ne l'impressionna donc guère lorsque le téléphone se remit à sonner et qu'il dut gérer une nouvelle opération s'ajoutant à la masse de celles déjà en cours.
" Bunker ... répondit-il froidement en décrochant le combiné.
- Kerensky, c'est moi. " lui lança une voix étouffée.
Le Russe fronça les sourcils.
" Largo, je t'entends très mal ...
- Normal, avec Simon on est sur la piste d'atterrissage d'un aéroport privé. On s'apprête à embarquer dans le jet.
- Vous rentrez déjà ?
- Non, on va à Tijuana. "
Kerensky haussa un sourcil interrogateur que son interlocuteur ne pouvait bien entendu pas deviner.
"A Tijuana? Mais qu'est-ce que vous allez faire à Tijuana?
- On suit la piste du frère de Galindez ou " El Primo ", si tu préfères. Tu peux te renseigner sur lui ? D'après ce qu'on a pu apprendre, il aurait été le chauffeur de Nério, au début des années 70, jusqu'en 1972 ... "
Kerensky se mit alors à pianoter à la vitesse de la lumière sur son clavier, s'introduisant dans les archives du fichier personnel du Groupe W. Le nom du frère d' " El Primo " apparut rapidement dans ses entrées.
" Effectivement, reprit-il à l'intention de Largo après avoir survolé son dossier. Pedro Azuncio Galindez a été le chauffeur de ton père pendant un an et demi. Il a quitté le Groupe avec une conséquente, mais alors très conséquente indemnité de licenciement en mai 1972.
- Nério l'a payé pour se taire au sujet de ma mère, il devait en savoir trop ...
- Apparemment, puisque tu as retrouvé sa trace, il n'a pas tenu sa langue si bien que ça. Il est probable que si on te l'a dit à toi, on a très bien pu le dire aussi aux personnes dont Nério voulait protéger ta mère. "
Il y eut un long silence à l'autre bout du fil.
" Largo, tu es toujours là ? demanda finalement Kerensky.
- Oui. J'étais en train de me dire que je devrais avoir un peu plus de recul par rapport à tout ça. Si ce que tu viens de sous-entendre est exact, il est possible que ma mère soit morte depuis longtemps, à condition que cette piste vaille quelque chose ...
- Peut-être que oui, peut-être que non. Mais si tu as hérité d'elle cette incroyable propension à te tirer des pires situations, il y a une chance.
- Merci Georgi. Simon me fait signe que le jet est prêt, je raccroche, on embarque.
- Oui ... Tu es sûr de ce que tu fais au moins ? Une fois au Mexique, Simon et toi ne pourrez compter que sur vous-même.
- Rassure-toi, aucune embuscade ne nous attend ...
- Mouais. "
Kerensky suivit du regard la trajectoire de la Berline et pensa à la garde du corps de son impétueux patron capitaliste.
" Largo ?
- Oui ?
- Joy va te tuer quand elle saura. "
Le jeune milliardaire éclata de rire à l'autre bout du fil.
" Ne t'inquiètes pas pour moi, j'en fais mon affaire, assura-t-il d'un ton amusé.
- Peut-être, mais en attendant ton retour, c'est moi qu'elle va tuer.
- Le KGB aurait-il peur de la CIA ? se moqua Largo.
- Je vais faire comme si je n'avais pas entendu cette remarque inconsidérée. "
Cette dernière pique mit fin à leur conversation.


*****

Joy freina brusquement, faisant sursauter Douggie. Elle venait d'apercevoir le Pont de la 37è et Richter, abandonné et déserté. Seuls quelques clochards demeuraient dans les parages, mais prenaient la fuite les uns après les autres, voyant arriver cette Berline noire qu'attendaient trois hommes patibulaires, mains sur leurs holsters. Joy regarda deux SDF s'enfuir en traînant des pieds et eut une moue évocatrice.
" Ca commence bien tout ça. Très rassurant. "
Elle ne parut pas s'en émouvoir plus longtemps, et, la main crispée sur la mallette contenant les 50 000 $, elle ouvrit la portière pour rejoindre les trois hommes qui les attendaient pour procéder à l'opération. Elle jeta un coup d'œil vers Douggie.
" Vous comptez prendre racine ? "
Douggie, tétanisé par la situation et par l'assurance de cette jeune femme étrange, obéit sans broncher et se précipita à sa suite, la collant à chaque pas sans prendre garde à ses soupirs d'agacement. Une fois à portée des trois individus, elle s'arrêta, laissant trois mètres entre eux. L'un d'entre eux, apparemment leur leader, petit, le dos voûté, mal habillé et les cheveux gominés, s'avança d'un pas. Il souriait avec suffisance.
" Douggie, je ne m'attendais pas à te voir ...
- Bah tu sais, Lou, je n'ai qu'une parole. Quand je dis que je paye toujours mes dettes, je le fais ! On ne pourra pas dire que les irlandais sont des menteurs ! "
Le bookmaker eut un sourire peu convaincu puis détailla avec intérêt Joy, à la fois pour son physique avantageux et pour l'intéressante mallette qu'elle tenait à la main.
" Tu ne nous présentes pas à ta charmante amie ? "
Joy, jusque là occupée à détailler les deux malabars patibulaires de plus d'un mètre quatre-vingt-dix, accompagnant le book, et à repérer leurs revolvers bien planqués sous leurs costumes noirs cintrés, reporta son attention pour la première fois sur le bookmaker. De son côté, Douggie, soucieux de vouloir détendre l'atmosphère à couteaux tirés, sourit et fit les présentations.
" Oui, oui, Lou, voici Miss Arden. Miss, c'est Lou, mon book. "
L'intérêt de Lou envers Joy monta d'un cran.
" Enchanté, Mignonne. "
Il désigna du menton la mallette.
" Je suppose qu'il s'agit d'un petit présent pour moi ?
- Vous supposez bien. "
Joy se dirigea sans broncher vers la Buick dans laquelle étaient arrivés Lou et ses deux molosses. Ceux-ci portèrent leurs mains à leurs vestes, frôlant le squelette de leurs revolvers et Douggie emboîta le pas à Joy. Elle déposa la mallette sur le capot encore chaud de la voiture et l'ouvrit. Puis elle s'écarta, laissant Lou admirer les liasses de billets verts qui y étaient déposées.
" Bien, bien, bien ... " fit celui-ci d'un air gourmand devant tout cet argent.
Il s'approcha de la mallette et saisit plusieurs liasses, commençant à recompter les billets.
" 50 000$, tout y est, précisa Joy.
- Désolé Mignonne, mais je ne fais pas confiance aux personnes avec lesquelles je fais affaire pour la première fois ... répondit Lou en continuant à recompter.
- T'en fais pas Lou ! Miss Arden n'a aucunement l'intention de t'entuber ... assura Douggie. Euh ... N'est-ce pas ? reprit-il plus bas à l'intention de Joy.
- Je dois avouer que je suis assez surpris Douggie, que tu aies réussi à trouver tout ce pognon ... poursuivit Lou. Tu as su toquer à la bonne porte. Je serais assez curieux de savoir qui est le pigeon que tu as réussi à plumer ... Mais peut-être pourriez-vous nous renseigner, Mignonne ? Vous êtes une simple exécutante, je me trompe ?
- Quel sens de la déduction. "
Lou compta les derniers billets et referma la mallette, satisfait.
" 50 000. Le compte y est.
- Ahhhh ! J'adore les affaires rondement menées ! s'exclama Douggie.
- Mais le problème, poursuivit Lou, c'est que tu nous dois 100 000$, Douggie. "
Joy haussa un sourcil de surprise et jeta un coup d'œil vers l'Irlandais qui pâlissait à vue d'œil.
" J'y crois pas ... marmonna-t-elle entre ses dents. C'est vrai ça ?
- Ben ... " bredouilla Douggie en se triturant les doigts.
Joy fit de son mieux pour ravaler sa colère. Elle regarda Lou et ses deux molosses de pacotille et finit par fusiller du regard Douggie tout en maudissant intérieurement Largo.
" 100 000$ ? s'écria-t-elle. Non mais vous êtes pas malade ? ? ? ?
- Mais attendez, se justifia Douggie, mes autres dettes sont au nom de deux autres bookmakers ! Je ne dois plus rien à Lou ! "
Lou eut un sourire amusé et acquiesça.
" Il ne vous ment pas, Mignonne. La note s'est rallongée parce que je me suis procuré les titres de dettes de ses deux autres books, Sparky et Mantle.
- Les traîtres ! Comment ils ont pu me faire ça ! baragouina Douggie.
- Le monde est cruel, Douggie. Pas de chance pour toi, Sparky et Mantle me devaient du fric. Ils m'ont revendu leurs titres de créances sur certains de leurs clients pour s'acquitter de leurs dettes auprès de moi. Et tu es dans le lot, pas de bol ! "
Joy serra les dents, sentant que la situation virait au roussi, et Douggie se confondait en excuses et en insultes plus ou moins exotiques à l'encontre des dénommés Sparky et Mantle. Lou fit un clin d'œil à la garde du corps.
" Alors Mignonne ? Tu peux nous sortir de nouvelles liasses de gros billets verts de ton chapeau magique ?
- Allez vous faire voir, je suis venue pour 50 000$, et c'est tout, reprit froidement et audacieusement la jeune femme. Si vous voulez le reste, organisez une autre transaction avec le Sieur Douggie, il se fera sûrement un plaisir de taper à nouveau dans une bonne poire pour vous rembourser.
- Moui, c'est une option, marmonna cyniquement Lou. J'en ai une autre à vous proposer. Dites-moi qui est la bien nommée bonne poire qui lui a refilé ces 50 000 en moins de 24 heures ?
- Mon boss souhaite garder l'anonymat, rétorqua Joy, décidément pas très coopérative.
- Hum ? Ah oui ? Et votre boss, il souhaite aussi vous revoir vivante, Mignonne ? "
Lou dégaina son revolver. Douggie tressaillit et se mit à pâlir à une vitesse phénoménale tandis que Joy poussait un soupir de lassitude. Elle avait prévu que ça se terminerait comme ça depuis bien longtemps et le peu d'inventivité, dans leurs méthodes et attitudes, des gangsters de son époque, commençait à la blaser tant ils étaient prévisibles. Elle saisit son Beretta et le pointa vers Lou. Les porte-flingues de ce dernier suivirent aussitôt le mouvement, brandissant dans les airs leurs neuf millimètres. Douggie, terrorisé, passait son regard des uns aux autres, en tremblant légèrement.
" Je déteste les armes ... gémit-il, sentant sa phobie reprendre le dessus sur lui.
- Ah la femme moderne ... soupira Lou. Je regrette les temps anciens où on ne les laissait pas porter de revolvers et où elles restaient à la maison pour nous faire la bouffe et le ménage.
- Continuez et je vous troue le pantalon ! décocha Joy.
- Faites attention, vous allez les énerver, Miss ... bafouilla nerveusement Douggie.
- Vous, la ferme ! "
Joy analysa la situation. Techniquement, elle n'avait aucune chance de s'en sortir vivante, sauf si Kerensky se rendait compte que l'échange durait plus longtemps que prévu et envoyait du renfort. Mais même là, le temps que les secours arrivent, elle aurait déjà passé l'arme à gauche. Il lui restait deux options : la négociation ou le chantage.
" Qu'est-ce qu'on fait ? lui demanda Douggie, angoissé.
- Je vous ai dit de la fermer ! "
Cette situation commençait à l'énerver passablement. Elle décida alors de viser Lou, comme elle l'avait menacé, en plein pantalon.
" Bien, les dés sont jetés. Vous nous laissez nous en aller, ou je tire. Je n'aurai aucun scrupule à le faire, parce que je déteste qu'on m'appelle " Mignonne ". Mon Oncle Rory m'appelait " Mignonne " et c'était un vieux pervers alcoolo que je détestais. Donc, ce n'est pas l'envie qui m'en manque. Et même si vous survivez à cette balle, plus jamais vous ne pourrez vous servir de vos bijoux de famille, je le crains. Décidez.
- Mes hommes vous tueront avant que vous n'ayez le temps de presser la gâchette.
- Vos hommes ? Vous voulez parler de Riri et Fifi, là, derrière vous ? Tsst tsst tsst ... Ils ne font pas le poids. "
Les deux molosses échangèrent un regard, surpris par l'assurance de la jeune femme.
"Bon, reprit Joy, qui cède en premier ? Riri et Fifi, vous voulez que je tue votre patron ?
- Et toi Mignonne, tu veux qu'on tue ton copain Douggie ? fit Lou en visant l'Irlandais.
- Lui là ? marmonna Joy d'un air dédaigneux. J'en ai rien à faire de ce looser, tirez, si ça vous amuse ! Moi, je fais juste mon job, sa vie ne m'intéresse pas particulièrement. Et quoiqu'il arrive, j'ai le temps de vous exploser votre petit cornichon, Monsieur Lou, avant que les deux balourds aient le temps d'appuyer sur la détente. Vous choisissez quoi ? "
Lou déglutit difficilement. Cette " poupée " paraissait diablement sûre d'elle et comme il n'avait pas particulièrement envie de finir émasculé avant d'avoir pu mettre en route un héritier, il décida que mieux valait écarter ce danger au plus vite.
" D'accord ... Ce qu'on va faire, c'est qu'on va tous lâcher nos armes en même temps, ça te va Mignonne ?
- Non, Riri et Fifi balancent leurs armes, et après Lou, vous et moi, on les pose par terre simultanément.
- Comme tu veux Mignonne. "
Lou ordonna d'un signe de tête à ses deux acolytes d'obtempérer. Ceux-ci lancèrent leurs armes au loin. Puis Lou et Joy échangèrent un regard entendu. Ils posèrent simultanément leurs revolvers sur le sol, et d'un coup de pied, les firent glisser sous la Buick de Lou. Joy soupira de soulagement intérieurement. Avec un peu de chance, elle parviendrait à se sortir de cette histoire sans avoir à verser de sang, ni à se casser un ongle. Mais elle se mordit la lèvre lorsqu'elle intercepta un clin d'œil louche entre Lou et ses deux molosses. Et elle eut à peine le temps de comprendre qu'elle était bonne pour une nouvelle séance de manucure que Riri et Fifi se jetaient sur elle pour l'empoigner.
Naturellement, elle se défendit comme une tigresse. Les longues heures passées dans son adolescence et sa vie d'adulte à être entraînée par son père à toutes les techniques de combats possibles et inimaginables furent une fois de plus d'une redoutable efficacité. Les deux balourds contre lesquels elle se battait n'utilisaient que leur force brute et primitive, et même si elle devait avouer que ses petits poings souffraient de devoir bumper dans leurs carrures de camionneurs, sa souplesse et sa rapidité lui donnaient un avantage certain. Elle put bientôt se servir de la force de ses adversaires contre eux pour les déséquilibrer et les plaqua au sol, l'un après l'autre. Elle poussa un long soupir, soulagée d'en finir avec eux, et s'apprêtait à s'attaquer à Lou lorsqu'elle dut s'arrêter net.
Le bookmaker, constatant, pendant la lutte acharnée que la jeune femme menait contre Riri et Fifi, qu'elle avait beaucoup plus de ressources qu'il ne l'avait estimé, s'était décidé pour un Plan B. Il avait récupéré son revolver planqué sous sa Buick et pris en otage le pauvre Douggie, qui n'osait plus faire un geste, pétrifié qu'il était par la présence d'un de ces engins de malheur à proximité de sa petite tête pour la lui faire exploser.
" Maman ... " marmonnait-il, le sol manquant de se dérober sous ses genoux.
Lou sourit, apparemment très content de lui. Joy, quant à elle, soupira, de plus en plus désabusée.
"Et merde ... Manquait plus que ça ... lâcha-t-elle d'un ton las.
- Nous allons vérifier une théorie, Douggie, si tu veux bien ... s'en amusa Lou. Nous allons bientôt savoir si notre Mignonne tient vraiment si peu que ça à ta misérable existence de vermisseau ... Alors Mignonne ? Quel est ton choix ? "
Joy fit rapidement le tour des possibilités et dut se rendre à l'évidence que la reddition était la seule qu'il lui restait, avec l'espoir de gagner du temps en attendant que Kerensky arrive à la rescousse.
" Ok, vous avez gagné ... "
Elle leva sagement ses mains et Lou, un sourire satisfait au visage fit signe à Riri et Fifi qui se relevaient de leur violente confrontation avec elle, de s'occuper d'elle. Une seconde plus tard, elle recevait de plein fouet un coup de poing au visage et perdait conscience.

 

*****


Largo détaillait avec curiosité et méfiance Pedro Azuncio Galindez. Celui-ci, un latino-américain d'une cinquantaine d'années, en paraissait dix de plus, la peau prématurément ridée, gonflée et jaunie par les ravages d'un abus excessif d'alcool. Lui et Simon l'avaient retrouvé facilement, le concierge de son immeuble leur ayant indiqué un bar des abords de Tijuana dans lequel l'ivrogne passait le plus clair de son temps. Pas sauvage, il leur avait suffi de lui payer une bouteille d'une quelconque piquette pour devenir ses meilleurs amis en moins de quelques minutes.
Simon lançait à Largo des regards sceptiques ... Comment cette cuve à vin pourrait-il se souvenir de sa mère, si tant est qu'il l'avait vraiment connue ... ? Mais Largo voulait tout de même l'écouter, son instinct lui disant qu'en dépit des apparences, Pedrito détenait sans doute réellement les clés de son passé, de ses origines. De son identité. Et il était trop proche d'un début d'explication pour faire preuve de retenue.
" Pedrito, nous aurions quelques questions à vous poser ... commença Largo.
- Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que c'est ?
- Nous voudrions faire appel à votre mémoire ... "
Pedrito éclata d'un rire sec et ravala une gorgée de rouge.
" Ah señor ... Malheureusement, ma mémoire n'est plus ce qu'elle était ... Payez-moi encore un verre, et je ferai un p'tit effort ... "
Largo fit un signe au barman et agita un gros billet dans les airs pour le faire venir tandis que Simon prenait les choses en main.
" D'accord, Pedrito ... D'après nos renseignements, vous avez travaillé pour le Groupe W ?
- Hein ? Le quoi ? Ah oui ... soupira Pedrito. Oui, oui, Nério Winch ... J'étais son chauffeur ... "
Il éclata de rire.
" Ouais, je sais ce que vous vous dites ... Mais à l'époque j'étais pas pareil ... Je n'avais pas besoin de toute cette vinasse pour faire passer mes rhumatismes ... J'étais un as du volant ! Madre de Dios ! Il était très content de moi, le boss ! "
Pedrito but ce qu'il restait de son verre cul sec et examina attentivement Largo, en plissant des yeux.
" Hey ... Mais j'vous avais pas reconnu ! J'ai vu votre photo dans les journaux ! Z'êtes Junior, c'est ça ?
- Oui, Nério était mon père. C'est précisément à ce sujet que je suis venu ici, pour vous rencontrer. J'ignore totalement qui est ma mère, et d'après ce qu'on nous a raconté, vous sauriez qui elle est.
- Vous cherchez vot' maman ? sourit Pedrito, découvrant ses dents malades et jaunies. Oui, je l'ai connue !
- Dites m'en plus ! Qui était-elle ? Dites-moi tout ce dont vous vous rappelez ... s'enflamma Largo.
- Une seconde, señor ... "
Pedrito regarda avec un sourire gourmand la nouvelle bouteille de vin qu'apportait le barman à leur table et entreprit de se verser un nouveau verre en marmonnant dans sa barbe, pour rassembler ses souvenirs.
"Ouais je m'en rappelle ... Cette fille ... Celle que votre père a encloquée ... Oh, il en a eu des femmes votre père ! Mais celle-ci, celle-ci ... Qu'est-ce qu'elle l'a fait courir ! "
Pedrito éclata de rire et but plusieurs gorgées de vin avant de reposer avec fermeté le verre sur la table en zinc et regarder Largo droit dans les yeux.
" La petite c'était une vraie petite tornade ! Une méditerranéenne, bien roulée, avec tout ce qu'il lui fallait là où il lui fallait ... Votre père, il savait les choisir, les jolies nanas ! ... Vous aussi, je crois, avec tout ce qui se dit dans les journaux ... lâcha-t-il dans un rire étouffé. Vot' maman, c'était pas la plus belle, ni la plus futée de toutes les maîtresses de votre père, et pourtant, elle est restée accrochée à ses basques un moment ... Il l'aimait bien. Il avait un regard bizarre quand elle était près de lui ... Ptêt amoureux ... Enfin ce que j'en dis, j'étais pas suffisamment proche de vot' paternel pour me faire une idée ... Mais il avait l'air différent avec elle, je veux dire par rapport aux autres filles ... Car il y en avait ! Il a dû tromper plusieurs fois votre mère, señor ! Faut dire qu'il n'avait pas d'attache à cette époque votre père ... Il se faisait mener par le bout du nez par toutes ces petites nanas qui allaient et venaient ...
- Ca me rappelle quelqu'un ... marmonna Simon, mine de rien, évitant le regard meurtrier de Largo.
- Ouais ben en tout cas, votre mère, ça le changeait des autres femmes, reprit Pedrito. Elle ne lui mentait pas ... Elle était directe avec lui ... Elle lui disait tout ce qu'elle pensait, même quand c'était pas joli à entendre ... Oh la la ... Des disputes corsées, j'en ai surpris une pelletée entre eux ... Ils passaient une grosse partie de leur temps à s'engueuler ...
- Comment s'appelait-elle ? l'arrêta Largo. A quoi ressemblait-elle ? Que savez-vous ?
- Deux secondes, vous voulez, señor ? Ma mémoire se chamboule un peu avec l'âge ... Bon c'était une jolie brunette avec des yeux bleus, je m'en rappelle bien parce que c'est plutôt rare pour une italienne.
- Elle venait d'Italie ?
- Ouais, de Sicile, je crois ... Un soir, votre père parlait business avec Dieu sait qui, elle s'emmerdait ferme et elle était venue fumer une clope dehors, sur le parking ... Moi j'attendais le boss près de la voiture. Alors on avait tapé un brin de causette tous les deux ... Elle était plutôt abordable, voyez ? Souriante, et tout ... Je ne sais plus trop de quoi on avait parlé ... Faut dire que j'avais des idées fixes sur elle, quand on était seuls ... Ce qu'il y avait avec cette nana, c'est qu'elle était sacrément bien roulée et c'était difficile de ne pas avoir envie de lui faire passer un bon quart d'heure ... Surtout qu'avec votre père, ça ne marchait pas trop ... Il la trompait ... Et y avait de l'eau dans le gaz entre elle et le boss. Et puis, je voyais bien depuis un moment, gros comme une maison, qu'elle voulait prendre la poudre d'escampette, et au plus vite ...
- Pourquoi ?
- Ben votre père, il commençait à devenir du genre homme d'affaires impitoyable et avec les ennemis qui allaient avec, voyez ? Votre mère, elle avait beau avoir un de ces foutus caractère, elle devait avoir la frousse ... C'était un beau boxon leurs histoires ... Ils se sont séparés, puis remis ensemble plusieurs fois ... Leur manège a duré des mois. A chaque fois, elle partait et lui venait la rechercher, toujours. Ah on en faisait des kilomètres pour la retrouver ! Et elle savait se cacher la petite ! Mais les réconciliations ne duraient jamais très longtemps ... Une bombe à retardement, voilà ce que c'était devenu, leur histoire ...
- Et ils se sont séparés ?
- Ouais, tout juste ! Un beau soir de février, bam, plus de jolie Sicilienne, envolée ! Et votre père, cette fois-ci, il a pas cherché à la retrouver. Il devait en avoir ras-le-bol qu'elle se barre tout le temps ...
- Mais vous avez dit à votre frère qu'elle était enceinte ?
- Ouais, c'est vrai. Elle est revenue trois mois plus tard. Je me suis dit : " Bon Dieu, c'est reparti ! ". Mais non. Ils se sont engueulés, elle a parlé d'un bébé, de gens qui la suivaient ... En fait, elle avait bien pété les plombs, elle faisait une belle crise de parano ! Et vot' père, il l'a envoyée dans un train, pouf, rayée de sa vie ! Ca devait lui plaire qu'à moitié qu'elle soit en cloque la petite Sicilienne ! Après son départ, il m'a payé une rondelette somme pour que je ne parle jamais d'elle à personne et m'a viré avec des indemnités très généreuses ... Je me suis retiré à Dago, puis ici, à TJ pour mes vieux jours ...
- Et c'est tout ? Vous ne savez rien de plus ? s'enquit Largo, un peu frustré.
- C'est déjà pas mal après trente ans, señor.
- Vous ne connaissez même pas son nom ? se désespéra le jeune homme.
- Non ... Je me rappelle que son prénom m'avait surpris parce qu'il était pas italien ... Mais j'ai un gros trou de mémoire, je saurais pas vous dire qu'est-ce que c'était señor ...
- Vous êtes sûr ? Et le soir où elle est partie ? insista Largo. Vous l'avez conduite dans quelle gare ?
- Pfffff ... Aucune idée !
- Mais réfléchissez, bon sang ! s'emporta-t-il. Quand Nério allait la chercher, quand ils se séparaient, où la retrouvait-il ?
- Ben, à chaque fois c'étaient des endroits différents señor ... Mais ... Je me rappelle une fois, qu'on est allés la récupérer à Dago. C'est pour ça que je suis allé y vivre après avoir été viré de New York par vot' père. J'avais trouvé la ville sympa ...
- Où ça à San Diego ? Vous avez une adresse ? "
Pedrito haussa les épaules.
"Sa piaule, je sais plus où c'était. Mais elle bossait pour un dispensaire ... Un dispensaire avec des Bénédictines ... Je sais plus où ... "
Largo soupira, visiblement déçu.
" Merci quand même. "
Le jeune homme fit glisser sa carte de visite sur la table en zinc.
" Si vous vous rappelez de quoi que ce soit d'autre, le moindre détail, même sans importance, appelez-moi ! "
Largo ne rajouta rien de plus, déposa un dernier billet sur la table et s'en alla brusquement, sans saluer Pedrito, ni même attendre Simon. Son ami, inquiet de sa réaction lui courut après.


*****


" Largo ? Largo ? Mais attends-moi bon sang de bonsoir ! " criait Simon en rejoignant son meilleur ami à petites foulées.
Celui-ci se dirigeait à grandes enjambées vers leur voiture de location. Il ouvrit la portière avant et allait s'installer au volant quand Simon l'arrêta.
" Largo, réponds-moi au moins ! Qu'est-ce qu'il te prend ?
- On doit aller à San Diego ...
- Ok, ok ... T'emballes pas. D'abord tu te calmes.
- Tu ne te rends pas compte Simon ? Tu sais ce que je viens d'entendre ?
- Oui, le discours pas clair d'un poivrot ...
- Non, non, non ... Ce n'est pas ce que j'ai entendu. J'ai entendu quelqu'un qui a connu ma mère. Quelqu'un qui l'a vue de ses propres yeux, quelqu'un qui lui a parlé. Simon, ma mère a existé ! "
Le Suisse jeta un regard perplexe vers son meilleur ami.
" Ben encore heureux qu'elle a existé, t'es pas né par l'opération du Saint Esprit.
- Tu ne comprends pas ce que je veux dire ! explosa un Largo surexcité. Pour moi ma mère, ce ... Ce n'était rien ... Tout au plus une icône, quelque chose d'impalpable, que je n'arrivais même pas à m'imaginer. Mais elle est bien réelle. Elle a vécu. Elle a aimé mon père, elle a respiré le même air que moi ... Simon, tu ne te rends pas compte ! Ce que je viens de découvrir, c'est ... C'est trop ! "
Simon fit une moue sceptique et croisa les bras sur sa poitrine.
" Respire un grand coup Largo, j'ai l'impression que ton petit cœur va exploser ...
- Tout à fait, Simon ! Il va exploser ! Et il aurait toutes les raisons du monde, tu ne crois pas ? "
Simon secoua la tête de gauche à droite, d'un air réprobateur.
" Tu vas commencer par freiner le rythme, ok ? Repose-toi un peu, tu n'as pas dormi depuis un petit moment ! Je te jure, tu fais peine à voir. Ensuite, on ne peut pas se rendre à San Diego comme ça, sans aucune piste.
- Et le dispensaire de Bénédictines dans lequel elle a travaillé ?
- Dans lequel elle aurait travaillé ! rectifia Simon. Même s'il existe encore, il faut déjà le localiser. Pour ça on a besoin des lumières de Kerensky. Donc, on cherche un petit hôtel dans le coin, je vais l'appeler et toi, tu vas me faire le plaisir de dormir un peu. "
Largo eut une moue peu convaincue.
" Je dormirai dans le jet, pendant le trajet à San Diego.
- Oh, c'est pas vrai, pire qu'on gosse !
- C'est la meilleure piste que j'ai eue jusqu'ici Simon.
- Mais Bon Dieu, c'est chercher une aiguille dans une meule de foin !
- Simon, si tu avais la possibilité d'être réuni à tes parents, tu ferais tout pour y arriver non ?
- Mes parents sont morts Largo. Et les tiens aussi ... fit le Suisse tristement.
- Peut-être. Mais je n'ai jamais eu la chance de les connaître. Alors laisse-moi faire. "
Simon ne put résister longtemps au regard de cocker perdu que lui lançait Largo et rendit les armes.
" D'accord ... Mais j'espère qu'avec ça, on va au moins me décerner le prix du meilleur ami du mois ... lâcha-t-il.
- Je t'adore ! "
Largo allait se mettre au volant quand Simon le stoppa.
" Je prends le volant.
- Je peux conduire !
- Nan, nan, je m'en voudrais si on avait un accident parce que le gamin qui conduit n'arrête de pas de crier " Youpiiiii j'vais retrouver môman ! "
- Ah ah, très drôle ! "
Largo posa le trousseau de clés dans la paume de la main de son meilleur ami qui lui lança un sourire goguenard.
" T'es un bon garçon !
- Simon, je vais finir par m'énerver ! le menaça Largo en faisant le tour de la voiture.
- Aucun sang-froid les jeunes à notre époque ...
- Simon ...
- Ok, ok, j'ai rien dit ... Zen ... On se détend ... Laisse les problèmes couler sur toi, comme l'eau glisse sur les plumes du canard ...
- Que je laisse les problèmes glisser sur moi ? Simon, tu devrais arrêter de voir cette bouddhiste avec qui tu sors ...
- Ben quoi ? Elle est mignonne ! "
Les deux amis allèrent grimper à l'intérieur du véhicule, lorsqu'ils furent interpellés par la voix éraillée de Pedrito. Celui-ci, encore sur le seuil de la sortie du bar, leur fit signe. Ils s'approchèrent de lui, venant à sa rencontre. Les traits de l'hispanique s'étaient animés.
" Son nom, son nom ! J'm'en rappelle ! Elle s'appelait Zoé. " déclara-t-il, sous le regard bluffé de Largo.

*****

Joy cligna des yeux. La lumière blafarde de l'endroit où elle se trouvait l'aveugla brièvement, si bien qu'elle dut s'y prendre à plusieurs fois avant de pouvoir ouvrir les paupières totalement. Une horrible sensation lui tirailla la mâchoire, là où Riri ( à moins que ce ne fut Fifi ... ) lui avait donné un coup de poing. Elle regarda autour d'elle. Elle se trouvait dans une pièce sombre et humide, une cave si elle en jugeait par les gros tonneaux et les imposantes cuves opaques qui occupaient l'endroit. Elle tenta de mouvoir ses mains et ses pieds, mais ceux-ci, naturellement, étaient solidement attachés par des liens de cuir.
Elle jeta un regard sur Douggie, qui, comme elle, était immobilisé sur une chaise, adossé contre l'un des quatre murs de la cave. Il émergeait tout doucement, marmonnant dans sa barbe. Joy, agacée, et aussi par besoin de se défouler, ressentit l'envie irrépressible de lui donner un coup de pied pour l'aider à se sortir plus vite de sa torpeur, mais naturellement, elle ne pouvait pas bouger les jambes. C'est à ce moment que la porte de la cave s'ouvrit en grand, laissant pénétrer un large halo de lumière qui les aveugla.
La silhouette de Lou se détacha rapidement de l'ouverture éclairée, et il descendit les marches lentement, une à une, trouvant au passage l'interrupteur, et allumant la lumière de la cave.
" Alors ? Bien dormi les tourtereaux ? s'enquit-il d'un air visiblement amusé.
- Où sommes-nous ? fit Joy.
- Oh, dans une bicoque prêtée par un ami ... Vous et Douggie avez fait un charmant petit voyage dans le coffre de ma voiture, Mignonne.
- Génial ... Ca doit expliquer les courbatures ... marmonna Joy. Vous savez que cela peut vous coûter très très cher ça, un enlèvement ? Vous n'avez pas de cervelle ?
- Oh si, et je l'utilise à bon escient ! Je vois en vous, Mignonne, une corne d'abondance ... Une jolie jeune femme qui peut procurer à un escroc de bas étage comme Douggie la somme de 50 000$ en deux temps trois mouvements ... Ma parole, vous êtes la poule aux oeufs d'or !
- Vous voulez quoi ? Une rançon ? rétorqua Joy avec acidité.
- Oui, ce serait un bon début ... "
Joy étouffa un rire nerveux.
" Vous ne savez pas à qui réclamer cet argent. Et ne vous fatiguez pas, jamais je ne vous donnerai le nom de mon employeur. "
Lou hocha la tête d'un air entendu.
" J'avais prévu cette réaction si peu coopérative, Miss Arden c'est ça ? Mes hommes sont en train de faire les recherches adéquates. Et si ça ne donne rien, nous pourrons toujours trouver le bon moyen pour vous faire parler.
- Vous n'obtiendrez rien de moi ... répliqua-t-elle.
- Peut-être. Mais de Douggie ? Je suis sûr qu'il est très sensible aux tenailles ... "
Lou eut un sourire dominant envers ses deux prisonniers et gravit en sens inverse les marches de l'escalier pour quitter la cave, les isolant à nouveau. Douggie, qui s'était totalement réveillé pendant cette joute verbale, secoua la tête d'un air navré.
" Je suis désolé Miss ... C'est de ma faute tout ça ...
- Oui, ça vous pouvez le dire ! " décocha Joy avec froideur.
Douggie paraissait tout penaud.
" Je ne voulais pas vous attirer d'ennuis Miss ! tenta-t-il de se justifier. Je ne pouvais pas prévoir ce coup en traître qu'ils me feraient, Mantle et Sparky. "
Joy réprima un soupir d'agacement.
" Le problème avec les types comme vous, c'est que vous ne prévoyez jamais rien ... "
Douggie eut l'air à la fois intrigué par cette phrase et blessé, car il avait tout de suite adopté la jeune femme et éprouvait de la sympathie pour elle ainsi que de l'admiration pour sa force.
" C'est ce que me disait toujours ma défunte maman ... " Tu finiras sous les ponts Douglas O'Riordan Sutherland ! " ... La brave femme, elle est morte trop jeune ... Remarquez, c'est tant mieux, si c'était pour voir son fils unique sombrer dans le gouffre ... "
Joy s'impatientait. Elle hésitait entre réagir avec violence et agressivité face à cet importun qui baragouinait à côté d'elle, ou au contraire, rendre les armes et succomber à la sympathique tête à claques embarquée dans la même galère qu'elle .
" Bon, allez, calmez-vous, on va s'en sortir ... lâcha-t-elle finalement sur un ton moins énervé.
- Mais comment ?
- Je n'en sais rien. Mes collègues vont nous retrouver. Alors en attendant, prenez votre mal en patience et pleurnichez en silence, comme ça je pourrai réfléchir. Je n'ai pas envie de moisir dans le coin.
- D'accord Miss. Je ferai comme vous dites !
- C'est ça, c'est ça ... "
Enhardi par l'attitude plus douce de la jeune femme, il lui lança un grand sourire amical.
" Dites ... Je me demandais ... Pourquoi vous ne m'aimez pas ?
- Ne dites pas n'importe quoi ... l'arrêta-t-elle avec impatience.
- Ben vous voyez, vous me criez dessus ! "
Douggie haussa les épaules et poursuivit sur sa lancée.
" Vous avez l'air d'en connaître un rayon sur les types comme moi ... Je me trompe ? "
Joy lui lança un regard noir. Mais elle répondit tout de même, d'un ton distrait.
" Mon mari David était un joueur. Je connais le problème.
- Oh ? Vous êtes mariée ? dit-il d'un air déçu de chien à qui on venait d'enlever son os.
- Divorcée. "
Douggie eut un nouveau sourire vers la jeune femme.
" Dites ... Enfin imaginez, dans un futur proche, si on sort d'ici tous les deux, nous ...
- N'y pensez même pas ! l'interrompit-elle avec fermeté.
- Même pas un petit dîner ? tenta-t-il timidement.
- Douglas, fermez-la ! "
Il hocha la tête et fit une grimace dépitée.
" Bon ... J'aurais essayé ... "

*****


Kerensky maugréa dans sa barbe. Cela faisait des heures, et toujours aucune nouvelle. L'émetteur planqué dans la Berline du Groupe W que Joy avait utilisée indiquait la même position depuis un long moment déjà. Se doutant que quelque chose n'allait pas, Kerensky s'était rendu sur le pont de la 37è et Richter en compagnie d'une équipe de la sécurité du Groupe, et naturellement, ils n'avaient rien trouvé. Joy et Douggie avaient disparu, avec l'argent, abandonnant la voiture de luxe dans ce quartier mal famé. Il avait bien essayé d'interroger quelques SDF du coin, mais ceux-ci n'étaient pas très causants. En désespoir de cause, il avait tenté de joindre Joy par téléphone, mais la sonnerie de son portable avait retenti à quelques mètres de lui. Il avait apparemment glissé de sa poche pour se nicher dans un coin rempli de bennes à ordures, sans doute à l'occasion d'une bagarre. Joy zéro, méchants un. Ca s'annonçait mal.
Il était rentré au Groupe W, rappelant les agents de sécurité, persuadé qu'ils ne trouveraient rien lui permettant de remonter leur trace. Et c'est seulement armé de deux indices : bookmaker coriace et traces de pneus d'une Buick au modèle non identifié qu'il avait dû commencer à lancer les recherches. Il émit un grondement sourd en lisant la longue, la très longue liste de bookmakers new yorkais susceptibles d'avoir pris pour Douggie des paris sur les courses de chevaux et de lévriers. Son grondement s'intégra à un juron quelque peu vulgaire lorsqu'il constata que parmi eux, le nombre de possesseurs de Buicks ne diminuait pas vraiment la longueur de ladite liste.
" Génial Joy. Ca va me prendre plus de temps que prévu ma belle ... "
Il décida d'aller fouiller dans le casier judiciaire de Douggie pour retrouver le nom de quelques uns de ses ex comparses de cellules, histoire de les interroger au cas où ils connaîtraient les noms des bookmakers réguliers de l'Irlandais. Son absorbante tâche fut interrompue par la sonnerie du téléphone.
" Bunker, répondit-il froidement.
- Kerensky, on a besoin de tes lumières ! " retentit la voix vive et enjouée de Simon.
Il demeura impassible. Leur dire ou ne pas leur dire ?
" Où est Largo ? s'enquit-il, ne voyant pas le visage du milliardaire apparaître par visioconférence.
- Il roupille ... Les émotions fortes. Et puis il n'avait pas fermé l'œil de la nuit hier.
- Compréhensible. Où êtes-vous ?
- En route pour San Diego. On a une nouvelle piste. "
Kerensky avala un soupir et opta pour garder la disparition de Joy secrète encore un moment. Là où Largo et Simon se trouvaient, ils ne pourraient pas revenir sur New York avant le lendemain. Il n'était donc pas utile de les inquiéter outre mesure vu l'état d'agitation dans lequel ils se trouvaient déjà, et particulièrement Largo.
" Alors ? Quel est l'objet de ton appel ? "
Simon lui expliqua dans les grandes lignes ce qu'ils avaient découvert auprès de Pedrito, l'ancien chauffeur de Nério. Il insista particulièrement sur le dispensaire de Bénédictines dans lequel la mère de Largo aurait travaillé à San Diego, au début de l'année 1972. Kerensky, légèrement submergé par les tâches qui lui incombaient, parut vaguement découragé.
"Et tu ne veux pas que je retrouve le premier caleçon de Bill Clinton pendant qu'on y est ? déclara-t-il, pince-sans-rire.
- Allez, je te demande pas la lune ... insista Simon, faisant jouer son bagou. C'est tout ce qu'on a pour l'instant ... Ce n'est rien qu'une petite adresse !
- Il n'existe peut-être plus ce dispensaire !
- Écoute, fouille les archives de San Diego, n'importe quoi, mais trouve nous une adresse ! T'es bien gentil, là, planqué dans ton bunker, mais c'est moi qui me tape les crises de Largo ! glapit Simon. Il est intenable depuis qu'on a cette nouvelle piste ! Et le pompon c'était quand Pedrito s'est souvenu du prénom de sa mère ... Enfin de sa mère supposée ... Il n'a pas arrêté de le répéter " Ma mère s'appelait Zoé ! Ma mère s'appelait Zoé ! ". Ah la la, je regrette que Joy ne soit pas là, elle a le chic pour refroidir ses ardeurs généralement. "
Kerensky déglutit difficilement, puis se reprit.
" Je vais vous la trouver cette adresse, mais arrête de jacasser inutilement.
- Merci, t'es un as.
- Tu me remercieras quand je serai parvenu à venir à bout de cette journée, réponses en main, sans m'écrouler sur mon clavier. "
Simon éclata de rire, peu habitué à voir Kerensky se plaindre.
" Et Joy ? s'enquit-il. Ca s'est bien passé quand elle a appris notre petite escapade ? Elle n'a pas essayé de te tuer ? "
Le visage du Russe demeura froid, stoïque, mais un éclair bizarre luit dans son regard.
" Je ne l'ai pas encore mise au courant, elle n'est pas rentrée. Elle ne devrait pas tarder. "
Le sourire de Simon s'effaça, il n'était pas dupe. Depuis deux ans qu'il connaissait Kerensky, il commençait tout juste à lire plus en lui que ce qu'il voulait bien montrer.
" Il y a un pépin ? s'inquiéta-t-il.
- Je contrôle. Joy est une grande fille. " décocha simplement le Russe.
Simon n'était pas vraiment rassuré par ses mots mais il avait raison. Quoiqu'il se passe à New York, ils se débrouilleraient certainement. Il jeta un petit coup d'œil vers Largo, qui dormait d'un sommeil agité et se dit qu'il ne pouvait pas s'offrir le luxe de s'inquiéter pour la jeune femme devant lui.
" Je te fais confiance Kerensky. Veille sur elle, moi j'ai déjà mon sacerdoce. "
Kerensky raccrocha sans rien rajouter. Il examina la liste des détenus qui avaient côtoyé Douggie. Encore une liste démesurément longue ...


*****


" Tiens donc ! Le retour de Riri et Fifi ! s'exclama Joy avec plus d'énergie qu'elle n'en possédait. Je vous manquais ? "
Les deux malabars, encore vexés que la jeune femme leur ait mis une raclée le matin même ne répondirent pas et l'incendièrent du regard tout en escortant Lou. Celui-ci pointa le canon brillant de son revolver contre la tempe de Douggie.
" Mignonne, mes hommes vont vous détacher. Nous allons faire une petite balade avec vous. Mais si vous tentez quoi que ce soit pour vous échapper, je lui tire une balle dans la tête, pigé ?
- Je serai sage comme une image ! " mentit Joy avec dérision.
Puis elle regarda Riri et Fifi trancher les liens de cuir qui lui hachuraient la peau au niveau des poignets et des mollets. Elle se malaxa douloureusement les poignets et se prit à rêver de donner un coup de genou dans la mâchoire du malabar qui lui libérait les jambes mais elle se souvint du pauvre Douggie et de la délicate posture dans laquelle il se trouvait. Elle se laissa donc faire paisiblement. L'un des hommes de main patibulaire la maintenait avec force par les épaules et lui passait des menottes tandis que l'autre s'assurait qu'elle ne se rebellait pas. Puis ils l'encadrèrent, imposants, la tenant chacun par un bras. Lou sourit et remit le cran d'arrêt du revolver qui ne menaçait dorénavant plus la tête de Douggie.
" Qu'est-ce que vous allez faire ? Où vous l'emmenez ? Lou, tu ne vas pas lui faire de mal, hein ? demanda-t-il.
- Rassure-toi, Douggie, nous ne tenons pas à l'amocher. Elle perdrait de la valeur.
- Que savez-vous de ma valeur ? décocha Joy, méfiante.
- Oh eh bien nous avons finalement découvert l'identité de votre employeur, Mignonne. Garde du corps de Largo Winch ... ricana-t-il. Je dois avouer que j'ai failli sauter au plafond lorsque je l'ai appris. C'est assez inhabituel tout ça ... D'autant plus lorsqu'on songe que ce pauvre dégénéré de Douggie fait partie de ses fréquentations !
- Hey ! protesta Douggie. Je ne suis pas un dégénéré moi !
- Ca c'est vrai, rajouta Joy. Il est juste stupide, malhonnête et irresponsable. "
Douggie esquissa une moue improbable.
" Surtout Miss, la prochaine fois, n'intervenez pas ... "
Joy ne releva pas et lança un regard noir à Lou.
" Ne croyez pas pouvoir obtenir de l'argent de Largo ! s'exclama-t-elle. Il ne cède pas au chantage ! "
Lou échangea un sourire sardonique avec ses deux fidèles acolytes.
" C'est beau cet esprit d'abnégation et ce professionnalisme à toute épreuve ! remarqua-t-il. Mais voyez-vous, mademoiselle Arden, la presse dit que votre patron est très proche des membres de son Intel Unit. Et comme vous êtes qui plus est une très jolie femme, je ne doute pas qu'il se pliera en quatre pour vous aider. Il paiera. "
Cette fois-ci, ce fut au tour de Joy d'exprimer un rire narquois.
" Vous ne le connaissez pas. C'est vous qui allez payer. Et très cher. Un petit poisson tel que vous ne devrait pas avoir les yeux plus gros que le ventre et traiter avec une personne si influente.
- C'est ce que nous verrons Mignonne. En attendant, vous nous accompagnez. Nous allons passer un petit coup de fil à votre patron ... "
Joy le glaça du regard et se laissa entraîner par Riri et Fifi, hors de la cave.


*****

" Bingo ! " siffla Kerensky.
Le Russe avait enfin mis la main sur ce que Simon et Largo cherchaient à San Diego. Dans le quartier Nord de la ville, de 1965 jusqu'en 1976 s'était établi un dispensaire de Bénédictines au 133 de Milton Street. Mais après un incendie, les Soeurs avaient dû déménager et grâce à différents dons et bonnes oeuvres, elles avaient réinstallé leur maison d'accueil dans un autre quartier. Kerensky décrocha le téléphone pour en informer Simon, alors que le jet du Groupe W amorçait sa descente sur San Diego. Avec un peu de chance certaines des soeurs qui s'occupaient du premier dispensaire faisaient toujours acte de dévotion dans le second construit en 1977 ... Car si tel n'était pas le cas, la piste s'arrêterait là pour Largo. Le Russe ne prêta pas attention au soupir de fatigue et de découragement qu'avait poussé Simon et leur avait simplement souhaité bonne chance avant de couper leur communication.
Kerensky avait à peine raccroché qu'il délaissa aussitôt les recherches attenantes à l'identité de la mère de Largo pour se replonger sur le passé de Douggie. L'heure tournait, et le fait qu'il n'ait aucune nouvelle de Joy, ni même de possibles ravisseurs l'inquiétait. Il était parti sur le postulat de départ que le bookmaker avait eu les yeux plus gros que le ventre et se servait de la garde du corps et de l'Irlandais comme monnaie d'échange pour réclamer plus d'argent de leur richissime patron. Mais aucune nouvelle. Et si les choses s'étaient passées différemment ? Si Joy ne s'était pas laissée kidnapper ? Avec le foutu caractère qu'elle avait, elle aurait été capable de les défier, quel que soit leur nombre et leur férocité. Et cela signifiait qu'ils l'avaient peut-être ...
Le Russe se ressaisit. Ce n'était pas le moment d'avoir des images cauchemardesques du cadavre de Joy enterré quelque part ou flottant dans l'East River. Il se remit alors à éplucher les dizaines de fichiers qu'il avait sous les yeux en même temps, espérant trouver quelque chose d'intéressant. La tâche l'absorba tellement qu'il n'entendit le téléphone qu'au bout de deux sonneries. Il s'arrêta net. Simon et Largo venaient de l'appeler. Donc ...
Il décrocha aussitôt, espérant avoir Joy au bout du fil, ou du moins ses ravisseurs. Il n'eut que la standardiste du Groupe, très embêtée, qui affirmait qu'un homme " très bizarre " souhaitait parler à Largo Winch. Le Russe se contenta de lui demander de transférer l'appel sur son poste.
" Qui êtes-vous ? demanda-t-il lorsqu'il eut cet interlocuteur en ligne.
- Mon nom n'est pas important. Vous êtes Largo Winch ?
- Mr Winch est en voyage d'affaires. Que puis-je pour vous ?
- Vous ? rit l'homme à l'autre bout du fil. Rien, à moins que vous ne soyez intéressé par le versement de cinq millions de dollars en échange d'une garde du corps et d'un arnaqueur irlandais ? "
Kerensky resta calme. Il fallait la jouer serrée.
" Vous voulez certainement parler de Mademoiselle Arden et de Douglas Sutherland ?
- Alors ? Vous ne voulez toujours pas me passer Largo Winch ?
- Je vous répète que Mr Winch est en voyage d'affaires. C'est avec moi qu'il faudra négocier.
- Qui êtes-vous ?
- Il me semble vous avoir posé cette question en premier.
- Oh oui, je vous dis mon nom et ainsi les chiens de garde du Groupe W débarquent dans l'heure chez moi ? Désolé, ça ne fonctionne pas comme ça. Je vous préviens, je ne suis pas stupide, et il faudrait que vous me preniez au sérieux. Je m'en voudrais de trouer d'une balle la jolie tête de Mademoiselle Arden.
- Merci de m'avoir prévenu. A mon tour je vous avertis que s'il lui est fait le moindre mal, Mr Winch et le Groupe W ont les moyens de vous poursuivre et de pourrir votre vie jusqu'à votre dernier souffle, un supplice que même Tantale n'aurait pu endurer. "
Lou demeura silencieux un instant, sans doute impressionné par le ton plus que convaincant de Kerensky.
" J'ai les cartes en main. C'est moi qui détiens la fille. C'est à moi de proférer les menaces. Alors ? Quand aurai-je l'argent ?
- Qu'est-ce qui me prouve que Mademoiselle Arden est bien avec vous, et en bonne santé ? "
Il perçut un soupir de lassitude de la part du ravisseur. Mais celui-ci, ayant visiblement prévu le coup, s'adressa à une dénommée " Mignonne " pour qu'elle parle au téléphone. Après avoir fait quelques difficultés, Joy saisit enfin le combiné du téléphone.
" Alors ? Je ne vous manque pas trop ? dit-elle avec légèreté.
- Joy ? Ca va ? demanda Kerensky, neutre.
- Au poil. Ces messieurs manquent d'éducation, mais que veux-tu, j'ai vu pire ...
- Je vais te sortir de là.
- Je te fais confiance. Mais dépêche-toi, la compagnie de ces cinglés et du vieux copain Douggie de Largo n'est pas des plus excitantes ... Tu ... "
Joy fut coupée par Lou qui lui reprit le téléphone des mains.
" Je crois que la démonstration est suffisante. Quand nous rappellerons, l'argent devra être prêt. "
Le bookmaker raccrocha aussitôt. Kerensky quadrilla le secteur dans lequel le coup de fil avait été passé et remarqua, en étouffant un juron, qu'il avait été passé d'une cabine téléphonique.
" Et merde ... marmonna-t-il. Ils ne sont pas aussi stupides qu'ils en ont l'air. "


*****

La porte de la cave s'ouvrit et les hommes de main de Lou y poussèrent Joy sans ménagement. Pendant leur petit voyage en voiture pour appeler le Groupe W d'une cabine téléphonique, la jeune femme, menottée et les yeux bandés, s'était montrée relativement turbulente, ayant tenté de s'enfuir à plusieurs reprises. C'est pourquoi, Lou et ses hommes, dont la patience avait de sérieuses limites, la maintenaient et la serraient d'une manière violente. Tandis qu'ils la forçaient à descendre les escaliers, elle mordit l'un d'entre eux qui poussa un hurlement de douleur, et donna un coup d'épaule dans la poitrine de l'autre, lui coupant le souffle. Elle allait prendre la fuite, quand un déclic de revolver l'en dissuada. Lou, qui n'était jamais très loin, avait été attiré par le raffut et s'était joint à ses hommes pour leur porter secours.
" Bande d'incapables ! " cria-t-il, de plus en plus agacé par l'attitude de sa prisonnière.
Il fit un signe à Riri et Fifi pour qu'ils remontent hors de la cave et donna un violent coup à Joy pour y passer ses nerfs. Elle vacilla, et manqua les quelques marches qui la séparaient encore de la terre ferme. Elle tomba au bas des escaliers en poussant un gémissement étouffé.
" Espèce de pourriture, je vous promets que dès que je serai valide, je vous arracherai les tripes ! " aboya-t-elle.
Lou eut un rire narquois.
" Je voudrais bien voir ça ... "
Pus il remonta les escaliers et referma la porte de la cave derrière lui.
" Miss ? demanda Lou, impuissant, toujours attaché à une chaise. Miss, vous allez bien, dites ? Miss, ils vous ont fait mal ?
- Ca va, ça va ... Je serai bonne pour quelques hématomes demain ... "
Elle se tortilla sur le sol, comme pour s'assurer que tous ses membres étaient valides, puis se redressa, s'asseyant sur le sol froid de la cave. Elle se contorsionna le cou et frotta le haut de son visage contre son épaule pour retirer le bandeau qui lui masquait la vue et que ses geôliers n'avaient pas pris la peine de retirer.
" Où vous ont-ils emmenée ? demanda Douggie en observant son manège.
- Quartier mal famé. Pas beaucoup de témoins. Ou alors des témoins qui s'en foutent. Aucune idée précise. Ils ont appelé au Groupe pour réclamer 5 millions de dollars.
- Et Largo va les payer ? "
Joy s'était totalement débarrassée de son bandeau et secoua la tête pour empêcher ses mèches rebelles de lui gâcher la vue.
" Largo ne marchande pas avec les types dans ce genre.
- Alors ils vont venir nous libérer ?
- Hmm. "
Joy cligna des yeux, le visage chatouillé par une lumière naturelle. Elle leva la tête et sourit. La lumière de la lune filtrait par un vasistas. Un vasistas assez grand pour qu'elle et Douggie s'y faufilent ... Enfin, Douggie devrait rentrer les épaules et le bide, mais ça devrait passer avec de la chance.
" Pourquoi vous souriez ? Vous trouvez la situation amusante ?
- C'est leur stupidité que je trouve amusante. On va sortir par là.
- Mais comment ? On est attachés ! "
Le sourire de Joy s'élargit plus encore.
" Deuxième stupidité : ils n'ont pas pris la peine de me rattacher avec des liens de cuir. Ils m'ont laissé les menottes.
- Et alors ? Ca change quoi ? "
Joy se redressa et respira bien profondément. Elle ferma les yeux et se concentra pour anticiper la douleur. Sa main droite empoigna son pouce gauche. Elle se mordit les lèvres, il fallait étouffer son futur cri. Puis, sans que Douggie ait le temps de comprendre quoi que ce soit et de détourner la tête pour ne pas voir ça, elle se déboîta brusquement le pouce, d'un coup sec.
" Aïeeeee ! Mais vous êtes pas malade ! Vous me faites mal ! " s'écria-t-il en souffrant pour elle.
Son visage restait crispé en une expression de douleur, grimaçant. Ses joues gonflées semblaient encore retenir son cri de douleur et elle expira doucement pour se calmer. Elle fit glisser sa main gauche lentement hors de l'anneau des menottes, le passage libéré par son opération barbare sur son anatomie. Une fois sa main libérée, elle remit son pouce en place d'un autre coup sec, cette fois-ci, tapant du pied simultanément pour faire passer la douleur.
" Putain, je déteste faire ça ! " râla-t-elle en massant son pouce endolori.
Elle jeta un coup d'œil vers Douggie qui avait gardé les yeux fermés depuis qu'elle avait déboîté son pouce. Elle secoua sa main en l'air et lui fit faire une sorte de gymnastique pour s'assurer qu'elle avait retrouvé toute sa souplesse. Puis elle s'accroupit derrière Douggie pour détacher ses poignets et ses chevilles enserrés dans des liens en cuir.
" Miss, vous êtes vraiment quelqu'un de spécial ... murmura-t-il, à peine remis.
- C'est ce qu'il paraît oui.
- C'est vrai que vous êtes la garde du corps de Largo ?
- Et que croyez vous que je pourrais faire d'autre comme boulot pour lui ?
- En tout cas, il doit être rudement bien protégé avec vous ! "
Joy regarda Douggie droit dans les yeux, qui s'était remis debout après qu'elle l'ait délivré et esquissa un sourire, un véritable sourire, le premier depuis leur rencontre. Il lui avait sans doute fait sans le savoir le plus beau compliment dont elle pouvait rêver. Mais elle ne laissa rien paraître plus longtemps et lui désigna le vasistas.
" On va essayer de l'ouvrir et de s'enfuir, ok ?
- Tout ce que vous voulez ! "
Douggie et Joy empilèrent les unes sur les autres quelques caisses vides sur un gros fût poussé au préalable perpendiculairement au mur, jusqu'à ce qu'ils obtiennent une hauteur satisfaisante. Puis, Joy grimpa la première sur leur monticule. En approchant son visage du vasistas, elle sentit un souffle d'air frais lui chatouiller le visage et sourit. Elle tira avec force sur le mécanisme du vasistas pour l'ouvrir, mais celui-ci, étant rouillé, elle dut s'y reprendre à plusieurs fois avant de le faire enfin céder. Puis elle lança un petit sourire triomphant vers Douggie qui observait son manège depuis la terre ferme.
" Bingo. J'y vais, montez à votre tour, je vous aiderai à passer au travers ! "
Sans attendre la réponse de l'Irlandais, elle se faufila lentement vers l'extérieur, glissant avec la souplesse et l'ondulation d'une anguille tandis que Douggie commençait à grimper à son tour sur les barriques servant d'escalier de fortune. Une fois totalement extirpée hors de la cave, Joy échoua dans une grosse flaque de boue et jeta aussitôt un coup d'œil panoramique tout autour d'elle. Il n'y avait personne. Le vasistas de la cave donnait sur la petite cour arrière d'une maison de campagne à moitié branlante et usée qui semblait s'apparenter plus à une ruine qu'à une véritable habitation.
Elle prêta l'oreille, tout était silencieux et paisible. Seuls quelques hululements de chouettes provenant des bois environnants troublaient la quiétude de la nuit froide. Elle soupira, en se disant qu'ils auraient du mal à trouver de l'aide en pleine nuit dans ce coin paumé, mais il fallait tout de même essayer. Elle se retourna vers le vasistas où elle put constater que Douggie éprouvait certaines difficultés à se hisser hors de l'ouverture. Elle soupira, s'assit dans la flaque de boue qui l'avait accueillie à sa sortie de la cave, puis prit appui avec ses jambes sur le mur de la maison, pour tirer Douggie en avant, en le saisissant par les épaules. Après quelques efforts, elle finit par réussir à l'extirper hors du vasistas où il était coincé, et relâcha la pression de ses jambes repliées contre le mur. Douggie, éjecté assez violemment, s'écroula sur elle, faisant de nouveau gicler la flaque de boue.
" Génial ... murmura-t-elle. Je suis trempée, sale, et mon pull est sûrement foutu ... "
Douggie ne répondit rien, sans doute troublé par leur proximité. Joy se mordit les lèvres d'impatience et lui donna un petit coup de genou, là où il ne fallait pas.
" Dégagez Douggie, on ne va pas prendre racine dans le coin ! "
L'Irlandais étouffa un petit gémissement de douleur et acquiesça avec empressement tout en se relevant, plié en deux. Joy se remit debout plus lentement, examinant les dégâts occasionnés par la boue sur sa belle garde-robe et se répéta pour la dix millième fois de la journée qu'elle allait tuer Largo. Elle s'étira sur la pointe de pieds pour décontracter son dos endolori et soupira en entendant le cliquetis de ses menottes restées accrochées à son autre poignet. Hors de question de se déboîter l'autre pouce pour les retirer.
" Bon, on va voir si on ne peut pas leur piquer leur voiture ! " décida-t-elle.
Douggie acquiesça en silence. Ils firent le tour de la maison pour arriver à la cour avant et se baissèrent lorsqu'ils remarquèrent de la lumière émanant de l'une des fenêtres près de laquelle ils passaient. Joy s'accroupit en-dessous et risqua un coup d'œil à l'intérieur. Riri et Fifi jouaient paisiblement aux cartes sur la table de la cuisine, piquant à la fourchette quelques bouchées de râgout de temps à autres, à même la casserole occupant le milieu de la minuscule table en fer forgée.
" Lou n'est pas là ... marmonna-t-elle.
- Il a dû rentrer en ville et les laisser nous surveiller ... suggéra Douggie. Regardez, la voiture n'est plus là ! "
Joy regarda vers la direction pointée par Douggie et put constater que l'allée attenante à l'entrée de la maison de campagne, barrée ça et là d'empreintes de pneus, ne contenait pas la moindre trace d'une voiture.
" Formidable. On va longer la route, on trouvera peut-être une cabine téléphonique ... décida-t-elle. Mais le coin n'a pas l'air très habité ...
- Ils ont bien choisi leur endroit pour nous séquestrer ...
- Chut ! Ne traînons pas ! S'il prend l'envie à Riri et Fifi de descendre à la cave, ils vont se mettre à notre poursuite ... "
Douggie acquiesça et ils quittèrent précipitamment l'allée pour gagner la route de campagne. Malgré leur fatigue, ils coururent plus d'une heure sans rencontrer âme qui vive, et naturellement sans tomber sur aucun téléphone, ni moyen de locomotion. Épuisés, perdus et gelés, ils commençaient sérieusement à se demander comment ils allaient passer la nuit, lorsque Douggie aperçut au loin une sombre bâtisse, s'élevant, imposante, dans la nuit noire. Leurs deux ombres furtives traversèrent rapidement le champ les séparant de la propriété et découvrirent une grange déserte et ouverte.
" La grange est abandonnée vous croyez ? demanda Douggie.
- En tout cas, il n'y a personne. Et le propriétaire ne doit pas venir souvent ... "
Joy soupira et se frotta les yeux, de plus en plus fatiguée.
" Tant pis, on va passer la nuit ici, j'en ai ras-le-bol de courir. Espérons que demain matin nous arriverons à trouver un téléphone avant que Lou et ses petits copains nous mettent la main dessus ! "
Ils pénétrèrent à l'intérieur de la grange et s'écroulèrent, complètement vidés, dans la vieille paille humide pour y trouver un sommeil salvateur.


*****


La sœur Maria Magdalena, malgré un regard brillant d'une certaine bienveillance, dégageait une impression générale d'austérité. Simon remua nerveusement sur son fauteuil en cuir synthétique d'un autre âge, faisant émettre un couinement comique. Il se triturait les doigts sans vraiment s'en rendre compte et son regard virevoltait d'un coin à l'autre de la pièce pour ne pas avoir à croiser celui de la religieuse. Précaution bien inutile d'ailleurs car s'il avait pris la peine d'accrocher les yeux sympathiques de Maria Magdalena, ses craintes se seraient sans nul doute évaporées par la même occasion.
Mais le Suisse ne pouvait s'empêcher de se sentir mal à l'aise face aux femmes ayant décidé de consacrer leur vie à adorer leur seul Dieu. Sensation d'un effroyable gâchis ? Gêne de n'avoir jamais mis les pieds dans une église que pour y suivre une jolie pèlerine ? Ou réminiscence de cette énorme Mère Supérieure dirigeant une école catholique de jeunes filles dans sa ville natale, qui enfant ne cessait de le brimer du fait de son goût trop prononcé pour l'espionnage et l'observation de jupes plissées tournoyant lors des jeux de cordes à sauter ?
Toujours est-il que Simon se sentait transporté vingt-cinq ans en arrière, confiné dans le bureau froid et sombre d'une religieuse, patientant dans un fauteuil inconfortable, que le verdict tombe. La différence étant cette fois-ci, que ses pieds touchaient le sol, qu'il n'avait essayé de regarder sous les jupes d'aucune fille et que son interlocutrice était la gentille sœur Maria Magdalena en lieu et place de la gargantuesque Mère Supérieure Gertrüd.
Il changea encore de position sur son siège et jeta un petit coup d'œil vers Largo. Celui-ci n'était nullement impressionné par la proximité avec la femme sainte. Sans doute son expérience de pensionnaire parmi les moines de Sarjevane était pour beaucoup dans cette décontraction. Son regard luisait d'une lueur d'excitation que Simon ne pouvait que comprendre. Si lui aussi avait été sur le point de découvrir des indices sur son origine, bonne sœur ou pas, il aurait fait le beau. Largo avait en effet toutes les raisons d'arborer un large sourire.
" Zoé ? Bien sûr que je me souviens d'elle. "
Largo manqua de sauter au plafond.
" Dites moi tout ce que vous savez d'elle ! " fit-il d'une voix étranglée.
Maria Magdalena eut un mouvement de surprise. Elle se demandait bien ce que cet homme d'affaires dont elle avait vu la photo à la une de plusieurs journaux ces deux dernières années faisait dans son dispensaire, à lui demander des renseignements au sujet d'une bénévole qui n'avait pas mis les pieds à San Diego depuis plus de trente ans. Cela dit, si cela pouvait lui permettre de recevoir une donation généreuse et substantielle de la part de ce multimilliardaire, cela valait bien la peine de fouiller dans sa mémoire.
" J'étais très jeune quand je l'ai connue, je venais d'entrer dans les ordres, j'avais à peine dix-huit ans. Zoé connaissait déjà le dispensaire pour y avoir travaillé bénévolement depuis plusieurs années. Cela étant, elle venait par période, et ne restait jamais très longtemps. Elle me faisait l'impression de quelqu'un qui fuyait quelque chose. Même encore aujourd'hui je vois des jeunes personnes comme elle, qui fuient leurs foyers, à cause de parents violents, de grossesses non désirées ou autre. Zoé, elle, semblait tout simplement vouloir se racheter pour des fautes passées. Pourtant je n'ai jamais pu l'imaginer avoir fait du mal à qui que ce soit. C'était une jeune femme adorable, et pleine de vivacité. "
Largo ne répondit rien et fronça les sourcils, stupéfait. Il s'enfonça dans son fauteuil et fit grand silence au fin fond de lui-même, comme pour mieux entendre l'écho de ce que venait de dire la sœur. En quelques secondes, il venait d'en apprendre plus sur sa mère qu'en toute une vie. Maria Magdalena le dévisagea, intriguée par sa réaction, passée d'une curiosité avide à une sorte de torpeur enracinée. Elle interrogea du regard le compagnon de son étrange visiteur. Celui-ci tenta tant bien que mal de regarder en face la religieuse, ce qui amusa celle-ci, habituée à croiser des regards embarrassés par sa présence.
" Euh pouvez-vous nous en dire plus ? C'est très important ... poursuivit-il, comblant le soudain mutisme de Largo.
- Mais pourquoi tenez-vous tant à ces renseignements ? "
Simon ouvrit la bouche, mais Largo l'interrompit soudain.
" Il est possible que Zoé soit ma mère. "
Maria Magdalena écarquilla les yeux devant le ton déterminé du jeune homme, puis esquissa un large sourire.
" Alors c'est vous ? Finalement, elle a décidé de vous garder, si je comprends bien ...
- Vous ... Vous avez connu ma mère quand elle était enceinte de moi ?
- Oui, Zoé a appris sa grossesse pendant qu'elle travaillait pour nous. Je suis la première personne à qui elle l'ait dit, elle m'avait confié toutes ses craintes à l'époque.
- Elle ne voulait pas de moi ? " tenta Largo, la voix blanche.
Maria Magdalena eut un regard doux, empli de compassion. Elle quitta son bureau pour s'asseoir près de Largo.
" Votre mère était très excitée et heureuse à l'idée d'attendre un enfant. "
Sa voix était douce et posée.
" Mais elle ignorait si vous mettre au monde était un service à vous rendre, poursuivit-elle avec le plus de tact possible. Elle était seule, et effrayée. Elle n'avait aucun foyer à vous donner.
- Et mon père ? Vous a-t-elle parlé de Nério Winch ? "
Maria Magdalena sourcilla légèrement. Qui aurait pu croire à l'époque où elle s'occupait des nécessiteux du quartier, que la charmante demoiselle qui lui prêtait main forte, si simple et secrète, avait fait succomber l'homme le plus puissant de la planète sans jamais le mentionner ?
" Non, elle a toujours été très vague sur l'identité de votre père, reprit-elle après un bref instant de silence. Mais à présent je comprends mieux ses réactions de l'époque.
- Expliquez-moi.
- Tout ce qu'elle a consenti à me dire, c'était qu'elle était tombée amoureuse d'un homme mauvais pour elle. Quelqu'un de puissant, menacé par de nombreux ennemis. Aimer un homme pareil était à double tranchant. Elle m'a dit avoir souvent souhaité ne pas l'avoir connu, et puis la minute d'après elle regrettait ses paroles. Elle semblait tenir très sincèrement à lui. Pour ma part, je ne l'ai jamais rencontré. Je n'ai jamais su de qui il s'agissait avant que vous me le disiez à l'instant.
- Quand elle a su qu'elle attendait un bébé, hésita Largo, elle ... Elle a pensé à interrompre sa grossesse ? "
Maria Magdalena secoua la tête, navrée.
" Je pense que oui. Elle avait très peur de ne jamais pouvoir vous donner de vie normale. Et elle avait peur d'être seule.
- Qu'est-ce qui l'a fait changer d'avis ? articula Largo, la voix rauque.
- Je n'en sais rien. Je lui ai conseillé d'en parler au père de l'enfant avant de prendre sa décision finale. Elle était réticente à l'idée de le revoir, mais elle a fini par accepter. Elle est aussitôt après repartie pour New York. Et je n'ai plus jamais entendu parler d'elle.
- Jamais ?
- Je regrette. "
Largo hocha la tête, résigné. Il tentait d'assimiler les informations qu'il venait de collecter au sujet de sa mère. L'idée qu'elle n'ait pas voulu le mettre au monde dans un premier temps le décevait et l'attristait. Et même si finalement il était bien là, vivant, un goût d'amertume naissait dans sa bouche. Il avait été un problème pour sa mère, une source d'inquiétude et de crainte en plus de celles qui pesaient déjà sur elle de par sa relation avec Nério. Le milliardaire avait le sentiment d'avoir été une erreur, un incident de parcours dans la vie de ses parents.
Avait-il réellement une place dans ce monde ? Il s'était déjà souvent posé la question, quand il était gosse et que Nério ne daignait lui rendre visite qu'une fois par an, pour lui donner quelques billets. Mais à chaque fois qu'il pensait à sa mère, il s'imaginait des histoires incroyables et réconfortantes, qui lui donnaient l'impression d'avoir existé pour elle, d'avoir été aimé. Ces histoires volaient en éclats.
" Je suis sûre que votre mère vous a beaucoup aimé, vous en êtes la preuve vivante ... tenta Maria Magdalena, lisant dans le malaise du jeune homme.
- Je ... Je ne me fais aucune illusion, lâcha-t-il doucement. J'ignore si elle est en vie, et si c'est le cas, si elle souhaiterait me rencontrer. Tout ce que je veux, c'est savoir qui je suis.
- Je suis désolée, mais je ne me rappelle plus de son nom de famille, elle m'était sortie de la tête jusqu'à ce que vous me parliez d'elle. D'ailleurs, je me demande si un jour j'ai déjà su son nom, l'ambiance d'un dispensaire est plutôt conviviale entre les bénévoles.
- Vous ne tenez même pas de registre ? tenta Simon.
- Si, mais comme vous devez le savoir, le dispensaire a été incendié en 1976. Il ne reste aucun document de l'époque. Vous avez déjà beaucoup de chance de m'avoir trouvée, je suis la dernière personne ici à avoir travaillé dans le précédent établissement.
- Bon, je vous remercie, dit un Largo résigné en faisant mine de se lever.
- Par contre, je connais quelqu'un qui pourrait vous en dire plus sur votre mère. "
Simon et Largo échangèrent un bref regard. Quelque chose leur disait qu'ils allaient encore devoir courir à l'autre bout du pays pour avancer. Cette recherche ressemblait de plus à une sorte de jeu de ping-pong dont les multiples intervenants se succédaient à un rythme effréné pour les conduire toujours plus loin, sans que cela les mène à quoi que ce soit de concret.
" Je vous écoute, l'incita finalement à poursuivre Largo.
- Connie Spellman. Elle était bénévole elle aussi au début des années 70. Je me rappelle qu'elle et Zoé étaient très amies. Connie est partie vivre à New York en 1971 et il me semble que c'est elle qui a hébergé Zoé lorsqu'elle a décidé de parler de vous à votre père.
- Vous savez où on peut la trouver ? Si elle vit toujours à New York ? s'enquit aussitôt Simon.
- Oh ça fait bien dix ans que je ne l'ai pas vue ... Mais je sais qu'elle travaille pour un magazine féminin, Fashion Wave, elle écrit des recettes de cuisine. Vous n'aurez pas de mal à la retrouver ...
- Merci pour votre aide précieuse, sourit Largo en lui serrant la main. Je vous promets de ne pas vous oublier, si votre dispensaire a besoin de quoi que ce soit, je suis là.
- Dieu vous le rendra jeune homme. Bonne chance. "
Largo hocha la tête et prit la porte tandis que Simon saluait maladroitement Maria Magdalena, hésitant entre une poignée de main et une tape amicale sur le dos. Il finit par opter pour une accolade amicale en disant " il est temps que je me réconcilie avec les bonnes sœurs ! ", ce qui eut au moins pour mérite de faire éclater de rire la religieuse. Puis il rejoignit au pas de course Largo, qui déjà composait le numéro du bunker pour joindre Kerensky.


*****

Largo gardait les yeux ouverts. D'habitude, il essayait de faire un somme quand quelque chose le préoccupait. Mais là, impossible de dormir, ni même de songer à faire semblant. Il ne pouvait clore ses paupières sans ressentir le besoin irrésistible des les rouvrir l'instant d'après. Les événements se précipitaient et les faits qu'il mettait à jour les uns après les autres lui faisaient l'effet d'une véritable dose de caféine. Comment faire pour se reposer alors qu'en lui, tout bouillonnait et tourbillonnait, des questions incessantes qui n'en devenaient que plus obsédantes car il pressentait pouvoir bientôt y répondre.
C'était trop pour lui et ses yeux demeuraient écarquillés, comme pour ne pas manquer une seule seconde de cette poursuite. Courir après un fantôme. Fantôme qui avait l'air malgré tout bien réel, après avoir entendu tous ces gens en parler ... En bien, en mal, là n'était pas la question. Cette femme avait eu une existence propre et traversé la vie de ces témoins. Et il semblait à Largo qu'en traversant à son tour la leur, il la retrouvait quelque part.
" Largo ? Kerensky. "
La voix dynamique de Simon le fit sursauter. Il était tellement plongé dans ses pensées, perturbé par cette nouvelle dimension que prenait sa vie de par cette chasse aux indices, qu'il en avait oublié la présence de son ami, loyal, à ses côtés, comme toujours. Il se redressa et aperçut le visage de Kerensky apparaître en vidéoconférence. Il délaissa aussitôt le fauteuil luxueux du jet où il était affalé et se posta devant l'écran.
" J'ai retrouvé l'adresse que tu m'as demandée, expliqua le Russe. Connie Spellman vit toujours à New York. C'était facile comme bonjour, elle n'est même pas sur liste rouge.
- Bien, dans ce cas, on se retrouvera à New York, marmonna Largo sans l'once d'une détermination, sans doute par lassitude.
- Ouais, en tout cas, reprit Simon, une fois à la maison, je prends une douche brûlante et je dors ! Ca me fatigue, moi, tous ces trajets en avion ... De toute façon tu n'as pas besoin de chaperon ... "
Simon retint un rire et le milliardaire consentit à esquisser un sourire. Rester zen, quoiqu'il arrive. Facile à dire, mais il devait s'interdire à tout prix de péter les plombs. Il approchait du but.
" Largo ...
- Quoi ? Il y a autre chose ? s'enquit le milliardaire devant le ton hésitant du Russe.
- Joy. "
Un signal d'alarme retentit dans la tête de Largo. Il n'aimait pas du tout entendre le nom de son amie associé à un ton aussi grave.
" Il lui est arrivé quelque chose ?
- A Sutherland et elle, oui. L'échange s'est mal passé. Le bookmaker de ton copain et ses sbires les ont kidnappés pour décrocher le pactole. Ils réclament cinq millions de dollars. "
Largo se vida l'esprit pour tenter de comprendre l'information, et prit son temps pour l'assimiler, sauf que ce n'était pas si digeste que ça. Le premier sentiment qui lui vint à l'esprit fut l'irritation : mieux valait ignorer la panique et la peur, ça ne ferait pas avancer les choses.
" Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ? s'énerva-t-il.
- Je pensais avoir la situation en main.
- Ce sont mes amis ! protesta-t-il. Et il s'agit de Joy !
- Je te rappelle amicalement que je tiens moi aussi beaucoup à Joy, bien que d'une façon différente. Largo, tu étais à des milliers de kilomètres, obsédé par l'idée de découvrir qui était ta mère, qu'aurais-tu pu faire ? Maintenant calme-toi. "
Largo soupira et jeta un petit coup d'œil vers Simon. Celui-ci ne semblait nullement surpris. De toute évidence, il savait aussi et avait voulu le préserver, du moins le temps nécessaire. Il se rendit à l'évidence que l'irritation n'était pas non plus le bon sentiment qui le ferait avancer.
" D'accord Kerensky, que savons-nous ?
- Pas grand-chose à vrai dire. Je n'ai pu ni localiser, ni identifier leurs ravisseurs. Il n'y a aucun indice utilisable sur les lieux de l'enlèvement. Je pédale dans le vide. Et il y autre chose d'inquiétant.
- De plus inquiétant que ça ?
- Ils devaient me rappeler pour me donner le lieu du rendez-vous, où je leur remettrais l'argent. Mais depuis hier soir je n'ai aucune nouvelle d'eux.
- Telle que je connais Joy, elle a dû leur donner du fil à retordre ... Elle a peut-être réussi à s'échapper, avec Douggie.
- Je vais faire passer leur signalement dans tous les hôpitaux et postes de police de la région. Ca donnera peut-être quelque chose. "
Largo acquiesça et regarda sa montre.
" On sera au Groupe d'ici deux heures. Fais ce que tu peux en attendant, s'ils appellent, gagne du temps, ou dis-leur de négocier directement avec moi. "
Le Russe hocha la tête et coupa leur communication. Largo se rassit dans son fauteuil et le tourna vers Simon qui n'avait pas bronché.
" Donc tu me fais des cachotteries Simon ?
- Arrête Largo, je ne savais pas ce qu'il se passait exactement. Et ce n'est pas le problème, ce qui importe c'est de les retrouver vivants. "
Largo hocha la tête. Douggie était débrouillard et s'était déjà sorti de toutes sortes de situations inextricables et improbables. Quant à Joy ... CIA, ça résume tout. Un étau lui compressa la poitrine. Ses deux amis avaient la priorité. Le présent l'emporte sur le passé.

*****

Joy renifla. Le bout de son nez était froid, ses mains étaient glacées, pourtant son corps recroquevillé sur lui-même à la manière d'un fœtus créait une sorte de chaleur moite dans son tronc. Chaud et froid en même temps. Sa gorge lui piquait, et avaler sa salive était un véritable supplice.
" Ben voyons ... pensa-t-elle. J'ai choppé la crève ... "
Elle remua péniblement dans sa paille, déphasée. Elle avait passé l'âge de dormir à la belle étoile, et son lit chaud et confortable lui manquait terriblement. Elle fit de son mieux pour étirer ses muscles endoloris et sentit peser sur chaque centimètres de son corps d'horribles courbatures.
" C'est décidé ... songea-t-elle. Si je sors de là vivante, je plante tout et je vais ouvrir un magasin de grigris ésotériques à San Francisco ... "
La lumière blanche du soleil matinal appelait à ce qu'elle daigne ouvrir les paupières. Ce qu'elle se résolut à faire finalement, après moult tergiversations, convenant en elle-même que si son envie de s'enfouir la tête dans la paille pour y hiberner cinq ou six mois était alléchante, il n'en demeurait pas moins qu'au dehors, les neveux de l'Oncle Picsou en voulaient à sa peau. L'instinct de conservation l'emporta.
" Est-ce que j'ai une tête de Rappetou moi ? grommela-t-elle en se débarrassant de la paille humide qui lui avait servi de couverture de fortune.
- Bonjour Miss ! " retentit une voix guillerette près d'elle.
Elle se hérissa.
" Je l'avais oublié celui-là ... "
La jeune femme tourna la tête pour apercevoir son compagnon d'infortune. Déjà debout, l'air idiot, avec des brins de paille clairsemés dans sa chevelure ébène, il dépoussiérait son horrible veste en peau de serpent. Il souriait, semblant profiter du bon air frais de la campagne, et rien dans son regard ne laissait paraître la moindre inquiétude.
" M'énerve ... pensa aussitôt Joy. Lui et sa trombine de simplet ... "
Douggie lui tendit une main charitable pour l'aider à se dépêtrer du tas de foin dans lequel elle s'était enfoncée la nuit, espérant trouver de la chaleur. Elle prit sa main et se remit debout, le regrettant aussitôt. Elle eut une sorte de vertige et vacilla un instant avant de se reprendre.
" Vous vous êtes levée trop vite, j'ai l'impression ... " nota Douggie.
Joy ne releva pas et examina du regard la grange tout en s'étirant à nouveau péniblement. Elle avait mal partout.
" Bien dormi Douglas ? demanda-t-elle sur un ton anodin.
- Non, pas vraiment Miss. Mon estomac a crié famine toute la nuit. Alors j'ai fini par faire un tour et regardez ce que j'ai trouvé ! "
Douggie sortit fièrement de sa veste une boite de biscuits secs, et il s'en fourra d'ailleurs un en entier au fond de son gosier, l'avalant goulûment. Joy eut un air sceptique.
" Mais où avez-vous trouvé ça ?
- Ben je me suis baladé et j'ai vu que la grange était pas vraiment abandonnée. Enfin si, techniquement, elle l'est, mais elle se situe sur une propriété qui elle, l'est pas. De l'autre bout du champ, il y a une maison, on l'a pas vue hier car il faisait trop sombre. Enfin bref, quand j'ai trouvé la bicoque, très jolie d'ailleurs, même si le style maison de campagne vieillotte on fait mieux, bref, j'y suis entré et ...
- Et il m'a volé ! " tonna une voix furibonde dans leur dos.
Joy et Douggie se retournèrent stupéfaits pour constater qu'un homme très grand et barbu à la grimace peu accueillante les mettait en joue à l'aide d'un gros fusil de chasse. L'Irlandais blêmit et leva ses mains en l'air, bien haut et bien en évidence.
" Me tuez pas m'sieur ! glapit-il. C'est pas de ma faute, c'est elle qui m'a emmené de force, elle est armée et dangereuse !
- Quoi ? s'exclama Joy, débordée par tant de lâcheté.
- Elle a l'air douce comme ça, mais vous fiez pas aux apparences ... "
Joy voulut tester son légendaire regard noir sur son acolyte, mais comme celui-ci gardait les yeux rivés sur le gros calibre, elle se contenta de lui coller une taloche.
" Ah ! Vous voyez, j'vous l'avais dit qu'elle était dangereuse !
- Écoutez monsieur ... " commença Joy en avançant d'un pas.
Pour toute réaction, le géant à la carrure de bûcheron tira un coup en l'air avant de tourner la carabine vers elle, ce qui la stoppa net.
" D'accord ... fit-elle plus calme en restant figée sur place. La négociation vous connaissez ?
- Vous êtes sur une propriété privée ! beugla la barbu.
- Oui, nous en sommes désolés, nous l'ignorions, nous nous sommes perdus cette nuit, nous avons vu cette grange, que nous pensions abandonnée et nous y avons trouvé refuge. Nous ne pensions pas à mal.
- Alors pourquoi m'avez-vous volé ? rugit-il, l'air toujours aussi peu avenant.
- Arrêtez, ce n'est qu'un paquet de gâteaux secs ... tenta la jeune femme.
- Vous vous moquez de moi ? Et mes mille sept cents soixante-douze dollars en liquide, conservés dans ma boîte à chicorée ? "
Joy eut un mouvement abasourdi de la mâchoire et regarda son compagnon, qui tâchait par tous les moyens d'éviter son regard.
" Douggie ! " hurla-t-elle.
L'Irlandais esquissa un sourire contrit et désigna Joy du doigt au propriétaire de la grange.
" J'ai rien fait moi, c'est elle le cerveau ! " lança-t-il sous le regard haineux de la garde du corps.

*****

" Mais non, Largo, tu te fais des films. Elle va super bien, j'en suis certain. "
Largo lança un regard exaspéré vers Simon.
" Comment peux-tu dire ça ? On n'a absolument aucune nouvelle d'elle, ni de ses ravisseurs. Aucune piste, rien !
- S'ils veulent l'argent, ils n'ont aucun intérêt à lui faire du mal, reprit Kerensky calmement, détournant exceptionnellement son attention de ses écrans d'ordinateurs. Et crois-moi, à leur ton, ils voulaient vraiment cet argent.
- Et s'ils ont dérapé ? S'il y a eu une bavure ? "
Le Russe ne prit pas la peine de répondre.
" Ils rappelleront. On fera semblant d'accepter l'échange, et là on les coincera. Ne t'en fais pas.
- Oui, eh bien en attendant, on ne fait rien ! On reste assis ici à attendre, et il n'y a rien que je déteste plus que l'inaction ! fulmina Largo.
- Si tu t'impatientes, commença Simon, tu n'as qu'à aller voir Connie Spellman, si on a du nouveau on ...
- Hors de question. Mes amis ont la priorité.
- Oui mais ici tu ne peux rien faire ! s'exclama Simon. Qu'est-ce que tu crois, que Joy va comme par magie te passer un coup de fil pour te dire où elle est, et pour que tu viennes la chercher ? "
Une sonnerie de téléphone retentit. Puis une seconde. Les trois amis s'observèrent, intrigués. Kerensky appuya sur un bouton pour ouvrir la communication.
" Bunker, lâcha-t-il.
- C'est Joy. "
Largo et Kerensky regardèrent Simon qui haussa les épaules.
" Bah me regardez pas, j'y suis pour rien.
- Je croyais que tu t'occupais de tout et que tu nous sortais de là Kerensky ? fit Joy à l'autre bout du fil, goguenarde.
- Tu t'es échappée ? s'informa Kerensky.
- Oui, comme une grande ...
- Tu vas bien ? s'enquit aussitôt Largo.
- A part une envie persistante et de plus en plus forte de massacrer ton copain Douggie à coups de cuillère à pot, je vais bien. "
Largo eut un immense sourire soulagé et se laissa tomber dans un fauteuil.
" Et Douggie ? En un seul morceau ?
- Pour l'instant. Granger et moi l'avons fait taire un moment, pour notre tranquillité.
- Granger ? s'intéressa Simon. Qui est-ce ?
- Un fermier du coin, on a passé la nuit dans sa grange ... Un peu rustre d'apparence, mais finalement très sympathique.
- Où es-tu ?
- En pleine campagne, dans le New Jersey. Près d'un patelin nommé Corbeyville. Nos ravisseurs y avaient une sorte de baraque branlante. On a réussi à s'enfuir dans la nuit. Cela dit, ils doivent ratisser le coin pour nous retrouver, donc si vous pouviez venir nous chercher rapidement ça nous arrangerait ... Je pense que la sollicitude de Granger à notre égard a des limites : nous laisser passer un coup de fil, ok, mais se mettre à dos des truands, non.
- J'ai repéré ta position Joy, dit Kerensky. On arrive.
- Super ... Oh et puis, il faudrait que vous emmeniez un peu de liquide ... Ton copain Douggie, Largo, n'a rien trouvé de mieux que de voler notre hôte. Il demande un dédommagement.
- Aucun problème. Je suis désolé pour les ennuis que Douggie t'a causés Joy ...
- Oh non Largo, un " je suis désolé ", ça ne suffira pas pour compenser le calvaire que j'ai vécu. Je te préviens tout de suite, tu vas me le payer cher ! fit une Joy particulièrement menaçante.
- Ah je crois que tu as décroché le pompon Largo ! s'amusa Simon devant la tête ahurie de son ami. Pour ta propre sécurité, je vais aller chercher Joy et Douggie. Toi, fonce voir Connie Spellman pendant ce temps.
- Qui est cette Connie Spellman ? s'intéressa Joy, suspicieuse.
- Une ancienne amie de ma mère.
- Vraiment ? s'exclama Joy. Alors la piste était sérieuse ? Vous avancez ?
- Lentement, mais sûrement. On en reparlera quand tu seras de retour au Groupe W. "
Kerensky coupa la communication et c'est un Largo revitalisé et motivé qui se leva d'un même mouvement pour se diriger vers la porte.
" Je fonce, lâcha-t-il. Ramenez-la moi saine et sauve, et pour mon salut, essayez de la calmer ! "
La porte se claqua derrière lui.
" Calmer Joy ? répéta Simon, sceptique. Il en a de bonnes lui ... "

*****

... 1972.
Deux coups rapides frappés contre la porte. Connie, affalée dans son sofa, émit un grondement sourd. Elle avait passé la nuit entière dehors avec son petit ami Rob, à assister à une Performance. Puis, ayant entendu une rumeur comme quoi Dylan jouait dans un club de Soho, ils avaient passé tout le reste de la nuit à rechercher le lieu où cet événement se situerait. A l'aube, ils avaient renoncé et étaient rentrés bredouilles. Tandis que Rob, décidément plus courageux qu'elle, était parti travailler, Connie s'était contentée de rentrer dans son minuscule studio pour y trouver un sommeil salvateur. Toutefois, un visiteur inattendu semblait décidé à perturber un repos qu'elle avait pourtant largement mérité. Elle se leva du mieux qu'elle le pouvait et zigzagua vers la porte d'entrée. Elle ouvrit en grand la porte, prête à hurler sur l'intrus qui osait la déranger. Mais en reconnaissant la jeune femme debout sur le pas de sa porte, un sourire irrationnel illumina son visage.
" Zoé ! "
La jeune femme d'origine sicilienne se tenait droite et immobile. Un sourire fin se dessina sur ses lèvres en revoyant son amie et ses grands yeux bleus contrastant avec son teint mat de méditerranéenne tremblaient de multiples lueurs d'excitation. Elle lâcha le sac de voyage qui pendait au bout de ses deux bras joints, et accueillit dans ses bras Connie, qui folle de joie, s'était déjà précipitée vers elle, bras grands ouverts.
" C'est génial de te voir ici ! s'écriait Connie en la serrant. Tu as changé d'avis sur New York alors ? "
Zoé rendit son étreinte à la new yorkaise puis s'écarta légèrement d'elle en faisant un signe de tête, que non.
" J'ai des affaires à régler. "
Le sourire de Connie s'élargit en reconnaissant l'accent chantant de son amie, qu'elle n'avait pas entendu depuis près d'un an.
" Mais, entre, entre ... "
Zoé ramassa son sac de voyage et suivit Connie à l'intérieur de sa cage à poules. La new yorkaise, grande et élancée, aux cheveux blonds foncés qu'elle ne coiffait jamais, ramassa quelques vêtements épars et 45 tours jonchant le sol pour libérer le passage. Elle désigna un pouf orange à son amie italienne qui y prit aussitôt place.
" Bienvenue dans mon taudis ! éclata Connie, enjouée. Bon, ça ne paie pas de mine, mais je viens de trouver un job de pigiste. Je pourrai bientôt prendre quelque chose de plus grand.
- Toutes mes félicitations. "
Zoé regarda autour d'elle et remarqua un cadre contenant une photo de Connie et de son petit-ami, Rob.
" Il est très mignon, vous êtes ensemble depuis longtemps ? s'enquit-elle.
- Six ou sept mois. Il est génial, c'est un artiste, tu sais. Je ne pige pas toujours tout ce qu'il me dit, mais il est doux et attentionné, c'est tout ce que je demande d'un mec !
- Tu as beaucoup de chance, Connie. Je t'ai toujours souhaité tout le bonheur du monde.
- Et toi ? Ca va mieux depuis notre dernière entrevue au dispensaire ? Que t'est-il arrivé depuis ? "
Zoé haussa les épaules.
" J'ai moi aussi connu un homme. Il s'est passé beaucoup de choses en une année. "
Connie fronça les sourcils.
" Un homme ? Un américain ?
- Oui. Un homme d'affaires. A New York.
- Et tu n'es pas venue me voir ?
- Je ... J'ai voyagé ... Nous nous séparions souvent. Notre histoire était compliquée.
- Je vois le genre. Mais ... Tu ne devais pas retourner en Sicile ? "
Zoé secoua la tête, visiblement attristée.
" Non, je n'y retournerai plus jamais. J'ai ... Quelques ennuis ... "
Connie fronça les sourcils.
" Et tu viens demander refuge ?
- Rassure-toi, je ne vais pas te causer de problèmes, j'ai juste besoin de quelques jours. Il faut que je voie quelqu'un et après je quitterai New York.
- Pour aller où ?
- Je ne sais pas encore. "
Zoé posa sa main sur son ventre, inconsciemment, presque instinctivement.
" Là où je serai à l'abri.
- Hey, tu restes tout le temps que tu veux ici, camarade ! "
Zoé sourit.
" Je n'ai pas tout le temps devant moi. Je viens voir l'homme dont je t'ai parlé.
- Ton ex ?
- Je vais peut-être avoir un enfant. "
Connie s'assit plus près de son amie et lui prit la main.
" Tu crains qu'il ne veuille pas de l'enfant ?
- Je crains surtout qu'il ne puisse le protéger mieux que moi. "
Connie fronça les sourcils, sans vraiment comprendre. Elle allait demander des explications à Zoé quand celle-ci s'écroula dans ses bras , hoquetant de larmes.

*****

Le cœur de Largo trembla. Il était incapable de cligner ses paupières sur ses yeux écarquillés. Bouche bée, il ne cessait de contempler ce portrait. La jeune femme n'était pas très grande, mais fine et svelte. Elle portait une légère robe d'été, couleur parme, décolletée et à fines bretelles qui épousaient des épaules frêles et délicates. Ses jambes bronzées et nues, découvertes par la courte robe parme, étaient croisées. Adossée contre le mur en pierre d'une petite maison, elle penchait légèrement la tête et regardait malicieusement le photographe qui immortalisait ce moment. Deux yeux bleus brillaient, on ne voyait qu'eux, perdus au milieu de sa peau mate.
Et son sourire.
Elle riait aux éclats, la forme de ses lèvres appelait à une admiration sans borne, sa bouche était vivante, sa dentition blanche était parfaite. Chacune des rides d'expression de son visage, les fossettes qui se formaient au creux de ses joues, tout en elle appelait à la joie de vivre. Elle était radieuse, lumineuse. Belle tout simplement.
" Cette photo est incroyable ... murmura Largo, ne sachant que dire d'autre.
- C'était Zoé qui était incroyable. Et si belle. Vous n'aviez jamais vu son visage ?
- Jamais. Vous ne vous rendez absolument pas compte du cadeau que vous me faites. "
Connie hocha la tête.
" Je peux essayer d'imaginer. La photo a été prise pendant l'été 1970. Zoé vivait depuis peu aux États-Unis et elle venait de débarquer sur la Côte Ouest. Je l'ai rencontrée au dispensaire, où elle faisait du bénévolat. Elle avait un job de serveuse à côté, mais elle était tellement maladroite, qu'elle se faisait renvoyer de tous les snacks où elle commettait ses affreux services. Je l'ai vue à l'œuvre, une fois, je vous jure, c'était comique. Zoé était tout sauf une fille manuelle. Alors j'en ai parlé à mon oncle qui tenait un magasin d'articles de plage à San Diego et il l'a engagée. Elle était si charmante qu'elle a fait un malheur comme vendeuse. La photo a été prise à l'extérieur du magasin. Ce jour-là, j'étais venue la chercher plus tôt de son travail, pour qu'on aille à la plage. C'est moi qui ai pris cette photo.
- Vous étiez très amies ?
- On s'entendait bien oui. Zoé était une fille très naturelle, c'était facile de s'attacher à elle. Et pourtant elle restait toujours discrète, assez mystérieuse. Notamment sur son passé. Elle ne nous parlait jamais de sa famille. J'ai toujours pensé qu'elle s'était fâchée avec les siens, pour une raison ou une autre. Je n'ai jamais insisté sur ce sujet parce que je sentais que ça l'embarrassait. "
Largo ne répondait rien, la photo dans ses mains, contemplatif.
" Elle est si belle ... put-il seulement articuler au bout d'un instant.
- Vous avez ses yeux. "
Largo releva la tête, intéressé.
" La même lueur, qui y brille. "
Connie prit ses aises, au fond de son divan. Ses yeux verts perçants scrutèrent le jeune homme.
" Alors comme ça, Zoé est la mère du grand Largo Winch. Elle aurait été fière de ça ... "
Largo se sentit mal à l'aise, comme s'il avait avalé d'un coup quatre litres d'eau glacée. Au moment où tant d'éléments convergeaient vers sa mère, où un embryon d'espoir renaissait en lui après toutes ces années, l'emploi du conditionnel sonnait comme un triste glas.
" Aurait ? s'exclama aussitôt Largo. Est-ce qu'elle est ... décédée ?
- Pour vous dire la vérité, je n'en sais rien ... Je ne l'ai pas revue depuis presque trente ans...
- Mais elle a bien vécu avec vous à New York en 1972 ?
- Oui, mais trois semaines seulement. Elle n'arrêtait pas de bouiner dans la minuscule cage à poules que je louais ... Elle avait peur de rencontrer votre père, de sa réaction lorsqu'il apprendrait qu'elle était enceinte ...
- Elle vous a dit que c'était Nério Winch ?
- Non, mais je savais que c'était quelqu'un d'important. A la manière dont elle en parlait ... Je crois qu'ils ont eu une relation très difficile. Il l'a trompée plusieurs fois. "
Largo serra la mâchoire. Il regarda à nouveau la photo de sa mère, vêtue de cette robe parme. Son sourire l'obséda. Comment pouvait-on tromper une si belle femme ? Il éprouva furtivement de la colère contre son père, puis son attention se reporta à nouveau sur Connie.
" Elle a beaucoup souffert à cause de lui ? demanda-t-il.
- Zoé parlait assez peu de ce qu'elle éprouvait, au fond. Elle masquait toujours ses sentiments réels, il était en fin de compte difficile de la percer à jour, même si elle semblait à première vue très ouverte. Elle aimait votre père, ça j'en suis persuadée. Et elle a dû donc beaucoup souffrir de leur séparation. Mais je sentais qu'il y avait autre chose.
- Quoi ?
- Je crois que Zoé avait une vie très compliquée. Elle était complexe, profonde. Elle cachait des choses. Je crois qu'elle cherchait à fuir votre père, c'était comme si ... Comme si elle était soulagée qu'il la trompe. Comme si ça lui donnait une bonne raison pour le quitter. Zoé était une femme très forte. Mais quelque chose la rongeait, de l'intérieur. Une profonde tristesse, un sentiment de culpabilité ... Je n'ai jamais su au juste ce que c'était. Et elle refusait obstinément d'en parler. "
Largo dévisagea Connie comme si la regarder pourrait lui permettre de mieux comprendre ce qu'elle venait de dire. Rongée par des secrets. Un passé trouble. Une famille qu'elle n'évoquait jamais. Sa mère aussi avait ses propres démons. Déterrerait-il des secrets de famille en enquêtant sur la vie de ce fantôme de plus en plus présent ?
" Comment a réagi Nério quand elle le lui a dit ?
- Je ne sais pas. Un jour elle s'est décidée à aller lui parler, comme ça. Elle en avait assez d'avoir peur de sa réaction et de s'imaginer tous les scenarii possibles, elle voulait se confronter à la réalité. Elle l'a appelé et elle est partie le rejoindre, d'un coup de sang, sans réfléchir, bam ! C'était Zoé tout crachée ! Une impulsive ! "
Largo sourit intérieurement. Il savait à présent d'où il tenait ce caractère qui faisait si souvent enrager Joy.
" Sauf qu'elle n'est jamais revenue de ce rendez-vous avec votre père.
- Jamais ? Vous pensez qu'il lui est arrivé quelque chose ?
- Non, elle allait bien. Elle m'a appelée quelques jours après pour me dire que tout était ok, et qu'elle se mettait au vert pendant quelques temps. Je ne l'ai plus jamais revue ... Elle n'est même pas repassée pour prendre ses affaires chez moi. D'ailleurs, si vous voulez, il doit me rester une partie des affaires qu'elle m'avait laissées ... Elles doivent être entremises dans une malle quelconque du grenier de ma maison d'hiver dans le Maine ... Ca vous intéresserait d'y jeter un coup d'œil ? Moi, je n'ai jamais pu trouver quoi que ce soit qui me dise où elle est partie, mais vous aurez peut-être plus de chance ...
- Oui, je veux bien je vous remercie. "
Connie quitta son divan et fit quelques pas vers une commode. Elle en ouvrit un tiroir et finit par en sortir un morceau de papier et un crayon. Elle griffonna une adresse et le tendit à Largo.
" C'est une maison de famille dont j'ai hérité de ma grand-tante. Je ne l'habite plus depuis plusieurs années, elle est louée par une vieille femme seule qui l'entretient. Certains de mes biens sont toujours là-bas, puisque ma locataire ne possède pas grand-chose. C'est une femme charmante, je l'appellerai dans la soirée pour la prévenir de votre visite. Je suis certaine qu'en plus de vous laisser fouiner, elle vous proposera l'hospitalité.
- Je vous remercie vraiment de ce que vous faites pour moi. Ca compte énormément.
- Je m'en doute. Oh et puis ça me fait tellement plaisir de vous rencontrer. J'ai l'impression de retrouver une part de Zoé en vous. Si vous voulez que je vous parle de votre mère, que je vous raconte des anecdotes, n'hésitez pas à m'appeler et à revenir me voir. Je serai ravie d'évoquer Zoé avec vous.
- Ca me touche beaucoup. "
Largo remercia encore Connie et s'excusa auprès d'elle avant de tourner les talons. Connie l'interpella au moment où il prenait congé.
" Largo ! Votre mère était un être exceptionnel. Où qu'elle soit et quoiqu'il lui soit arrivé, je suis sûre qu'elle a toujours tenté d'agir au mieux pour vous. Je ne la vois pas faire autrement. "
Largo hocha la tête et s'en alla, sans mot dire.

*****

" Et c'est bien payé comme boulot, garde du corps ? "
Joy haussa un sourcil vers Granger.
" Vous cherchez une reconversion Granger ? " s'enquit-elle.
Le fermier lui sourit, enfin si tant est qu'il pouvait sourire. En l'occurrence, son sourire s'assimilait plus à une grimace tordue, semi dissimulée par sa grosse barbe brune et frisée.
" Je suis un fermier très médiocre. Regardez l'état de ma baraque et de mon champ ! Moi, dès que je trouve un acheteur, je fuis d'ici au plus vite ! Vous seriez pas intéressée ?
- Non, merci. "
Joy sourit. Après réflexion, elle aimait bien Granger. Bon c'est vrai qu'il avait manqué de la tuer avec son gros calibre pas plus tard que le matin même, mais si des intrus s'étaient introduits chez elle en pleine nuit pour lui voler de l'argent, elle aussi aurait certainement été peu avenante. Après des négociations âpres et corsées, Joy avait fini par le convaincre qu'elle n'était en rien responsable des agissements de son compagnon et que si Granger acceptait de les aider, son employeur, démesurément riche, l'en récompenserait certainement. Cet argument avait fini par l'emporter.
Toutefois, Granger n'était doté que d'une patience très limitée. Elle avait dû se résoudre à attacher et bâillonner Douggie, qui fort de s'être attiré la méfiance de Granger, se révélait de plus très agaçant dans son rôle de parasite. Trop agaçant. Joy avait bien tenté de le faire taire par des moyens plus civilisés, mais comprenant que Granger péterait une durite si Douggie ne la fermait pas, elle s'était décidée à l'assommer pour le saucissonner quelque part. Et pour tout dire, elle commençait à prendre goût à cette quiétude.
" Joy ? Joyyyyyyyyyyy ? "
La garde du corps poussa un soupir de soulagement en entendant la voix de Simon et regarda Granger du coin de l'œil.
" C'est un ami. Nous n'allons plus vous embêter longtemps. "
Granger acquiesça et talonna Joy qui quittait sa demeure pour rejoindre l'allée extérieure. Elle découvrit Simon et Kerensky qui venaient de garer leur voiture au hasard et émergeaient du véhicule pour partir à sa recherche.
" Déjà là ? les accueillit-elle.
- Si tu préfères on peut repartir et te laisser là ... lâcha Kerensky.
- Tu plaisantes ? Tu me fais déjà l'immense honneur de quitter ton bunker pour me chercher, c'est trop. Tu n'aurais pas dû.
- Je m'en souviendrai la prochaine fois. C'est paumé ici. Heureusement que j'avais transféré les données de ta localisation sur le GPS, sinon on ne t'aurait jamais mis la main dessus. Et comme Simon est incapable de se servir d'un GPS ou de quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à une carte ...
- Hey ! protesta le Suisse. C'est Largo qui m'a monté cette réputation ?
- Par charité, je me suis dit qu'il était préférable que je vienne, poursuivit Kerensky, imperturbable. Perdre deux membres de l'Intel Unit en une journée, ça aurait fait tâche dans mon CV.
- Au fait je vous présente Lionel Granger, le propriétaire des lieux. Et qui nous a généreusement filé un coup de main ... "
Simon alla serrer la main de Granger.
" Bonjour Mr Granger, Simon Ovronnaz, Vice Président de la sécurité du Groupe W. Nous sommes désolés pour les petits désagréments qui vous ont été causés, et au nom du Groupe W, je vous promets que vos efforts seront gracieusement récompensés.
- J'espère bien ... lâcha simplement Granger en haussant les épaules. Je veux être dédommagé pour le vol dont j'ai été victime !
- Mais c'est évident ! Vous aurez même un bonus pour avoir bichonné la garde du corps adorée du grand patron ... poursuivit un Simon enjoué.
- Fais attention à ce que tu dis ... " gronda Joy, un regard noir à l'appui.
Simon sourit devant cette réaction si familière et si joyesque.
" En tout cas ravi de te revoir en pleine forme ma belle ! Dire qu'on s'inquiétait pour toi ! Mais regardez la, fraîche comme une rose ! "
Joy éternua, contredisant les élucubrations de Simon.
" Oh pas si fraîche que ça ... Éloigne tes microbes de moi, s'il te plaît, j'ai un système immunitaire très sensible.
- J'ai attrapé un rhume. Sûrement le fait de passer une nuit entière dans de la paille humide. Je déteste Largo. Rappelez-moi de le tuer la prochaine fois que je le verrai !
- En parlant de meurtre, où est ton acolyte ? Sutherland ?
- Il est bien au chaud. "
Devant la réaction perplexe de Simon et Kerensky, Joy et Granger les conduisirent vers l'intérieur de la maison où ils découvrirent stupéfaits l'arnaqueur Irlandais attaché sur une chaise, la bouche masquée par une bande de Chatterton. Simon le pointa du doigt.
" Mais pourquoi vous ...
- C'était ça ou alors je laissais Granger massacrer le copain de Largo. "
Simon fit quelques pas pour aller le libérer.
" Simon ... l'arrêta-t-elle. Qu'on le détache pour le ramener en voiture, ok. Mais laisse-lui le bâillon, je t'en prie.
- Joy, on n'est pas des tortionnaires ! "
La jeune femme soupira.
" Comme tu veux Simon. Mais tu le regretteras ... "


*****

" Oh giiiiiiiirls just wanna have fuuuuuuuuuun ! Oh girls they wanna have fuuuuuun ... " chantait à tue-tête Douggie, assis sur la banquette arrière de la voiture.
Kerensky, les mains crispées sur le volant, faisait tout pour ne pas faire attention à ses cris aigus et pour rester concentré sur la route. Joy, assise à l'avant, avait ouvert en grand la vitre de sa portière, espérant que le bruit du vent s'engouffrant à l'intérieur du véhicule en marche masquerait les tentatives de chant de l'Irlandais. La ruse avait fonctionné un moment, mais en arrivant à New York, coincés dans les embouteillages où ils avançaient, lentement, très lentement, le stratagème n'était plus d'aucune efficacité.
Simon, à l'autre bout de la banquette arrière, au début amusé par la vivacité et le dynamisme de Douggie, se perdait à présent dans de multiples projets d'assassinat avec actes de torture et de barbarie à l'encontre du chanteur amateur.
" Oh daddy dear you know you're still number one, but girls they wanna have fuuuuuuuuun ....
- Douglas ! finit par hurler Joy en se retournant vers lui. Je vous jure que si j'entends encore une seule note de Cindy Lauper dans cette voiture, ou n'importe où, je vous emmène aux urgences et je vous fais greffer du Chatterton sur les lèvres, A VIE, est-ce que c'est clair ? "
Douggie cligna des yeux.
" Ben si vous n'aimiez pas Cindy Lauper, fallait le dire Miss ! Je vais chanter autre chose !
- Vous n'avez pas envisagé l'option je la ferme, et définitivement pour ne pas recevoir un spoutnik dans la mâchoire ? reprit froidement Kerensky.
- Vous me taquinez c'est ça ? Écoutez, Msieur Kerensky, investissez dans une radio pour votre prochaine voiture. Et en attendant, moi je mets l'ambiance.
- Douggie ! le coupa Simon. Je ne suis pas quelqu'un de violent. Je suis même plutôt ouvert, généralement. Mais si vous vous remettez à chanter, je vous flingue. "
Douggie, vexé par le peu d'admiration que suscitaient ses dons artistiques allait répliquer quand trois revolvers se braquèrent sur lui simultanément. Il leva les mains, pâle comme un linge.
" D'accord, d'accord, je me tais ... Tant pis pour vous, vous n'aurez pas la chanson des philosophes bourrés. Vous ne savez pas ce que vous manquez ... "
Les trois comparses de l'Intel Unit soupirèrent de soulagement, et une fois assurés du calme et du silence de Douggie, ils reprirent tranquillement leur chemin dans les embouteillages. Au bout d'une demi-heure d'attente entrecoupée de " Douggie, la ferme ! ", ils parvirent enfin au Groupe W où ils retrouvèrent Largo au penthouse. Celui-ci, qui rentrait tout juste de son entrevue avec Connie Spellman, et donc de fort bonne humeur, vit sa joie monter d'un cran encore lorsqu'il put constater que Joy et Douggie étaient revenus sains et saufs.
Aussitôt il alla à leur rencontre et sans réfléchir, serra Joy dans ses bras avant de l'embrasser tendrement sur le front.
" Ne me refais plus un coup pareil ... " lui dit-il doucement.
Joy acquiesça, sa colère à l'encontre de son patron se retrouvant balayée d'un coup d'un seul. C'était un des pouvoirs magiques de Largo qui fonctionnait systématiquement sur elle : elle était tout bonnement incapable de se rappeler pourquoi elle était énervée contre lui. Et il le savait, le bougre ...
" Hum hum ... " toussota Douggie, vexé de ne pas requérir autant d'attention de la part de Largo.
Le milliardaire eut un sourire amusé et délaissa Joy pour serrer la main de son vieux complice.
" Content de voir que toi aussi tu vas bien Douggie ...
- Ouais, ben j'ai eu une sacrée chance ... Parce qu'avec ton amazone, là, on n'était pas sortis de l'auberge ...
- QUOI ? hurla Joy. Mais mais mais .... Quelle mauvaise foi, j'ose à peine y croire ...
- Ca c'est la marque de fabrique de Douggie Joy, expliqua Largo, amusé. Tu t'y habitueras ... Kerensky, Simon, vous êtes géniaux ! rajouta-t-il à l'intention de ses deux amis.
- Ahem, je te signale que je ne les ai pas attendus pour me délivrer toute seule comme une grande ! protesta Joy.
- Oh mais je n'ai jamais sous-estimé ta capacité à te sortir des situations les plus critiques avec brio ! lui lança-t-il à l'aide d'un sourire charmeur.
- Tu parles ! s'amusa Simon. Il se faisait un sang d'encre, à imaginer le pire. Tu le connais, dès qu'on touche à sa Joy bien-aimée il ...
- SIMON ! hurlèrent deux voix étranglées par l'embarras.
- Quoi ? Vous êtes avec Largo, Miss ? demanda Douggie en se grattant le sommet du crâne, un peu perplexe.
- Non, nous sommes amis, répondit Largo tandis que Joy essayait de faire frire Simon par la pensée.
- T'en fais pas Douggie, poursuivit Simon sur sa lancée. Si tu as quatre ou cinq heures devant toi, on t'expliquera les subtilités de leur relation à laquelle personne ne comprend jamais rien.
- Et à part ça, Largo, qu'a donné ton entrevue avec Connie Spellman ? intervint Kerensky, déviant une conversation qui aurait pu s'achever par le massacre de Simon.
- Elle m'a confirmé tout ce que m'ont révélé les témoins précédents. Et j'ai obtenu son nom de famille : Cavachiello, Zoé Cavachiello.
- Je vais faire tout ce que je peux pour trouver quelque chose à partir de ce nom, lança Kerensky.
- Normalement, ça devrait être son vrai nom. Mais apparemment, elle a quitté la Sicile un peu en catastrophe, elle avait un passé assez brumeux. Et elle n'évoquait jamais sa famille.
- Tu penses réellement qu'elle peut être ta mère ? s'enquit Joy.
- Cette femme a en tout cas effectivement été enceinte. Les dates concordent. Sullivan est en voyage d'affaires à Montréal, mais dès qu'il sera joignable je lui demanderai s'il a connu une Zoé Cavachiello, parmi les relations de mon père. J'ai peut-être une autre piste qui pourra me confirmer si elle a été la maîtresse de Nério. Il reste à Connie Spellman des affaires ayant appartenu à Zoé. Peut-être découvrirons-nous un lien entre elle et mon père, un indice sur ma naissance, que sais-je ...
- Et ça nous conduit où cette fois ? s'enquit Simon.
- Dans une maison qui appartient à Connie Spellman, dans le Maine. Nous partirons demain, dans la soirée, j'ai des rendez-vous non décalables du fait de l'absence de Sullivan. Joy, tu viendras avec moi ... Ca devrait te faire une coupure ... rajouta-t-il avec un doux sourire.
- Et moi ? s'écria Douggie. J'ai pas le droit à un petit voyage dans le Maine ? Moi aussi, j'ai subi un grave traumatisme émotionnel !
- Ce n'est pas pareil, le coupa Joy. Je suis son garde du corps, moi, je dois l'accompagner partout. "
Simon prit une mimique malicieuse et s'appuya sur une épaule de Douggie, prenant ses aises, avant de désigner Largo et Joy.
" Alors ça tu vois, Douggie, c'est un classique de leur parade amoureuse. Lui, encore sous le choc de l'avoir sue en danger, tente un rapprochement semi-déguisé. Elle, par mécanisme de défense, invoque aussitôt son professionnalisme pour faire barrière sans toutefois rejeter officieusement ledit rapprochement. Résultat des courses : tout peut arriver pendant le fameux voyage.
- Largo, j'ai l'autorisation de le flinguer ? demanda Joy en serrant les dents.
- Accordée, marmonna Largo, se demandant furtivement où il avait déniché un meilleur ami pareil.
- Ca aussi c'est un autre de leurs classiques, poursuivit un Simon, toujours en verve quoiqu'un peu effrayé, prendre un bouc émissaire pour masquer leurs problèmes relationnels.
- Waw, vous suivez l'affaire de très près ... commenta Douggie à l'intention du Suisse.
- Que veux-tu, c'est mon côté fleur bleue, Sissi Impératrice.
- Bon, n'étant pas largojoyiste de la première heure, je vais vous laisser, fit Kerensky. Il y en a qui sont encore capables de travailler, ici. Je vais en profiter pour retrouver vos ravisseurs. "
Largo saisit au vol la perche tendue par Kerensky pour s'éloigner du sujet épineux.
" Simon, tu te charges d'effacer les dernières ardoises de Monsieur Douggie et tu aides Kerensky dans ses recherches pour faire arrêter son bookmaker et compagnie.
- No problemo, sourit Simon, abandonnant momentanément son petit jeu. Viens avec nous, Douggie.
- Hey non ! protesta Douggie. Je ne vous aide pas moi ! Je ne suis pas une balance ! "
Ses protestations furent vaines face aux regards sombres de Simon et de Kerenski.
" Ah mais on ne vous laisse pas le choix, vous coopérez et c'est tout, lâcha un Kerensky, glacial.
- Mais, mais ... bredouilla-t-il effrayé. Simon vous avez l'air d'un gentil mec, vous n'allez pas laisser le Russe me faire bobo pas vrai ?
- D'habitude je suis magnanime mais là ... Douggie, tu vas payer Cindy Lauper à fond pendant une heure dans la voiture ... "
Simon et Kerensky tirèrent Douggie par les épaules et le forcèrent à quitter le penthouse, direction le bunker, sans prêter attention à ses cris de révolte. Joy esquissa un sourire, pas mécontente de voir son petit parasite Irlandais pris en charge par ses deux amis.
" Douggie t'a donné du fil à retordre, c'est ça ? s'enquit Largo.
- Oh ce n'est pas peu dire. J'ignorais que parmi tes relations tu cachais quelqu'un de pire que Simon.
- Mais on s'attache facilement à lui, tu ne trouves pas ? "
Joy eut un sourire mystérieux.
" Il n'est pas méchant ... admit-elle succinctement.
- Encore désolé, pour tout ça.
- C'est rien. Ce qui compte maintenant, c'est de lever le voile sur Zoé Cavachiello. Il faut découvrir s'il s'agit de ta mère.
- Merci. "
Largo lança à la jeune femme un regard troublant qu'elle préféra ne pas soutenir trop longtemps. Elle hocha la tête maladroitement.
" Je ... Je vais aider Simon et Kerensky ... "
Elle ne lui laissa pas le temps de répondre et prit la porte l'instant d'après.


*****

Anabeth se tenait assise au coin du feu. Elle regardait les flammes crépiter dans la cheminée tout en gardant précieusement sur ses genoux le recueil des " Sonnets pour Hélène " de Ronsard. Elle ne comptait pas le lire, elle en connaissait déjà chaque ver de mémoire. Son regard se perdait dans la rougeur du foyer tandis que dans sa tête revenaient en boucle les mêmes mots : " Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, assise auprès du feu, dévidant et filant, direz, chantant mes vers, en vous émerveillant : " Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle ! ".
Elle sourit. Une beauté célébrée et rendue immortelle par de simples mots d'amour couchés sur un manuscrit, il y avait des siècles de cela. Elle aussi avait été belle et aimée passionnément. Aujourd'hui, la solitude la rongeait. Et il ne lui restait plus rien de son défunt mari, lui rappelant le merveilleux d'antan. Rien excepté ce livre, épargné par le ravage des flammes, dont il lui avait fait cadeau le soir de leur tout premier rendez-vous. Il était déjà fou d'amour pour elle. Elle n'avait pas tardé à succomber elle aussi.
Des instantanés des petits bonheurs passés avec sa famille défilèrent en elle, laissant un sourire rêveur et élégiaque à la fois s'imprégner sur son visage. Elle serrait le livre entre ses mains, oubliant le temps d'un songe leur aspect ridé et ravagé par les années, pour ne se souvenir que de celles de ses vingt ans, fines, douces et ciselées. Elle fut arrachée à sa silencieuse rêverie par une série de coups frappés contre sa porte. Se rappelant qu'elle devait recevoir des visiteurs, elle quitta son fauteuil, posa son précieux livre sur une table s'élevant près de la cheminée, et se dirigea vers la porte d'entrée.
Un léger coup d'œil à travers les rideaux bleus protégeant la fenêtre située près de l'entrée, lui confirma l'identité des visiteurs. Ceux-ci lui avaient téléphoné un peu plus tôt dans la journée, se conférant ainsi aux recommandations de sa propriétaire, Connie Spellman. Elle défit la serrure et ouvrit en grand la porte. Aussitôt une bourrasque blanche s'engouffra sur le seuil. Bercée dans la quiétude de son foyer, elle n'avait pas remarqué la neige qui tombait à gros flocons au dehors, chose habituelle dans le Maine, à cette saison. Les deux jeunes gens qui se tenaient sous le portique paraissaient frigorifiés, si bien qu'elle n'attendit pas plus longtemps avant de leur offrir l'hospitalité.
Elle referma vivement la porte derrière eux et leur proposa de les débarrasser de leurs vêtements encombrants et trempés par la neige. Ils obéirent en la remerciant et se dirigèrent instinctivement vers la cheminée pour se réchauffer les mains.
" Vous avez eu du mal à trouver ? s'enquit-elle.
- Notre voiture est tombée en panne, à un kilomètre d'ici, répondit l'homme. Nous avons dû poursuivre notre chemin dans la neige. "
Anabeth eut un sourire de compassion.
" Revenez au printemps la prochaine fois. La nature y est moins hostile dans le Maine.
- Merci du conseil, Madame Librazzo, dit cette fois la jeune femme.
- Rappelez-moi vos noms, dit la vieille femme.
- Oh oui, excusez-nous, je suis Largo Winch, s'exécuta aussitôt l'homme en lui serrant la main. Et voici mon amie, Joy Arden. "
Elle soutint la poigne ferme et volontaire de Largo, puis celle de la jeune femme. Celle-ci ne semblait pas très à l'aise, et fronçait les sourcils, comme tentant de marquer son visage d'une certaine impassibilité, ou de distance. Lui, le regard brillant, souriait, avide de quelque chose qu'il semblait attendre, non d'Anabeth, mais plutôt de la maison.
" Connie Spellman vous a dit quel était l'objet de notre visite ? s'enquit Largo.
- Je dois vous laisser regarder des malles lui appartenant dans le grenier, c'est cela ?
- Oui, j'espère y retrouver des affaires ayant appartenu à ma mère.
- Vraiment ? Oh eh bien dans ce cas, ne vous gênez pas, allez-y. Je vous préviens que l'endroit est poussiéreux, je n'y monte jamais, du fait de mon âge.
- Je vous remercie.
- Nous ne comptons pas vous déranger très longtemps, reprit Joy. Il est tard, nous souhaitons appeler quelqu'un pour nous dépanner. Et nous reviendrons demain si vous le voulez bien ... "
Anabeth eut un sourire amusé.
" Je regrette mademoiselle, mais aucun dépanneur ne se déplacera avec ce temps, et à cette heure. Vous devriez passer la nuit ici, ainsi vous serez à vos aises pour trouver ce que vous cherchez.
- Nous ne voudrions pas vous importuner ... tenta Largo.
- C'est égal. Je n'ai pas beaucoup de visite, c'est rassurant de ne pas se savoir seule dans cette vieille demeure par ce temps. Restez, ça me ferait plaisir.
- Dans ce cas, nous acceptons. "
Anabeth leur désigna l'escalier en bois menant à l'étage.
" Vous n'aurez qu'à prendre la chambre d'ami, au premier, je vous donnerai des draps propres. Si vous le souhaitez, vous pouvez tout de suite monter au grenier, vous y accéderez par une trappe, dans le corridor à l'étage. Suivez-moi. "
Ses hôtes acquiescèrent et talonnèrent Anabeth qui grimpa à l'étage supérieur afin de les guider. Avant de s'excuser auprès de ses visiteurs pour préparer leur chambre, elle leur désigna la trappe menant au grenier, que Largo tira d'un geste sec, laissant s'évaporer dans les airs un nuage de poussière. Anabeth sourcilla et réprima une toux.
" Ca fait une éternité que personne n'est monté là-dedans. J'espère qu'il n'y a pas de rats ... nota-t-elle.
- Des rats ? répéta Joy avec une grimace.
- Ils ne te mangeront pas, Joy ... se moqua Largo. Encore merci, Madame Librazzo.
- Je vous en prie, appelez-moi Anabeth. Je vous laisse. "
La vieille femme s'éclipsa, laissant les deux jeunes gens grimper dans le grenier. Une fois à l'intérieur, Largo trouva l'interrupteur d'une vieille ampoule qui éclaira faiblement la pièce. Joy plissa des yeux, gênée par la poussière.
" Pouah, ça sent le renfermé ici ...
- Fais gaffe, il y a une bestiole non identifiée à tes pieds, Joy ... "
Aussitôt la jeune femme fit un bond de côté et scruta le sol avec appréhension avant de se rendre compte qu'elle avait été abusée.
" Tu te trouves drôle ? gronda-t-elle.
- Voyons Joy, les garçons aiment toujours jouer à faire peur aux filles dans la pénombre ... sourit-il.
- Ok, mais évite de jouer à ça avec une fille qui porte un revolver. "
Largo sourit et se mit à fureter dans tous les coins, aussitôt imité par Joy.
" Connie Spellman t'a dit quoi exactement ? s'enquit-elle.
- Les affaires de ma mère sont dans une malle ...
- Il y a des tas de malles ici, elle n'a pas été plus précise ?
- Non, mais on a tout le temps pour lui mettre la main dessus.
- Anabeth est une femme très accueillante ... remarqua Joy.
- Elle se sent sans doute seule. Connie m'a dit qu'elle n'avait plus de famille ...
- C'est assez triste. Moi j'espère que je finirai mes jours dans une grande maison, remplie de petits-enfants.
- Question : tu leur feras des gâteaux secs ou tu leur raconteras les histoires de Mamie Joy à la CIA ?
- Mamie Joy baby-sitter de milliardaires casse-pieds ...
- Ou Mamie Joy contre la Commission Adriatique ? Le plus ironique, c'est qu'ils se diront que tu es certainement sénile et qu'ils ne te croiront pas.
- Charmante remarque Largo. Ca confirme ce que je pensais : il faut que j'écrive mes mémoires. Ou mieux j'écris maintenant un bouquin, " La garde du corps de Largo Winch vous raconte tout ", je ferai un best-seller, il y a tous les ingrédients : sexe, argent et pouvoir. Et c'est du vécu en plus ...
- Il y aura un chapitre sur toi et moi ? lui demanda Largo, mi-sérieux, mi-amusé
- Deux pages. Au moins un paragraphe. " lança-t-elle sur un ton dérisoire.
Largo haussa les épaules.
" On ne peut rien écrire sur une histoire qui n'est pas terminée. "
Joy évita le regard de son ami et se replongea dans ses recherches. Elle dénicha bientôt une malle, recouverte de vieux draps anciennement blancs, usés, délavés et couverts d'une couche grasse et épaisse de poussière. Elle les repoussa et s'accroupit avant d'ouvrir les deux lanières qui servaient de fermeture au coffre. L'épais couvercle grinça lorsque la jeune femme l'entrouvrit. La première chose qui lui sauta aux yeux fut une pile de photos jaunies par le temps. L'une d'entre elles montrait une jeune femme méditerranéenne au regard azur. Ce regard lui parut aussitôt familier.
" Largo ! "
Le jeune homme se retourna et la rejoignit. Il s'accroupit à son tour tandis que Joy lui tendait la photo.
" Est-ce que c'est elle ? "
Largo effleura le cliché des doigts et reconnut aussitôt le visage de Zoé Cavachiello. Il sortit de sa poche la photo de la jeune femme vêtue d'une robe parme et la disposa parallèlement à celle tenue par Joy.
" Elle est plus jeune sur ce cliché ... nota Joy en soufflant sur la photographie en noir et blanc, pour la débarrasser de la poussière. Elle avait peut-être seize ou dix-sept ans ...
- C'est bien elle en tout cas ... Tu vois le décor du fond ? Le paysage ?
- La Sicile, compléta Joy. Ca y ressemble. "
Joy donna la photo à Largo, qui bouche bée, se perdait dans sa contemplation. Puis la jeune femme tira de la malle un petit paquet d'une dizaine de photos, liées les unes aux autres par un élastique distendu. Elle le retira et les examina les unes après les autres, précautionneusement.
" Il y en a d'autres d'elle. Toutes en noir et blanc, prises dans les années soixante, sûrement pendant son enfance et son adolescence ... En voici d'autres avec ses parents, et le reste de sa famille, tiens regarde ! "
Largo se mit à regarder les photos par-dessus l'épaule de Joy, et le regard des deux jeunes gens s'arrêta sur un cliché représentant manifestement Zoé enfant avec deux adolescents, et un petit garçon qu'elle tenait par la main.
" Ses frères ? " suggéra Joy avec un sourire.
Largo ne sut quoi répondre. Il prit les photos des mains de Joy et son visage irradiait d'un sourire débordant tandis qu'il observait ces instantanés de la vie de sa mère. Une famille, cela signifiait des grands-parents, des oncles, tout un champ de possibilités qu'il ne s'était même pas figuré jusqu'alors. C'était presque trop. Il reposa les photos sur le sol.
" Nous ne sommes pas sûrs qu'elle soit ma mère. " dit-il, sa voix rauque secouée de tremblements.
Joy lui prit la main.
" Moi je suis certaine que tu vas avoir les réponses aux questions que tu te poses depuis si longtemps. "
Largo porta le dos de sa main à ses lèvres et y déposa un baiser fugitif.
" Je suis content que tu sois là. "
Joy ne lui répondit rien. Largo se rendit soudain compte que leurs visages se trouvaient étroitement proches l'un de l'autre. Une chaleur l'envahit et avant même de comprendre ce qu'il faisait, il se penchait vers elle et ses lèvres effleuraient les siennes.
" Tout se passe bien ? " éclata la voix d'Anabeth, interrompant leur troublante proximité.
Les deux jeunes gens eurent un mouvement de recul, puis prirent leurs distances.
" Oui tout va bien Anabeth, merci. Nous avons trouvé ce que nous cherchions ... lâcha Largo, se reprenant aussitôt.
- J'allais faire à manger, je voulais savoir ce qui vous ferait plaisir. Mais je vous dérange peut-être ? sourit la vieille femme.
- Pas du tout, répliqua aussitôt Joy en se relevant. Je descends vous aider.
- Ce n'est pas utile ...
- J'y tiens. "
Joy jeta un coup d'œil vers Largo.
" Je te laisse découvrir le contenu de cette malle. Il vaut mieux que tu le fasses seul. "
Largo acquiesça et regarda l'air songeur la jeune femme descendre par la trappe pour rejoindre Anabeth. Puis il se remit à fouiller à l'intérieur de la malle, bien décidé à déterrer la vérité.


*****

" Anabeth est partie se coucher. Largo, il est tard. "
Largo leva le nez des documents qu'il lisait pour rencontrer le regard de Joy. Elle se tenait à quelques mètres de lui, prête à aller se coucher, mais il était tellement absorbé qu'il ne l'avait pas entendue monter au grenier.
" Bonne nuit Joy ... " dit-il distraitement.
La jeune femme soupira et le rejoignit pour s'asseoir sur le sol poussiéreux du grenier, à ses côtés.
" Largo, tu as passé toute la soirée ici, c'est à peine si tu as mangé quelque chose au dîner. Tu devrais te reposer, tu as toute la journée demain pour découvrir ce que tu cherches.
- Je ... Je ne peux pas Joy, je n'arriverai pas à dormir. Regarde tout ça, tous ces vestiges de son passé. Je ne sais pas encore s'il s'agit vraiment de ma mère mais de toute façon, pouvoir entrer dans le passé de quelqu'un, comme ça, à travers quelques biens qui lui ont appartenu c'est ... C'est comme découvrir un trésor.
- Alors si tu me résumais ce que tu as trouvé ?
- La malle contient surtout des vêtements, toutes ces affaires proviennent des bagages que Zoé avait laissés chez Connie Spellman. A part ça, il y a quelques photos, des documents ...
- Quelque chose qui te ramène à Nério ?
- Rien. Parmi les documents il y a des factures très bizarres, au nom d'une certaine Martina Vecci.
- Quelqu'un de proche d'elle peut-être ?
- Non, j'ai plutôt l'impression qu'il s'agissait d'une fausse identité qu'elle utilisait. J'ai trouvé une attestation de délivrance de passeport au nom de Martina Vecci. Et regarde. "
Largo tendit à Joy un vieux passeport, que la jeune femme ouvrit. Elle put constater qu'il s'agissait de celui de Zoé Cavachiello.
" Elle a laissé son passeport, réfléchit-elle à haute voix. Mais comme elle ne comptait pas rester à New York et partir à l'étranger, d'après les dires de Connie Spellman, ça signifie qu'elle s'en est fait délivrer un autre. Et sous un faux nom.
- Elle était certainement en danger, peut-être poursuivie.
- Par la Commission ?
- Par quiconque souhaitant que je ne vienne jamais au monde pour hériter du Groupe. Il faudra appeler Kerensky pour lui dire de rechercher des traces d'une dénommée Martina Vecci.
- J'ai déjà essayé de le contacter pour savoir ce qu'il avait découvert sur la famille Cavachiello, mais le réseau ne passe pas. Sans doute la neige, les lignes ont dû geler. C'est tout ce que tu as ?
- J'ai aussi un nom, San Ferdino, qui est inscrit au dos d'une des photos. C'était peut-être le village dont elle était originaire. "
Joy approuva et jeta un coup d'œil vers le fond de la malle où demeuraient encore quelques vêtements épars. Elle en sortit une vareuse blanche très mode pendant les années soixante-dix et sourit. Elle avait vu sa propre mère porter ce genre de vêtements sur de vieilles photos. Elle fouilla encore un peu pour examiner les différentes étoffes reposant dans le coffre et finit par découvrir un livre entre deux fripes. L'ouvrage avait une couverture usée et déchirée par endroits, ses pages étaient jaunies et cornées, signe qu'il avait du être lu et relu des dizaines de fois.
" L'écume des jours, annonça Joy à haute voix.
- J'ai vu, fit Largo. Il y a aussi L'Arrache-cœur. Elle devait adorer Vian. "
Largo se frotta son visage dans ses mains, soudain pris de lassitude.
" Ca fait tellement bizarre. D'essayer de découvrir qui était cette femme à partir de tous ces fragments. Je ne sais pas si je vais avoir la force de jouer à ce puzzle encore longtemps. C'est assez éprouvant nerveusement. Partir dans toutes ces conjectures, ces hypothèses par dizaines, je n'arrive pas ou plutôt je n'arrive plus à faire le tri entre ce qui est réel et ce qui est fiction. Je ne sais plus où s'arrête ce que j'imagine de ma mère et ce que je sais d'elle. Tu ferais quoi à ma place ?
- Je continuerais, fit Joy sans hésitation.
- Oui mais à quel prix ? Si en définitive je découvre qu'elle n'est pas ma mère. Je tomberais de haut.
- Tu es fatigué Largo, c'est tout. Mais au fond de toi tu sais ce que tu veux. Tu veux savoir la vérité, même si ce n'est pas celle que tu veux entendre. Tu en as besoin pour continuer à avancer. "
Largo hocha la tête et s'adossa à la malle, perdu dans ses pensées. Joy se leva et s'apprêtait à le laisser seul lorsqu'un objet brillant attira son attention au milieu des vêtements colorés occupant le fond du coffre. Elle se pencha et le ramassa. Il s'agissait d'une montre en argent, dont le fermoir était cassé. Le cadran était fissuré, la petite et la grande aiguille indiquaient midi, à moins que ce ne fût minuit. Joy retourna l'objet et sourit.
" Avec tout mon amour, Nério. " lut-elle à haute voix.
Largo leva un regard hagard vers son amie. Il se remit debout et examina la montre et son inscription près d'elle.
" Ca confirme qu'elle a été la maîtresse de ton père. C'est un lien. "
Le jeune homme voulut lui prendre l'objet des mains mais se contenta de l'effleurer pour ensuite poser sa main sur celles de Joy.
" Il l'a aimée tu crois ?
- C'est ce qu'il y a écrit ici.
- Ce ne sont que des mots. Mon père avait beaucoup de maîtresses.
- Largo, ce ne sont pas n'importe quels mots. "
Le milliardaire fit quelques pas avant de s'asseoir sur le rebord de la malle. Joy hésita un instant puis l'imita. Les deux amis restèrent côte à côte, silencieux, écoutant le souffle du passé et tentant de comprendre ce qu'il essayait de leur dire. Au bout d'un moment, Largo entoura d'un bras la taille de la jeune femme.
" Tu as lu l'Arrache-cœur ? demanda-t-il sans attendre de réponse. C'est l'histoire d'une femme qui aime si passionnément ses enfants qu'elle en exclut leur père de leur vie.
- Il construit un bateau et finit par les fuir, très loin. "
Largo secoua la tête, dépité.
" Pourquoi je n'ai pas eu le droit d'être aimé et élevé par mes parents, comme n'importe quel autre enfant ? Pourquoi suis-je ici, à trente ans passés, tentant de réunir des fragments de passé ensemble ? Pourquoi rien n'est simple ? "
Joy n'avait rien à lui répondre. Elle se contenta de le serrer plus fort contre elle et de lui murmurer que tout irait bien. Il posa sa tête contre son épaule et se laissa bercer, le regard perdu.

2e partie